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De plus en plus d’études montrent l’effet économique positif des investissements dans les industries créatives et culturelles (Anderson, Potočnik et Zhou, 2014 ; Colapinto et Porlezza, 2012 ; Crawford, 2016 ; Currid, 2007). L’Unesco (2017) définit ces industries ainsi : « les secteurs d’activité ayant comme objet principal la création, le développement, la production, la reproduction, la promotion, la diffusion ou la commercialisation de biens, de services et activités qui ont un contenu culturel, artistique et/ou patrimonial ». Si on dénote un intérêt sociopolitique grandissant envers ces secteurs, le monde académique n’est pas en reste. En effet, plusieurs travaux s’attachent à en saisir la réalité (Anderson, Potočnik et Zhou, 2014 ; Bérubé et Demers, 2019). Des auteurs de nombreux domaines se penchent sur ces industries grâce à différentes thématiques et grilles d’analyse, notamment, la géographie, l’économie, la psychologie et la gestion. Ce dernier champ est celui qui nous intéresse davantage. Il couvre plusieurs sous-champs disciplinaires ou sous-thématiques et chacun d’eux porte un regard singulier sur la gestion au sein de ces industries. Parmi les thématiques propres à la gestion, on relève le champ de l’entrepreneuriat dans les industries créatives et culturelles (Hausmann et Heinze, 2016 ; Hennekam et Bennett, 2016). L’apport de l’entrepreneuriat culturel et créatif à l’économie locale, mais également globale, est de plus en plus important, contribuant ainsi au développement économique et social de la société (Anderson, Potočnik et Zhou, 2014 ; Colapinto et Porlezza, 2012), d’où l’intérêt de s’attarder sur ce champ d’études.

Les principaux thèmes relatifs à l’entrepreneuriat étudiés dans les industries créatives et culturelles sont les suivants : les caractéristiques de l’entrepreneur culturel ou créatif (Currid, 2007 ; Klamer, 2011 ; Woong et Wyszomirski, 2015), les tensions vécues par ceux-ci (Preece, 2011 ; Raduški, 2016), l’identité des entrepreneurs (Coulson, 2012 ; de Klerk, 2015 ; Hausmann, 2010), les outils et façons de faire (Bridgstock, 2013 ; Eikhof et Haunschild, 2006), l’éducation (Carey et Naudin, 2006 ; Raffo, O’Connor, Lovatt et Banks, 2000), le système de bourses/subventions (Bille, Løyland et Holm, 2017) et la collaboration (Lingo et Tepper, 2013 ; Moureau et Sagot-Duvauroux, 2012). Mayer et Timberlake (2014) rapportent que la culture mondiale devient de plus en plus standardisée par les médias de masse et les grandes entreprises. Conséquemment, face à cette globalisation, un nombre grandissant d’entrepreneurs au sein des industries créatives et culturelles en viennent à adopter des caractéristiques communes, formant ainsi une masse dominante. On peut décliner ces caractéristiques selon trois dimensions. Il s’agit d’entrepreneurs : 1) se regroupant dans des métropoles créatives (Currid, 2007), 2) homogènes sur le plan socioculturel (langue, nationalité, religion, etc. [Eikhof et Haunschild, 2006]) ou 3) créant des oeuvres visant une diffusion dans les médias de masse (Lingo et Tepper, 2013). Mais alors, qu’advient-il des entrepreneurs au sein de ces industries qui évoluent en marge de la masse ?

Ce questionnement est le point de départ de ce numéro spécial, dont l’objectif est de regrouper des études s’intéressant au cas des entrepreneurs : 1) hors des métropoles créatives (par exemple, les artistes hors des métropoles comme Montréal, Toronto, Los Angeles, New York, Paris), 2) appartenant à une minorité (par exemple les minorités linguistiques ou ethniques) ou 3) ceux qui diffusent volontairement leurs oeuvres par des médias alternatifs (par exemple les groupes heavy metal).

L’entrepreneuriat hors des métropoles créatives dans les industries créatives et culturelles

La majorité des recherches sur l’entrepreneuriat dans les industries créatives et culturelles se concentrent sur des lieux qualifiés de créatifs, comme les villes créatives, dont l’un des auteurs phares est Florida (2002). Ces villes, qu’on peut qualifier de pôles créatifs ont un effet d’attraction tant chez les entrepreneurs eux-mêmes que sur les ressources investies dans ces industries (Florida, 2002). Pourtant, les villes créatives ne sont pas les seuls lieux où on relève une activité entrepreneuriale créative et culturelle. En effet, on trouve la présence d’entrepreneurs créatifs et culturels hors des métropoles créatives (Rumpel, Slach et Koutsky, 2010 ; White, 2010).

C’est ainsi que Céline Bourbousson, Jean-Marie Furt et Anne Iglesias s’intéressent, dans ce numéro spécial, à l’identité régionale et aux entrepreneurs créatifs en périphérie, en nous présentant le cas de la Corse. Les auteurs étudient la structuration collective par le biais des relations d’influences croisées entre l’identité régionale, l’ancrage territorial des créateurs et le produit dit « identitaire ». Les résultats découlant d’entretiens semi-directifs auprès de créateurs corses engagés dans le festival Creazione montrent que le projet de structuration collective se complexifie eu égard aux caractéristiques individuelles des entrepreneurs et aux formes de mobilisation de l’identité régionale. Cette recherche apporte un éclairage sur la caractérisation des entrepreneurs créatifs ruraux, notamment au regard de leur relation aux logiques commerciale et artistique.

Aux aspects commerciaux et artistiques, le deuxième article de ce numéro ajoute la mission scientifique. En effet, Federica Antonaglia, Thierry Verstraete et Gérard Néraudau étudient au travers d’une étude de cas la délicate conciliation des missions culturelle, économique et scientifique. Le cas qu’ils étudient, l’entreprise Semitour, est une société d’économie mixte gérant des sites culturels et touristiques en Dordogne (France). Les auteurs nous apprennent que c’est grâce à l’orientation entrepreneuriale déclinée dans le modèle d’affaires de l’entreprise qu’il est possible de concilier les trois missions. Cette étude tire son originalité du croisement entre les champs de l’orientation entrepreneuriale et de l’entrepreneuriat culturel en l’appliquant à une organisation issue d’un milieu rural. Ces deux premiers articles donnent un éclairage sur l’entrepreneuriat dans les industries créatives et culturelles hors des métropoles dans des pays occidentaux. Qu’en est-il de l’entrepreneuriat dans les industries créatives et culturelles dans les pays en voie de développement ? C’est à cette question que s’intéresse le troisième article de ce numéro spécial.

Rosalie Douyon a étudié les caractéristiques de l’entrepreneuriat culturel et créatif dans le contexte malien. S’appuyant sur une étude qualitative exploratoire dans laquelle ont été conduits 30 entretiens semi-directifs auprès d’entrepreneurs créatifs et culturels maliens, l’auteure propose une représentation de l’utilité sociale et de la valorisation des cultures et traditions de l’entrepreneuriat créatif et culturel malien. Ensuite, elle présente les impacts de cet entrepreneuriat créatif et culturel au Mali, soit la création d’emplois et le développement social et sociétal. Finalement, elle montre que cet entrepreneuriat se caractérise par une création par nécessité et un fort attachement culturel à caractère ethnique.

En somme, ces trois articles nous enseignent que l’identité sociale régionale, au coeur de la structuration de l’entrepreneuriat culturel et créatif hors des métropoles créatives, exige une capacité d’adaptation et de flexibilité comme condition de succès. Cette flexibilité permet la réconciliation des aspects culturels et identitaires d’une part avec l’utilité sociale et l’animation d’un territoire et d’autre part avec une utilité économique, préservant ainsi le caractère authentique de l’entrepreneuriat hors des métropoles créatives au sein de ces industries.

L’entrepreneuriat chez les minorités dans les industries créatives et culturelles

Par ailleurs, les recherches sur l’entrepreneuriat dans les industries créatives et culturelles étudient généralement des entrepreneurs qui partagent des caractéristiques communes. Cependant, on recense quelques recherches sur des entrepreneurs qui ne partagent pas ces caractéristiques (Idriss, 2016 ; Zanoni, Thoelen et Yhema, 2017), entrepreneurs qu’on peut qualifier de minorités visibles ou non visibles. Autrement dit, des entrepreneurs qui se distinguent de la masse par leur langue, par leur origine ethnique, par leur religion ou par toute autre caractéristique qui participe à les définir.

C’est le cas de l’étude menée par Joëlle Bissonnette dans le quatrième article de ce numéro qui s’est attachée à l’étude des relations entre les pratiques entrepreneuriales et le contexte social au sein de l’industrie musicale de minorités linguistiques. Pour ce faire, elle a mené des entretiens semi-dirigés qui ont permis la recomposition de l’histoire de 35 entrepreneurs issus de communautés francophones minoritaires du Canada et de communautés parlant catalan en Catalogne (Espagne). De ces histoires, elle dégage 14 pratiques qui permettent aux entrepreneurs interrogés de répondre aux défis, tensions, ressources et opportunités d’un contexte social marginal tout en le transformant. Cette étude permet une conceptualisation plus complexe de l’entrepreneur culturel, tout en lui donnant une actionnabilité qui est précieuse dans ce domaine.

L’entrepreneuriat marginal (underground) dans les industries créatives et culturelles

Les deux premiers axes proposés portent sur des facteurs contingents émanant du contexte dans lequel les créateurs exercent leurs activités entrepreneuriales. Ce troisième axe porte plutôt sur les moyens de diffusion empruntés par les entrepreneurs des industries créatives et culturelles ; ils constituent en soi une stratégie entrepreneuriale pour occuper une position concurrentielle sur le marché créatif. Des entrepreneurs au sein des industries créatives et culturelles décident volontairement de diffuser leurs oeuvres par d’autres moyens que les médias de masse (Brown, 2017 ; Golpushnezhad, 2018 ; Granger, 2014).

Dans le cinquième article de ce numéro spécial, Paul Muller, Bérangère L. Szostak et Thierry Burger-Helmchen soulignent ainsi le rôle d’intermédiation des activités entrepreneuriales dans la circulation des idées créatives au sein des écosystèmes créatifs. En prenant appui sur une analyse de données historiques, ils montrent que selon les périodes du cycle de vie de l’écosystème créatif se rapportant au krautrock, les mécanismes du middleground qui sont activés diffèrent. Leur article insiste sur les mécanismes alternatifs aux modèles de diffusion dépendant des médias de masse situés dans l’upperground.

Conclusion

Ce numéro spécial contribue à façonner nos connaissances sur l’entrepreneuriat en marge des masses dans les industries créatives et culturelles sur le plan de l’entrepreneuriat hors des métropoles, de l’entrepreneuriat chez les minorités et de l’entrepreneuriat marginal. Au travers de ces articles, on comprend la pertinence de ce sujet tant pour les sphères académiques que pour les entrepreneurs culturels. En introduction nous soulevions un questionnement à savoir : qu’advient-il des entrepreneurs au sein de ces industries évoluant en marge de la masse ? Les articles constituant ce numéro spécial montrent qu’il existe une vie entrepreneuriale active en marge des masses dans ces industries. Ce dynamisme entrepreneurial contribue à l’essor socioéconomique et politique au sein de ces industries renforçant ainsi la portée sociétale de celles-ci. Cela dit, ces articles pointent vers des défis singuliers pour ces entrepreneurs : l’accès aux ressources, les opportunités limitées et les enjeux liés à la capacité de se faire connaître. Afin de faire face à ces défis et contribuer à la pérennisation de ces industries, les auteurs de ce numéro spécial, au travers de différents contextes d’entrepreneuriat en marge des masses, nous apprennent que les entrepreneurs doivent faire preuve d’adaptabilité, de flexibilité, de capacité d’innovation tout en respectant leur authenticité culturelle. De plus, comme le soulignent Federica Antonaglia et ses coauteurs dans leur article de ce numéro spécial, ce sont précisément les compétences entrepreneuriales des acteurs qui permettent aux organisations d’atteindre un équilibre entre les différentes missions que celles-ci poursuivent, cet équilibre pragmatique favorise la pérennisation des industries créatives et culturelles.

Bien qu’ayant répondu à certaines interrogations, ce numéro spécial ouvre la porte à une réflexion et à des recherches futures. Par exemple, pour l’entrepreneuriat hors des métropoles, quelles ressources sont disponibles pour les entrepreneurs culturels ? Il y a lieu de se questionner entre autres sur la manière, dont les pouvoirs publics peuvent accompagner les entrepreneurs culturels hors des métropoles. Pour l’entrepreneuriat chez les minorités, comment les recherches portant sur l’équité, la diversité et l’inclusion permettent une meilleure compréhension des défis auxquels font face ces entrepreneurs sachant que les industries créatives se caractérisent par une discrimination systémique (Eikhof et Warhust, 2013) ? Enfin, pour l’entrepreneuriat marginal, pourquoi certains entrepreneurs qui diffusaient dans des canaux alternatifs décident d’intégrer, à un certain point, les médias de masse ?

En terminant, nous avons pris un grand plaisir à coordonner ce numéro spécial et nous espérons que vous en aurez autant à découvrir chacune des contributions apportées par les auteurs. Nous profitons de l’occasion pour les remercier de leur collaboration tout au long du processus éditorial.