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Vivre après, vivre avec

Les invitations à penser l’après-COVID sont toujours des invitations à l’aventure. Souvent celles-ci comportent implicitement, dans les pays confinés, une invitation à penser les conditions d’existence post-(dé)confinement, supposant que ces deux projections se recouvrent. Or, vivre déconfinés ne signifie évidemment pas que nous sommes passés à l’étape post-COVID. Il convient donc de lever une confusion possible : penser l’après-COVID ne nous projettera pas dans un monde débarrassé du virus. Nous devrons apprendre à vivre avec lui, sous sa menace réelle, supposée, fantasmée, et s’il doit disparaître nous garderons la mémoire d’une épreuve qui mérite d’être réfléchie. Une crise aussi totale demande de mobiliser une intelligence très incertaine, prospective autant qu’imaginative, située à l’intersection du sanitaire, du politique, du sociologique, du philosophique et de l’économique. Pour ce qui concerne la France, on entrevoit déjà qu’un troisième pouvoir a gagné durant la crise une place opérationnelle centrale, place qu’il conservera presque certainement sur le plan institutionnel : le pouvoir sanitaire, déclinaison du pouvoir scientifique associé à la décision politique. Troisième pouvoir au sens de : 1) pouvoir politique, 2) pouvoir économique, 3) pouvoir sanitaire. Celui-ci, qui hier s’estimait négligé, regagne ses lettres de noblesse, non seulement au regard de l’émotion collective qui s’est exprimée chaque soir aux balcons, mais aussi au regard froid et structurant de l’État. À l’avenir, ces trois pouvoirs probablement composeront ensemble des stratégies de développement ; le tourisme doit déjà en tenir compte pour adapter ses projets de relance.

Le déconfinement avéré, l’élargissement du périmètre existentiel apparaît bien comme un élargissement du monde. On sait que retrouver l’illimitation relative du monde d’avant prendra à coup sûr plusieurs mois, quelques années peut-être. Les rêveries de l’ailleurs ressortiront étrillées par la fermeture des frontières ; le tourisme se voit contraint de respecter des limites géographiques nouvelles, sans cesse évolutives et fluctuantes. L’incertitude prospère partout. Au fur et à mesure de l’évolution pandémique, des frontières s’ouvrent tandis que d’autres restent fermées ou fermeront, en fonction des flux et reflux du virus, selon les vagues successives qui risquent à nouveau d’apparaître. On peut en effet redouter que…

  • tant que le virus ne sera pas éradiqué,

  • tant que notre capacité à guérir de sa maladie ne sera pas acquise grâce à un remède ou un vaccin,

  • tant que nous ne déciderons pas de nous exposer à une mort possible pour ne pas lui céder nos libertés,

…nous devrons obéir alternativement aux règles de confinement et de déconfinement (Lichfield, 2020), ou au moins aux restrictions des libertés et des usages relationnels (gestes barrière) et à leur assouplissement.

Être à l’écoute du langage du moment indique que les projections post-déconfinement gravitent autour de deux termes : « reprise » et « relance ». Décideurs : « il faut relancer l’activité ». Gens de la rue : « j’ai hâte/j’appréhende de reprendre ». L’usage des deux termes recouvre l’idée d’une continuité, retissée contre la rupture et la pause imposées par la crise considérée comme une parenthèse. La continuité de l’activité par la reprise, la continuité d’une dynamique de croissance par la relance et, pour cette dernière, avec l’espoir de rattraper les pertes financières ou le regret de ne pouvoir y parvenir. Coincé entre dialogue et conflit, intervient le dilemme sociétal entre :

  • à court terme – le changement ou la répétition du même régime sociétal notamment dans l’optique de réparer urgemment les dégâts occasionnés par la crise pandémique ;

  • à plus long terme – maintenir la continuité du système par l’application de mesures socioéconomiques curatives, rapidement mobilisables, ou bien opérer un changement de projet de civilisation tel que réclamé par des organisations militantes, des chercheurs ou des intellectuels. (S’il fallait rapidement résumer cet appel au changement en tentant de trouver un socle commun de préoccupations, on pourrait grossièrement le caractériser par moins de croissance économique, plus d’écologie sociale et environnementale.)

Répétition ou changement ?

À court terme et à titre d’exemple, précisément pour ce qui concerne le tourisme, le syndicat patronal français des Entreprises du Voyage (EdV) a rapidement négocié auprès du gouvernement les conditions pour de nouveaux départs, avec l’ordonnance du 25 mars 2020. Prise en urgence dans la foulée du confinement, celle-ci a autorisé les agences à ne pas rembourser tous leurs clients et à leur proposer des avoirs à la place. Les trésoreries soufflent ; l’espoir n’est pas perdu : demain, de nouveau, les gens partiront, les achats restent contractualisés de part et d’autre. L’intention sous-jacente est de perdre le moins possible en maintenant après la crise les engagements pris auparavant.

Logiquement, le raisonnement par secteur d’activité tend à cloisonner les enjeux et les perspectives. Les rapports de force jouent à plein, la violence du choc, ses effets sur l’emploi et les revenus obligent à la réactivité en adoptant comme réflexe de survie le maintien vaille que vaille du système pour compenser la rudesse des coups. Cependant, l’extrême vulnérabilité du secteur touristique apparaît au grand jour ; l’hypermobilité est un acquis résiliable et trop de dépendance à son endroit bouleverse les territoires d’accueil. Le désastre des faillites et des licenciements oblige à élaborer une pensée de l’imprévisible. Celle-ci suppose de garder un œil sur le présent, tout en projetant l’autre sur le futur, avec dans le viseur l’objectif de dépasser le contexte, de déborder les paradigmes afin de sortir de l’ornière de la répétition du même.

À plus long terme, c’est-à-dire à moyen terme car le désastre habite déjà les esprits comme les écosystèmes, une pensée de l’imprévisible reste donc incontournable, déclinée sur les versants anthropologique, politique et poétique. Lire Édouard Glissant, poète et penseur visionnaire, inspire la réflexion du loin de sa réflexion extravagante : « La pensée de l’imprévisible […], à laquelle il nous faut nous accoutumer, pour savoir distinguer cet imprévisible du désordre inopérant d’alentour, et savoir échapper à la stupéfaction paralysante qui nous surprend, dans les pandémies et les sursauts du Chaos monde » (2009 : 67). Il invitait ensuite à distinguer l’imprévu, entendu comme conséquence avérée, fait accompli, de l’imprévisible considéré comme une incertitude qui se projette doublement, sur le réel et dans le temps. On peut rapprocher l’évocation philosophico-poétique de Glissant de la théorie du sociologue Ulrich Beck (2008) sur la société mondiale du risque. Selon celui-ci, avec le déploiement de la société industrielle, la production mondiale de richesses s’accompagne inévitablement d’une production mondiale de dangers, dont chacun sait la probabilité sans pour autant en connaître la prévisibilité, c’est-à-dire où, quand et comment ces désastres se manifesteront précisément. Le risque n’est plus alors une fatalité survenant de l’extérieur, mais une production interne à la société mondiale. La théorie de la « mondialité/mondialisation » chère à Glissant n’est pas non plus sans rapport avec celle de Beck à propos du « cosmopolitisme », lorsqu’il oppose l’alternative d’une démocratisation cosmopolite à celle d’une société mondiale technocratique et post-démocratique (Vandenberghe, 2001).

Concernant plus précisément le tourisme, dont la démesure industrielle procède de la mondialisation du capitalisme et encourage ses effets sur les mœurs et les environnements, convient-il d’envisager de poursuivre comme avant, ou bien d’imaginer un monde dont le tourisme serait absent, ou au moins revenu à des proportions décroissantes ? Poursuivre la seconde proposition oblige à considérer le tourisme comme l’élément d’un mode de vie qu’il faut envisager dans son ensemble, notamment en tant qu’il apparaît comme la consolation/compensation marchande d’un système centré sur le travail, c’est-à-dire la manière de gagner sa vie dans une ambiance sociale productiviste.

Autrement dit, raisonner par secteur d’activité ne suffit plus pour envisager l’ampleur d’un changement qui conduirait à une forme de révolution culturelle. L’espoir est de parvenir à subvertir la dynamique de destruction qui engendre désordres climatiques, désastres écologiques et sociétaux sans pour autant aboutir à l’épanouissement des régimes politiques liberticides. Il faudrait transiter pour cela, toujours en visitant Glissant, de la mondialisation à la mondialité. Non pas retour en arrière et repli sur soi à l’intérieur d’un étroit périmètre ultra-protégé (qu’il soit réel-existentiel ou virtuel-numérique), mais conscience d’habiter un lieu dûment territorialisé, ouvert et précieux, s’inscrivant parmi une assemblée de territoires où habitent d’autres mœurs selon d’autres habitudes inscrites dans une diversité de climats et de géographies. Le voyage consisterait alors à établir puis entretenir des échanges et des relations, éprouver de nouvelles expériences sociales et environnementales, sans chercher à aménager les territoires pour rendre leur exploitation économiquement fructueuse, c’est-à-dire répétitive et rentable. Au contraire, le tourisme désormais, avant d’être un désir personnel de voyage porté par une urgence de vivre, est un dispositif de production et de consommation d’envergure planétaire. Celui-ci industrialise le voyage d’agrément. À cette fin il organise les territoires, y implante des infrastructures, conçoit et met ses produits sur le marché, les rend désirables en utilisant toute une gamme de psychotechniques destinées à séduire le consommateur.

Vers un monde post-capitaliste ?

Désormais les échappatoires géographiques et culturelles s’amenuisent, la bio et la socio-diversité sont en cours de destruction. La pression sur le monde n’a jamais été aussi forte, l’humain en est le facteur principal (Federau, 2017). Cette situation, trop humaine si l’on peut dire, caractérise pour ses théoriciens l’ère de l’anthropocène, lorsque l’humanité devient la force géologique dominante. À son égard deux récits antagonistes émergent :

Un récit critique met en exergue l’incertitude dans laquelle nous sommes plongés, constatant et prévoyant des chaînes de catastrophes qui obligent l’humanité à s’adapter dans la douleur. L’action préconisée est un changement civilisationnel urgent afin d’arrêter le désastre, changement au degré de radicalité variable selon les sensibilités politiques.

Un autre récit, antagoniste au premier, clame l’importance de poursuivre le développement économique et technologique, voire de l’accélérer, en pariant sur le fait que l’humanité trouvera, grâce aux progrès de la science, des technologies qui permettront de réparer les dégâts, ou de s’y adapter. Cela y compris en renforçant son emprise sur le cosmos, pensant que la solution se trouve à l’extrémité du problème.

Quoi qu’il en soit, l’anthropocène interroge notre rapport à l’altérité radicale. Son évidence est remise en cause dans un monde à ce point sous influence de l’intervention humaine, même si l’émergence de catastrophes fait régulièrement apparaître cette altérité sous la forme du chaos. Pandémies incluses. Ce désordre se voit cependant aussitôt combattu par l’invocation de la science et l’appel au secours de la géo-ingénierie et de son pendant physiologique, la bio-ingénierie. Ajoutons la science médicale pour coller à l’actualité. La mythologie de la manipulation complète du réel est poussée à son comble. Si les tenants de cette course en avant ont à la bouche le culte de l’« innovation », ils s’inscrivent en réalité dans une tradition notamment marquée par les philosophies de René Descartes et de Francis Bacon, dévouant la connaissance à l’action (Dufour, 2014).

Penser à des fins prospectives consiste à imaginer comment transformer ce moment de pandémie en opportunité : imaginer un post-capitalisme qui nous ferait de facto sortir du tourisme en réaménageant à la fois notre rapport au travail et notre rapport au temps libre. Ce faisant, avoir à l’esprit ces mots de Frédéric Lordon (2020) semble indispensable : « La production globale, si elle est nécessaire, est décrétée a priori ennemie de la nature, donc subordonnée, dans cette mesure, à de rigoureux compromis, ce qu’on exprimera autrement en disant que l’activité économique doit tendre à sa propre minimisation relative. » Bien entendu, la première étape sera de répondre démocratiquement à la question fondamentale, à laquelle cette crise aura commencé d’apporter des réponses : quels sont nos besoins essentiels ? Nous ne soumettrons pas ceux-ci à la pyramide de Maslow, il s’agira d’aller beaucoup plus loin car l’expérience du confinement nous montre la profondeur anthropologique de la réflexion à mener, en envisageant l’importance de besoins non manufacturés comme l’accès à la nature, les échanges interpersonnels, l’expérience sensible, le développement d’une convivialité étendue à l’humain et au non-humain. Bref, en inventant des formes de solidarité avec l’ensemble du vivant. Concernant l’hypermobilité, la question sera la suivante : qu’allons-nous chercher ailleurs, au gré de nos loisirs touristiques, qu’il nous faudrait pouvoir trouver ici ?

Changer le monde = changer de vie

Face à l’inédit, faire preuve d’humilité et laisser le monde souffler deviennent des qualités nécessaires. Il nous faut inventer ici la vie que nous voulons et cesser de transformer les moindres recoins du monde pour mieux l’exploiter. On peut déceler dans l’imaginaire touristique un laboratoire « idéalisé » de l’anthropocène : le tourisme, en tant que système symbolique, idéologique et matériel, alimente le mythe d’un monde sous contrôle, préservé et parfaitement climatisé, dédié au bien-être de celles et ceux qui y séjournent. Géographies et sociétés sont mises au service des désirs multiples des visiteurs. La vie doit pouvoir y prendre ses aises, même si partout autour, partout ailleurs, le désastre règne. C’est même parce que le désastre prospère que le tourisme, déployé comme le fantasme d’un monde réparé, prospère. Ainsi des lieux doivent être aménagés pour servir de refuges, à l’abri des menaces de la vie quotidienne. La connaissance et la conquête avancent main dans la main sur tous les horizons et se projettent (faut-il écrire au passé, au vu des difficultés financières provoquées par la pandémie ?), avec les entrepreneurs Richard Branson et Jeff Bezos en chefs de file, à la conquête touristique de l’espace. Et si le touriste était l’éclaireur du réfugié de luxe fuyant l’effondrement ? Verrons-nous bientôt émerger des enclaves touristiques garanties zéro virus ?

La COVID devrait à sa manière nous inspirer un retour sur terre, la prise de conscience que dévier cette fuite en avant implique de changer de vie, en transformant concrètement nos conditions d’existence, en trouvant une nouvelle orientation pour notre « développement ». On a beau privatiser les conditions d’existence en croyant acheter son confort personnel, les communs nous rattrapent – on n’échappe ni à son époque ni à son ombre. Pour obtenir certaines choses il faut renoncer à d’autres, laisser de côté les délires de conquête d’un capitalisme sans limite. Quitter le capitalisme nous conduira à délaisser notre niveau de vie matériel, sans pour autant tomber dans le malheur et la misère. Soit nous y serons contraints et forcés, soit nous prendrons librement les devants et produirons de nouvelles formes d’existence. Au regard de l’histoire et de l’anthropologie, la vie d’avant, avec sa frénésie matérialiste, son consumérisme débridé, son « fétichisme de la marchandise », son hypermobilité, n’était pas la vie « normale ».

La fermeture des frontières signale un repli nationaliste pour motif sanitaire là où l’hypermobilité prévoyait des possibilités de les franchir, à condition de prouver son droit économique au voyage : plus on est riche, plus il est facile de voyager – la règle n’a jamais changé. Comment sortir du piège de la fermeture, de l’interdiction et du traçage, sans pour autant reproduire les habitudes d’antan ? La question posée est celle de l’accessibilité du monde par son aménagement tous azimuts. La propagande mentale (la promotion, la publicité) pour l’incitation au tourisme laissera-t-elle place à la perspective d’un désaménagement volontaire du monde : cesser d’aménager le réel pour le rendre partout accessible, oser un moratoire sur les projets dévastateurs, oublier l’injonction au départ dans l’intention de décourager les déplacements pour motifs futiles ? Plutôt qu’un saut de puce de quelques heures d’avion, le voyage de longue distance exige la rareté pour garantir son caractère exceptionnel, ou bien devenir l’œuvre d’une vie que l’on compterait en mois et en années. Sinon envisager le pas de côté géographique comme une manière offerte par le quotidien de se territorialiser différemment, à la manière de celles et ceux qui partent « rêver plus loin », sans forcément aller très loin.

Que fais-tu, avec ta tente sur tes épaules ? je lui demandais il y a cinq ans lorsqu’il s’éloignait subrepticement hors de Fort Yukon vers la forêt. Je n’entends rien ici. Je ne vois rien non plus. Trop de bavardages, trop de confort, trop de famille et pas assez d’autres. Too much fuss ! Je sors rêver plus loin. (Martin, 2029 : 115)

Cette remarque est relatée par l’anthropologue Nastassja Martin à la suite de son séjour chez les Gwich’in d’Alaska. Ces propos de Clarence, un « vieux sage » de Fort Yukon, font écho avec plusieurs années d’intervalle et beaucoup de kilomètres à ceux de Daria, une Évène de l’extrême Russie qui explique à l’auteure : « c’est que pour rêver, il faut être déplacé, elle m’a dit un jour. C’est pour ça que je ne reste jamais trop longtemps chez moi, elle a continué » (ibid. : 116).

Ce recours au « déconfinement » exprimé par Clarence et Daria n’implique pas de départ au bout du monde. Inutile de prendre l’avion pour rejoindre les forêts du Kamtchatka. Cette mise à l’écart temporaire devrait s’avérer possible « aux confins » de nos territoires d’existence, pouvoir être pratiquée en dehors des échanges marchands dans une forme de bivouac ésotérique, clandestin parfois, obéissant néanmoins à un principe : laisser le moins de traces possibles, pour continuer à rêver et à penser au contact de l’altérité. Nous évoluons là à l’opposé d’une démarche de divertissement, considérée comme une opération de détournement par laquelle notre conscience est captée par un sujet extérieur qui lui impose ses objets d’attention. Au contraire, il s’agit de partir en quête d’une oisiveté active et créatrice, s’engager sur la voie d’un ressourcement intro(extra)spectif lorsque le pas de côté au-dehors conduit à explorer les nouveaux horizons de notre intériorité, à la recherche de visions, de pensées, de connaissances, de méditations… Or, l’époque impose à l’esprit d’être visionnaire, ni plus ni moins. Pour cela suffit une cabane ou une tente. Autour l’exploration commence au point de rencontre entre le dedans et le dehors. Voici résumé ce à quoi nous conduit le voyage : à rêver, à ressourcer un imaginaire en permettant d’établir une relation renouvelée au vivant dans son ensemble, humain et non humain. À cette condition émergent les visions, au cœur même d’un rapport conscient, intelligent et poétique, au territoire. Recourir au territoire comme on recourt aux forêts ne signifie pas qu’on doive établir des camps retranchés survivalistes. Conserver l’ouverture au divers du monde permet de puiser des ressources intellectuelles, sensibles, culturelles chez d’autres peuples, en trouvant des voies sans conquête pour nourrir les échanges, inventer des « trocs d’hospitalité », élaborer des associations comblant les manques alimentés, entre autres, par les conditions de vie en milieu urbain. La nature n’est pas qu’un décor, retrouver des relations horizontales avec ses habitants s’avère salutaire et urgent.

Retour aux territoires

Revenir au voyage comme un retour au territoire, le lieu premier des rencontres, où s’éprouve l’universel. Le territoire rassemble le vivant, le donné du monde dans sa diversité. En réalité cela est d’une simplicité désarmante : le territoire commence ici aux alentours, son exploration ne demande pas exagérément de moyens, sa « valeur » n’a besoin d’aucune infrastructure lourde, il exige cependant un sens avéré de l’hospitalité pour garantir son ouverture. Une aussi folle ambition – élaborer une mondialité considérée comme l’assemblée des territoires – implique cependant de réévaluer un mode de vie en vue d’une réorientation qui nous sortira de la voie la plus facile, mais la plus délétère : poursuivre comme si la parenthèse pandémique allait bientôt se refermer et nous laisser l’oublier, si tant est que nous en ayons encore les moyens. Or, plus que jamais, il s’avère nécessaire de s’approprier le « penser globalement, agir localement », slogan à la pertinence activée par les effets critiques et combinés du changement climatique, des ravages dus à l’action humaine sur les écosystèmes, de la promiscuité démographique et des mobilités frénétiques, tant professionnelles que touristiques.

Un malheur n’arrivant jamais seul, se dispenser du changement nous ferait encourir des risques majeurs : nous voir bientôt soumis à un autre désastre, pandémique ou d’une autre nature, nous faisant chroniquement glisser vers un despotisme occidental concurrent du modèle chinois qui nous a précédé dans la « coronavie ». La chronicité des désastres et l’intensification de l’invivabilité de la vie quotidienne sont de nature à banaliser l’état d’exception, faisant, comme l’explique le philosophe Giorgio Agamben (2003), de l’application de mesures sécuritaires et liberticides une condition normale d’existence. On voit bien les menaces qui pèsent sur la démocratie et quel usage font les gouvernements des chocs qu’ils administrent : l’urgence autorise à passer outre les délibérations démocratiques, dans un climat confus de terreur diffuse.

Ce qui semble au départ provisoire s’installe durablement. Rien n’assure en effet que les restrictions apportées à l’existence et les contraintes politico-sanitaires parviendront à se déverrouiller complètement. Elles se sont introduites dans la sphère de la sociabilité courante, chaque individu étant sommé de ne plus s’approcher de son prochain. La distanciation sociale devient le catéchisme de la bonne conduite. Sont touchés par les « gestes barrière » les échanges intra-familiaux et amicaux, même les relations intimes. Rien n’est laissé indemne, partout se diffuse la méfiance envers autrui face au risque de contamination. Nous avons fait un pas de plus vers l’atomisation du social, la numérisation de l’existence et la destruction de l’action collective, non par sa répression mais en empêchant son origine : le rapprochement. Aucun réseau social numérique ne remplacera les propriétés de la rencontre sensible. La société de contrôle tisse sa toile, outillée de technologies informatiques, cette fois avec la santé pour prétexte. On pourrait même parler de terreur sanitaire sans savoir précisément qui et où sont les terroristes. Va-t-on basculer dans un monde au sein duquel boire l’apéritif avec des amis pourrait régulièrement devenir une action clandestine ?

Néanmoins, cette pandémie de COVID-19 aura montré qu’il s’avère possible de ralentir drastiquement l’économie mondiale en quelques jours. Les États en sont capables quand ils sont confrontés à un danger jugé suffisamment préoccupant. Y trouveront-ils ensuite un quelconque intérêt ? Les peuples doivent-ils leur faire confiance ? En tout cas, l’impossible d’antan, le déraisonnable d’il y a quelques jours, désormais s’avèrent et se prouvent.