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Introduction

Bien que ne représentant à l’heure actuelle que 4 % du PIB mondial (Ernst & Young, 2015), les industries culturelles et créatives (ICC) constituent un enjeu économique majeur. Il s’agit d’un secteur d’activité en forte croissance qui est aussi à la base d’effets d’entraînement sur la créativité au sein de nombreux secteurs d’activité (Chapain, Emin et Schieb-Bienfait, 2018). Une raison vient d’un trait caractéristique des ICC : leur forte intensité entrepreneuriale, avec une part significative d’entrepreneurs indépendants, qui sont à la source des idées créatives (Menger, 2014 ; Ernst & Young, 2015). Cependant, qu’ils soient individuels ou collectifs, ces entrepreneurs sont essentiellement étudiés en sciences économiques et de gestion suivant leur propre activité créative (Swedberg, 2006). D’un point de vue théorique, ceci revient à considérer que leurs activités entrepreneuriales, soit les interactions entre agents économiques, sont isolées les unes des autres et que les idées créatives, qui en sont au fondement, sont circonscrites à l’activité elle-même et à l’entrepreneur. En d’autres termes, les idées créatives sont considérées comme consubstantielles à l’activité et l’on ne cherche pas à comprendre comment elles se sont formalisées (Parmentier, Szostak et Rüling, 2017).

Or, la créativité est encastrée dans des contextes socioculturels particuliers qui en déterminent leur dynamique, comme le montre la littérature sur les territoires et écosystèmes créatifs (Moureau, Sagot-Duvauroux et de Vrièse, 2014 ; Emin et Sagot-Duvauroux, 2016 ; Mehouachi, Grandadam, Cohendet et Simon, 2017). Il apparaît dès lors pertinent de tenir compte de ces contextes dans la compréhension de l’origine de ces idées et leur circulation (Ford, 1996), mais, hormis quelques recherches (Cohendet, Grandadam et Simon, 2010, 2011 ; Dechamp et Szostak, 2016), la littérature traitant des ICC s’en est peu préoccupée et considère que, dans un sens, les idées créatives développées dans le cadre d’une activité entrepreneuriale préexistent en tant que telles. Pourtant, des recherches sur la circulation de ces idées créatives permettraient de mieux comprendre comment elles sont générées au sein d’une activité économique (par exemple, en design ou musique), comment elles peuvent en inspirer, voire renouveler d’autres (par exemple, la mode, mais aussi l’automobile, l’habitat, etc.).

Pour instruire un tel projet de recherche, nous retenons un cadre théorique appréhendant ces ICC comme des écosystèmes créatifs. Il s’agit du modèle proposé par Cohendet, Grandadam et Simon (2010, 2011). Il est composé de trois niveaux : l’underground (regroupant les acteurs créatifs : hackers, bricoleurs, artistes, etc.), l’upperground (regroupant les acteurs institutionnels) et le middleground (ou ensemble d’acteurs dits intermédiaires entre les deux précédents niveaux) (Simon, 2009 ; Cohendet, Grandadam et Simon, 2010 ; Grandadam, Cohendet et Simon, 2013). Ce modèle montre que les idées créatives peuvent circuler entre l’underground et l’upperground par le biais du middleground, au travers de mécanismes de types lieux, espaces, événements et projets (Sarazin, Cohendet et Simon, 2017). Cependant, peu de travaux empiriques explicitent les processus à la base de cette circulation d’idées créatives. Ces idées ayant pour objet la création de nouveauté dans l’espace culturel (Swedberg, 2006), nous faisons le choix de considérer les activités entrepreneuriales développées au niveau du middleground selon les mécanismes précités en les analysant d’après la théorie de l’effectuation (Sarasvathy, 2001 ; Hjorth, 2015 ; Héraud, Kerr et Burger-Helmchen, 2019). Ces activités entrepreneuriales comportent une fonction d’intermédiation entre les acteurs des différents niveaux, facilitant ainsi la circulation des idées, suivant une logique de type ascendante. Il s’agit alors dans cette recherche de comprendre plus précisément le rôle d’intermédiation de ces activités entrepreneuriales dans la circulation des idées créatives au sein des écosystèmes créatifs.

À cette fin, nous menons une enquête qualitative longitudinale sur des données historiques dans le cas d’un écosystème créatif du secteur de la musique : celui du krautrock. Il s’agit d’un courant musical ayant trouvé son origine dans l’Allemagne de l’Ouest de la seconde moitié des années soixante. Bien que n’ayant eu qu’un succès commercial modeste, les experts des musiques actuelles (chercheurs sociologues, historiens, musicologues et journalistes spécialisés) montrent que ce courant a joué un rôle clé dans l’évolution des musiques actuelles occidentales (rock, pop) et dans l’émergence de certains courants musicaux aujourd’hui dominants (musiques électroniques et hip-hop). Ce cas nous permet, premièrement, de mieux comprendre comment des idées créatives se sont diffusées dans l’industrie des musiques actuelles et, deuxièmement, de caractériser le rôle qu’y ont joué les activités entrepreneuriales du middleground, correspondant à la fondation de labels, l’ouverture de lieux de répétition, d’enregistrement et de concerts ou à l’organisation de festivals. De ce fait, cette étude contribue à mieux appréhender comment des entrepreneurs, liés à un courant situé dans les marges géographiques, politiques et économiques (la production artistique dans le domaine des musiques actuelles était, en ce temps, dominée et contrôlée par des acteurs américains et anglo-saxons), ont contribué à la circulation d’idées ayant influencé de manière déterminante la production musicale postérieure.

La suite de cet article est organisée en quatre parties. Dans une première partie, nous revenons sur le modèle de l’écosystème créatif des ICC, en insistant plus particulièrement sur le rôle des activités entrepreneuriales dans la diffusion des idées créatives. Dans une deuxième partie, nous présentons le cas, ainsi que la méthode d’analyse mobilisée. La troisième partie est consacrée à une présentation des résultats. La quatrième partie discute ces résultats et conclut.

1. Cadre conceptuel

1.1. Le modèle de l’écosystème créatif : la circulation des idées créatives par l’intermédiaire du middleground

Dans cette recherche, nous nous appuyons sur le modèle de l’écosystème créatif développé par Cohendet, Grandadam et Simon (Cohendet, Grandadam et Simon, 2009 ; Cohendet, Grandadam, Simon et Capdevila, 2014 ; Grandadam, Cohendet et Simon, 2013 ; Sarazin, Cohendet et Simon, 2017). Dans ce modèle, les processus créatifs se produisant au sein de l’écosystème ne se réduisent pas aux activités d’innovation menées au sein des firmes existantes. En référence aux réflexions de Florida (2005), il convient de considérer que les processus créatifs reposent sur les interactions entre des acteurs de différents niveaux : l’upperground, le middleground et l’underground.

L’upperground concerne l’ensemble des acteurs publics et privés considérés comme institutionnels (Simon, 2009). Il s’agit du niveau privilégié pour la valorisation économique des innovations, qu’elles soient technologiques, immatérielles ou organisationnelles, passant notamment par leur mise en marché. Se retrouvent là les institutions traditionnelles (gouvernements, collectivités, organismes de formation et de recherche), mais aussi les entreprises de droit commercial, comme des labels à but lucratif, parmi lesquels les majors et leurs filiales, et les grands médias. En outre, dans le cadre des ICC, les consommateurs finaux occupent une place importante, ces derniers étant une partie prenante forte des processus créatifs (Becker, 1984).

L’underground regroupe des acteurs créatifs individuels : artistes amateurs et personnes créatives (Fisher et Amabile, 2011) qui contribuent au bouillonnement créatif à l’origine des nouvelles idées. Ce niveau se caractérise par des activités créatives, artistiques et culturelles, se déroulant en dehors de toute organisation liée à une activité économique, voire ayant lieu « dans les garages ». L’underground inclut, par exemple, des artistes et collectifs artistiques (groupes de musique, collectifs de street art [art urbain], etc.) pratiquant une activité créative à titre privé et confidentiel. À l’inverse de l’upperground, la logique marchande y est absente, au bénéfice éventuel de logiques économiques basées sur la réciprocité. Les pratiques culturelles et créatives menées dans l’underground s’affranchissent donc des contraintes marchandes et bénéficient d’une plus grande latitude pour l’expérimentation. Certains acteurs défendent même des utopies ou de nouvelles visions de la société[2]. Les activités qui y sont menées privilégient l’exploration au sens de la recherche, l’expérimentation et la prise de risque (March, 1991). La contrepartie de cette autonomie créative réside dans la difficulté de valoriser économiquement les idées créatives.

Le middleground agrège les idées créatives provenant de l’underground. Il forme un « sas » de circulation des idées créatives développées dans le cadre des activités d’exploration de l’underground en vue de leur valorisation économique au sein de l’upperground (Sarazin, Cohendet et Simon, 2017). Le middleground se caractérise, à l’instar de l’upperground, par la dimension collective des activités cognitives qui y sont menées (Mehouachi et al., 2017). Ainsi, la diffusion des idées créatives se produit à l’occasion d’interactions entre agents économiques, que l’on définira dans la section suivante comme étant des activités entrepreneuriales. À cette fin, Sarazin, Cohendet et Simon (2017) détaillent quatre mécanismes du middleground rendant possibles ces interactions : les lieux, les espaces, les événements et les projets. Les lieux et les espaces forment des plateformes respectivement physiques (maisons d’artistes, fab labs, studios d’enregistrement) et cognitives (entreprises de très petite taille, notamment sous statut associatif, comme des labels indépendants, communautés épistémiques et de pratique). Elles constituent le cadre de ces interactions (Leslie et Rantisi, 2017). La circulation des idées se manifeste également à l’occasion d’événements ponctuels, comme des concours de design (Dechamp et Szostak, 2016) ou des festivals de musique (Salaun, Fulconis et Fabbe-Costes, 2016). Enfin, les projets, tels que les enregistrements d’albums, sont des espaces projectifs qui permettent aux différentes personnes d’aligner leurs visions, de partager leurs expériences (Grandadam, Cohendet et Simon, 2013).

Nous retenons ici trois points principaux. Premièrement, le modèle de l’écosystème créatif appliqué aux ICC a pour intérêt de mettre en exergue l’existence de différents niveaux économiques en interaction, ce qui rend compte de l’existence de différents types d’acteurs individuels et collectifs, mus par des rationalités différentes : objectifs artistiques, politiques, commerciaux, etc. Deuxièmement, le middleground joue un rôle unique, puisqu’il donne la possibilité aux idées de l’underground de circuler vers les acteurs de l’upperground. Troisièmement, si les recherches actuelles commencent à montrer comment les lieux, espaces, événements et projets contribuent à la circulation de ces idées, elles restent encore discrètes sur la manière de les activer concrètement, permettant ainsi aux idées de l’underground de circuler vers l’upperground. Afin de combler ce manque de la littérature, nous proposons d’étudier le rôle joué par les activités entrepreneuriales menées au niveau du middleground, ce qu’il convient dès lors de préciser sur le plan conceptuel.

1.2. Les activités entrepreneuriales : un rôle d’intermédiation au niveau du middleground

Dans cette recherche, nous cherchons à comprendre comment les activités entrepreneuriales au niveau du middleground contribuent à la circulation des idées au sein des écosystèmes créatifs. À cette fin, nous mettons en avant la fonction d’intermédiation que les entrepreneurs peuvent être amenés à accomplir. Dans un premier temps, nous revenons sur notre conception des activités entrepreneuriales pour ensuite préciser ce que l’on entend par « l’intermédiation ».

L’approche de l’entrepreneuriat par l’activité nécessite ici d’adopter une approche renouvelée de l’entrepreneuriat sur plusieurs aspects (Germain et Jacquemin, 2017). Premièrement, il s’agit ici de produire de la nouveauté dans les ICC. L’activité dépasse dès lors l’approche plus classique de l’entrepreneuriat, qui se focalise essentiellement sur la dimension économique et marchande (Swedberg, 2006 ; Emin et Guibert, 2017 ; Albinsson, 2018). Deuxièmement, l’organisation n’est pas seulement soumise à son environnement, mais participe aussi à son changement (Sarasvathy, Dew, Read et Wiltbank, 2008). Et même s’il n’est pas question de modèles d’affaires et de rentabilité des investissements, il s’agit bien d’entrepreneuriat (Johannisson, 2011). À cet égard, Swedberg (2006, p. 249) souligne : « L’artiste authentique […] devrait probablement être approché sur un plan conceptuel comme un entrepreneur ; et tout comme l’entrepreneur économique a ses copieurs et ses suiveurs, l’artiste en a aussi. L’artiste et l’entrepreneur sont tous deux dynamiques, actifs et énergiques et font preuve de qualités de leadership, tandis que leurs adeptes sont passifs et statiques et acceptent les choses comme elles sont[3]. »

Ces spécificités nous amènent à approcher l’entrepreneuriat suivant la théorie de l’effectuation (Sarasvathy, 2001 ; Dutraive, Szostak et Tiran, 2018). Elle opère une distinction entre deux approches entrepreneuriales. Selon l’approche causale, qui a été traditionnellement retenue en économie et gestion, les objectifs sont considérés comme déterminés a priori et l’activité entrepreneuriale se concentre sur la sélection et la mobilisation des moyens permettant de les atteindre. Selon l’approche effectuale, les objectifs ne sont en principe pas déterminés. L’activité entrepreneuriale part des moyens (idées, ressources, environnement, etc.) disponibles et cherche à identifier et à sélectionner les objectifs atteignables compte tenu de ces moyens.

À l’instar d’autres théories relevant d’une conception processuelle de l’entrepreneuriat (Steyaert, 2007), la théorie de l’effectuation se fonde sur les notions de mouvement, de devenir (Germain et Jacquemin, 2017). Fisher (2012) rappelle, en outre, que l’approche effectuale se retrouve plus particulièrement dans des environnements instables et incertains, ce qui est caractéristique des ICC. En effet, la capacité de transgresser les limites imposées par le cadre institutionnel existant y est encouragée et soutenue (Hjorth, 2017). Ensuite, les activités effectuales sont susceptibles de donner lieu à la formulation d’idées radicalement nouvelles par des recombinaisons inédites des ressources disponibles (Héraud et Muller, 2017). De plus, les ICC sont caractérisées par une production prototypique, unique et singulière. À cette fin, elles privilégient des organisations très flexibles et temporaires (Chiapello, 1997 ; Menger, 2009 ; Salaun, Fulconis et Fabbe-Costes, 2016).

Si les activités entrepreneuriales peuvent être à l’origine des idées créatives, elles peuvent aussi former un support à leur circulation et ce point nous semble trop peu développé dans le modèle de l’écosystème créatif. En effet, la circulation des idées y est principalement décrite comme le fait des communautés épistémiques et de pratique (Cohendet, Parmentier et Simon, 2017). Or, les mécanismes du middleground (lieux, espaces, événements, projets) donnent à voir de nombreux exemples où cette circulation est initiée et portée dans le cadre de démarches entrepreneuriales. En particulier, dans le cadre de l’émergence de nouveaux courants artistiques, les entrepreneurs peuvent être à l’initiative de nouveaux espaces et lieux venant, éventuellement, se substituer aux précédents (Cohendet, Simon, Sole Parellada et Valls Pasola, 2009). Par exemple, des démarches entrepreneuriales, comme celles des labels Blue Note pour le jazz hard bop (Grandadam, 2008) ou Sun Records pour le rock (Pirenne, 2011), sont considérées comme des espaces cognitifs ayant joué un rôle essentiel dans la diffusion des idées créatives de ces deux genres musicaux. De cela, nous retenons que les activités entrepreneuriales peuvent aussi jouer un rôle d’intermédiation.

Concernant ce rôle, l’approche de Howells (2006, p. 720) est généralement retenue dans la littérature. L’intermédiation désigne « une organisation agissant comme agent ou courtier dans tout aspect du processus d’innovation entre deux ou plusieurs parties[4] ». Dans le cas des ICC, nous considérons que le rôle d’intermédiation des activités entrepreneuriales consiste à activer les différents mécanismes du middleground (lieux, espaces, événements, projets), ce qui peut procéder d’une exploitation des contingences auxquelles les entrepreneurs font face, ainsi que des ressources, dont ils disposent, suivant une approche effectuale de l’entrepreneuriat.

En outre, le rôle d’intermédiation s’opère à un niveau relationnel (Muller et Tanguy, 2019). Nous distinguons deux possibilités :

  1. L’intermédiaire occupe un rôle de tertius gaudens (Padgett et Ansell, 1993). Il y est question de sélectionner et de mettre en relation des acteurs socialement distants et dont les ressources et connaissances peuvent être complémentaires, mais absentes localement. Ceci signifie pour notre recherche que les activités entrepreneuriales permettent de sélectionner les acteurs porteurs d’idées créatives socialement distants et de les amener à interagir (par exemple, dans le cadre d’un studio d’enregistrement).

  2. L’intermédiaire occupe le rôle de tertius iungens (Obstfeld, 2005). Il s’agit ici de contribuer à la densification du réseau social local, permettant une augmentation des niveaux de confiance entre les acteurs et une plus grande fluidité des coordinations au sein d’un groupe social, ou par extension, au sein d’un écosystème créatif.

Enfin, les intermédiaires peuvent jouer le rôle de brokers ou médiateurs (Muller et Tanguy, 2019). Selon cette perspective, ils contribuent à faciliter la circulation des connaissances et des ressources (Morrison, 2008) et, donc, des idées créatives.

Forts de ces considérations conceptuelles, nous souhaitons comprendre comment ce rôle est concrètement rempli par les activités entrepreneuriales d’un écosystème créatif. À cette fin, nous explorons un écosystème créatif de l’industrie musicale, en nous focalisant sur les activités entrepreneuriales qui sollicitent les mécanismes du middleground. Ce cas porte sur le développement du rock expérimental allemand durant une période allant des années soixante aux années quatre-vingt, communément appelé « krautrock »[5].

2. Méthodologie

L’écosystème créatif à l’étude dans cet article est celui du krautrock. Il s’agit d’un courant musical présentant la particularité d’avoir eu une influence déterminante sur l’évolution des esthétiques musicales à compter de la fin des années soixante-dix, alors que rares sont ses artistes à avoir eu un succès commercial significatif[6]. Ceci pose dès lors la question des mécanismes par lesquels les idées créatives sont parvenues à circuler au sein même de cet écosystème et vers d’autres écosystèmes associés aux musiques actuelles occidentales (hip-hop, rock, pop, musiques électroniques…), en particulier dans leurs creusets du Royaume-Uni et des États-Unis.

Pour instruire cette observation et, plus largement, notre question de recherche, une enquête exploratoire s’avère pertinente, dans la mesure où la littérature sur les ICC a, jusqu’à présent, peu abordé les modalités de circulation des idées créatives au sein d’un écosystème créatif. De plus, notre objectif étant de comprendre des interactions et d’analyser les modalités des actions des acteurs, nous choisissons de développer une enquête de nature qualitative (Dumez, 2016). En outre, comme l’écosystème étudié est aujourd’hui inexistant dans sa forme actuelle, nous avons choisi de fonder notre analyse sur des données historiques, qui sont de facto des données secondaires. Enfin, notre démarche est abductive (Charreire Petit et Durieux, 2014) : le cadre conceptuel nous permet de proposer des conjectures, que l’on met ensuite à l’épreuve en les confrontant à nos données, afin de proposer « le possible (ou l’impossible) » (Dumez, 2016, p. 192) de la circulation des idées créatives dans l’écosystème créatif par les activités entrepreneuriales. Dans ce sens, nous présentons dans les sections suivantes notre méthodologie de collecte et d’analyse de données, puis le cas étudié.

2.1. Méthode de recueil de données

La collecte de données a été menée en trois étapes avec pour objectif de trianguler les sources d’information et circonscrire au mieux l’écosystème créatif étudié. Dans une première étape, nous avons identifié les acteurs emblématiques, notamment les groupes, les artistes et les entrepreneurs, mais aussi les activités entrepreneuriales menées par leurs soins ou dont ils ont bénéficié. Pour cela, nous avons mené des investigations dans la littérature abordant le krautrock, notamment la littérature scientifique en histoire, sociologie et musicologie, des articles de la presse spécialisée complétés de fanzines, de webzines et de documentaires filmographiques[7]. Ont été considérés comme des entrepreneurs en lien avec le courant musical toute personne ayant fondé et/ou dirigé une structure dans le domaine culturel et des loisirs (studio d’enregistrement, entreprise de management artistique, label discographique), entreprise de média (maison de production d’émissions de télévision, presse écrite), bar ou salle de spectacle. Ont été aussi bien considérés comme des entrepreneurs des labels musicaux indépendants[8], que des directeurs de filiales de majors, dans le cas où ces dernières ont été établies dans le but de développer des groupes du courant.

Une deuxième étape a consisté à construire une base de données discographique des groupes identifiés en première étape sur une période allant de 1964 (correspondant au premier album publié) à 1989[9]. Cette base inclut des informations sur les personnes impliquées (musiciens, ingénieurs du son et techniciens). À cette fin, nous avons opéré une extraction de la base de données discographique du site internet discogs.com[10]. Elle recense uniquement les albums édités sous le nom du groupe concerné. Elle comporte, pour chaque album enregistré et édité sur la période, des informations sur le label d’édition, les lieux d’enregistrement, les artistes crédités (musiciens, producteurs et ingénieurs du son) et, si possible, les dates d’enregistrement ou à défaut, de première parution. Le tableau 1 fournit des données descriptives concernant notre base de données. Outre l’identification des artistes impliqués, elle nous a permis de construire le réseau de collaborations au sein du courant et, ainsi, de repérer les interactions entre acteurs ayant donné lieu à une activité entrepreneuriale, ancrant la réalité phénoménologique du courant (Guibert, 2012 ; Becker, 1984).

Dans une troisième étape, nous avons effectué des recherches biographiques sur les personnes identifiées précédemment (nationalité d’origine, statut d’entrepreneur, faits et accomplissements significatifs). Ceci a permis de compléter et de préciser la liste des entrepreneurs construite auparavant. Une fois cette liste établie, nous avons effectué de nouvelles recherches auprès de médias divers (magazines et webzines spécialisés, fanzines en ligne), ainsi que, si possible, les sites internet des personnes et structures concernées. L’objectif était de compléter, croiser et vérifier les informations biographiques liées à leur activité entrepreneuriale et, notamment, leur lien avec le krautrock (Annexe 1).

Au final, cette collecte nous permet, par l’analyse de ces données secondaires, de circonscrire l’écosystème du krautrock en identifiant les activités entrepreneuriales activant les quatre mécanismes du middleground (lieu, espace, événement et projet), et qui ont donc été codées en référence à ces mécanismes.

Tableau 1

Données descriptives de notre échantillon concernant les groupes et entrepreneurs en lien avec le krautrock (période 1964-1989)

Données descriptives de notre échantillon concernant les groupes et entrepreneurs en lien avec le krautrock (période 1964-1989)

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2.2. Méthode d’analyse des données

Les données collectées ont fait l’objet d’une analyse en deux temps. Premièrement, l’analyse a été réalisée au niveau méso, c’est-à-dire au niveau du secteur d’activité étudié, en l’occurrence les musiques actuelles, pour comprendre le krautrock au plan culturel et les activités entrepreneuriales menées au niveau du middleground. Nous avons alors mobilisé la grille proposée par Guibert (2012), distinguant scène vécue (un lieu d’interactions et une écologie artistique) et scène perçue (une construction opérée par des acteurs externes). L’objectif était de confirmer l’existence de la réalité phénoménologique du courant musical et l’intensité des interactions entre les acteurs. Dans cette optique, nous avons utilisé les outils d’analyse de réseaux (Borgatti, Everett, et Freeman, 2002) pour identifier les collaborations artistiques. Le réseau est constitué de noeuds, représentant les groupes et artistes identifiés à la suite de notre étude documentaire. Ces groupes sont liés entre eux dès qu’un artiste de l’un a collaboré sur l’album d’un autre. La construction de ce réseau nous permet de vérifier le fait que les artistes et groupes du courant montrent un comportement relationnel particulier et, dès lors, de vérifier l’existence d’interactions entre les acteurs[11].

Deuxièmement, l’analyse s’est concentrée sur les activités entrepreneuriales identifiées précédemment, que l’on a analysées au travers des quatre mécanismes spécifiques du middleground (Sarazin, Cohendet et Simon, 2017). Hormis sa dimension temporelle, notre analyse des activités d’intermédiation menées par les entrepreneurs a donné lieu à une codification qui suit trois dimensions :

  • une première dimension concerne les activités entrepreneuriales suivant le type de mécanisme de circulation des idées créatives activé (création de lieu, d’espace, de projet ou d’événement) ;

  • une deuxième dimension se rapporte au type d’intermédiation associé à l’activité entrepreneuriale. Il peut s’agir d’une activité de codification et de combinaison des idées créatives, de densification du réseau interne au courant (rôle de tertius iungens), de liaison avec des réseaux artistiques externes au courant (rôle de tertius gaudens), de régulation dans la diffusion des idées (rôles de gatekeeping/brokering) ou d’activation de la proximité géographique ;

  • une troisième dimension se réfère au niveau de l’écosystème vers lequel est destinée l’activité entrepreneuriale du middleground : soit elle se limite à ce dernier, soit elle est en lien avec l’upperground.

L’objectif de cette analyse est de différencier les différentes activités et de comprendre quels étaient les mécanismes sociaux ayant rendu possible la circulation des idées créatives dans l’écosystème créatif du krautrock et, éventuellement, auprès d’autres écosystèmes créatifs, qu’il s’agisse d’autres courants musicaux ou de nouvelles localisations géographiques.

3. Résultats

Nous présentons deux niveaux de résultats. Le premier niveau de résultats montre que la génération et la circulation des idées au sein de l’écosystème créatif du krautrock reposent sur des interactions fortes entre les acteurs, qui se sont traduites par des activités entrepreneuriales nombreuses, dans un contexte socioculturel spécifique. Ces résultats permettent en outre d’ancrer la réalité phénoménologique du courant. Le second niveau de résultats vise à mieux appréhender les facteurs sous-tendant ces interactions et, plus globalement, la dynamique du middleground de l’écosystème créatif. En particulier sont discutés le rôle joué par les activités entrepreneuriales et leur évolution au fil du temps.

3.1. La circulation des idées créatives est rendue possible par des interactions fortes et denses entre les acteurs de l’écosystème créatif du krautrock[12]

Le krautrock se réfère à un courant musical de musiques rock, folk et électroniques indépendantes et expérimentales, qui s’est développé essentiellement en ex-RFA entre la fin des années soixante et les années quatre-vingt. Il n’a bénéficié que d’un succès commercial modeste durant sa période d’apogée, fixée au milieu des années soixante-dix. Il a néanmoins joué un rôle essentiel dans le développement de nombreux genres musicaux de la seconde moitié des années soixante-dix et à partir des années quatre-vingt (Encadré 1).

Bien que prenant des formes esthétiques très variées, la particularité du krautrock repose sur plusieurs principes partagés qui forment une épistémè (Cohendet, Grandadam, Mehouachie et Simon, 2018) fournissant la base de la formation et de la circulation des idées créatives au sein de l’écosystème :

  • le principe fondamental partagé par les artistes et groupes repose sur l’affirmation politique d’une identité artistique allemande moderne. L’enjeu essentiel est de produire une musique actuelle se démarquant des expressions formelles prévalant dans les musiques pop et rock anglo-saxonnes (Adelt, 2016 ; Brown, 2017). De ce principe fondamental découlent les principes suivants ;

  • une remise en cause de l’importance de la composante mélodique de la musique au bénéfice de sa composante rythmique. Ce faisant, à l’instar des compositeurs de musique minimaliste (Terry Riley, John Cage…), dont ils sont contemporains, les musiciens de krautrock ont remis en cause un des fondements des musiques occidentales depuis la période de la Renaissance (Nattiez, 2003) ;

  • une pratique d’expérimentation avec des instruments de musique alternatifs aux instruments emblématiques des musiques pop et rock : instruments de musique traditionnels occidentaux ou orientaux, instruments de musique électroniques ;

  • des structures de morceaux de musique alternative à la structure dominante basée sur la succession entre introduction/couplets/refrains/pont/conclusion et l’usage de gammes et d’échelles harmoniques alternatives ;

  • une approche de la musique par projets, dont les parties prenantes pouvaient varier, alors que l’organisation dominante de la pop et du rock des années soixante reposait sur des groupes de composition relativement fixe dans le temps. Ces projets faisaient partie d’une démarche artistique globale, héritée de la notion allemande de Gesamtkunstwerk.

La circulation des idées reposait sur des interactions fortes entre les artistes et groupes de musique. L’analyse de réseau menée sur les données collectées formant notre base de données (Figure 1) montre que les artistes témoignent de pratiques de collaboration soutenues : le niveau de connexité est élevé (seuls cinq groupes ne sont pas rattachés au réseau principal), tout comme la densité mesurée des liens (0,34). De cette analyse de réseau, nous comprenons que les activités entrepreneuriales menées ont permis aux acteurs d’interagir fortement et, ainsi, de faire circuler les idées : elles ont joué un rôle d’intermédiation. Notre question concerne à présent l’identification des mécanismes mobilisés pour y parvenir.

3.2. Le rôle de l’activité entrepreneuriale dans la circulation des idées créatives au sein de l’écosystème du krautrock, une perspective dynamique

Une première analyse bibliographique et des données discographiques nous amènent à comprendre que la circulation des idées créatives dépend de la position au sein du cycle de vie de l’écosystème créatif du krautrock. Nous distinguons trois phases de son histoire telles qu’elles ont été mises en avant dans différents travaux historiographiques (Deshayes, 2007 ; Simmeth, 2016), avec l’activation de différents mécanismes du middleground : les lieux et les événements (deuxième moitié des années soixante), une phase d’émergence et d’accès à l’upperground par une popularisation auprès du grand public (1971-1978) et un retour à l’underground (1979-1989).

Figure 1

Représentation du réseau de collaborations entre groupes/musiciens de krautrock sur la période 1964-1989

Représentation du réseau de collaborations entre groupes/musiciens de krautrock sur la période 1964-1989

Légende : les liens rendent compte des collaborations entre musiciens de groupes différents dans le cadre de l’enregistrement d’albums. L’épaisseur des liens est proportionnelle au nombre de collaborations. Représentation effectuée avec Netdraw, suivant la méthode du multi-dimensional scaling.

Borgatti, Everett et Freeman, 2002

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3.2.1. Les lieux locaux puis les événements comme premiers mécanismes activés pour la circulation des idées créatives de l’underground vers le middleground (1965-1970)

Au cours de cette période, l’essentiel des activités entrepreneuriales a pour effet de développer des lieux et des événements. En suscitant une proximité, tant permanente, en permettant aux groupes d’accéder à des salles de répétition et de concert, que temporaire, au travers de l’organisation de festivals (Torre, 2008), ils forment une condition nécessaire au développement d’interactions entre les artistes situés au sein de l’underground. Ceci participe à un premier travail de structuration du middleground. Plusieurs lieux sont associés à des espaces de proximité géographique permanente, fournissant des opportunités d’interaction entre les groupes musicaux, ainsi qu’entre ces derniers et un public de niche, constitué d’artistes et d’amateurs d’expérimentations artistiques (Esch, 2016) (Encadré 2).

En outre, bien que dispersés sur le territoire de la RFA, les groupes de krautrock avaient l’habitude de se rencontrer lors de petits festivals qu’ils organisaient. Un événement en particulier a permis de déclencher un début de reconnaissance du courant vis-à-vis d’un public plus large, initiant une première incursion des idées du krautrock du middleground vers l’upperground[13], que nous retrouverons durant la période suivante. Il s’agit du Festival international de musique d’Essen (ou Internationale Essener Songtage), qui s’est tenu en septembre 1968. En rassemblant plus de 40 000 spectateurs, il s’agit de la première manifestation d’importance impliquant des groupes de krautrock.

Malgré la relative disparité dans les profils des entrepreneurs impliqués (artistes de musique expérimentale, compositeurs de musique contemporaine, critiques rock), il peut être noté l’importance de la mobilisation des ressources immatérielles à disposition, en vue d’activer le potentiel des lieux et des événements. Ces ressources sont tant liées à leur réputation propre du fait de leur position de leaders locaux (Filippi et Muller, 2013) au sein de la scène musicale berlinoise, qu’à leurs réseaux professionnels et personnels (Encadré 3). Par-là, les activités entrepreneuriales contribuent à mettre en relation des personnes et groupes de personnes socialement éloignés (Padgett et Ansell, 1993) et jouent donc un rôle d’intermédiation de type tertius gaudens.

Au final, lors de cette première période, les idées créatives circulent par le middlegroundvia des activités entreprises activant deux mécanismes principaux : les lieux et les événements. En outre, le fait que les entrepreneurs mobilisent des ressources (matérielles, de réputation…) directement disponibles et que la contribution des lieux et événements au développement du courant n’apparaisse qu’a posteriori (Sarasvathy et Germain, 2011) permet de conclure que les démarches entrepreneuriales privilégiées ont été d’ordre effectual. La densification des relations nouées entre les acteurs de l’écosystème les amène ensuite à davantage développer des activités en les liant avec les deux autres mécanismes : les espaces et les projets.

3.2.2. Une diversification des lieux, le développement des espaces et des projets pour favoriser la circulation des idées créatives vers l’upperground national et international (1971-1978)

Cette deuxième période est marquée, dans un premier temps, par une diversification des lieux. À côté des lieux de spectacle et de répétition, les studios jouent un rôle croissant, non seulement en tant que lieux d’enregistrement, mais aussi comme lieux d’interaction. Ceci favorise l’activation des espaces cognitifs du middleground en vue de la mise en cohérence des principes sous-jacents aux idées créatives. Par exemple, Conny Plank et Dieter Dierks, des producteurs et ingénieurs du son ayant fondé leurs propres studios d’enregistrement, ont développé des « textures » sonores, mélangeant instruments analogiques (guitares, batteries), électroniques (synthétiseurs) et rythmiques (le « motorik ») distinctives. Cela était rendu possible grâce à des décisions de ces entrepreneurs à deux niveaux :

  • leur implication dans les étapes de production artistique : suggestions d’arrangement, voire de composition musicale, choix de production par l’introduction d’effets sonores ou par des pratiques d’enregistrement particulières, choix de mixage, etc. ;

  • l’implantation des studios dans des localités relativement isolées où la pratique habituelle est de mener de manière simultanée les sessions d’enregistrement de plusieurs groupes. La conséquence est que ces derniers, en « vivant chez l’habitant » durant plusieurs jours, sont amenés à interagir avec d’autres groupes. Cette décision entrepreneuriale a contribué à densifier le réseau social, à la manière d’un tertius iungens, favorisant la circulation des idées vers l’upperground.

En outre, l’activité entrepreneuriale liée à l’organisation des premiers festivals et au Zodiak Free Art Lab durant la première période constituait une première étape de la formation d’un espace cognitif cohérent, ce que l’on peut qualifier de « épistémè » en référence à Capdevila, Cohendet et Simon (2017). L’activation de ce mécanisme devient de plus en plus significative au cours de la deuxième période, car les idées créatives de l’underground se développent davantage. Les activités de programmation des concerts et autres événements deviennent dès lors essentielles. Elles s’apparentent à une activité de type gatekeeping en sélectionnant, mettant en cohérence et traduisant les idées créatives, afin qu’elles puissent être compréhensibles et réutilisées par les autres acteurs de l’écosystème. La programmation est en somme un premier travail concourant à la mise en place de conventions de qualité permettant de délimiter les contours artistiques et procéduraux du krautrock.

L’activité entrepreneuriale des studios contribue également à la formation de ces espaces cognitifs. Par exemple, les studios de Conny Plank et Dieter Dierks se spécialisent chacun dans la production d’esthétiques particulières : une esthétique « industrielle » basée sur une répétition rythmique pour Plank et une esthétique « cosmique », psychédélique, pour Dierks. Ceci se traduit par l’activation d’un autre mécanisme qui est le projet, en l’espèce, l’enregistrement d’albums[14]. Au final, l’ensemble de ces activités entrepreneuriales contribue à la circulation des idées créatives de l’underground vers l’uppergroundvia des lieux variés ou le développement d’espaces singuliers par une programmation sélective et le montage de projets comme les albums.

Cette deuxième période est aussi marquée par une attention croissante des acteurs de l’upperground pour le krautrock : grandes maisons de disque (majors et grands labels indépendants) et grands médias. Plusieurs grands labels décident d’investir ce courant, le plus souvent au travers de filiales spécialement créées, pour des raisons d’ordre stratégique. En effet, ce sont des structures légères, souvent spécialisées dans une esthétique musicale particulière. Elles ont pour but d’investir le middleground associé à cette esthétique et, en particulier, des projets d’enregistrement d’albums de certains artistes du krautrock en vue d’une éventuelle intégration ultérieure au sein d’une major (Curien et Moreau, 2006). Au niveau des indépendants, nous notons que la création des principaux labels (Brain Records, Kosmische Kurriere, Ohr Musik) et filiales (Pilz, filiale de BASF, Liberty, filiale de United Artists) a été généralement le fait d’entrepreneurs ayant une expérience importante dans l’upperground : ils ont ainsi exploité cette ressource immatérielle qu’est leur réseau professionnel (Encadré 4).

Concernant les grands médias, plusieurs d’entre eux au plan national ont manifesté un intérêt croissant pour les musiciens et groupes du courant, sous l’impulsion d’entrepreneurs travaillant dans d’autres secteurs des ICC, en l’occurrence la télévision et le cinéma. Certains groupes ont eu d’ailleurs l’opportunité de se produire lors d’émissions télévisées de grande écoute. Ils ont aussi été sollicités pour composer la musique de téléfilms, séries télévisées et films[15]. Ces entrepreneurs, fondateurs de labels, producteurs et cinéastes, tenaient le rôle d’acteurs amphibiens (Patriotta et Hirsch, 2016), mettant à profit leur légitimité dans l’upperground pour développer, par la multiplication de projets de natures diverses (enregistrement et commercialisation d’albums, retransmission de reportages et émissions de télévision, films) et des interactions avec les acteurs du middleground. En d’autres termes, ils agissaient à la manière de tertius gaudens, reliant les réseaux du middleground et de l’upperground. Ces relations permettaient de créer des espaces cognitifs en vue de la remontée des idées créatives.

Suivant un modèle similaire, les idées créatives du courant ont circulé à une échelle internationale grâce à la signature d’artistes avec des labels pour des projets d’album et l’organisation d’événements (Encadré 5). Ces activités ont eu pour conséquence de renforcer les espaces cognitifs du middleground par le biais d’un travail de sélection et de diffusion des actions créatives du krautrock.

Au final, les quatre mécanismes du middleground sont activés, mais de manières différentes. Les lieux, activés dès l’émergence de cet écosystème créatif, se sont diversifiés ; les événements se sont enrichis de ceux initiés par l’upperground lui-même, tout comme les projets et les espaces, qui deviennent des mécanismes significatifs de la circulation des idées créatives au sein de l’écosystème du krautrock. En outre, les entrepreneurs de l’écosystème adoptent des approches différentes dans leur activité. Les entrepreneurs du middleground semblent privilégier une approche effectuale, comme l’illustrent les activités de gatekeeping pratiquées par les organisateurs de festivals ou les esthétiques musicales auxquelles sont associés les studios Dierks et Plank. De leur côté, les entrepreneurs de l’upperground (grands labels et médias) et internationaux semblent privilégier une approche causale. L’objectif de leur activité est de populariser et/ou de retirer une valeur économique des idées créatives générées par les acteurs des niveaux inférieurs, par le biais de projets (enregistrement et commercialisation d’albums) ou d’événements (organisation de concerts et festivals, émissions télévisées…).

3.2.3. Une diminution de l’activation des mécanismes du middleground, d’où un déclin de la circulation des idées créatives (1979-1989)

Cette troisième période est caractérisée par un déclin marqué de la dynamique collective de l’écosystème créatif du krautrock. L’analyse montre que deux raisons expliquent cette diminution de l’activation des mécanismes du middleground : (i) une baisse du soutien de l’upperground pour les activités du middleground et (ii) un affaiblissement de l’activation des mécanismes du middleground.

Si cette période est caractérisée par une activité entrepreneuriale relativement dynamique au niveau des petits labels indépendants situés dans le middleground, le lien avec et le soutien de l’upperground se distend. Les grandes maisons de disque et grands médias rechignent à renouveler les contrats de la plupart des artistes, en raison d’un intérêt exprimé pour d’autres courants musicaux émergents, parmi lesquels les musiques punk à partir de 1977, puis new-wave et post-punk à compter de 1979. Les agents amphibiens, intermédiaires entre le middleground et l’upperground, qui peuvent être des responsables de labels et de médias, sont impliqués dans de nouveaux projets en lien avec d’autres écosystèmes créatifs.

En outre, l’activation des mécanismes du middleground connaît un affaiblissement très net. De nombreux musiciens et producteurs artistiques du krautrock se concentrent sur des projets en relation avec des artistes étrangers, principalement britanniques, de différents genres musicaux, relevant du rock, des musiques électroniques ou du jazz. Leur rôle d’intermédiation au sein du middleground local s’en trouve de ce fait pénalisé au profit d’autres écosystèmes créatifs. Ainsi, les producteurs Conny Plank et Dieter Dierks ne se sont que peu impliqués dans les activités entrepreneuriales du krautrock durant la période. De 1977 jusqu’à son décès, en 1987, Conny Plank a essentiellement travaillé avec des groupes britanniques représentant des genres new-wave et post-punk (Ultravox, Eurythmics…). Pour sa part, Dieter Dierks s’est spécialisé dans la production de groupes de heavy métal allemands (Scorpions, Accept…). De la même manière, plusieurs musiciens ont initié des collaborations avec des artistes d’écosystèmes créatifs d’autres genres et/ou d’autres nationalités. De ce fait, leurs activités entrepreneuriales donnent lieu à une intermédiation de type « brokers » de connaissances, essentiellement tournée vers d’autres écosystèmes créatifs.

Enfin, la plupart des groupes signent des contrats avec des labels indépendants, souvent étrangers, nouvellement créés et spécialisés dans des esthétiques musicales particulières (électronique, industrielle, new age). Or, ces entrepreneurs de labels sont peu impliqués dans les mécanismes du middleground du krautrock, ce qui limite l’activation desdits mécanismes via des activités entrepreneuriales spécifiques. En outre, certains groupes et artistes développent à leur tour leurs propres labels dans l’objectif d’éditer et de préserver, par le biais de rééditions régulières, leur propre oeuvre ainsi que celles de musiciens partageant la même esthétique. Néanmoins, leur activité entrepreneuriale contribue, soit à recombiner des connaissances pour développer des épistémès très spécifiques (musiques industrielles, new age…), soit à continuer à favoriser la circulation des idées créatives en direction de marchés de niche.

Ainsi, les activités entrepreneuriales menées au cours de cette période suivent, pour l’essentiel, une approche causale. L’analyse des données montre que les artistes et entrepreneurs de l’écosystème cherchent à valoriser les idées par le biais de collaborations, plus souvent ponctuelles, avec des artistes et des labels internationaux, suivant des objectifs généralement établis a priori : autonomie créative et captation de valeur économique, préservation d’un patrimoine artistique.

Ces trois périodes montrent dès lors que la circulation des idées créatives active bien les mécanismes du middlegroundvia des activités entrepreneuriales spécifiques, ce qui traduit les interactions fortes et denses entre les acteurs. En revanche, cette circulation change de forme au fil du temps, ce qui laisse entendre que certains mécanismes seraient plus pertinents au début de l’existence de l’écosystème, tandis que d’autres viendraient les renforcer. Ces résultats nous conduisent à présent à proposer des pistes de discussion, avant de conclure.

Discussion et conclusion

Les résultats présentés dans la section précédente suggèrent plusieurs pistes de réflexion, susceptibles d’inspirer les chercheurs et les acteurs socioéconomiques désireux de développer et soutenir les ICC. Un premier type de pistes concerne l’évolution des écosystèmes créatifs et le rôle d’intermédiation des entrepreneurs. Nos résultats mettent en avant le fait que, selon les périodes du cycle de vie de l’écosystème créatif se rapportant au krautrock, les mécanismes du middleground qui sont activés, sont différents (Tableau 2).

Tableau 2

Présentation analytique des résultats relatifs à l’activation des mécanismes du middleground pour la circulation des idées créatives du krautrock

Présentation analytique des résultats relatifs à l’activation des mécanismes du middleground pour la circulation des idées créatives du krautrock

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Chaque période est caractérisée par la mobilisation et l’activation de mécanismes spécifiques par les entrepreneurs, chacun ayant une fonction, mais aussi une portée géographique particulière. La première période voit l’activation de mécanismes de type lieux, à portée essentiellement locale. L’activation de ces lieux par le biais d’événements (concerts, festivals) favorise la circulation des idées créatives, grâce au middleground, à une échelle locale. La deuxième période voit, non seulement une diversification des mécanismes activés (les lieux et les événements), ainsi que leur localisation géographique, mais aussi le développement d’espaces cognitifs qui visent à enrichir et structurer le middleground, aussi bien au niveau local, qu’au niveau national. Ces espaces sont, à leur tour, activés au travers de projets (multiplication des enregistrements d’albums) et événements à portée nationale (reportages et émissions radiophoniques et de télévision). L’activation de l’ensemble des mécanismes du middleground permet, en outre, de mettre en cohérence les idées créatives du krautrock. En parallèle, se développent des interactions avec l’upperground ainsi qu’avec d’autres écosystèmes créatifs au travers de la création et de l’activation d’espaces dédiés, à portée externe. Enfin, la troisième période correspond à un affaiblissement de l’activation des mécanismes du middleground par des activités entrepreneuriales au profit d’autres écosystèmes qui, par l’activation des espaces précédents, bénéficient des idées créatives ayant circulé en son sein. Pour autant, cela témoigne de la circulation réussie des idées créatives du krautrock via les mécanismes du middleground vers d’autres écosystèmes. De ce fait, le type de mécanisme du middleground activé par une activité entrepreneuriale et son rôle d’intermédiation (proximité géographique, recombinaison de connaissances, intermédiation relationnelle) semble influencer la circulation des idées créatives, tant dans le sens underground-middleground, qu’upperground-middleground. De plus, à partir du moment où ces mécanismes sont considérés comme jouant un rôle d’intermédiation au sens d’« intermédiaires-objets » (De Vogeleer et Lescop, 2011), nous constatons leur action complémentaire sur la dynamique de l’écosystème d’innovation : ces mécanismes sont des dispositifs de coordination importants entre l’ensemble des acteurs, quel que soit leur niveau de rattachement dans l’écosystème. Cependant, pour jouer ce rôle d’intermédiation, il semble nécessaire que ces mécanismes soient activés par des intermédiaires-sujets (dans notre cas, des entrepreneurs et des artistes au sens de Swedberg [2006]). À notre connaissance, ce résultat tranche avec la littérature sur l’intermédiation, qui a tendance à considérer de manière séparée les deux catégories d’intermédiaires (objets et sujets), voire à les traiter comme des substituts (Leroux, Muller, Plottu et Widehem, 2014). L’activité entrepreneuriale comporte, en outre, une portée collective forte au sein de l’écosystème créatif. Cette activité contribue au développement et à l’activation des mécanismes du middleground nécessaires à l’enrichissement et à la structuration de ce même niveau au sein de l’écosystème. En somme, même si son caractère créatif n’est pas nécessairement présent (Dedehayir, Mäkinen et Ortt, 2018), l’action entrepreneuriale est à même de contribuer au développement de l’écosystème au travers d’une activité de coordination de ses acteurs. La valeur ainsi créée n’est pas réduite à sa dimension économique, mais elle vise davantage une valeur sociale et culturelle/créative, voire dans notre étude de cas, politique (une nouvelle vision de la société).

Un second type de pistes de réflexion a trait aux approches mobilisées pour les activités entrepreneuriales et à leur rôle sur l’évolution concomitante de l’écosystème créatif. De manière plus précise, cette dernière est associée à un glissement dans les approches entrepreneuriales. La première période est marquée par la domination de l’approche effectuale. Celle-ci peut être expliquée par le fait que l’écosystème est en phase d’émergence. Les niveaux d’incertitude associés, par exemple, à sa trajectoire et à son environnement, sont très élevés. De plus, la dynamique créative de cette période est caractérisée par un niveau de nouveauté élevé, au détriment de sa capacité de valorisation économique directe (Cohendet et Simon, 2015 ; Cohendet, Parmentier, et Simon, 2017). Néanmoins, la réorientation des processus créatifs en faveur d’une valorisation économique et la stabilisation de l’environnement de l’écosystème se traduisent par un déplacement vers une approche causale, qui devient ainsi prépondérante au cours de la dernière période. Ce parallèle constaté entre nouveauté/valorisation économique dans les processus créatifs d’une part et prépondérance des approches effectuale/causale d’autre part corrobore le résultat de Héraud et Muller (2017), comparant les capacités créatives individuelles et le type d’approche entrepreneurial. Il le complète aussi dans la mesure où notre article retrouve ce résultat au niveau de l’écosystème. Nous pouvons en conclure que le maintien des capacités créatives d’un écosystème dépend, non seulement, de sa capacité à faire circuler les idées, mais aussi à maintenir un équilibre entre approches causale et effectuale. Ce constat d’une prépondérance de l’approche causale au fil de l’évolution de l’écosystème trouve aussi un écho dans les résultats obtenus par An, Rüling, Zheng et Zhang (2020). En cherchant à mieux comprendre les interactions entre causation, effectuation et bricolage au niveau des entreprises, ces auteurs ont montré l’existence d’une transition dans les approches aboutissant à l’adoption d’approches causales au fil de leur croissance et du niveau de maturité des marchés. De ce fait, une recommandation managériale consisterait à insister sur le fait que le choix de l’approche entrepreneuriale doit tenir compte, non seulement du degré de maturité des marchés, mais aussi de celui de l’écosystème dans lequel l’entreprise s’insère.

En outre, notre étude suggère l’existence d’un lien entre l’approche entrepreneuriale privilégiée et la position de l’entrepreneur, ainsi que la cible de son activité au sein de l’écosystème créatif. En effet, une approche effectuale semble privilégiée lorsque l’activité entrepreneuriale concerne le middleground de l’écosystème. En revanche, l’approche causale semble prépondérante dès qu’elle émane ou est dirigée vers l’upperground de l’écosystème ou d’autres écosystèmes. L’approche effectuale peut être justifiée par le fait que les niveaux d’incertitudes quant à la capacité de valorisation économique des oeuvres sont plus importants. Les acteurs du middleground souhaiteraient préserver leur capacité ambidextre, combinant exploration (développement d’artistes portés vers l’expérimentation, etc.) tout en préservant une capacité d’exploitation de leurs ressources accumulées[16]. En outre, le choix d’une approche causale peut être dû au fait que, en écho au travail de Sarasvathy et al. (2008), l’environnement est moins contrôlable par l’entrepreneur, comme dans le cas d’autres écosystèmes créatifs ou plus prévisibles (et stable), comme cela l’est dans l’upperground.

Pour conclure, cet article montre le rôle d’intermédiation des activités entrepreneuriales dans la circulation des idées créatives au sein des écosystèmes créatifs. Ce faisant, il insiste sur les mécanismes alternatifs aux modèles de diffusion dépendant des médias de masse situés dans l’upperground, généralement mis en avant dans les ICC (Guibert et Hein, 2007). Notre article constitue un apport à la littérature sur les écosystèmes et territoires créatifs en y introduisant de manière explicite la littérature sur l’entrepreneuriat. Ceci permet de mieux percevoir le rôle joué par l’activité entrepreneuriale dans le développement des écosystèmes créatifs et de renforcer un point de contact avec la littérature sur l’entrepreneuriat, dans la mesure où, à notre connaissance, le rôle joué par les entrepreneurs n’y a été que peu abordé, et ceci, seulement au travers d’une approche descriptive de l’activité entrepreneuriale (Capdevila, Cohendet et Simon, 2017). Cet article fournit aussi un apport à plusieurs titres à la littérature sur l’effectuation. Premièrement, en pointant l’importance de la position des entrepreneurs dans l’écosystème créatif, il met en exergue un facteur complémentaire aux caractéristiques de l’environnement (Sarasvathy et Germain, 2011) dans le choix de l’approche entrepreneuriale et propose de considérer cette position de l’entrepreneur comme facteur discriminant entre approche causale et approche effectuale. Deuxièmement, en mettant en avant la fonction d’intermédiation de l’entrepreneur, notre recherche permet de mieux comprendre par quels mécanismes se matérialise cette capacité transformative.

Notre recherche peut, par ailleurs, donner lieu à différents types de prolongements qui, bien qu’esquissés, demanderaient à être validés par une comparaison avec d’autres cas d’écosystèmes dans les ICC. Le premier correspond à une meilleure compréhension des interactions temporelles et relationnelles entre les différents processus d’intermédiation et leurs liens avec le développement de l’écosystème créatif. Ainsi, si la fonction d’activation de la proximité géographique semble être prépondérante pour structurer l’underground et faire émerger un middleground, l’importance des autres fonctions d’intermédiation semble se jouer lors de phases ultérieures. En outre, il semblerait que chaque entrepreneur a tendance à se spécialiser dans un type de mécanismes. Ceci pose donc la question des bases de la légitimité de chacun pour tenir un rôle particulier et des caractéristiques individuelles associées. Enfin, bien que présente de manière sous-jacente à l’évolution du courant, nous n’avons pas traité du problème de la géographie des activités entrepreneuriales et de leur influence sur les dynamiques de diffusion des idées. Notre cas pressent une complémentarité entre les activités entrepreneuriales localisées dans différents niveaux géographiques (local, national, international) qui demanderait, toutefois, à être vérifiée.