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Nous discutons, en l’appliquant au tourisme, l’hypothèse selon laquelle la catastrophe de la COVID-19 constituerait une occasion de sortie du programme civilisationnel de la croissance illimitée (PCCI). En premier lieu, nous nous intéressons aux raisons qui empêchent la transformation de ce programme, puis nous mettons en évidence les liens entre l’essor du tourisme et ce programme. Ensuite, nous examinons en quoi l’épisode de la pandémie aurait rendu possible l’impossible avant de considérer qu’il s'agit d’un événement aux conséquences indéterminées tout autant susceptible de conduire au renforcement du PCCI. Nous terminons en esquissant les transformations souhaitables qui pourraient en résulter dans le tourisme.

L’impossibilité d’une transformation pourtant vitale : comprendre avec Hartmut Rosa les raisons de cette impasse

Nous partons du topos que l’analyse scientifique a largement contribué à établir, non sans difficulté, mais qui est aujourd’hui admis et relayé par les principales autorités politiques et les institutions internationales : si nous poursuivons le même schéma d’exploitation des ressources naturelles, nous allons vers une catastrophe écologique menaçant les conditions de la vie humaine sur Terre.

Dans le même temps, c’est aussi un lieu commun de constater que rien n’est fait à la mesure du problème sur lequel tout le monde est censé s’entendre. Ainsi, nous allons à la catastrophe même si celle-ci n’est pas immédiate et que nous n’arrivons pas bien à y croire (tout en y croyant bien cependant).

Plutôt que d’en rester à dénoncer l’hypocrisie et/ou le cynisme des élites attachées à maintenir leurs intérêts en place[1], il est plus intéressant de considérer les facteurs qui sont indépendants des bonnes ou mauvaises intentions de ces élites mais peuvent expliquer la cécité et/ou l’impuissance de celles-ci à concevoir les transformations qui s’imposeraient.

La théorie de l’accélération, et son prolongement par la théorie de la résonance[2] de Hartmut Rosa (2010 ; 2020b), nous y aide : si notre Modernité repose bien sur une très forte capacité de changement, celle-ci souffre structurellement de plusieurs limites :

  • Le changement ne peut se faire que comme « accélération », c’est-à-dire en novlangue sous la forme des « innovations nécessaires pour conserver ou gagner en compétitivité (ou en productivité) ».

  • Si nous avons gagné en capacité de changement, dans le même temps, le changement est devenu pour nous une nécessité constante : pour ne pas disparaître, il faut toujours changer plus vite, accélérer toujours davantage. Même si cela est censé produire un cercle vertueux (accroître toujours plus le produit intérieur brut [PIB] mondial et optimiser les différents facteurs de production), le changement n’y est pas l’exercice d’un choix pour ouvrir d’autres possibles, il n’est pas une transformation mais une nécessité à laquelle chacun doit s’adapter sous peine d’être éliminé. Dans ce cadre, notre capacité de changement s’est détachée de l’exercice de l’autonomie (individuelle et collective) pour devenir l’expression d’une adaptativité incessante nécessaire pour ne pas disparaître[3].

  • Le changement pour lequel nos élites ont appris à s’investir et les masses à s’adapter (côté production) et à savoir profiter (côté consommation), est cela même par quoi notre système social se reproduit. C’est une société « d’équilibre dynamique » : si l’on s’arrête le système s’écroule. Pour se maintenir, il doit toujours changer et toujours plus vite. Ce changement permanent et contraint n’est finalement que le mode de reproduction de ce système. Et puisqu’elle en est le mode paradoxal de reproduction, on ne peut attendre de cette dynamique de changement permanent une transformation du PCCI.

Pour Rosa, les contraintes systémiques de l’accélération comme condition de la compétitivité ne sont pas seules à expliquer le paradoxe d’une transformation que nous savons indispensable mais qui nous est comme impossible. Il y a aussi une « force culturelle » interne qui meut ce système implacable s’imposant comme une nécessité naturelle à laquelle il faut s’adapter : nous sommes animés par la volonté et le désir de nous rendre le monde entièrement « disponible », c’est-à-dire manipulable selon nos souhaits. De ce fait, nous entretenons une relation au monde comme une source de menaces et de « points d’agressions » qu’il nous faut vaincre ou conquérir pour nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Nous voulons jouir des ressources du monde mises en valeur pour les rendre disponibles à notre consommation. Si nous souffrons par ailleurs de la sur-mobilisation des ressources humaines requise pour nous rendre le monde disponible, nous sommes mus par le désir de connaître toujours plus d’expériences pour profiter des commodités et des aménités d’un monde contrôlé, sécurisé et transformable à volonté.

C’est aussi notre désir même d’être consommateurs du monde qui nous empêche de concevoir, autrement que comme une régression, un autre mode de production que celui-là même qui nous rend le monde consommable.

Les connivences de l’essor du tourisme avec le programme civilisationnel de la croissance illimitée

Pour Rosa (2020b : 21), le principal effet, paradoxal, du projet d’« avoir à disposition plus facilement, plus efficacement, à moindre coût, sans grande résistance et de manière plus sûre » le monde, c’est de nous placer en position d’aliénation, dans une « une situation de relation sans relation » avec le monde, lequel nous « devient illisible et muet ».

D’ailleurs, pour lui, le désir touristique est comme le miroir grossissant de la force culturelle qui génère la demande de mise en disponibilité du monde. Et il se réfère à des pratiques touristiques pour illustrer en quoi cette mise à disposition du monde nous empêche d’entrer en résonance avec lui et nous condamne à des expériences appauvries et appauvrissantes du monde. Sans pouvoir en préciser les raisons ici[4], pour nous ce n’est pas sur une critique du contenu de l’expérience touristique, insuffisamment documentée par l’enquête, que le lien de connivence entre essor du tourisme et PCCI s’établit de la façon la plus pertinente. Nous retiendrons d’autres aspects de l’expérience touristique.

Le premier, qu’on peut relier à la théorie de mise à disposition du monde de Rosa, concerne la volonté de réduire au maximum tout risque et de rendre le voyage prévisible. Pour que la « découverte » touristique puisse se faire, il faut non seulement que les diverses parties du monde à voir aient été préalablement découvertes, rendues matériellement accessibles, mais aussi sécurisées. L’expérience touristique la plus fréquente, qui passe par des prestataires de voyage, repose bien sur une promesse de « découverte » assortie d’une garantie de sécurité[5].

En second, le tourisme remplit une fonction d’« oasis de décélération[6] ». La coupure oppositionnelle entre le monde ordinaire du travail rationalisé et celui des vacances est ce qui permet aux sujets surmenés et surpressés de décompresser et de se ressourcer pour mieux revenir au travail. Plus le monde de la vie ordinaire exerce de pression sur les sujets, plus la nécessité de recourir à des oasis de décélération fonctionnelle se fait sentir pour ceux-ci, et plus un marché des oasis touristiques de décélération pourra se développer. Sur ce volet, le tourisme est un marché de services de réparation des malaises générés par la sur-mobilisation des ressources humaines dans le PCCI.

Enfin, se rendre disponible pour apprécier les beautés du monde en touriste repose largement sur une mise en accès préalable du monde pour le tourisme avec le développement des moyens et des infrastructures de transport, d’hébergement, etc. Ainsi, l’amour de la nature qui conduit à aller faire du trekking aux quatre coins du monde, à aller en safari-photo en Afrique, ou encore à s’évader dans des paradis tropicaux, repose sur une infrastructure industrielle lourde dont la facture en gaz à effet de serre (GES) est importante.

Si la jouissance touristique du monde relève le plus souvent d’un rapport au monde contemplatif (ou alors festif), cette contemplation esthétique a pour condition de possibilité une forte consommation d’énergies polluantes.

On retrouve un paradoxe analogue à celui abordé dans le premier point. Au nom de la liberté de déplacement des personnes et de la possibilité accrue de profiter des beautés et de la diversité du monde, on ne peut que se réjouir de l’essor des mobilités touristiques. Mais dans le même temps les conditions de cet essor sont contradictoires avec l’objectif, reconnu comme indispensable, de réduction des GES. Et l’on devrait donc aussi vouloir le stopper (cela alors même que de fortes inégalités sociales d’accès au tourisme sont toujours à déplorer). L’essor du tourisme mondial rituellement exalté chaque année par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) repose sur une facture carbone qui contribue significativement au réchauffement climatique. Et, c’est à travers ce par quoi même se célèbrent nos attachements esthétiques au monde que nous contribuons à le détruire.

Le « miracle » de la COVID-19 : une catastrophe ouvrant sur la possibilité de l’impossible (arrêter la course à la croissance et vivre autrement) ?

Avec les différentes mesures de confinement décidées par les autorités gouvernementales, c’est toute la célébration de la mobilité et de la mondialisation, que celles-ci défendaient depuis des décennies, qui s’est trouvée, tout à coup, contredite à la fois par la consigne d’immobilité adressée aux populations et par le fait que l’hypermobilité mondialisée a été un facteur terrible de propagation du virus. En outre, la division mondiale du travail est apparue comme une source de fragilisation des sociétés et même d’absurdité (pénurie en masques et en médicaments dans nombre de pays totalement dépendants de l’usine du monde qu’est devenue la Chine).

Avec la décision « stupéfiante » d’un arrêt de la course à la production, « la preuve est faite », nous dit Bruno Latour (2020), « qu’il est possible en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger ». Rosa (2020a) parle d’un « miracle » : « le monde s’arrête » et cela du fait même d’une décision humaine. Ainsi,

la plupart des gens partout dans le monde étaient à peu près conscients que l’effondrement économique, politique, psychologique et, avant tout, écologique était de toute façon imminent. Mais l’impression générale était que personne ne pouvait faire grand-chose contre la machine. L’économie, la logique des marchés, la mondialisation, l’accélération, le « progrès » technologique, tout cela ressemblait à des lois naturelles. Or, aujourd’hui, nous constatons que le coronavirus est capable, avec une facilité déconcertante, d’arrêter tout en quelques semaines. C’est, bien entendu, et j’insiste, une façon métaphorique de parler : le coronavirus n’a rien fait de tel ! C’est nous qui l’avons fait !

En provoquant la décision d’un arrêt massif de l’activité, la catastrophe que représente cette pandémie « nous a permis de faire un grand pas vers la réinvention de la société, vers un changement de paradigme sociétal », même si Rosa précise aussitôt que provoquer un arrêt, ce n’est pas créer une société différente : « pour le moment, nous sommes uniquement sur le point de provoquer un crash » inévitable selon la loi qui caractérise un système social à équilibre dynamique pour lequel l’arrêt ne peut produire que sa chute.

Parallèlement, beaucoup de discours ont été tenus sur les effets de rupture que permettrait cette expérience collective et individuelle du confinement. Cette coupure autorisée avec la course à la productivité, cette obligation légitime de s’arrêter (ou presque), provoquerait une distanciation avec ce dans quoi l’on est pris habituellement[7].

Le confinement obligatoire a ainsi pu être présenté comme une occasion de réinvestir les activités simples qu’on peut faire chez soi, de découvrir son environnement proche, de voir ce que l’on n’y voyait plus ou même n’avait jamais pris le temps de voir. C’est un peu comme si l’événement accidentel et inouï du confinement avait conduit une part plus ou moins grande des gens à s’orienter vers une « slow life » où nous cesserions de devoir courir pour être toujours plus performants, où notre désir cesserait d’être capté par les innombrables biens de consommation marchande, où le fait de ne plus subir une surpression dans la vie quotidienne nous rendrait moins nécessaire de partir ailleurs pour décompresser, et où la découverte d’un environnement proche plein de sources d’enchantement nous conduirait à cesser de chercher ailleurs les beautés du monde que nous ne saurions plus voir dans notre environnement proche. La slow life nous conduirait à cesser d’être des hyper-touristes dépendants des séjours et des voyages touristiques.

L’expérience de l’arrêt collectif de la machine productive aurait donc pu être l’occasion de découvrir une qualité de vie simple dans notre environnement proche, d’expérimenter un mode de vie moins aliéné, produit de nos arts de vivre indépendants de notre pouvoir de consommer.

Tout cela est cependant sociologiquement bien peu probable. Sans de véritables enquêtes sur les expériences du confinement, il est impossible de valider ce discours optimiste. Une hypothèse plus plausible est qu’on a eu une grande variété d’expériences (pas seulement du fait de la variation des mesures selon les pays) fortement différenciées socialement, voire clivées (entre ceux restés sur-mobilisés au travail en première ligne, ceux se retrouvant en télétravail et ceux en arrêt total d’activité professionnelle), et qu’au sein de chaque individu il s’est plutôt agi d’une constellation ambivalente et incertaine : entre désarroi et redécouverte de soi ou de ses proches ; entre tensions et durcissement des cercles vicieux relationnels et retour à une richesse relationnelle qui s’était perdue ou ouverture de nouveaux chemins d’échanges entre proches ; entre décompression par rapport au travail et culpabilité de ne pouvoir travailler ou de ne pas être suffisamment productif, etc.

Le coronavirus comme événement indéterminé : opportunité d’éprouver la force du PPCI ou d’inventer un autre projet civilisationnel ?

Si l’épisode pandémique peut être une catastrophe génératrice d’une rupture civilisationnelle, il contient aussi en lui-même toutes les caractéristiques favorables à un renforcement de notre programme de mise à disponibilité totale du monde.

En effet, la « guerre contre la COVID-19 », dont nous sortirons victorieux en comptant nos morts (et nos chômeurs), a de fortes probabilités de renforcer notre attachement et notre dépendance au programme civilisationnel de la croissance illimitée qui nous aura sauvé de l’ennemi. Aussi, en elle-même, cette « guerre » a toutes les chances, moyennant de petits amendements et de grands plans de relance, de raffermir notre PCCI. Dans ce cas, l’arrêt temporaire du « camion fou » (Giddens, 1994) ne conduirait pas à un changement de direction, mais bien au contraire à appuyer plus fort encore sur l’accélérateur.

En France comme dans de nombreux pays, loin d’avoir été l’occasion d’un exercice de démocratie délibérative, l’état d’urgence sanitaire a renforcé le mode de gouvernance centralisé et technocratique qui caractérise le PCCI jusqu’à réaliser la figure du Léviathan : les citoyens renoncent à leur liberté et se soumettent au commandement d’un gouvernant afin qu’il leur garantisse la sécurité.

Par ailleurs, si « le coronavirus est la manifestation du pire cauchemar de la modernité : le monde qui se rend indisponible » (Rosa, 2020a), qui se dérobe à notre contrôle, cette mise en défaut temporaire risque de fonctionner comme un défi pour le programme de la mise à disposition totale du monde. Dans le péril sanitaire que représente la pandémie, le monde apparaît plus que jamais dans le rapport d’hostilité au monde constitutif du PCCI. Le « nous sommes en guerre » contre la COVID‑19 du président français traduit bien une activation de ce rapport à la nature comme « point d’agression » qu’il faut contrôler et dominer pour assurer notre sécurité. Et il y a même une validation du PCCI : notre survie dépend de la victoire de notre technologie sur une nature ennemie. Et bientôt le système pourra se satisfaire de son efficacité quant à la minimisation des risques sanitaires.

Enfin, si les choix politiques opérés face à la pandémie dans la majorité des pays paraissent contraires à la logique utilitariste caractéristique du PCCI[8], ce primat accordé à la sauvegarde de la vie humaine « quoi qu’il en coûte » relève aussi d’une logique de maximisation de la vie par une volonté de contrôle optimal des risques et d’élimination de l’imprévisible (le « biopouvoir » de Foucault, 1976). Aussi, si un niveau même relativement réduit de surmortalité, au regard de l’histoire, est devenu aussi irrecevable, ce n’est pas seulement du fait du caractère sacré de toute vie individuelle, mais peut-être surtout car cela vient contredire le projet de contrôle instrumental du monde et la promesse des pouvoirs politiques en place de garantir le maximum de sécurité à leurs sujets.

Toutefois, la pandémie actuelle permet de mobiliser trois arguments simples en faveur de l’invention de nouveaux possibles plutôt que de l’adoption de plans de relance de la machine productive.

D’abord, pour éviter que le mode de vie hyper-contrôlé qui aura prévalu durant cette période de pandémie devienne un système durable en réponse nécessaire à une urgence environnementale installée dans le temps, nous avons intérêt à accepter, aujourd’hui, des limites à notre emprise technologique sur le monde et à notre désir de consommer en toute sécurité, plutôt que de subir ultérieurement une restriction bien plus forte de nos libertés.

Ensuite, nous savons maintenant que l’argument martelé selon lequel les déficits publics ne permettent pas de financer des mesures environnementales trop coûteuses est faux. Les centaines de milliards qui vont être dépensés dans nombre de pays du fait de la pandémie montrent bien que le niveau des dépenses résulte d’un choix politique. Et tout le monde conviendra facilement que l’enjeu du réchauffement climatique est d’une ampleur plus grande pour l’Humanité que la pandémie actuelle.

Enfin, le coût de la dette écologique que nous contractons pour les générations futures (elles risquent d’être empêchées de vivre) est infiniment supérieur à la dette financière que nous leur léguerions pour financer aujourd’hui des mesures environnementales à la hauteur des enjeux.

Mais un autre défi attend les acteurs qui veulent s’emparer de la COVID-19 pour contribuer à faire émerger une alternative viable au PCCI : ne pas nous en faire sortir par une accentuation du « biopouvoir », mais plutôt par l’ouverture de pratiques qui accentuent à la fois notre autonomie individuelle et collective et nos possibilités d’être en résonance avec le monde. C’est que nous voudrions esquisser maintenant à propos du tourisme.

Relancer l’activité touristique ou bien opérer sa révolution copernicienne ?

Côté tourisme, semble se profiler un redémarrage du secteur dès que possible grâce au soutien massif des États destiné à traverser la phase d’arrêt du tourisme. Les enquêtes publiées dans la presse spécialisée montrent que beaucoup de professionnels sont plutôt optimistes pour 2021. Ils déclarent ne pas croire à un enrayement sérieux et durable de la demande en raison du risque sanitaire, sauf nouvel épisode pandémique. Une enquête menée début mai 2020 aux États-Unis montre que ceux qui envisageaient déjà de voyager cet été ne comptent pas y renoncer, mais seront simplement un peu plus attentifs aux conditions sanitaires. Indépendamment de la validité de cette information sur les tendances prévisibles de la demande[9], on peut retenir surtout la disposition du secteur à penser et à affirmer, avec une volonté d’effet performatif, qu’il s’agit seulement d’une crise d’insécurité classique. Qu’elle soit militaire, terroriste ou bien sanitaire, toute crise d’insécurité stoppe momentanément le tourisme, mais dès que les conditions de sécurité sont rétablies, le tourisme reprend. Le problème est donc alors juste d’arriver à passer le moment de crise et à s’assurer (discours performatifs aidant) que la confiance de la demande dans le secteur touristique soit maintenue.

Si de nombreuses voix se sont élevées pour exiger des contreparties environnementales – notamment de la part des compagnies aériennes – aux milliards d’aide prévus, amenant les autorités gouvernementales françaises à réagir dans ce sens, au vu des annonces, on peut rester sceptiques. Les autorités françaises parlent d’un plan de 1,35 milliard d’euros en faveur « d’un nouveau tourisme en sortie de crise, un tourisme qui soit plus durable, plus participatif et plus numérique, et assurent que les investissements seront subordonnés à des critères environnementaux. Néanmoins, selon l’exemple donné pour illustrer ce plan – construire un deuxième parc Futuroscope (Vignon, 2020) –, ce « nouveau tourisme » ressemble à l’ancien… Ainsi, le scénario le plus probable est celui d’une relance du secteur du tourisme tel qu’on le connaît avec quelques ajustements à la marge[10].

Pourtant, la crise engendrée par la COVID-19, révélatrice à échelle réduite de ce qui nous attend avec la catastrophe écologique si l’on poursuit le PCCI, devrait être l’occasion de revisiter l’activité touristique[11] et tout au moins de cesser de refouler au second plan la facture écologique du tourisme.

On ne peut cependant pas non plus se satisfaire d’une intégration de la logique écologique par une simple hausse des prix internalisant les externalités environnementales en intégrant les coûts écologiques dans le prix des prestations touristiques, notamment pour les transports. L’augmentation des prix reviendrait alors à choisir de refaire du tourisme un bien réservé aux classes sociales les plus aisées.

Polluer moins suppose inévitablement une diminution du nombre de déplacements touristiques (en énergie carbone consommée) : ainsi le respect des accords de Paris de 2015 impliquerait pour les Français, selon les simulations du cabinet BL Évolution, de réduire les vols de 72 % d’ici 2030 (Alvarez, 2019).

C’est un peu ce que préconisait au milieu des années 1980 Jost Krippendorf, à contre-courant total de l’époque, en suggérant de « voyager avec modération : moins loin, moins souvent » (1987 : 213). On sait que c’est le fameux « partir plus souvent, plus loin, moins longtemps » qui s’est largement imposé… Pour réduire la facture carbone des déplacements touristiques, il ne faut pas tant en réserver l’accès aux plus riches que répartir équitablement la possibilité de se déplacer. Une option envisageable, déjà évoquée par l’un des auteurs en 2009[12], serait d’instaurer un compte individuel d’émissions de gaz à effet de serre non échangeables et non transmissibles, mais cumulables dans le temps.

À côté de mesures politiques structurelles telles que celle qui établirait une forme de « compte transport individuel », retenons l’idée émise par Latour (2020) pour « sortir de la production comme principe unique de rapport au monde » : promouvoir l’adoption de gestes-barrières contre le virus du PCCI. Dans nos comportements touristiques on pourrait ainsi chacun penser à partir moins loin quand il s’agit de simples vacances et à partir moins souvent mais plus longtemps pour nos voyages de « découverte » à l’étranger. Une fois sur place, un autre geste-barrière serait de prendre le temps, plutôt que d’essayer de « voir » tout ce qui est « à voir » en un minimum de temps : voir moins pour moins polluer, mais aussi pour mieux voir.

Mais à côté des gestes-barrières, il faudrait aussi promouvoir des « gestes-passerelles » qui seraient non pas ici des restrictions, mais l’ouverture de nouvelles libertés. Ces gestes-passerelles seraient, selon nous, à voir du côté de l’essor d’un tourisme non (principalement) marchand de coproduction (Girard et Schéou, 2019) comme avec les pratiques d’hospitalité de type couchsurfing ou les échanges de maison[13] qui accroissent les possibilités de chacun de faire du tourisme indépendamment de son pouvoir d’achat[14] et en développant son implication relationnelle et/ou son rapport de confiance avec autrui ainsi que sa responsabilité. Selon un paradoxe économique[15] mais non pas sociologique[16], ces deux catégories de pratiques ont cependant en commun de ne pas vraiment être investies par les classes populaires. Aussi un autre geste-passerelle, au niveau institutionnel cette fois, serait de faciliter leur intégration dans le tourisme de coproduction, via par exemple des plateformes coopératives associatives organisant des pratiques d’hospitalité et d’échange de logement entre personnes de milieux populaires (Girard et Schéou, 2019).

Pour conclure, nous aimerions mettre en avant trois principes qui devraient orienter le changement de cap dans le tourisme :

  1. Toutes les décisions de transformations institutionnelles devraient émerger de procédures démocratiques délibératives inclusives (du type de la « convention citoyenne sur le climat », mais en amont et en pérennisant ces dispositifs).

  2. Toute limitation de liberté actuelle devrait se faire en permettant l’essor d’autre(s) liberté(s) en parallèle (si on enlève A, sur un autre plan on ajoute B) ou en contrepartie directe (en enlevant A, en fait on ajoute B). Il ne faut pas seulement des gestes-barrières, mais aussi des gestes-passerelles.

  3. Les transformations institutionnelles adoptées pour prendre en compte le coût écologique de l’essor des voyages touristiques devraient veiller à ne pas favoriser un accroissement des inégalités sociales d’accès au départ en vacances, mais au contraire à faciliter de nouvelles avancées sociales.

Tout cela requiert sans doute que nous opérions enfin à l’égard du tourisme une révolution copernicienne. Il faudrait cesser de voir « les dimensions sociales, culturelles, environnementales » comme venant s’ajouter à un phénomène d’abord défini comme économique (comme en attestent la définition du touriste retenue par l’OMT et l’attention politique générale centrée sur la captation des revenus générés par le tourisme[17]), mais bien considérer en amont le tourisme comme relevant d’une logique de bien commun[18].