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Le tourisme, en tant que « système d’acteurs, de pratiques et d’espaces participant à la ‘recréation’ des individus par le déplacement et l’habiter temporaire hors des lieux du quotidien » (Knafou et Stock, 2003), se retrouve mis à terre par la pandémie mondiale de COVID-19. La mobilité des touristes, peu importe l’échelle retenue, n’est plus autorisée depuis plusieurs semaines. Frontières fermées, transports aériens, maritimes, ferroviaires et routiers interrompus, activités touristiques annulées et hébergements touristiques défendus, sont autant d’obstacles au règne d’Homo turisticus. Dès le mois de mars 2020 et pendant de nombreuses semaines, le système touristique mondial s’est enrayé, alors que les observateurs les plus optimistes n’entrevoient pas un redémarrage avant plusieurs mois. Les pires scénarios, eux, n’envisagent tout simplement pas un retour massif des touristes avant l’année 2021, si le contexte sanitaire le permet. Parmi le flot d’images diffusées depuis le début de la crise, les lieux habituellement fréquentés par les touristes, désormais déserts, sont ceux qui ont le plus marqué l’imaginaire des populations, preuve, s’il en est, de la puissance évocatrice du tourisme dans les mentalités.

Les conséquences de la crise sanitaire actuelle sur le secteur du tourisme ne sont pas encore connues. Mais quelques défections notables d’entreprises expertes en voyage ont déjà été recensées, notamment dans le domaine du transport aérien low-cost et traditionnel – les compagnies Flybe (britannique) et Avianca (colombienne) ont déclaré être en faillite, respectivement au mois de mars et de mai 2020 – et parmi les professionnels de l’hébergement. C’est le cas d’Airbnb[1] qui n’est pas en faillite, mais dont le modèle tout entier se retrouve mis à mal. Les différentes conférences de presse à huis clos, organisées par l’un des cofondateurs et actuel dirigeant, Brian Chesky, ont rendu compte des difficultés croissantes de la multinationale, dont les activités ont été réduites à néant depuis quelques semaines. L’entreprise créée en 2008 à San Francisco, en pleine crise des « subprimes » (Gallagher, 2018), n’a pas connu pire situation économique. Elle témoignait jusqu’à présent d’une croissance exponentielle en raison de l’augmentation du nombre d’hôtes, de touristes inscrits, de pays dans lesquels elle est implantée et, bien sûr, grâce à ses bénéfices engendrés depuis 2016. Airbnb est la première plateforme de logement touristique dans le monde (Sales-Favà et al., 2020), avec 7 millions de logements revendiqués[2], et dépasse les dix premières chaînes hôtelières combinées qui possèdent 5,48 millions de chambres dans le monde. Son succès s’analyse aussi à l’échelle des touristes, pour qui elle a facilité les liens avec les locaux et a contribué à faire de leur séjour une véritable expérience touristique (Yannapoudou et al., 2013 ; Guttentag, 2015). La recherche de séjour moins cher par les touristes explique également la réussite de l’entreprise (Stors et Kagermeier, 2015).

Au moment où certains commencent à réfléchir à « l’avenir » du tourisme mondial, sa redéfinition, sa réorientation, voire sa réinvention, tout en questionnant les choix et les modèles de développement touristique existants, nous avons choisi de nous intéresser dans cet article à Airbnb, une entreprise déjà très critiquée avant l’irruption de la COVID-19, notamment pour ses effets aggravants sur les processus de gentrification (Cocola-Gant, 2016 ; Mermet, 2017), d’éviction des classes populaires et moyennes des centres des métropoles et des villes (toutes tailles confondues), ainsi que sur le déséquilibre des marchés locatifs locaux (Gurran et Phibbs, 2017 ; Horn et Merante, 2017 ; Brossat, 2018), ou encore pour sa concurrence avec le secteur de l’hébergement marchand (Zervas et al., 2014). Ce choix peut sembler en décalage avec la réalité de la situation touristique actuelle, et même inopportun compte tenu de la réputation de l’entreprise. Pourtant le sujet nous semble légitime et intéressant sur plusieurs points.

S’intéresser à Airbnb en pareille circonstance, c’est essayer de mettre à jour les effets d’un bouleversement sans précédent dans le paysage touristique mondial sur une multinationale spécialisée dans l’accueil et l’hébergement de touristes. Si Airbnb disparaît, combien d’autres entreprises subiront le même sort ? Et jusqu’à quel point l’industrie touristique toute entière en sera-t-elle modifiée ? C’est aussi évaluer avec plus ou moins de précision les effets induits par sa déstabilisation, notamment sur les emplois directs ou indirects qu’elle a générés : ses employés, les hôtes, mais également toute une filière d’économie informelle, regroupée derrière le terme de « petites mains » – conciergeries, sociétés de location et de gestion immobilière ou d’entretien, etc. Enfin, c’est faire apparaître les stratégies déployées par certains des loueurs pour faire face à la crise qu’ils traversent, et voir le rôle qu’ils joueront dans le redémarrage de l’activité de l’entreprise, dans un futur plus ou moins proche. Pour appréhender tout cela, et en rendre compte de la manière la plus rigoureuse possible, nous avons basé notre propos sur plusieurs questionnements, qui nous guideront tout au long de la démonstration.

  1. De quelle(s) manière(s) l’entreprise Airbnb s’adapte-t-elle à la pandémie de COVID‑19 ? Comment la multinationale s’est-elle recomposée ?

  2. En quoi l’interruption temporaire d’activités d’hébergement des loueurs Airbnb reconfigure-t-elle l’organisation de leurs modèles locatifs existants ?

  3. Comment la réactivité des hôtes se traduit-elle concrètement ? Pouvons-nous dégager des modèles généraux représentatifs des populations hôtes ?

Dans cet article, nous nous interrogerons sur les stratégies d’adaptation d’Airbnb en raison de l’arrêt de ses activités consécutif à une crise – ici sanitaire – et aux mesures dites exceptionnelles déployées par ses cadres dirigeants pour y faire face, en nous focalisant sur deux échelles d’étude. D’abord en analysant l’entreprise elle-même, où les décisions prises depuis le siège social ont pour objectif de limiter les pertes financières. Puis à l’échelle des hôtes, qui essaient de minimiser les effets des annulations massives sur leurs revenus, en s’orientant notamment vers des modèles de location différents de celui qu’ils avaient suivi jusqu’à présent.

Méthodologie

La méthodologie retenue pour bâtir cet article a été bouleversée à cause de l’impossibilité administrative de se déplacer. L’ensemble de ce travail a été pensé et rédigé à distance, sans bénéficier d’accès à une bibliothèque universitaire, ni à un laboratoire de recherche, et donc sans mobiliser les ressources qui leur sont associées. Pour toutes les actualités récentes – économiques et entrepreneuriales – relatives à Airbnb, nous avons consulté la presse nationale et internationale en ligne, qu’elle soit généraliste ou spécialisée. Concernant les articles de revues ou les ouvrages scientifiques, géographiques ou non, l’accès aux catalogues dématérialisés des bibliothèques et aux portails d’édition de contenus scientifiques présents en ligne nous ont été d’une précieuse aide.

Par ailleurs, notre propos s’appuie sur plusieurs entretiens semi-directifs[3] menés en avril 2020 auprès de 28 hébergeurs proposant une partie ou la totalité de leur logement sur la plateforme Airbnb, tous situés dans la commune bordelaise, dans des quartiers centraux ou péricentraux. Nous plaçons notre étude dans le sillage des travaux menés dans les grandes métropoles touristiques mondiales (Stors et Kagermeier, 2015 ; Coyle et Yeung, 2016 ; Sans et Quaglieri, 2016). L’objectif de ces enquêtes était de recueillir l’expérience des loueurs pendant le confinement, à savoir les effets de la crise sanitaire sur leurs activités et les stratégies déployées par ces derniers pour y faire face. Aucun entretien direct, en face à face, n’a été envisagé. Tous les entretiens ont été réalisés à distance, et les visio-conférences, les appels téléphoniques, les courriels et les messageries instantanées ont remplacé les traditionnels échanges verbaux. Nous avons contacté certains hôtes avec lesquels nous nous étions déjà entretenu dans le cadre de notre thèse de doctorat en géographie. Nous avons sélectionné un panel de loueurs dont les profils étaient représentatifs de la diversité des hôtes Airbnb à Bordeaux. Deux grands profils de loueurs sont présents dans la ville ; ils se déclinent en cinq sous-catégories : d’abord les multipropriétaires, soit ceux qui possèdent au moins deux appartements en location sur la plateforme. Il peut s’agir de sociétés d’investissement, de loueurs professionnels ou de particuliers. Et les loueurs uniques, c’est-à-dire les personnes qui louent ou sous-louent un seul logement sur Airbnb, qui peuvent être propriétaires ou locataires de leur logement.

L’offre de logements Airbnb à Bordeaux est l’une des plus importantes parmi les villes françaises, plaçant la métropole deuxième derrière Paris. Plus de 10 000 logements[4], dont une grande majorité d’appartements entiers – près de 80 % de l’offre, soit 7500 logements –, sont disponibles sur la plateforme. Les multiloueurs représentent à peine 10 % des hôtes Airbnb, contre 90 % de loueurs uniques. Pour nos entretiens, nous avons sélectionné deux multipropriétaires, qui possèdent respectivement trois et cinq logements, et vingt loueurs « uniques », c’est-à-dire qui ne proposent qu’un seul logement sur la plateforme, souvent leur appartement principal. Notre étude s’appuie donc sur 22 témoignages qui concernent 28 logements labellisés Airbnb.

Illustration 1

Offre proposée par Airbnb sur la commune de Bordeaux en avril 2020

Offre proposée par Airbnb sur la commune de Bordeaux en avril 2020
Conception et réalisation : Piganiol, 2020, à partir de données extraites du site <http://insideairbnb.com/get-the-data.html> et projetées avec GoogleMaps <www.googlemaps.com> (vos adresses > cartes > créer une carte).

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Du côté d’Airbnb

Les conséquences de la crise sanitaire

La multinationale est restreinte dans le déploiement de son activité et a dû adopter de nombreuses mesures pour faire face à l’arrêt des mobilités touristiques et à la chute des réservations. Les principales recettes de l’entreprise, basées sur une commission prélevée sur le prix payé par le voyageur – de 6 % à 12 % –, ont été fortement réduites, jusqu’à devenir insignifiantes. En effet, 90 % des réservations de logement dans le monde auraient été annulées depuis le mois de mars. Les dépenses sont toujours là, et concernent en premier lieu le paiement des charges incompressibles associées au fonctionnement « normal » de l’entreprise, ce qui correspond aux loyers de ses 24 bureaux répartis dans le monde et de son siège social, les diverses taxes, le versement des salaires des employés, l’acquittement des impôts, le paiement des intérêts, etc.

Selon les plus récentes estimations, le chiffre d’affaires annuel de la firme pourrait connaître une chute brutale, conséquence de la réduction de la moitié – plus de 54 % – de ses revenus en 2020. Ceux-ci sont estimés à 2,2 milliards de dollars contre 4,8 milliards de dollars en 2019. La valorisation[5] d’Airbnb, qui était l’une des entreprises non cotées les mieux valorisées des États-Unis (Beckouche, 2019), est actuellement estimée à 18 milliards de dollars, contre 31 milliards en 2019[6]. Et l’introduction en bourse de la société californienne, prévue pour le début de 2020 et qui aurait dû être l’une des opérations vedettes de l’année à Wall Street, sera une nouvelle fois reportée. En effet, depuis 2018, différentes dates d’entrée en bourse ont été avancées, sans qu’aucune ne soit encore effective. Airbnb est une entreprise déficitaire qui a accusé une perte nette de 322 millions de dollars entre les mois de janvier et de septembre 2019, contre un bénéfice de 200 millions sur la même période un an plus tôt[7].

Adaptation économique

L’entreprise a été forcée de s’adapter et de revoir ses priorités, notamment en matière d’investissement et de dépenses. Elle a créé un fonds d’aide pour ses hôtes de 250 millions de dollars, mais a aussi licencié une grande partie de ses employés – 1900 personnes sur les 7500 employés que comptait la firme, soit 25 % de ses effectifs – dans le but de réduire ses dépenses, mais aussi de rassurer ses investisseurs. Elle a également annoncé des mesures drastiques concernant la gestion de son personnel – gel des embauches, suspension de sa politique de commercialisation, réduction du salaire de ses cadres, abandon des primes pour cette année. Faute de trésorerie suffisante, et afin de ne pas être en défaut de paiement, Airbnb a de nouveau levé des fonds pour un montant de 2 milliards de dollars (1,8 milliard €) en avril 2020[8].

Vers une redéfinition de sa mission

Très rapidement (dès le 24 mars 2020) Airbnb a mis en ligne sa plateforme éphémère « Appart Solidaire », créée spécialement pour répondre aux besoins des populations de « soignants, de travailleurs sociaux et de bénévoles travaillant dans les centres sociaux ». L’entreprise en a appelé à la solidarité de ses loueurs et des « clubs d’hôtes Airbnb » pour mettre à disposition gratuitement des logements pour le personnel médical ou social souhaitant se rapprocher de son lieu de travail ou ne souhaitant pas contaminer ses proches en rentrant à son domicile. L’initiative d’Airbnb a été préparée, soutenue et diffusée par le ministère chargé de la Ville et du Logement. Toujours pour faire face au contexte sanitaire omniprésent et pour s’adapter aux nouvelles exigences en matière de santé et d’accueil des voyageurs, l’entreprise a présenté ses mesures post-confinement dès le mois d’avril. En France, Airbnb s’est associée à « l’expert du nettoyage durable » Ekoklean afin de proposer aux hôtes qui le souhaitent, et qui peuvent se l’offrir, un service de nettoyage et de désinfection sur mesure. Le lancement prévu pour l’été 2020 est un des signes forts envoyés par la plateforme en direction des loueurs inquiets et des touristes frileux à l’idée de dormir dans des appartements non désinfectés. Pour l’ensemble des hôtes, la firme a d’ores et déjà mis en place un protocole sanitaire contraignant qui consiste à « geler les réservations d’un appartement pendant 72 heures entre le passage de chaque client »[9].

Hors arguments économiques ou sanitaires, Airbnb a modifié son approche et a redéfini sa vision du tourisme. Elle souhaite se recentrer sur son cœur de métier, à savoir l’hébergement, renonçant temporairement à sa politique de diversification économique l’ayant conduite à investir dans le secteur des transports (sa division transport), de l’hôtellerie (intégration d’hôtels et de propriétés de luxe), le projet Airbnb Studios et des voyages touristiques. Ce « recentrage » de sa stratégie commerciale devrait permettre à l’entreprise de revenir à ses « racines » et à ses bases initiales. D’autres changements dans la stratégie d’Airbnb sont visibles directement sur son site Internet. Il s’agit par exemple de l’ajout récent des onglets « Séjours longue durée » et « Expérience en ligne »[10] (illustration 2). Ils sont l’aboutissement d’une réflexion plus large menée par l’entreprise depuis quelques années. Celle-ci s’organise autour de trois axes : l’augmentation du nombre d’hôtes, la multiplication des séjours longue durée et la formalisation de la mention Expérience Airbnb – visant à proposer des activités aux touristes pendant leur séjour, mais aussi en direction des populations locales durant toute l’année.

Illustration 2

Extrait de la page d’accueil du site d’Airbnb

Extrait de la page d’accueil du site d’Airbnb
Conception et réalisation : Piganiol, 2020.

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Du côté des hôtes

Les hôtes ont été sélectionnés sur la base de leur intérêt manifeste et de leur volonté à participer à cette micro-recherche. Les seuls critères sélectifs étaient qu’ils possèdent un ou plusieurs logements loués au sein de l’espace étudié. Les personnes étaient questionnées sur leurs perceptions et leurs pratiques locatives avant et pendant la crise de la COVID-19, afin de comparer leur situation à deux moments précis et de quantifier, voire de qualifier l’arrêt des locations. Nous avons ainsi voulu mesurer leur appréhension quant à l’absence de touristes, et la manière dont les loueurs ont géré leur patrimoine immobilier, complètement vide et délaissé par les utilisateurs. Plusieurs questions ayant trait au développement de stratégies – ou de non-stratégies – par les hôtes pour s’adapter à l’interruption des locations ont ainsi été posées. Enfin, nous avons voulu connaître leurs intentions pour l’après-COVID-19 – malgré le caractère incertain et le flou dans lequel tous étaient à ce moment-là. Tous les entretiens ont été féconds, donnant lieu à des réponses personnelles, mais surtout constructives et pertinentes pour notre propos.

Concernant l’analyse des données, nous nous sommes appuyé sur une méthode d’analyse thématique afin de repérer les réponses significativement proches, pouvant être regroupées au sein de catégories construites a posteriori (illustration 3). Cette généralisation des propos des loueurs ne s’est cependant pas faite sans la prise en compte des spécificités de chaque discours, témoins de la perception personnelle et unique de l’originalité et de l’exceptionnalité de la situation. Chaque entretien a fait l’objet d’une analyse précise et fine afin de repérer les éléments communs mobilisés par les différentes personnes interrogées quant aux stratégies et aux adaptations déployées, mais aussi afin de mettre en avant la diversité des profils des loueurs bordelais et de leur situation. Nous avons souhaité rapporter quelques extraits de ces entretiens sous la forme de citations, suivies du nom de l’hôte et de son profil.

Les entretiens menés pendant le confinement auprès des loueurs nous ont donné un accès privilégié à la façon dont ces derniers ont appréhendé et vécu l’arrêt des locations touristiques. À leur niveau, et selon leurs ressources propres – matérielles, économiques, sociales ou intellectuelles –, ils ont cherché et avancé des solutions pour palier la non-venue des touristes, habituellement présents en cette période.

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, les hôtes ont dû supporter le remboursement – frais Airbnb compris – intégral des millions de réservations effectuées « au plus tard le 14 mars 2020, et ayant une date d’arrivée comprise entre le 14 mars 2020 et le 15 juin 2020 ». Et si Airbnb s’est engagée à rembourser chaque client ayant réservé une ou plusieurs nuits dans le cadre de sa « Politique relative aux cas de force majeure et coronavirus (COVID-19) » et de sa gestion des « Situations d’urgence ou imprévisibles », ce sont bien les hôtes qui doivent se charger de ces remboursements, souvent avec difficulté. En plus des annulations, ces remboursements[11] sont vécus comme une double peine par les loueurs.

La réactivité des hôtes témoigne d’une certaine prise de conscience, plus ou moins extériorisée, des enjeux soulevés par l’arrêt temporaire des mobilités touristiques, notamment en ce qui concerne la chute des revenus mensuels ou trimestriels. La réflexion menée personnellement par chaque hôte quant à l’avenir immédiat ou à long terme de son activité s’est faite progressivement, en plusieurs étapes. Il y a eu d’abord le temps des questions et de l’incompréhension liées aux interdictions de location et aux mesures de confinement, puis celui de la démonstration de générosité, en mettant à disposition gratuitement un ou plusieurs logement(s) pour les soignants souhaitant se rapprocher de leur lieu de travail. Ensuite se sont succédées les premières critiques formulées contre l’entreprise et sa gestion de la crise, notamment envers sa politique de remboursement des touristes ayant réservé un appartement pendant le confinement, jugée trop défavorable envers les hôtes. Enfin, grâce à une relative prise de conscience permise par les jours passés confinés, il y a eu l’ébauche d’un changement de stratégie locative. C’est l’analyse de cette stratégie que nous avons souhaité discuter ici. Malgré les trajectoires individuelles et originales de chaque loueur interviewé, nous avons préféré généraliser leurs propos afin d’en proposer une lecture globale, transférable à d’autres espaces.

Les différentes stratégies élaborées par les hôtes bordelais (illustration 3) en temps de crise témoignent d’une action réflexive menée à l’échelle de l’appartement, et des loueurs eux-mêmes. La majorité des idées émises par les loueurs ont été imaginées et prévues pour une « situation normale » de fonctionnement, bien qu’ils soient tous soumis aux mêmes contraintes techniques et administratives associées au confinement.

Illustration 3

Synthèse des résultats des entretiens semi-directifs menés à Bordeaux durant le mois d’avril 2020

Synthèse des résultats des entretiens semi-directifs menés à Bordeaux durant le mois d’avril 2020
Conception et réalisation : Piganiol, 2020.

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Les stratégies mises en place par les multipropriétaires

Les multiannonceurs sont la catégorie d’hôtes Airbnb la plus dépendante de l’hébergement de touristes. Ils ont investi d’importants moyens financiers pour l’achat, la réfection et l’entretien de leurs biens immobiliers et sont parfois soumis à des logiques économiques qui les dépassent – remboursement des crédits immobiliers contractés, paiement des charges liées aux appartements par exemple. Airbnb était vue comme un moyen facile pour s’octroyer de bons revenus (Zervas et al., 2014). L’objectif des multipropriétaires est avant tout de se constituer un capital économique (Andrieu et al., 2019), surtout quand il s’agit de loueurs professionnels déguisés. Ayant tout misé sur la possibilité d’accueillir des touristes chez eux, ils apparaissent comme les plus fragiles et les plus sensibles à l’annulation des réservations. Ils se retrouvent à la tête de logements entiers vides, souvent parmi les mieux situés dans la ville, comme ceux localisés dans le Triangle d’Or, dans le quartier des Chartrons ou encore sur les quais de la Garonne (illustration 4). Leurs revenus sont constitués aux trois quarts ou en totalité des sommes récoltées grâce aux locations, et Airbnb n’est plus pour eux une simple activité secondaire pouvant venir compléter d’autres sources de revenus. Il s’agissait avant tout d’un business ultra-rentable. Certains ont perdu jusqu’à trois mois de loyer puisqu’ils ont souffert de la totalité des annulations des mois d’avril, mai et juin, ce qui représente un énorme manque à gagner. Un hôte aurait perdu jusqu’à 9500 euros sur la période, rappelant la part importante que ces mois de printemps et les courts séjours associés tiennent sur l’ensemble de son activité touristique annuelle. Des propriétaires-hôtes ont du mal à rencontrer leurs échéances et évoquent une précarité menaçante due à un endettement massif nécessaire à l’achat des appartements. Or, les touristes empêchés de venir ne seront jamais remplacés et le chiffre d’affaires ne sera pas compensé, puisque les capacités des logements ne peuvent être doublées. Et lorsqu’elles existent, les réserves de trésorerie sont insuffisantes. Parfois la solidarité familiale se substitue au manque de moyens. La crise actuelle a finalement agi comme un révélateur des difficultés croissantes que rencontraient les hôtes et qui s’accumulaient depuis plusieurs années. Il s’agit entre autres du renforcement des règles encadrant la pratique d’Airbnb – la loi Elan[12] qui a durci les sanctions contre les locations illégales –, l’accumulation de problèmes liés à l’accueil de touristes – conflits avec le voisinage (Delaplace et Simon, 2017 ; Crozat et Alves, 2018), dégradation des appartements (Brossat, 2018) –, déception quant à la promesse d’une rentabilité rapide et facile ou encore la fatigue des hôtes à cause de la gestion chronophage de leurs locations. L’ensemble des multipropriétaires interrogés sont pessimistes quant à l’avenir de leur pratique locative. La plupart estiment que le retour à une situation « normale » avec l’arrivée de touristes à Bordeaux ne se fera pas avant plusieurs mois. D’autant plus qu’ils sont incapables de déterminer avec précision quand les lieux de sorties – cinémas, restaurants, théâtres, musées, bars, etc. –, qui participent de l’attractivité de la métropole touristique et de leurs appartements, pourront rouvrir. Et les faibles relations des hôtes avec Airbnb, se réalisant sans intermédiaires via l’accès direct à son site Internet qui permet le dépôt d’annonce, la réservation d’un logement, l’annulation d’un séjour, le paiement, ou l’écriture d’un avis et d’un commentaire, font défaut. Cette même structure, aux origines du succès d’Airbnb, joue contre les loueurs, qui ne savent plus vers qui se tourner. On voit là ressurgir les critiques envers Airbnb quant à la « gestion » de ses hôtes, livrés à eux-mêmes (Flichy, 2017). Ces inquiétudes et ces mécontentements se traduisent dans les mesures que les hébergeurs souhaitent adopter et dont ils nous ont fait part, notamment lorsqu’ils évoquent leur désinscription définitive de la plateforme et/ou le changement radical de leur modèle locatif.

Illustration 4

Localisation des hébergements Airbnb apparaissant dans les entretiens avec les hôtes bordelais

Localisation des hébergements Airbnb apparaissant dans les entretiens avec les hôtes bordelais
Source : Élaboration personnelle d’après fond de carte libre de droits < https://cmap.comersis.com/carte-quartiers-de-Bordeaux-cm4f505f7a4.html >, réalisée en mai 2020.

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Lors des entretiens, plusieurs solutions de rechange ont été avancées par les loueurs bordelais. La plus récurrente est celle consistant à se tourner vers le marché locatif traditionnel. En effet, certains d’entre eux préconisent un glissement de l’activité de location touristique de courte durée telle que pratiquée actuellement – ou avant le confinement – vers un modèle locatif plus classique correspondant à un bail de moyenne ou longue durée. Il ne s’agirait plus de louer à la nuitée, mais au mois[13], sous la forme d’un contrat à long terme. La rentabilité financière permise par Airbnb (Niewland et Van Melik, 2018) serait alors sacrifiée au profit d’une location plus fiable et plus sécurisante, notamment face aux aléas d’ordre financier ou sanitaire. Aux populations temporaires qui utilisaient Airbnb – touristes et non-touristes – se succéderaient des locataires permanents (Bouquet et al., 2019), des locaux. En outre cette solution procurerait de nombreux avantages, notamment en termes de gain de temps et de rapidité de mise en œuvre, et ne nécessiterait pas de coûts supplémentaires supportés par le loueur, sauf quand les hôtes décident de confier cette mission à une agence de location immobilière, rajoutant un intermédiaire entre eux et le (futur) locataire. Cette transition serait facilitée par la porosité qui existerait entre les deux modèles locatifs. Les hébergeurs pourraient s’appuyer sur leur savoir-faire en matière de location touristique et le mettre à profit dans leur nouvelle activité. Il s’agirait de remobiliser des éléments déjà formalisés sous l’ère Airbnb, tels que l’annonce, les photographies, ou les renseignements ayant trait au logement, ainsi que les différentes postures ou comportements – paroles prononcées, gestes appliqués – déployés par les loueurs eux-mêmes au cours d’une réservation touristique – accueil des touristes, visite de l’appartement, etc. Ce transfert de compétences et d’expérience en matière d’hébergement est une des pistes envisagées pour légitimer le changement d’activité et pour se rassurer. Ce changement de modèle locatif n’est pas radical et peut parfois s’accompagner d’une phase d’ajustement. Quand certains envisagent de rentrer dans le marché classique de location immobilière de particulier à particulier, en acceptant de quitter définitivement Airbnb, d’autres ont imaginé un modèle mixte, ajustable en fonction de chaque situation et dépendant de l’emplacement de chaque logement. Ils loueraient leurs biens à la fois sur la plateforme de location touristique tout en usant d’un modèle de location temporaire non touristique de moyenne durée. Ils voient alors la combinaison des deux modèles comme un moyen de diversifier leurs ressources financières.

Toutes les semaines je recevais des touristes du monde entier, je discutais avec eux, je leur faisais visiter l’appartement et leur donnais quelques conseils pour visiter la ville. En basculant vers un bail longue durée, je ferais exactement la même chose, mais moins régulièrement. Je ne verrais plus de nouveaux visages se succéder dans mes appartements, mais j’aurais des locataires perpétuels. Je ne sais pas si c’est moins bien ou mieux, mais ce sera différent c’est sûr. (Hugo, multi hébergeur à Bordeaux)

La question du changement de statut du loueur, qui passerait d’hôte à propriétaire, revient régulièrement. Si le motif financier l’emporte, la transition vers un autre modèle locatif ne se fera pas sans regrets. Tous évoquent la fin d’une aventure et témoignent d’un sentiment d’avoir perdu quelque chose.

Je ne voulais pas me désinscrire de cette façon d’Airbnb, pas dans ces conditions. Mais je n’ai pas le choix. Ce que je regretterais le plus, ce sont les rencontres que j’ai pu avoir au gré des locations. J’aimais aussi l’idée d’être utile, de renseigner les touristes, de leur préparer un petit nid douillet pour leur arrivée […] (Cécile, multi hébergeuse à Bordeaux)

D’autres solutions ont été proposées par les hébergeurs, notamment la recherche d’usages différents pour leurs logements – transformés en espace de coworking par exemple – afin de varier leurs sources de revenus. Enfin, un hôte nous a fait part de son intention de vendre ses appartements, ne souhaitant plus être contraint par une quelconque activité de location.

Les stratégies des loueurs uniques

Les loueurs uniques, c’est-à-dire ceux qui proposent un seul hébergement à la location, sous la forme d’un « logement entier » ou d’une « chambre privée », ont eux aussi réfléchi à leur avenir en tant qu’hôtes Airbnb. Ils sont peu ou pas dépendants de cette activité locative, considérée comme une source de revenus secondaire, voire annexe. Lorsqu’ils se considèrent comme dépendants d’Airbnb sur le plan financier, leur situation est beaucoup moins inquiétante et anxiogène que celle des multipropriétaires ou multiloueurs précédemment cités. Les raisons initiales qui les ont poussés à s’inscrire sur la plateforme sont présentées par ces hôtes comme étant davantage « vertueuses », c’est-à-dire moins orientées vers la recherche systématique de gain ou vers la rentabilité maximale et immédiate. Ils se sentent plus près des idéaux affichés publiquement par la multinationale et supposés vrais – de partage, de convivialité, d’hospitalité, etc. –, que des logiques financières décrites plus haut. Cela explique également leur relative résilience face à la crise actuelle, ou tout du moins pourquoi ils prennent les événements avec philosophie. Si leur santé financière a été fragilisée durant la crise, c’est davantage lié à la baisse de leurs revenus professionnels qu’à la réduction ou l’arrêt complet des locations Airbnb. Eux n’ont pas vraiment eu besoin de changer de modèle locatif, car il s’agit souvent de leur logement principal, dont ils louent ou sous-louent une partie ou la totalité. Ils ne peuvent se permettre d’habiter ailleurs et ne l’ont d’ailleurs jamais souhaité. L’accueil de touristes est une activité supplémentaire, qui vient s’ajouter aux emplois et loisirs déjà existants dans le quotidien de ces hébergeurs. L’hébergement de touristes se pratique dans des espaces déjà aménagés et appropriés par les hôtes, qui étaient dans la plupart des cas inoccupés ou simplement vides. Bien souvent, la chambre ou le lieu transformé en chambre sert exclusivement à l’accueil de touristes et n’aura certainement pas d’autre(s) fonction(s). Avec la COVID-19, la question de la requalification de ces espaces dans le but d’en modifier la fonction – l’accueil des touristes pouvant laisser la place au déploiement de loisirs de tous genres par exemple – s’est posée. Cependant, cette option est présentée par les loueurs comme étant sans intérêt, si ce n’est celui de « coûter de l’argent » afin d’effectuer les travaux de réfection ou d’aménagement, même de décoration desdits espaces. Ils n’ont pas pris de décisions rapides ou hâtives. Leur stratégie est plutôt d’attendre la fin de cette période d’incertitude et ils ont accepté de patienter jusqu’au redémarrage de l’activité, tout en réfléchissant à des solutions alternatives pour palier ou compléter l’accueil de touristes.

Je ne loue plus ma chambre depuis un mois maintenant. Ça ne m’attriste pas plus que cela. Je peux enfin profiter de mon appartement dans des conditions normales, sans avoir à ranger mes affaires ou à faire attention à ce que je fais et à ce que je dis. Évidemment, j’attends le jour où je pourrai de nouveau louer ma chambre, car cela voudra dire que les choses seront revenues un (tout) petit peu à la normale. Mais je ne me précipite pas. (Juliette, hébergeuse à Bordeaux)

Cependant, derrière cette apparente flexibilité ou tranquillité, voire mise à distance des événements de la part des loueurs uniques quant à l’arrêt temporaire ou non de leurs activités de location Airbnb, se cache en réalité une motivation sans faille et une volonté de perpétuer l’accueil de touristes, et ce, malgré les périodes d’incertitudes – locatives notamment – qui vont se succéder. Que ce soit avec ou sans Airbnb. En effet, plusieurs hôtes interviewés nous ont réaffirmé leur volonté d’héberger des touristes chez eux au-delà de cette période de confinement, trouvant l’expérience très positive. Parmi ces loueurs, une minorité était même prête à se séparer d’Airbnb pour pouvoir être moins soumis aux réglementations administratives en vigueur à Bordeaux, tout en continuant à exercer leur activité d’hébergement. Ce sont les hôtes les plus concernés par la loi Elan et, à ce titre, ils ne peuvent louer leur appartement plus de quatre mois dans l’année (120 jours). La période durant laquelle le virus est arrivé en France correspond à une période intense du point de vue des locations touristiques, notamment parce qu’il y a eu les vacances de Pâques et les longs weekends du mois de mai, favorables aux courts séjours urbains. Il s’agit du début de la haute saison touristique. Mais si ces loueurs n’ont pu honorer leur demande de réservation pendant cette période, l’impossibilité de louer leur bien ne leur est pas apparue comme dramatique, dans la mesure où ils espèrent relancer leur activité à l’arrivée de l’été.

Cette situation n’est pas vraiment réjouissante. Je ne sais pas si je pourrais relouer un jour mon appartement à des touristes ou des étudiants comme je le faisais jusqu’à présent. Et si on me donne la possibilité de le faire, quelles seront les nouvelles contraintes sanitaires à respecter ? Nous sommes déjà très surveillés par les pouvoirs publics dans notre façon de faire, alors si vous ajoutez cette interruption non prévue dans mon calendrier de location, je ne vais pas être très rentable cette année. J’espère au moins que je me « rattraperai » cet été. J’ai bien compris que je devais faire une croix sur le printemps. (Laura, loueuse à Bordeaux)

Aucun n’est dupe quant à la possibilité de « rattraper » les semaines et les mois perdus, mais plusieurs pistes ont été avancées pour tenter de compenser les locations non assurées. Quand certains ne partiront pas en vacances ou les raccourciront afin d’être présents pour accueillir les touristes, d’autres ont imaginé de baisser le prix de leur chambre à la nuitée ou de mettre en place des offres dites spéciales – deux nuits achetées pour une nuit offerte par exemple – dans le but d’être attractifs pour les futurs touristes. Une minorité d’hôtes proposant une chambre ou leur appartement principal souhaitent se désinscrire définitivement d’Airbnb, maintenant ou plus tard. Ce sont ces mêmes hôtes qui nous avaient parlé il y a quelque temps de la possibilité de retirer leur annonce de la plateforme, si les règles encadrant ou limitant la location devenaient trop contraignantes. La COVID-19 a joué ici un rôle de catalyseur des craintes ou des mécontentements de ces hébergeurs qui pourraient quitter la plateforme, saisissant l’occasion de le faire sans trop de regrets.

Il est certain que depuis le confinement, voire même avant, j’ai fortement réduit mon activité de location, voire complètement arrêté celle-ci. Déjà parce que j’en ai été empêché, et ensuite parce que je ne voulais pas prendre le moindre risque pour ma santé […] Mais il y a une autre raison pour laquelle je n’ai pas hésité à adopter si rapidement cette décision. C’est le fait que je ne sois pas lié de manière trop poussée à Airbnb. J’accueille régulièrement des touristes, soit une à deux fois par semaine, et j’adore cela. Pour tout un tas de raisons. Mais si tout devait s’arrêter du jour au lendemain, je m’en remettrai. Les revenus gagnés grâce à Airbnb sont un petit plus, qui égaie mon quotidien certes, mais dont je peux facilement me passer si cela devient trop contraignant. Je savais cela dès mon inscription sur le site d’Airbnb, mais la crise actuelle m’a forcé à imaginer toutes les options qui s’offraient à moi et à envisager de ne pas reprendre la location de ma chambre. (François, hébergeur à Bordeaux)

Pendant la période de confinement, ce sont eux qui ont le plus réinvesti leur pièce vide, normalement allouée aux touristes, pour leurs diverses activités personnelles – peinture, maquettisme, lecture, jeux vidéo, etc. – anciennement ou nouvellement pratiquées, coïncidant aussi avec un allongement du temps libre lié à l’impossibilité de sortir dans l’espace public. Certains ont donc vécu comme un avantage le fait de disposer de ces pièces inoccupées, qui ont été perçues comme des extensions de leurs espaces habités.

Non je ne vais pas arrêter de louer mon appartement sur Airbnb, puisque c’est la seule manière que j’ai trouvée pour arrondir mes fins de mois. Mais c’est rageant de se dire qu’on a une pièce inoccupée, sans touristes, sans amis à loger […] J’en ai profité pour y mettre mes consoles de jeux et mon poste de travail constitué de mes deux écrans et de mon unité centrale d’ordinateur. Ça me permet d’être dans une situation professionnelle presque « normale ». C’est le bon côté de la chose. (Guillaume, hébergeur bordelais)

Conclusion

Les stratégies développées par les hôtes peuvent intéresser les acteurs de la ville. La réinjection de biens disponibles à la location classique sur un marché déjà très tendu, comme c’est le cas à Bordeaux, et dans toutes les grandes villes de France, est attendue. Elle permettrait d’atténuer la crise du logement actuelle et réduirait les effets négatifs accentués par Airbnb dans nos villes. Le « retour » de ces logements en tant qu’« habitations ordinaires » serait l’une des conséquences heureuses de l’effritement d’Airbnb. Par ailleurs, la réduction de la population hôte dans chaque ville ferait baisser la taxe de séjour versée par l’entreprise à chacune d’entre elles, et pourrait faire défaut dans l’amélioration ou le développement d’une offre touristique dans ces territoires urbains.

Rien dans nos entretiens ne laisse entrevoir les détails de la mise en location longue durée des biens jusque-là inscrits sur la plateforme touristique, notamment concernant le prix de ces derniers – seront-ils plus cher que les prix moyens du marché ? – ou le nombre de logements basculant du marché locatif touristique vers le marché locatif traditionnel – est-ce que la majorité des bailleurs se détourneront de la location touristique ? Nous ne savons pas plus si les annonces des hôtes souhaitant se désinscrire d’Airbnb seront suivies des faits. Pour avoir des résultats probants et généralisables, il faudrait mener une étude quantitative à plus petite échelle, sur l’ensemble de la commune, mobilisant un grand nombre d’hôtes, étude qu’il faudrait coupler avec une enquête précise auprès des agences professionnelles et des sites de location en ligne pour déterminer l’évolution du nombre d’annonces de location durant la période de confinement et au-delà, afin de mesurer une éventuelle hausse des dépôts desdites annonces. Cela ne pourra se faire qu’après le déconfinement et une diminution de la pression sanitaire.

Une des hypothèses que nous pouvons raisonnablement émettre est qu’Airbnb, face à l’accroissement des mesures sanitaires en vigueur à Bordeaux – et ailleurs –, devienne l’antithèse de l’hébergement marchand et plus particulièrement de l’hôtellerie. Notamment parce que les hôtes inscrits sur la plateforme offrent pour leur hébergement davantage de garanties aux touristes – moins de monde, une plus grande facilité à faire respecter les mesures de distanciation sociale, un sentiment de contrôle des risques plus important pour les utilisateurs, etc. L’écart entre ces deux modes d’hébergement – se traduisant par le choix des touristes pour l’un ou pour l’autre – serait finalement accentué par la crise de la COVID-19, qui viendrait renforcer les positions respectives de ces deux acteurs. En accentuant la place de la plateforme américaine sur le marché touristique local, en tant que premier hébergement choisi et fréquenté par les touristes, et en reléguant l’hôtel à la deuxième place, évité – du moins temporairement – par les touristes. Au lieu de fragiliser la multinationale, la crise renforcerait les différences entre elle et les hôtels, et viendrait consolider la position de la première, ajoutant aux avantages connus et décrits par les utilisateurs – financiers, de localisation dans la ville, de possibilité de rencontres, de facilité d’utilisation quotidienne, etc. – des gages de sécurité sanitaire supplémentaires, très recherchés actuellement.

Nous formulons ici une autre hypothèse : qu’en plus de proposer une offre de logements de courte durée, Airbnb puisse intégrer le marché locatif traditionnel en proposant des locations à la semaine ou au mois, entre loueurs et populations étudiantes, salariées, stagiaires ou autres. Nous pourrions imaginer une forme de diversification de la multinationale qui prendrait acte de l’évolution des sociétés urbaines, de plus en plus mobiles et multi résidentes (Stock, 2005), ce qui pourrait se renforcer avec une généralisation du télétravail, à condition qu’il ne soit pas total. En effet, celui-ci pourrait pousser les gens à rechercher des logements plus vastes – le confinement montre que le télétravail n’est vivable que si l’on a un bureau à soi – et plus loin de leur entreprise. Et même s’il n’est pas réalisé à temps complet, ce télétravail nécessiterait des séjours plus ou moins long près du lieu de son emploi, obligeant peut-être davantage de salariés à choisir plusieurs résidences temporaires en divers lieux.

Airbnb est sûre de sa force et met tout en œuvre pour compter dans le paysage touristique qui se dessine post-crise. Misant à court terme sur l’intérêt des touristes pour des logements près de chez eux – c’est surtout vrai pour la France métropolitaine puisque ses habitants sont pour l’instant contraints de se déplacer dans un rayon de 100 kilomètres à partir de leur domicile, et que la période des vacances estivales s’oriente vers des destinations régionales ou nationales –, plus sécurisées, plus individualisées et moins chères que les hôtels, elle a affiné son approche de l’hébergement. Nul doute que le nouveau Airbnb ressemblera à l’ancien et que la confiance, facteur clé de son développement initial, sera encore au cœur de sa (nouvelle) stratégie.