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Introduction

L’entrepreneuriat, en Afrique, est essentiellement un entrepreneuriat de nécessité et à caractère informel. Les données récentes de l’étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2017) montrent que 2,4 millions d’emplois sont créés en Afrique par des entrepreneurs culturels et créatifs. Selon cette étude, 80 % des Africains considèrent l’entrepreneuriat comme une bonne opportunité de carrière. C’est le continent qui affiche la plus forte proportion d’adultes démarrant ou gérant une nouvelle entreprise, le plus souvent dans le secteur culturel et créatif. L’étude de Roland Berger (2018) indique également que près de 24 % des Africaines en âge d’exercer un emploi sont activement impliquées dans la création d’entreprises dans le secteur culturel et créatif. Un chiffre « impressionnant », d’après l’étude, puisqu’il dépasse de loin ceux annoncés pour d’autres régions du monde comme l’Asie du Sud-Est et le Pacifique.

Ces statistiques mettent en lumière le rôle important de ces entrepreneurs qui représentent des employeurs clés du continent africain où, de manière générale, l’entreprise est considérée comme un moyen d’améliorer le quotidien des populations (Temple et al., 2017).

Ainsi, face au chômage, les jeunes font preuve de beaucoup d’énergie et de créativité. Leurs talents sont des atouts pour le développement de l’entrepreneuriat culturel et créatif et pour la promotion des savoirs, des savoir-faire et de la culture traditionnelle africaine.

Depuis quelques années, nous observons, en effet, une augmentation significative des petites entreprises culturelles et créatives qui contribuent au développement de l’économie nationale. En participant activement à la croissance économique nationale, ces entrepreneurs concourent à la valorisation des richesses culturelles, à la création d’emplois et au développement humain et social (Hausmann et Heinze, 2016).

La notion d’industrie culturelle et créative connaît aujourd’hui un fort engouement sur la scène internationale. Considérée comme une source décisive d’avantages compétitifs et un moteur de l’économie de la connaissance, elle fait l’objet de nombreuses politiques nationales et locales, depuis une dizaine d’années, à l’échelle mondiale (Henry, 2018). En Afrique, selon les travaux de l’OCDE (2017) et de l’Agence française de développement (2018), un nombre important d’emplois créés sont directement liés au secteur des industries culturelles et créatives, qui occupe une place significative dans la croissance économique des pays africains. Ces structures contribuent à l’emploi, à la croissance, à l’éducation, à la formation professionnelle, à la citoyenneté, à la prévention des conflits, à l’égalité des sexes ainsi qu’à la création d’une identité locale (OCDE, 2017 ; AFD, 2018). Au Mali, la notion de business culturel et créatif (spectacle, musique, danse, art…) joue un rôle prépondérant dans la société (Djebbari, 2015). Ainsi, à la différence des autres industries dans les domaines de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche, l’univers culturel – élargi à la sphère créative – est présenté par les acteurs politiques comme un secteur économique à part entière. En effet, ces activités sont créatrices d’emplois et participent à la valorisation de la culture, au renforcement des valeurs et au respect des traditions. De plus, au Mali, l’entrepreneuriat est considéré comme une solution alternative favorisant la création massive d’emplois pour tous les jeunes, qu’ils soient diplômés ou non, ruraux ou urbains, autochtones ou étrangers (Dougnon, Cissé, Bello, Koné et Touré, 2013). C’est pourquoi il est intéressant de se focaliser sur le cas du Mali, car l’Afrique est une réalité géopolitique hétérogène.

Selon Fleischmann, Welters et Daniel (2017), l’économie culturelle et créative désigne l’ensemble des activités ayant recours à la propriété intellectuelle et orientées vers l’exploitation marchande de la création artistique. Depuis de nombreuses années, l’intérêt pour l’activité culturelle et créative a donné lieu à un modèle entrepreneurial, non seulement pour mieux comprendre les effets de la créativité sur l’entrepreneuriat et l’innovation, mais aussi pour valoriser les conditions sociales, culturelles et géographiques de son développement (Chapain, Emin et Schieb-Bienfait, 2018).

De ce fait, avec la mondialisation, la valorisation des produits culturels, le développement des réseaux sociaux et de la technologie, il y a eu une intensification de la consommation de produits culturels et créatifs au Mali (Djebbari, 2015). De nombreuses transformations sont désormais à l’oeuvre, comme les tissus wax dans la mode et la décoration contemporaine ou encore les ressources alimentaires sous un format moderne, mais aussi la musique, le spectacle vivant (humour, théâtre, danse…) et tant d’autres (Dicko, 2018).

Cependant, malgré la reconnaissance de l’utilité de l’entrepreneuriat culturel et créatif, les données quantifiables sur l’impact des industries culturelles africaines sont rares, voire inexistantes. De plus, de nombreux travaux portant sur l’entrepreneuriat dans les industries créatives et culturelles s’intéressent aux villes créatives et aux pays développés (Florida, 2002 ; Anderson, Potočnik et Zhou, 2014). Pourtant, ces industries sont très présentes dans les pays en voie de développement et occupent une place importante dans l’économie. Il est donc intéressant de voir comment se distingue l’entrepreneuriat dans les industries de ces pays du Sud, qui sont sous-étudiés, voire ignorés, dans le champ créatif et culturel.

C’est pourquoi l’objectif de cette étude sera d’analyser et de comprendre les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans un pays en voie de développement comme le Mali, ainsi que sa représentation et son impact dans l’économie globale du pays. Il s’agira de combler le manque observé dans la littérature sur les industries culturelles et leur influence dans un contexte africain, car, au Mali, l’entrepreneuriat créatif et culturel est ancré dans la société. Il est associé non seulement à une activité au service de la valorisation culturelle, des valeurs et des traditions, mais aussi au développement économique (création d’emplois, renforcement de l’identité locale, nationale, etc.). Selon Chapain, Emin et Schieb-Bienfait (2018), les recherches sur l’entrepreneuriat culturel et créatif doivent aussi mettre en lumière les spécificités et caractéristiques des entrepreneurs créatifs en fonction de leur environnement. Pour ce faire, il nous paraît donc pertinent de poser la question de recherche suivante : quelles sont les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel et son impact au sein d’une dynamique économique spécifique à un pays en voie de développement ?

Pour y répondre, dans la première partie, sera proposée une analyse conceptuelle de l’entrepreneuriat culturel et créatif, offrant un éclairage sur le concept, sa spécificité et la manière, dont il se manifeste dans le contexte malien. La question posée sera ainsi étudiée sous un angle empirique. Puis, la deuxième partie sera consacrée à l’analyse et à la présentation des résultats.

1. Cadre théorique : l’entrepreneuriat culturel et créatif

L’expression « entrepreneuriat culturel et créatif » renvoie à trois termes riches de sens : entrepreneuriat, culture et créativité (Gehman et Soublière, 2017). L’entrepreneuriat est un processus économique porté par des entrepreneurs et inscrivant, en partant d’opportunités, leurs idées dans un marché (Boissin, Grazzini et Tarillon, 2019). La quête de l’innovation et la dynamique décisionnelle associée visent non seulement le développement économique, mais aussi l’amélioration des conditions de vie des individus. Marqué par l’incertitude et influencé par le contexte socioéconomique, ce processus est constitué par une dimension irréductible d’individualité et de subjectivité, tout autant que d’impondérabilité et de rationalité étroite (Carlsson, Braunerhjelm, McKelvey, Olofsson, Persson et Ylinenpää, 2013).

Selon Carrier (2001), la notion de culture renvoie à l’art, à ce qui peut représenter un peuple, et la créativité accompagne la création de valeur, l’innovation, l’imagination et l’originalité. En effet, au-delà de la sphère économique, le but de ce type d’entrepreneuriat est de contribuer « au bien commun qu’est l’art, la culture ».

1.1. L’entrepreneuriat culturel et créatif, un éclairage au travers de la littérature

Le secteur de l’industrie culturelle et créative occupe une place majeure dans le développement des sociétés contemporaines, en raison de son poids économique croissant et de l’importance de son rôle culturel et sociétal. Un ensemble de références académiques permet de poser les bases d’un cadre de réflexion générale.

Le secteur se développe rapidement dans les premières années du xxie siècle et fait l’objet d’études qualitatives qui permettent déjà de mettre en lumière un certain nombre de spécificités (Hausmann et Heinze, 2016). Il regroupe diverses activités ayant toutes leurs spécificités idéologiquement uniformisées autour des « activités qui trouvent leur origine dans la créativité, la compétence et le talent individuels et qui ont un potentiel de création de richesse et d’emplois à travers la génération et l’exploitation de la propriété intellectuelle » (Henry, 2018, p. 8).

Les multiples études de la Commission européenne permettent de se faire une idée plus précise sur la dimension entrepreneuriale des industries culturelles et créatives et sur la place qu’elles occupent dans les petites structures (Emin et Guibert, 2017). Celles-ci sont majoritairement des petites organisations ou des autoentrepreneurs travaillant seuls dans un certain contexte. Par conséquent, l’ensemble du spectre possible dans ce secteur fait apparaître des positionnements d’entrepreneurs contrastés, entre ceux qui se concentrent sur le développement de leur production culturelle et sur la créativité et ceux qui misent sur la distribution de biens ou de services ainsi que sur le profit économique et la croissance de leurs activités (Loots et Witteloostuijn, 2018).

Selon Cauvin, Ferry-Maccario et Paris (2015), sept secteurs correspondent aux activités artistiques et culturelles : le patrimoine (musées, monuments historiques et marché de l’art), le spectacle vivant, le livre, la musique, les jeux vidéo (logiciels de loisirs), le cinéma et l’audiovisuel (radio et télévision). À ceux-ci s’ajoutent souvent d’autres secteurs comme l’architecture, le design, la mode et la publicité. Dans l’ensemble de ces secteurs, la création joue un rôle majeur dans la constitution de la valeur. La place principale occupée par la notion de créativité se traduit par une démarche d’innovation visant l’originalité des contenus, et donc par la singularité des oeuvres produites.

Comme dans tout type d’entrepreneuriat, la force de conviction, de persuasion, d’organisation et de management réside aussi chez l’entrepreneur culturel, auprès des parties prenantes en mesure de contribuer à son projet (Patten, 2016). De plus, une grande partie du travail créatif dans le secteur culturel se réalise dans les grandes organisations, dans une logique de projet qui implique des partenariats temporaires entre acteurs différenciés.

Ces entrepreneurs sont aujourd’hui amenés à développer une approche entrepreneuriale rarement par libre choix, mais plutôt sous la pression d’un environnement davantage institutionnel, contraignant et précarisant. Ainsi, des dimensions sociales et politiques sont très souvent présentes dans le travail qu’ils réalisent au quotidien (Gehman et Soublière, 2017).

L’entrepreneuriat culturel et créatif renvoie donc à une dynamique pluridimensionnelle, avec plusieurs approches privilégiées dans la littérature, notamment sur l’individu entrepreneur, l’entreprise, la forme de structuration liée aux différents secteurs d’activité. Cela permet de se rendre compte de la complexité et de la difficulté de trouver un consensus général sur la définition de cette notion (Golpushnezhad, 2018). Néanmoins, les différents travaux issus de la littérature convergent et soulignent l’importance de la personnalité de l’entrepreneur, de ses compétences entrepreneuriales, du capital social, mais aussi des opportunités à saisir ou à développer, de l’innovation, de la capacité à produire des ressources nouvelles et de créer une structure (Hausmann et Heinze, 2016).

Après cet éclairage sur l’entrepreneuriat créatif et culturel à travers la littérature, il convient de s’intéresser à sa spécificité et à son utilité.

1.2. L’entrepreneuriat créatif et culturel : quelle spécificité ?

Selon les travaux d’Henry (2018, p. 24), l’entrepreneuriat culturel et créatif est un processus socioéconomique identifiable à partir d’un faisceau de six traits liés : « le développement d’un système d’action collectif ; autour de la production-diffusion d’un nouveau bien ou service à forte dimension symbolique ; souvent à l’initiative ou sous l’impulsion d’une ou de quelques personnes très motivées et investies dans le portage du projet ; à partir d’une opportunité pressentie ou repérée de besoin ou de circonstance, mais aussi de moyens et de ressources ; de manière à générer d’abord une valeur esthétique, culturelle et sociale ; qui engendrera autant que possible une valeur économique apte à assurer une viabilité au moins minimale du système d’action considéré ».

Ici, l’auteur insiste sur le fait que tout projet créatif et culturel à caractère économique doit être inscrit dans un contexte entrepreneurial, avec la prise en considération de l’apport des différentes parties prenantes dans le projet entrepreneurial (Favereau et Baudoin, 2015). L’entrepreneuriat culturel et créatif possède un certain nombre de spécificités qui font sa richesse :

  • la notion de l’offre sur la demande : dans de nombreux cas, la demande est non exprimée. Chaque création est un défi artistique et commercial, dont le résultat n’a pas été anticipé. Ici, l’offre crée sa propre demande ;

  • la fragmentation de l’offre : chaque produit proposé sur le marché est unique, différent des autres et tire sa valeur du travail créatif nécessaire à sa production. Ceci limite les phénomènes d’expérience et la parfaite maîtrise du processus productif.

Selon Klamer (2011), les caractéristiques du « bon » entrepreneur créatif et culturel recouvrent la capacité à saisir des opportunités, la créativité artistique et managériale, la passion pour l’art, la persuasion pour inclure d’autres acteurs dans les projets, ou encore la prudence, le courage et l’espoir. Des auteurs rajoutent à ces critères la certitude d’avoir une influence sur les résultats de son travail. Pour eux, la personnalité de l’entrepreneur culturel et créatif détermine la réussite de son business. Quant à Henry (2018), il met l’accent sur les traits qu’il qualifie de récurrents chez les entrepreneurs culturels et créatifs. Selon l’auteur, ces derniers ont une vision du plan de financement généralement limitée à une année et une forme d’investissement qui est l’autofinancement. Il souligne également la difficulté pour repérer des opportunités, des marchés, ou encore la méfiance des acteurs financiers à s’engager dans des projets particulièrement risqués. Pour lui, cette situation s’explique par « l’hyperoffre » contemporaine associée à l’incertitude structurelle sur la valorisation à long terme des propositions culturelles. Ceci conduit à de très fortes concentrations de la consommation et à des résultats économiques sur quelques-unes d’entre elles (Chapain, Emin et Schieb-Bienfait, 2018).

Selon Henry (2018), la spécificité de l’entrepreneur créatif et culturel réside dans le fait qu’il est généralement à l’initiative du projet, même s’il s’est associé dès le départ avec un petit nombre de proches. Sa motivation centrale est le plus souvent sa passion ou son attrait pour tel ou tel domaine. Son activité se caractérise par une faiblesse des ressources propres, la polyvalence requise de ses personnels, la difficulté à employer directement des spécialistes ou d’avoir accès à des sources externes de financement (Jaouen et Torrès, 2008). Il va privilégier les apprentissages individuels rapides face aux changements de l’environnement et saisir aussitôt toutes les opportunités productives ou organisationnelles, avec des relations de confiance établies sur la base d’une proximité géographique, de compétences ou de valeurs. Son capital social et son environnement sociétal et culturel sont déterminants pour sa réussite.

Tous ces éléments pointent un certain nombre de spécificités à prendre en compte dans l’entrepreneuriat culturel et créatif afin de comprendre ce secteur. Ceci va nous amener, à présent, à nous intéresser au contexte malien, car certains des traits de l’économie culturelle et créative dépendent de facteurs économiques, sociaux, géographiques, etc.

1.3. L’entrepreneuriat culturel et créatif au Mali, un ancrage culturel profond

La culture et l’art sont riches et divers au Mali et représentent un réel phénomène social. La valorisation de l’art et de la culture, à travers la créativité et l’entrepreneuriat, joue un rôle important dans le développement économique et socioculturel du pays (Djebbari, 2015). Dans l’entrepreneuriat culturel et créatif, plusieurs activités sont développées : les arts du spectacle tels que la danse, la musique, le théâtre, les marionnettes (très prisés par toutes les couches sociales), la création et la vente de tissus culturels (transformation d’étoffes teintées) (Duponchel, 2004), la commercialisation de tissus wax, la confection de tissus, la création et la vente d’objets d’art décoratif, de bijoux, de meubles, etc. (Yabara et Guidère, 2017).

Ce type d’entrepreneuriat provoque ainsi l’engouement des Maliens, fortement enracinés dans leur culture, même bien au-delà des frontières du pays (AFD, 2018). Tous sont capables de faire revivre les grands noms et les moments clés du passé, tout comme ils ont la capacité d’inciter au respect des grandes valeurs, à la paix, à la générosité, au travail, à la sagesse (Dicko, 2018).

L’entrepreneuriat culturel et créatif s’inscrit également dans la lignée d’un intérêt croissant pour la dimension économique de la culture (Malion, 2017). Dans un pays où il y a peu d’industries formelles et où le taux de chômage est élevé, l’entrepreneuriat devient un moyen de survie.

Dans cette dynamique, depuis le début des années deux-mille, l’entrepreneuriat connaît une forte croissance au Mali, spécifiquement dans le secteur culturel et créatif, influencé par les habitudes culturelles, les valeurs et les principes entretenus dans l’inconscient collectif (Hernandez, 2000). Néanmoins, ces entrepreneurs sont majoritairement dans une démarche d’entrepreneuriat informel, avec une économie de survie où la notion de temps ne compte pas. Le court terme est beaucoup plus important que le long terme, ce qu’illustre parfaitement un proverbe bambara (Mali) : « Que demain se débrouille, je ne connais qu’aujourd’hui. »

Selon les travaux de Dougnon et al. (2013), l’entrepreneur culturel ne reçoit pas d’aide venant de l’État, des banques, des institutions, de la microfinance ou des associations formelles ; il compte plutôt sur ses réseaux sociaux informels (capital social). Les auteurs montrent que le chômage est aussi à l’origine de ce type d’entrepreneuriat. De jeunes diplômés n’ayant pas trouvé de travail dans leurs domaines de formation se lancent dans l’aventure, car la dimension culturelle, très présente chez eux, rend plus facile et accessible cette forme d’entrepreneuriat. Selon l’Agence pour la promotion de l’emploi des jeunes du Mali (2019), c’est un moyen pour les jeunes de freiner le chômage et la pauvreté.

Ainsi, la culture joue un rôle important, car elle permet aux jeunes de saisir des opportunités d’affaires, mais aussi de la valoriser sous différentes formes (danse, musique, art, etc.) (Kamdem, 2016).

Après cette présentation des particularités et des caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel, la partie suivante va décrire la démarche méthodologique qui a permis de confronter les éléments de l’analyse théorique au cas des entrepreneurs créatifs et culturels maliens.

2. La méthodologie : une étude qualitative exploratoire auprès des entrepreneurs créatifs et culturels maliens

2.1. Présentation du terrain d’étude : pourquoi le Mali ?

Le Mali est un pays avec une position géographique stratégique, en Afrique de l’Ouest. En termes d’entrepreneuriat, on observe une forte représentation culturelle à travers l’exportation des tissus traditionnels, de la danse, de la musique, etc. Un pays riche de sa diversité culturelle, ethnique et linguistique (une soixantaine d’ethnies et autant de langues, dont treize sont consacrées langues nationales par la Constitution). L’une des particularités culturelles au Mali concerne le concept de diatiguiya (l’hospitalité caractérisée par des échanges très conviviaux) et celui de sanankouya (la parenté à plaisanterie) qui est un système de solidarité interclanique et interethnique qui distingue le Mali de ses voisins africains.

De plus, selon l’étude de l’AFD (2017), l’industrie malienne est la plus importante de l’Afrique de l’Ouest. Alleman et al. (2018) ont mené des travaux sur le développement des industries culturelles et créatives en Afrique, en partenariat avec les Nations unies et la Francophonie. Ceux-ci montrent que le secteur créatif et culturel représente 2,6 % du PIB de l’Union européenne, 2,15 % du PIB de la République populaire de Chine et 2,39 % du PIB du Mali, un taux supérieur aux pays environnants comme le Burkina Faso (2,36 %), le Sénégal (2,37 %) et la Guinée-Conakry (2,10 %). Ces chiffres révèlent l’importance économique et commerciale de ce secteur au Mali. Le pays est également connu pour ses particularités culturelles ainsi que pour sa musique qui est exportée à l’échelle mondiale grâce à de grandes figures comme Salif Keïta ou la diva Oumou Sangaré (Yabara et Guidère, 2017). Cela lui confère un leadership dans le secteur culturel et créatif en Afrique. Malgré la grande richesse culturelle et le potentiel créatif des autres nations africaines, le Mali est l’un des pays d’Afrique de l’Ouest qui exporte le plus de produits culturels comme les tissus traditionnels et la musique, à travers les griots (Djebarri, 2015).

Enfin, le Mali étant le deuxième pays le plus vaste de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, derrière le Niger (Dicko, 2018), son cadre d’étude pourrait être transposé à d’autres pays de la même zone monétaire (l’entrepreneuriat de nécessité, la précarité, etc.).

Au regard de l’ensemble de ces éléments, une analyse du contexte malien s’avère intéressante, étant donné la place que le pays occupe dans ce secteur en Afrique et sa croissance économique qui repose majoritairement sur le domaine culturel et créatif (Agence pour la promotion des investissements au Mali, 2019).

2.2. Guide d’entretien et population

Pour mener à bien cette recherche, une étude qualitative exploratoire auprès de 30 entrepreneurs créatifs et culturels maliens a été réalisée entre février et mai 2019. Ils ont été sélectionnés sur la base de leur appartenance au secteur culturel et créatif. Six entrepreneurs ont été écartés de la population de départ (qui était donc de 36), car ils n’exerçaient pas réellement dans ce domaine. Les entrepreneurs ont été également retenus sur la base de l’existence d’une structure fixe avec des salariés, une activité et un chiffre d’affaires, même si certaines structures sont plus ou moins informelles.

Chaque interview a duré entre une heure et demie et deux heures, en suivant le guide d’entretien établi.

Selon Wacheux (1996, p. 15), « la mise en oeuvre d’un processus de recherche qualitatif, c’est aussi vouloir comprendre le pourquoi et le comment des événements dans des situations concrètes ». L’analyse qualitative permet ainsi de décrire des phénomènes sociaux, d’améliorer leur compréhension et de générer des propositions nouvelles (Eisenhardt, 1989). Un guide d’entretien, élaboré à partir de la littérature sur l’entrepreneuriat culturel et créatif, a permis de conduire les entrevues. Le guide d’entretien administré était semi-directif. Ainsi, le début de l’entretien était consacré au contexte de l’entreprise. Ensuite, l’utilité, la représentation et les caractéristiques de l’entrepreneuriat culturel et créatif étaient évoquées, avant d’aborder, enfin, son impact dans l’économie globale du pays.

2.3. La population

Ce sont 30 entrepreneurs qui ont été interrogés, dont 18 hommes et 12 femmes. Parmi ceux-ci, 11 sont âgés de 15 à 30 ans, 7 ont entre 30 et 40 ans, 7 entre 40 et 50 ans, et 5 entre 50 et 70 ans. C’est donc une population plutôt jeune dans l’ensemble, car 18 entrepreneurs sur les 30 ont entre 15 et 40 ans.

D’une manière générale, la population malienne est majoritairement jeune avec un âge moyen de 16 ans (Institut national de la statistique du Mali, 2019). Ainsi, le contexte de la pauvreté pousse plusieurs jeunes à entreprendre ou à travailler pour subvenir au besoin de la famille.

Quant au secteur d’activité, 12 entrepreneurs appartiennent à la catégorie « Art : création et vente de tissus culturels », huit à la catégorie « Danse, musique, théâtre » et dix à la catégorie « Art : création et vente d’objets culturels ». On observe une représentation dominante de la catégorie « Art : création et vente de tissus culturels ».

Les entreprises maliennes sont pour la majorité des PME, elles représentent plus de 90 % des entreprises (Niang, 2020). En ce qui concerne la taille des entreprises interviewées, elles sont majoritairement de toutes petites structures : 27 entrepreneurs emploient entre 1 et 20 salariés, et 3 seulement disposent de 20 à 50 salariés. Le taux de scolarisation de la population malienne est de 40 % et celui d’étude et d’alphabétisation est de 25 % (Institut national de la statistique du Mali, 2019 ; Loua, 2018). Ainsi, la plupart des entrepreneurs interrogés (18) n’ont pas reçu d’instruction (ce qui explique, pour certains, le recours à l’entrepreneuriat par nécessité).

2.3.1. Légende de la spécificité du secteur

Art (création et vente de tissus culturels)

Cette catégorie englobe les teinturiers, majoritairement des femmes, qui transforment les étoffes teintées de plusieurs couleurs, et aussi les entrepreneurs qui commercialisent les tissus wax. À ceux-ci s’ajoutent les couturiers, appelés « tailleurs », qui confectionnent les tissus dans les ateliers de couture.

Les tissus culturels (Duponchel, 2004) sont des transformations d’étoffes teintées et des tissus confectionnés traditionnellement à la main, ornés de motifs. Les matières et couleurs sont naturelles et faites à partir de fleurs ou feuilles locales collectées. La symbolique des motifs est souvent représentée par des idéogrammes. Le bogolan, qui signifie en langue bambara (Mali) « fait avec la terre », est un exemple de tissu culturel emblématique de la culture malienne avec une technique de teinture originaire du Mali.

Danse, musique, théâtre

Cette catégorie inclut les musiciens, les danseurs de spectacle, les dramaturges, les conteurs, etc.

Art (création et vente d’objets culturels)

Cette catégorie concerne les arts décoratifs, le design d’intérieur, la fabrication et la vente d’objets à des fins rituelles ou cultuelles, les bijoux, meubles, accessoires et ustensiles de cuisine, la peinture avec des créateurs, etc.

2.4. Le codage

Chaque entretien a fait l’objet d’un codage (un code a été attribué à chacune des unités considérées) et d’une catégorisation thématique à l’aide du logiciel NVivo 12. Les données collectées ont également donné lieu à une analyse de contenu utilisant les techniques de Huberman et Miles (2015).

Cette technique consiste en un découpage, un assemblage et une structuration des corpus, permettant la systématisation des données et l’établissement de conclusions fiables de l’analyse. En effet, l’étude qualitative pose généralement un problème lié à la complexité de codification et de systématisation. Ainsi, les verbatims sont classés en codes qui, ensuite, deviennent des catégories permettant de résumer et de regrouper les segments de données.

Un codage thématique est également réalisé, il s’agit en fait d’un « métacode » qui recherche les régularités répétables à travers tout le corpus. Selon Huberman et Miles (2015), cette technique d’analyse consiste à considérer la complexité des situations, dans l’approche qualitative, en intégrant la dimension de temps et d’espace dans l’analyse des résultats. Le corpus était déjà structuré par les thèmes et les questions et réponses. Nous avons donc, dans un premier temps, réalisé une structuration par balises (Cabré, 2007), c’est-à-dire en établissant des distinctions entre les questions et les réponses issues des différents entretiens avec les entrepreneurs.

Ensuite, nous avons procédé à une catégorisation thématique des trois principaux thèmes récapitulant les éléments importants à analyser au niveau des entretiens (l’utilité et la représentation de l’entrepreneuriat culturel et créatif, son impact dans l’économie, ses caractéristiques). Des catégories se déclinant en sous-catégories ont été établies à partir de ces trois thèmes, pour plus de précision. Avant cela, un codage ouvert a permis de sélectionner les idées par thème, en classant les verbatims des entrepreneurs dans chaque thème. Le codage ouvert permet d’identifier et d’ordonner, à partir des questions du guide d’entretien ou des thématiques de la recherche, le discours de chaque interlocuteur (Adreani et Conchon, 2005).

Après l’explication des méthodes utilisées pour le codage des données, il convient de présenter les résultats de l’étude.

3. Présentation des résultats : les contours de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans l’économie d’un pays en voie de développement

Pour présenter les apports de l’analyse thématique de contenu réalisée avec le logiciel NVivo, et en appliquant les méthodes d’analyse de contenu d’Huberman et Miles (2015), les thèmes du guide d’entretien seront repris en ce qui concerne les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel, son impact dans l’économie malienne, sa représentation et son utilité.

3.1. Entrepreneuriat créatif et culturel : une représentation d’utilité sociale et de valorisation des cultures et traditions

L’analyse des résultats sur la représentation et l’utilité de l’entrepreneuriat créatif et culturel montre que celui-ci est perçu comme essentiel dans la société malienne, car il se caractérise par une dimension économique, mais surtout sociale. En effet, il joue à la fois un rôle socio-éducatif, à travers la danse, la musique et le théâtre, un rôle de communication et un rôle esthétique via le développement de tenues ou d’objets culturels. Selon OT : « Nos activités font vivre la population, animent la vie de la société, car les gens sont très attachés à la culture, ils ont besoin de nous pour tous les événements, le quotidien… on fait vivre la société. » Au Mali, des événements sociaux comme les mariages (tous les dimanches et fréquemment les jeudis) ou les baptêmes (pratiquement tous les jours) rythment la vie quotidienne. De ce fait, toutes les semaines, les femmes investissent essentiellement dans la confection de tenues ou de bijoux pour ces occasions. Les griots y sont aussi sollicités. Il existe tout un circuit de consommation de produits culturels liés à ces événements. Comme mentionné par MT : « Nous sommes perçus comme les garants de la culture, ce qui nous pousse d’ailleurs à être perfectionnistes dans nos réalisations afin de valoriser davantage nos richesses culturelles. »

La création artistique assure également une fonction de régulation des tensions et des désirs sociaux, d’évacuation et de canalisation de l’excès d’angoisses, dont l’art est l’espace d’expression privilégié (spectacle, danse, théâtre). Les oeuvres d’art établissent aussi un lien affectif, historique et mental entre les membres d’une communauté ou ethnie, qui s’identifient à des manières de penser, d’être et d’agir ; elles constituent un puissant facteur d’intégration sociale et de dialogue interculturel. Comme expliqué par MM : « Nos objets d’art sont très appréciés par les clients, car ils peuvent s’identifier à travers ces objets qui sont issus de leurs ethnies, c’est leurs histoires, leurs traditions, leurs identités et ça leur fait vraiment du bien. » Il convient ainsi de souligner l’existence d’une dimension sociologique, avec une forte présence de l’appartenance sociale et des représentations identitaires. Comme indiqué par AK : « Sans identité, nous sommes un objet de l’histoire, un instrument utilisé par les autres, car les Maliens ne peuvent pas se contenter des éléments culturels qui leur viennent de l’étranger. Par les objets manufacturés qui nous viennent des pays industrialisés, nous sommes forgés, moulés, formés et transformés. » Ainsi, parmi les entrepreneurs interrogés, certains déclarent être soutenus par les consommateurs et la population pour encourager la pérennité de la consommation des objets culturels afin de contrer les objets importés qui viennent de l’étranger et essentiellement de l’Occident. Ce soutien de la population a également été souligné dans les travaux de Chapain et Hargreaves (2016) qui mettent en lumière le rôle important que jouent les citoyens dans la promotion de la culture et de la créativité.

Il apparaît ici que l’entrepreneuriat créatif et culturel est essentiellement soutenu pour la dimension sociologique et psychologique collective. Cela est certainement appuyé par l’essor de la Black Fashion (mode afro) venant des États-Unis, qui a pour objet de valoriser, favoriser et promouvoir la consommation des produits identitaires.

3.2. Les impacts de l’entrepreneuriat créatif et culturel : entre création d’emplois et développement social et sociétal

L’analyse des résultats sur l’impact de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans l’économie malienne montre qu’il joue un rôle important dans la lutte contre la pauvreté, à travers la création d’emplois, mais aussi la prise en charge des familles des entrepreneurs qui vivent de ces activités. Ici, par « famille », il faut entendre la famille traditionnelle africaine, très étendue, où il y a les parents, les frères et soeurs, les cousins, les oncles et tantes, les voisins et tout l’entourage de l’entrepreneur de manière globale. Selon OB : « Grâce à cette activité, j’arrive à faire vivre mes parents, frères et soeurs, mes enfants, mes neveux et nièces, mais aussi les voisins et les personnes autour de moi qui sont dans les difficultés. » Ceci confère à ce type d’entrepreneuriat un caractère social et sociétal. À la différence des autres formes d’entrepreneuriat, le caractère communautaire et l’attachement à la culture permettent un soutien accru des citoyens vis-à-vis de ce secteur et donc une réussite plus importante de l’aventure entrepreneuriale, favorisant ainsi la création d’emplois et de richesse (prise en charge des familles). Comme souligné par Kamdem (2016), la dimension sociale est très présente dans les sociétés africaines. Elle peut même représenter un inconvénient dans certains cas, car l’activité économique se fond dans l’activité sociale (Torrès, 2015).

Par conséquent, l’impact sur la création d’emplois reste plutôt limité, mais ce type d’entrepreneuriat constitue quand même une source de revenus réguliers et fait travailler des employés à différents niveaux, comme mentionné par AL : « Mon activité dans la création et vente d’objets culturels permet de faire travailler les jeunes qui vont à la recherche de matériaux, ceux qui confectionnent les objets (payés au rendement) et les femmes qui vendent sur le marché. » Ainsi, différentes personnes peuvent dépendre d’une seule activité de base et subvenir aux besoins du quotidien. Elle contribue à la réduction de la pauvreté, puisqu’elle génère des revenus profitant à des couches sociales très modestes et vulnérables.

On observe également une tendance à l’émergence d’activités secondaires, avec un effet multiplicateur dans l’économie. Selon IK : « Je fais travailler des artisans, qui à leur tour font travailler des sous-traitants et d’autres sous-traitants, ainsi de suite… » Cet effet multiplicateur se répercute donc sur plusieurs personnes.

Un autre impact de l’entrepreneuriat créatif et culturel repose aussi sur la valorisation de la culture à travers l’exportation des chants, des danses, du théâtre et des objets culturels dans d’autres pays. Par exemple, un jeune musicien malien, compositeur, instrumentaliste et chanteur, a révolutionné l’industrie de la musique grand public grâce à ses beats (battements) rythmés par des mélodies, en référence aux chansons maliennes en langue bambara (langue nationale du Mali). La spécificité de ses mélodies réside dans l’utilisation de la kora, un instrument de musique traditionnel malien. Aujourd’hui, ce jeune entrepreneur a réussi, à travers sa musique, à faire connaître le Mali dans le monde, puisqu’il est écouté partout. Il a aussi gagné des prix tels que le Grammy Award du meilleur album de musique du monde et bien d’autres. Son activité permet également la production de nombreux artistes africains, mais aussi dans d’autres pays. Cet exemple montre l’impact de l’entrepreneuriat créatif et culturel, comme souligné également par ED : « Tout ce que je gagne dans mes tournées à l’international est investi au Mali, notamment dans la construction de bâtiments, dans le business du transport en commun et dans l’éducation, car je paye la scolarité de mes enfants, neveux et nièces. » Ce constat est corroboré par Scott (2012) qui démontre, dans ses travaux, l’impact économique des producteurs et musiciens.

Selon Sissoko (2018), la contribution de la musique malienne au PIB du pays est de 70 millions de francs CFA. Ce chiffre est édifiant dans la mesure où le Mali ne dispose que de petites unités de fabrication : les potentialités qu’offre la filière musicale sont loin d’être rentabilisées.

À cela s’ajoute également l’exportation des tissus traditionnels maliens, qui sont de plus en plus appréciés dans le monde entier et notamment en Occident, avec des motifs ethniques conçus selon les formats de la couture européenne. Citons notamment les pagnes tissés venant du Mali et vendus à de grandes maisons de luxe en Occident. Il y a aussi les masques, statues et objets culturels dogons (ethnie malienne) proposés par une galerie française spécialisée dans la valorisation de la culture et du patrimoine dogon. Ainsi, la part des échanges de biens culturels dans le commerce mondial ne cesse d’augmenter, à la faveur de l’évolution de leurs modes de production et de diffusion, marqués essentiellement par le développement du numérique et du satellite, entraînant une baisse des coûts des installations techniques et un accroissement du commerce électronique. Outre le développement économique s’appuyant sur l’exportation, on remarque également une volonté de faire la promotion de la culture malienne. Selon AK : « La vente de mes tissus de création permet de faire découvrir le Mali à l’étranger, car je pense que le monde doit découvrir notre belle culture, nos savoir-faire et cela permet de valoriser notre travail également. »

Au-delà de la dimension créative et culturelle, ces entrepreneurs participent, comme les autres, à la création de richesse, mais aussi au paiement des taxes, favorisant la croissance économique du pays (White, 2010). Selon le Fonds européen de développement en Afrique (2018), la contribution des activités culturelles et créatives au Mali représente 7 % du PIB et 12 % des emplois. Comme souligné dans les travaux de Fleischmann, Welters et Daniel (2017) et Crawford (2016), les industries culturelles et créatives jouent un rôle crucial dans le développement économique du territoire.

En conclusion, nous retenons un fort impact de l’entrepreneuriat créatif et culturel sur la création d’emplois et la lutte contre la pauvreté, et une présence importante de la redistribution des gains aux proches et à l’entourage, ce que nous qualifions de dimension sociale et sociétale. La culture et la création contribuent à la croissance économique, à l’emploi, à l’innovation et à la cohésion sociale. « L’entrepreneuriat créatif et culturel est peu valorisé, mais l’État doit aider ces entrepreneurs, former les jeunes à ce type d’entrepreneuriat, car c’est à ce prix que sera gagnée la lutte contre la pauvreté. Je reste convaincu que c’est avec l’entrepreneuriat de ce genre que nous pourrons créer des entreprises, réussir la bataille contre le chômage et relever le défi du développement » a déclaré AC.

Il s’agit à présent de décrire les caractéristiques de ce type d’entrepreneuriat dans le contexte malien.

3.3. Un entrepreneuriat caractérisé par une création par nécessité et un fort attachement culturel à caractère ethnique

Les résultats mettent en lumière la forte présence d’une population plutôt jeune : dix-huit entrepreneurs sur trente ont entre quinze et quarante ans. Parmi les répondants, dix-huit entrepreneurs sur trente ne sont pas du tout instruits, donc sans aucune qualification. Cela montre la difficulté, pour cette jeune population, d’accéder à des emplois sanctionnés par un diplôme.

En résumé, il s’agit d’un entrepreneuriat caractérisé par une population plutôt jeune, avec des qualifications acquises en dehors du système scolaire, par l’apprentissage informel. Ce sont souvent de petits vendeurs ou commerçants en situation plus ou moins légale. Les motivations des entrepreneurs interrogés sont diverses, mais deux facteurs clés peuvent être mis en évidence : l’entrepreneuriat par nécessité pour certains, l’attachement à la culture et la volonté de la valoriser pour d’autres.

En effet, l’entrepreneuriat par nécessité est un phénomène important au Mali, compte tenu du taux de chômage des jeunes, de la configuration économique du pays et du manque d’instruction et de qualification de la population, ne permettant pas d’autres possibilités. Même si les jeunes sont de plus en plus éduqués et formés, il semblerait que les diplômes ne soient pas adaptés aux besoins du marché de l’emploi malien. Puisque l’économie malienne ne peut absorber les demandes d’emploi, la survie économique de nombre de Maliens passerait par l’entrepreneuriat de nécessité (Nkakleu, 2018). D’où le développement de l’entrepreneuriat de nécessité, avec un objectif de création comme meilleure option disponible pour travailler et subvenir aux besoins de la communauté, de la famille. Un grand nombre d’entrepreneurs se sont donc lancés parce qu’ils n’avaient pas de meilleurs choix (Block, Kohn, Miller et Ullrich, 2015). Selon AK : « Je fais ça pour subvenir à mes besoins et aider ma famille. »

Une autre caractéristique concerne la présence de l’aspect communautaire : s’unir pour survivre. En effet, la relation d’emploi s’avère moins marchande et contractuelle, car elle découle souvent de liens de parenté et d’amitié. Par exemple, un entrepreneur chef de famille recrute souvent la majorité de ses employés dans le cercle familial élargi et amical. Comme l’indique IC : « Mon activité est réalisée en famille, qu’avec des gens que je connais, car l’objectif est de former les plus petits pour qu’ils assurent la relève, car ils n’auront jamais la chance de faire des études. » Dans l’aspect communautaire se trouve une volonté de sécuriser l’activité et de préparer l’avenir des plus petits. Nous constatons que cet aspect communautaire est aussi une façon de garder l’activité familiale, c’est-à-dire de père en fils, sans oublier le caractère ethnique. En effet, au Mali, certaines activités culturelles, comme les chants pendant les mariages, les baptêmes et autres événements, sont réservées aux griots, appelés djélis (communicateurs traditionnels). Selon KK : « Dans notre caste [classe sociale fermée], nous sommes tous dans la danse, le chant, le spectacle, car c’est ce qui nous caractérise et c’est notre rôle dans la société. » On retrouve la même idéologie dans la caste des forgerons, qui sont aussi des entrepreneurs culturels et créatifs, de père en fils, spécialisés dans la création d’objets culturels.

Parmi les caractéristiques, on retrouve également des relations de travail dominées par des liens de dépendance entre un patron aîné et des cadets qui lui sont personnellement dévoués, car redevables de leurs emplois.

Il convient aussi de mentionner le fort ancrage local et culturel qui caractérise certains d’entre eux, qui ont décidé de développer leur business dans le domaine culturel et créatif pour répondre à la spécificité de leur territoire. C’est le cas, par exemple, d’IB : « Je fais l’activité de tissus culturels, car je sais que c’est un phénomène de société et que nos femmes ont régulièrement des mariages, baptêmes et d’autres événements qui les obligent à s’habiller par ce que je confectionne. Donc, au-delà de l’aspect économique, je souhaite que nos femmes s’habillent en tissus traditionnels et non européens. C’est d’ailleurs ce qui me motive à faire cette activité, car nos ancêtres se sont toujours habillés comme ça et je ferai tout pour que cela perdure. » Ainsi, il existe ici une volonté de conserver les cultures et traditions à travers l’activité culturelle et créative.

Au regard des résultats obtenus, et sur la base des éléments identifiés dans la littérature, il semble pertinent de proposer un modèle illustrant les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel malien. Comme souligné dans la présentation du terrain d’étude, le cadre du Mali pourrait être transposable dans les autres pays d’Afrique de l’Ouest comme le Sénégal, la Guinée-Conakry, le Bénin et le Burkina Faso, compte tenu des ressemblances culturelles (musique, danse, art, tradition, etc.) que l’on peut y trouver (Djebbari, 2015). Ainsi, ce modèle pourra être élargi au contexte de certains pays africains en tant que caractéristique de l’entrepreneuriat créatif et culturel africain.

4. Synthèse des résultats

Sur la base des principaux apports de la littérature consacrée aux particularités de l’entrepreneuriat créatif et culturel, les résultats ont permis l’identification de sept caractéristiques dans le contexte africain et malien. Ainsi, il s’agit de confronter les éléments de l’analyse théorique au cas des entrepreneurs créatifs et culturels maliens.

Les sept caractéristiques sont les suivantes :

  1. Entrepreneuriat par nécessité.

  2. Jeunes peu ou pas instruits.

  3. Relation d’emploi communautaire.

  4. Caractère ethnique de l’activité culturelle et créative, lié à la culture d’origine.

  5. Fort attachement culturel.

  6. Ancrage local et volonté de valoriser et de préserver la culture et la tradition.

  7. Création visant l’entraide sociale.

Figure 1

Les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel d’un pays en voie de développement

Les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel d’un pays en voie de développement

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Cette représentation permet de faire une proposition de modèle mettant en lumière les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel que l’on pourrait trouver dans certains pays du Sud. Cela représente un apport important dans la littérature consacrée aux caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel.

5. Discussion

Dans cet article, les caractéristiques, la représentation et l’impact de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans le contexte malien et africain ont été analysés. Les résultats mettent en lumière le caractère crucial de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans la société malienne.

Nos résultats montrent également des caractéristiques telles que l’entrepreneuriat par nécessité et le caractère informel des structures. Les travaux de Tessier-Dargent (2014) mettent en avant ces caractéristiques, présentes chez des jeunes au chômage, souvent contraints à habiter chez leurs parents et à créer une activité pour ne pas sombrer dans la délinquance ou la dépression. Selon l’auteur, dans les pays en voie de développement, cette réalité est caractérisée par la nécessité alimentaire et de survie. C’est ce qui est développé dans les principaux travaux consacrés aux particularités de l’entrepreneuriat créatif et culturel et à son rôle dans l’économie globale. La raison de la crise systémique est également mise en avant pour expliquer ce phénomène par Tessier-Dargent (2014), mais qu’en sera-t-il après la crise de la Covid-19 ?

Par ailleurs, cette étude vient enrichir la recherche en montrant d’autres caractéristiques non identifiées dans la littérature, comme l’attachement aux traditions et la valorisation de la culture, révélant la présence d’une dimension sociologique et psychologique collective de l’appartenance sociale, marquée par des représentations identitaires (Coulson, 2012). À cela s’ajoutent d’autres éléments : la présence d’une relation d’emploi communautaire, le caractère ethnique de l’activité culturelle et créative, lié à la culture d’origine de l’entrepreneur et la création d’entreprise motivée par l’entraide sociale.

Selon Mushi et al. (2014), les représentations sociales constituent des systèmes d’interactions avec le monde social ; les personnes s’identifient à travers leurs cultures et leurs façons de vivre, ce qui contribue à l’attachement à la culture et aux traditions, justifiant ainsi leurs conduites. En ce sens, le fort attachement de la population malienne à sa culture explique l’importance accordée à ce type d’entrepreneuriat ainsi que le caractère ethnique de l’entrepreneuriat culturel et créatif, comme le soulignent nos résultats. En effet, comme le démontrent les travaux de Stamatin (2017), les représentations identitaires renvoient inconsciemment l’individu à l’accomplissement d’un rôle social, ce qui expliquerait l’orientation des entrepreneurs appartenant à un groupe ethnique au secteur créatif et culturel. Comme évoqué par Bissonnette et Arcand (2018), l’entrepreneur va ainsi entreprendre dans ce domaine pour se distinguer des autres par son origine ethnique.

Les résultats viennent également corroborer les travaux de Nkakleu (2018) en mettant en avant l’entrepreneuriat par nécessité en tant que facteur motivationnel de certains entrepreneurs créatifs et culturels, même si nous notons la présence d’un fort attachement culturel à caractère ethnique chez plusieurs d’entre eux. Ainsi, on retrouve des caractéristiques communes à l’entrepreneuriat de façon générale : l’entrepreneuriat par nécessité, la relation d’emploi communautaire (Torrès, 2015) et la création visant l’entraide sociale (Hernandez, 2000). Mayer et Timberlake (2014) rapportent que la culture mondiale devient de plus en plus homogène à cause des médias de masse et des grandes entreprises. Alors, face à cette globalisation, plusieurs entrepreneurs au sein des industries créatives et culturelles ont tendance à adopter des caractéristiques communes, formant ainsi une masse dominante. Néanmoins, il convient de noter que la spécificité de l’entrepreneuriat créatif et culturel est le fort attachement de l’entrepreneur à la culture et aux traditions, et le caractère ethnique de cette pratique entrepreneuriale (Woong et Wyszomirski, 2015). De plus, les résultats montrent le manque d’instruction et de qualification de ces entrepreneurs. Cependant, il est important de souligner que même si ceux-ci ont un faible niveau d’instruction, ils détiennent des formes de savoirs endogènes rares (Sissoko, 2017).

Cette étude a également permis de mieux comprendre l’impact de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans un contexte de pauvreté économique. Elle met en lumière le rôle important joué par celui-ci dans la lutte contre la pauvreté, à travers la création d’emplois et la redistribution des gains aux proches et à l’entourage, ce que nous qualifions de dimension sociale et sociétale. Ces résultats rejoignent les travaux de Fleischmann, Welters et Daniel (2017) sur le rôle important que joue l’entrepreneuriat créatif et culturel dans le développement économique d’un territoire. Elles vont également dans le même sens que les travaux de Chapain, Emin et Schieb-Bienfait (2018) qui soulignent la contribution directe de l’entrepreneuriat créatif et culturel à la dynamique économique mesurée en termes de croissance économique (emplois, valeur ajoutée) et sa contribution indirecte à travers un effet d’entraînement sur la créativité, l’innovation et l’économie de la connaissance.

Et enfin, sur la base des résultats obtenus et de leur discussion, il semble pertinent de formuler quelques propositions dans la lignée de la littérature sur l’entrepreneuriat culturel et créatif. Ainsi, nous souhaiterions ici émettre quelques recommandations dans le but de favoriser le développement de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans les pays en voie de développement.

Pour ce faire, nous pensons que des actions seraient nécessaires, comme la modification de la structuration du cadre juridique et institutionnel des entreprises culturelles et créatives afin de mieux les formaliser. Cette action pourrait être accompagnée par la mise en place de dispositifs d’aide aux entrepreneurs, tout en mettant l’accent sur leur encadrement et formation, en vue d’atteindre la performance technique et économique. Les États de ces pays pourraient aussi faciliter l’accès à des financements publics et privés, et mettre en place des organismes spécialisés de formation et d’appui financier.

En effet, en 2008, le Mali a mis en place l’Agence pour la promotion des industries culturelles, dont le premier volet est celui de la formation, mais, malheureusement, cette agence n’a pas obtenu les résultats escomptés et il s’agira donc de redynamiser ces institutions avec ces quelques propositions. Pour autant, il convient de signaler l’apport positif du Programme de soutien aux initiatives culturelles décentralisées, financé par l’Union européenne, et du Projet d’appui à la filière du livre au Mali, fruit de la coopération franco-malienne pour aider le secteur de l’entrepreneuriat créatif et culturel.

Conclusion

Le présent article a permis de jeter un éclairage sur l’entrepreneuriat dans les industries créatives et culturelles en s’intéressant à un pays en voie de développement. Partant de là, nous avons cherché à cerner les caractéristiques et l’impact de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans un pays du Sud.

Le cas des entrepreneurs culturels et créatifs maliens permet de comprendre l’importance de la problématique de l’entrepreneuriat culturel dans le développement économique, mais dans un contexte différent. Grâce à une étude approfondie des entrepreneurs, nous avons constaté que des éléments comme la valorisation de la culture, l’innovation et la créativité sont des facteurs clés qui sous-tendent l’entrepreneuriat culturel. À travers ces résultats, sept caractéristiques ont été identifiées, mettant en lumière les particularités de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans les pays du Sud. Ainsi, cet article apporte sa contribution à la littérature existante sur l’entrepreneuriat et, plus singulièrement, sur le secteur créatif et culturel. Il propose plusieurs applications pratiques et pertinentes pour les pays du Sud et les politiques publiques.

L’apport principal de cette étude réside dans l’originalité de la problématique de recherche, avec une analyse centrée sur un pays en voie de développement où la question de l’entrepreneuriat créatif et culturel occupe une place cruciale. Elle ouvre également sur d’autres pistes de réflexion concernant le rôle et la position de l’entrepreneuriat créatif et culturel dans un pays en voie de développement.

Sur le plan théorique, l’état de l’art sur l’entrepreneuriat créatif et culturel a permis un éclairage sur la notion, qui est difficile à définir compte tenu de la diversité des activités qu’elle englobe. Certaines spécificités ont été identifiées, comme la passion, les principes et les valeurs de la dimension culturelle, que l’on ne retrouve pas chez les autres entrepreneurs. Au vu de ces résultats, cet article participe à la théorisation d’un modèle sur les caractéristiques de l’entrepreneuriat créatif et culturel transposable dans un contexte africain, voire dans les pays en voie de développement. Les travaux dans ce domaine se développent et cette étude apporte une contribution à l’avancée des connaissances dans le champ de l’entrepreneuriat culturel.

Sur le plan managérial, les résultats obtenus pourront fournir des éléments de réponse à l’État malien qui mène actuellement un projet de réflexion sur la mise en place de l’enseignement de l’entrepreneuriat dans la formation des élèves dès le collège. Ainsi, des éclairages pourraient être apportés pour mettre en évidence l’importance de l’entrepreneuriat, plus particulièrement dans le domaine créatif et culturel, afin d’inciter l’État à concrétiser ce projet, car, selon Golpushnezhad (2018), l’entrepreneuriat culturel est un processus créatif et il peut être enseigné, appris, mis en pratique et amélioré pour mieux préparer les jeunes.

Ces contributions et implications sont toutefois sujettes aux limites de la présente recherche, qui sont autant de pistes pour des études futures. Il s’agit, en particulier, du caractère exploratoire et du manque de références bibliographiques, de données, de connaissances dans le contexte africain et malien. En outre, nous nous sommes limités au contexte malien. Une réplication de l’étude dans d’autres environnements, auprès d’une population plus large, avec d’autres facteurs socioéconomiques, aboutirait peut-être à la mise en évidence de caractéristiques additionnelles ou de nouveaux éléments rassembleurs. Par la suite, il conviendrait également de faire une étude comparative entre les entrepreneurs créatifs et culturels des pays du Nord et du Sud, pour identifier les ressemblances et les disparités.