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Dans les années 1970, les fondements structurant les systèmes de protection sociale mis en place tout au long du xxe siècle en Europe occidentale ont été remis en cause. L’emploi comme socle de la protection sociale, qu’il s’agisse d’en avoir un, d’en avoir eu un ou d’être dans l’incapacité d’en exercer un, est désormais concurrencé par le niveau de revenu des ménages. Ainsi, en France, en Belgique, en Espagne ou en Allemagne, pour ne donner que quelques exemples, des politiques dites de revenu minimum d’insertion ont été mises en place (Horusitzky et al., 2008). Ces politiques sont censées permettre à des citoyens aptes au travail, en activité ou non, de percevoir un revenu minimum, de participer à des dispositifs de formation professionnelle, d’être exonérés de certaines dépenses de santé ou de transport, ou encore de recevoir des aides au logement du fait de revenus situés en dessous d’un seuil de pauvreté, lui-même défini à partir d’un pourcentage donné du revenu national médian.

L’émergence de cette nouvelle norme, le seuil de pauvreté, comme l’un des socles du droit social a fait l’objet de plusieurs travaux (Palier, 1999, 2001 ; Seeleib-Kaiser, 2008 ; Espina, 2007 ; González Temprano, 2003 ; Navarro, 2004 ; Del Pino et al., 2009). Pour ces derniers, la genèse des politiques de revenu minimum serait liée à une évolution des structures productives (internationalisation de l’économie) ou familiales (parents isolés, augmentation des divorces), ainsi qu’aux transformations du marché de travail dans les années 1970 (apparition d’un chômage structurel, augmentation de la flexibilité, etc.) : diverses couches de la population, auparavant relativement protégées, se seraient alors trouvées plongées dans une situation de vulnérabilité inédite et des mécanismes publics de revenu minimum auraient donc été mis en place grâce à l’intérêt politique que certains acteurs, syndicats et partis politiques voyaient à traiter ces « nouvelles réalités » (Arriba, 1999). Changements structurels et opportunités politiques auraient ainsi conduit à l’instauration de ces nouvelles politiques sociales au tournant des années 1970-1980.

Si ces analyses présentent la réponse apportée au problème de la pauvreté comme une construction sociale liée aux positions de certains acteurs, elles ne questionnent cependant pas le lien entre les changements structurels des années 1970 et l’apparition de nouvelles façons de représenter ces réalités. Aussi complètes et précises qu’elles soient, les recherches consacrées à l’émergence des politiques dites de lutte contre la pauvreté, incarnées par le revenu minimum d’insertion, réduisent donc leur perspective à une mise en agenda des politiques publiques dans les arènes de gouvernement, sans voir que leur existence demande au préalable une mise en forme du problème qui les rende légitimes et pensables comme solution politique. S’il est possible de concevoir une politique publique offrant un revenu minimum aux personnes dans le besoin, celle-ci implique d’élaborer une construction intellectuelle qui justifie l’octroi d’un revenu comme solution aux situations de « pauvreté ». Pour cela, il a été nécessaire de montrer que les « pauvres » ne le sont pas parce qu’ils le souhaitent, que l’emploi n’est pas la seule cause des situations de « pauvreté » et enfin qu’un revenu minimum détaché de l’emploi — on ne l’obtient pas par le fait d’avoir eu une activité salariée — est un levier, au moins dans un premier temps, pour sortir de cette situation.

Dans cet article, nous nous intéressons donc aux producteurs intellectuels des savoirs qui rendent possible le déplacement, du moins partiel, de l’emploi comme épicentre de la question sociale pour laisser place au revenu minimum. Pour ce faire, ces producteurs intellectuels élaborent une nouvelle représentation des situations de nécessité matérielle qu’ils qualifient de « pauvreté », et non pas de chômage. Ces acteurs vont montrer que la « pauvreté » n’est pas seulement liée à l’absence d’emploi mais aussi à une multiplicité de facteurs : faible qualification scolaire et professionnelle, logement précaire, isolement, dépendances, faible participation syndicale et politique, mauvais état de santé, etc. Ces différents facteurs sont simultanément, selon ces acteurs, causes et conséquences de la « pauvreté ».

Ces acteurs ne partagent pas forcément la même lecture des causes structurelles qui produisent le phénomène. Pour certains, ce problème serait intrinsèque au capitalisme, pour d’autres, il poserait la question de la redistribution des ressources communes, pour d’autres encore, la « pauvreté » serait liée à un processus d’automatisation de l’économie. Ils adoptent cependant un diagnostic commun, soit l’existence d’un nouveau problème multifactoriel nommé « pauvreté ». Ils partagent également un ensemble de solutions minimales à mettre en place : revenu minimum, dispositifs d’accès à la santé et au logement, etc., et des programmes localisés d’action sociale, à l’échelle du quartier : alphabétisation, formations professionnelles, éducation populaire, création d’entreprises d’insertion, activités culturelles, etc. C’est donc à la production d’un consensus autour de la cause des pauvres (Viguier, 2010) que nous nous intéressons ici. Les écarts et différences interprétatives sur les causes structurelles du phénomène mériteraient, quant à eux, un travail à part.

Viguier (2010) et Zamora (2015) ont permis de montrer que l’émergence des politiques de revenu minimum d’insertion comme mesure de lutte contre la « pauvreté » sont, en France et en Belgique, le résultat d’un travail préalable de qualification de certaines réalités sociales - le problème de la « pauvreté », contrairement à celui du chômage, ne se résumerait pas à l’absence d’activité salariale. Ces auteurs se situent en ce sens dans le cadre d’une sociologie des catégories de l’action publique (Topalov, 1994 et 1999 ; Dubois, 1999 ; Tissot, 2007 ; Salais et al., 1986) et des problèmes publics (p. ex. : Blumer, 1971 ; Gusfield 1986, 2009 ; Loseke 1984, 1989). Viguier (2010) et Zamora (2015) rendent compte de l’émergence de la cause des pauvres par des logiques partiellement propres au monde catholique d’après-guerre et à des transformations du champ intellectuel de gauche dans les années 1960.

Cet article revient sur ces logiques à partir du cas espagnol, montrant qu’une analyse limitée à des phénomènes circonscrits dans un cadre national ne suffit pas pour rendre compte de la genèse des nouvelles manières de penser la question sociale. Le cas de l’Espagne permet ainsi de défendre l’idée que cette histoire doit se comprendre à la jonction de phénomènes structurels transnationaux et de logiques propres au contexte national espagnol.

Nous montrerons dans cet article que la pauvreté comme catégorie cognitive en Espagne résulte d’un travail de promotion de cette catégorie réalisé par des acteurs du monde catholique et de l’action sociale se trouvant devant un champ politico-institutionnel espagnol en pleine mutation, au sein duquel ils doivent positionner leurs institutions respectives. Devenir les porte-parole de cette cause constitue, pour la hiérarchie ecclésiale rénovatrice[1] espagnole des années 1960, une occasion de resituer l’Église en perte d’influence — du fait du regain très important des partis politiques clandestins, syndicats et autres organisations au sein du paysage politico-social de l’époque — tout en se présentant comme à l’avant-garde de la détermination des nouvelles causes du monde contemporain, qui auraient été délaissées par les syndicats et les partis politiques. Il en est de même pour un ensemble de figures laïques du monde catholique rénovateur, qui seront accompagnées dans la promotion de ce « nouveau problème » social par des jeunes sociologues ou éducateurs dont la carrière professionnelle se trouve en péril dès l’arrivée de la démocratie en 1978[2]. Nous décrypterons ainsi la mise en place d’un nouvel espace d’intervention professionnel alternatif aux partis et syndicats, au sein duquel peuvent être importées des thématiques générées dans des lieux plus centraux de l’espace politique international, en particulier au sein de l’Église vaticane, dans les années 1960, ainsi qu’au sein des institutions de la Communauté économique européenne, à partir des années 1970.

Cet article présente tout d’abord les éléments qui ont rendu possible la promotion de la « pauvreté » comme catégorie cognitive et d’action au sein d’une partie de la hiérarchie ecclésiale espagnole à partir des années 1960. Il analyse ensuite les raisons de l’appropriation de cette catégorie par des acteurs extérieurs à la hiérarchie ecclésiale. Il s’attache finalement aux processus permettant à cette catégorie de gagner de l’ampleur dans le débat public à partir de l’entrée de l’Espagne dans la Communauté économique européenne.

l’émergence de la cause des pauvres : le vatican et le despegue (détachement) de l’église espagnole du national-catholicisme (1960-1978)

L’histoire de la cause des pauvres peut être scindée en deux périodes distinctes en Espagne. D’abord portée par l’organisation Caritas espagnole[3], du début des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, une deuxième période s’ouvre, à la fin des années 1970, avec l’entrée en scène d’autres acteurs, issus du monde catholique rénovateur, notamment au moment où se joignent à la cause des sociologues et éducateurs liés au monde de l’action sociale et ayant été proches des mouvements autogestionnaires liés à Mai 68. La première période se joue plutôt à l’intérieur de l’Église catholique, tandis que la seconde est traversée par les effets de la mise en place de la démocratie parlementaire et par les besoins de repositionnement politique qu’elle entraîne pour l’ensemble des acteurs concernés (professionnels de l’action sociale, militants, etc.).

C’est au début des années 1960 qu’apparaît, au sein de l’assemblée générale de Caritas en Espagne, la « pauvreté » comme problème social au sens de Kitsuse et Spector (2000 [1987]). Elle y est présentée comme un état indésirable, injuste et immoral, contre lequel il est nécessaire d’agir afin d’aboutir à sa disparition. En 1961 commence l’élaboration du Plan CCBComunicacion Cristiana de Bienes [Communication chrétienne de biens] -, un projet de recherche-action visant à déterminer les causes de la « pauvreté » en Espagne afin de pouvoir y remédier à travers des programmes d’action sociale de l’Église. Ce thème s’installe de manière stable tout au long des années 1960 au sein de Caritas et il est érigé comme cause essentielle de l’organisation lors de la xxve Assemblée générale (1968).

Pour comprendre l’émergence de cette cause des pauvres au sein de Caritas en Espagne, il est nécessaire de prendre en compte deux phénomènes. Le premier concerne les effets immédiats au sein de l’Église espagnole des règnes de Pie XII (1939-1958), de Jean XXIII (1958-1963) et de Paul VI (1963-1978). En effet, des prêtres en accord avec les lignes rénovatrices impulsées par ces papes ont pu progresser dans la hiérarchie ecclésiale et prendre plus de pouvoir, notamment au sein de la Commission épiscopale chargée des questions d’assistance par Caritas. Le deuxième phénomène concerne la décision de l’Église espagnole, prise par ses élites rénovatrices, de se détacher de tout engagement avec les partis démocrates-chrétiens pour exister de manière autonome sur la scène publique dès la fin des années 1960.

le renouvellement des élites ecclésiales dans une Espagne en plein processus de sécularisation

Les règnes de Pie XII, mais surtout de Jean XXIII et Paul VI, à la tête du Vatican sont fortement marqués par la mise en place d’un processus de rénovation de l’Église catholique, dont la célébration du concile Vatican II reste le symbole fort. Ces papes réévaluent les questions liées à la relation entre l’Église catholique et les autres confessions, et entre l’Église et le monde séculier. Ces thèmes sont étayés dans les textes qui résultent du concile Vatican II (1962-1965). Parmi ces textes, le Gaudim spes traite par exemple du rôle de l’Église dans le monde moderne et incarne une rupture par rapport aux conceptions de la relation entre l’Église et le monde établies par Pie IX et Pie X (Bordeyne, 2005 : 649-658). Ainsi, les historiens de l’Église décrivent à ce propos le passage d’une relation de méfiance vis-à-vis du monde à une relation d’engagement vis-à-vis de ses problèmes, comme l’exprime une des phrases d’ouverture du texte : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur coeur » (§ 1). Cet engagement ne se veut pas contemplatif mais vise la transformation des causes à l’origine de souffrances qui vont à l’encontre de la dignité humaine :

La conviction grandit que le genre humain peut et doit non seulement renforcer sans cesse sa maîtrise sur la création, mais qu’il peut et doit en outre instituer un ordre politique, social et économique qui soit toujours plus au service de l’homme, et qui permette à chacun, à chaque groupe, d’affirmer sa dignité propre et de la développer.

Gaudium et Spes : 9

Ce processus de rénovation des positions officielles de l’Église catholique a comme première conséquence, dès les années 1950 et pendant tout le règne de Jean XXIII et Paul VI, de favoriser la promotion au sein de la hiérarchie ecclésiale espagnole d’un ensemble d’évêques mandatés pour piloter ce processus au sein de l’Église. Le Vatican change de ligne politique envers le régime de Franco, avec lequel il est moins porté à l’entente (De Santa Olalla Saludes, 2005). La politique de nomination des évêques et des archevêques ayant des positions rénovatrices constitue une véritable rupture (voir Graphique 1). Ainsi, avant 1958, date du début du mandat de Jean XXIII, la majorité des évêques espagnols étaient en effet nommés par l’État espagnol (29/14), sur la base d’une convention passée entre le régime franquiste et le Vatican en 1941, devenue concordat en 1953. Transférer ce pouvoir de nomination au régime franquiste est un signe clair du soutien du Vatican au régime franquiste. À partir de 1958, le Vatican reprend le contrôle de la nomination des évêques en Espagne, ce que l’historiographie désigne comme le despegue (détachement) de l’Église du régime (Montero Garcia, 2007).

Figure 1

Nominations des évêques par l’État et le Vatican, avant et après Jean XXIII

Nominations des évêques par l’État et le Vatican, avant et après Jean XXIII
Source : Auteur, à partir du document « Radiografia del Episcopado español » publié par la Conferencia Episcopal Española en 1963, Archivo Linz de la Transicion, Fundacion Juan March : boîte R-45602

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Le concile Vatican II et l’ascendance prise par les positions rénovatrices comme doctrine officielle de l’Église augmentent la présence de ces rénovateurs au sein de la hiérarchie ecclésiale espagnole. En 1972, pour la première fois sous le régime de Franco, celle-ci présente une majorité d’évêques rénovateurs en opposition aux représentants des courants traditionalistes (Botti, 2008). Un rapport interne du gouvernement de Franco dénonce cette réalité et alerte des « dangers » de ces « manoeuvres » vaticanes :

xve Assemblée de la Conférence épiscopale espagnole. Un coup de force. […] Dans cette assemblée il se produira un fait transcendantal. La majorité[4]deviendra minorité. Pour ce faire, les évêques démissionnaires seront privés de vote en faveur des évêques auxiliaires. […]

Source : Document : « Radiografía urgente del episcopado español actual ». Juin 1973 [carton 42/08996-8][5]

En septembre 1971, l’Assemblée conjointe d’évêques et de prêtres, présidée par le président de la Conférence épiscopale espagnole Enrique Vicente Tarancón, est un des moments de consécration de cette dissociation entre l’Église espagnole et le régime franquiste ainsi que de l’alignement avec les thèses du concile Vatican II. Le texte publié à l’issue de cette assemblée défend l’établissement d’un ensemble de droits alors inexistants dans le régime politique franquiste, tels que la liberté d’association, le droit de réunion syndicale et politique, la participation de tous les citoyens à la gestion des affaires publiques et le droit à l’intégrité physique pour éviter la torture (physique, mentale ou coactions spirituelles) (Revista Caritas, septembre-octobre 1971 : 4-6).

Le choix de la « pauvreté » comme cause majeure de cette Église rénovée n’est pas un hasard. Elle acquiert une importance particulière en Espagne car elle permet à l’Église de définir sa position dans un débat qui, à l’époque, porte sur la possibilité pour l’Église d’entrer en politique en soutenant des projets politiques et syndicaux à caractère confessionnel. Le concile Vatican II et la rénovation qu’il déclenche ne sont pas sans conséquences négatives pour l’Église. Les thèses rénovatrices du concile favorisent en effet la distanciation des fidèles envers la hiérarchie ecclésiale. Ceux-ci s’organisent de manière autonome ou quittent simplement l’Église pour investir les partis et syndicats. Ce phénomène s’adjoint au processus de sécularisation que vit la société espagnole dans cette période et qui est source d’inquiétude pour ce qui est de la place de l’Église au sein de la société (Pérez-Agote, 2009). Le débat qui secoue l’Église catholique porte alors sur le fait de décider si la stratégie pour exister dans ce contexte passe par la promotion et le soutien d’un projet politique et syndical à caractère confessionnel, ou si elle passe par la construction d’une action spécifique de l’Église en dehors des acteurs partisans et syndicaux (Montero Garcia, 1999). La décision des élites rénovatrices espagnoles de se détacher de tout engagement dans des projets politiques et syndicaux confessionnels permet alors de définir une action propre à l’Église. C’est donc dans le sillage de cette prise de position que la cause des pauvres devient l’instrument de la plus grande présence publique de l’Église, comme l’illustrent les déclarations de Ramon Echarren, responsable scientifique des premiers rapports sur la « pauvreté » produits par Caritas, en 1972 :

– Quelles responsabilités les Espagnols peuvent-ils demander à l’Église ? Et combien et de quelle nature ?

– Toutes, je pense… et aucune. Si les Espagnols attendent une Église forte qui développe son activité sur le même plan et avec les forces sociales qui détiennent le pouvoir, ils se trompent et ne peuvent rien attendre. L’Église n’est pas ni ne doit être une force sociale de plus. Sa responsabilité n’est pas là. Ce n’est pas sa voie, même si ça l’a été, et même si certains voudraient que ça le reste. Si les Espagnols attendent que l’Église, sans aucune autre ressource que la parole et le témoignage, soit en plus le signe, au sein de la société espagnole, de la libération qui nous a été offerte par Jésus-Christ et que c’est en partant de cette libération et en total accord avec son message qu’elle sera chaque jour plus solidaire avec les plus faibles […]. Les chrétiens doivent être la levure et l’Église doit être la lumière et le sel de la terre et reconnaître dans ceux qui souffrent et dans les plus pauvres l’image de son fondateur pauvre et patient ; en même temps, l’Église doit s’efforcer de résoudre les situations de besoin et ainsi servir Jésus-Christ. C’est pour cela que l’Église doit être intimement solidaire avec tous ceux qui sont victimes du mal sous toutes ses formes et, à partir de cette solidarité, dénoncer le péché pour sauver les opprimés […].

Revista Caritas, mars-avril 1972, n°107 : 18-19

caritas : le fer de lance du renouvellement de l’Église espagnole

L’organisation Caritas, en Espagne, constitue l’instrument par lequel se matérialisent ces nouvelles lignes d’action de l’Église espagnole. L’institution dépend organiquement de la Comision episcopal de caridad y asistencia social [Commission épiscopale de charité et assistance sociale], divisée en deux nouvelles commissions dès 1966 : la Comision Episcopal de Accion Caritativa y Social [Commission épiscopale des oeuvres caritatives et sociales] et la Comision de Apostolado Social [Commission d’apostolat social]. Le problème de la « pauvreté » comme combat principal de l’Église espagnole trouve sa place dès 1961 dans cette dernière commission. L’analyse détaillée des listes de membres de ces deux commissions entre 1960 et 1987 (voir le Tableau 1) confirme la présence majoritaire d’évêques rénovateurs. Des 22 évêques siégeant dans ces deux commissions, 17 ont été investis par Jean XXIII ou Paul VI. Le nombre d’échelons qu’ils gravissent sous les pontificats de ces deux papes est en moyenne de deux, ce qui signifie que la plupart ont une carrière ascendante au sein de la hiérarchie ecclésiale. Ils seront même nommés évêques et archevêques lors des pontificats des deux papes rénovateurs. Cette ascension va de pair avec leur appartenance à des organismes de l’Église qui promeuvent des thématiques centrales à ce processus de rénovation : la promotion du laïcat dans la vie de l’Église et de l’oecuménisme en opposition à une Église fermée aux autres religions ainsi que le renouveau de la liturgie dans le but de l’adapter à la sensibilité des sociétés modernes, en opposition aux défenseurs d’une liturgie traditionnelle en latin.

Le parcours de Mgr Garcia Merchan, membre de la Commission épiscopale chargée de l’Action sociale de l’Église durant douze ans, montre l’importance que les questions sociales revêtent au sein des plus hautes sphères de l’Église espagnole. Garcia Merchan, né en 1926, est investi évêque par Jean XXIII en 1965 ; il est un fervent défenseur des nouvelles idées issues de Vatican II. En 1969, quatre ans à peine après son investiture comme évêque, il est promu archevêque et devient ainsi le plus jeune archevêque de l’Église espagnole. Il est chargé du diocèse d’Oviedo, dans les Asturies, une région traversée par une forte conflictualité sociale dans le secteur minier. Garcia Merchan joue un rôle actif dans ce conflit, apportant un soutien explicite aux ouvriers mineurs de la région. Il est membre de la Comisión Episcopal de Pastoral Social [Commission épiscopale de pastorale sociale] dès 1962, avant d’être promu président de la Conférence épiscopale espagnole, la plus haute fonction de l’Église espagnole en 1981. Garcia Merchan est décrit, avec la majorité des membres responsables de Caritas, dans un des rapports secrets du gouvernement espagnol en 1973 sur l’épiscopat comme étant un des ennemis du régime : « La Commission d’apostolat social présidée par Diaz Merchan est dominée par des évêques ayant des rapports conflictuels » (Source : rapport secret « IGLESIA » envoyé par le ministre de l’Information et du Tourisme à l’ensemble de ministres. Archives de l’administration centrale, Madrid, boîte 42/8992.4 [IG 10950]).

L’étude du document fondateur, le Plan CCB [Comunicación Cristiana de Bienes], qui place la « pauvreté » comme la cause principale de l’Église espagnole dès 1960, nous permet d’analyser les liens entre ce processus de rénovation de l’Église et ce « nouveau » problème social. Le Plan CCB trouve ses origines en 1961 quand la Commission épiscopale de charité et d’assistance sociale commande à Caritas la production d’un plan d’assistance, de promotion sociale et de bienfaisance pour l’Église. Le président de la Commission commanditaire est le cardinal Quiroga et son secrétaire Mgr Pont y Gol. Le cardinal de Galicie Fernando Quiroga avait été nommé par Jean XIII membre de la commission préparatoire du concile Vatican II. Sous le pape Paul VI, il est ensuite nommé président de la Conférence épiscopale espagnole et est connu pour sa défense d’une liturgie dans la langue du « peuple », le galicien[6], en opposition aux positions traditionalistes qui défendent le latin comme la langue liturgique. Josep Pont i Gol est quant à lui né en 1906 dans un petit village de Catalogne. En 1949, il devient le secrétaire personnel d’Enrique Vicente Tarancon, le religieux propulsé par Paul VI à la tête de l’Église espagnole pour diriger sa rénovation en 1966. Il participe au concile Vatican II et est perçu comme proche des évêques catalans qui promeuvent l’unité pastorale des évêchés catalans. Il est promu archevêque en 1970 par le pape Paul VI.

Tableau 1

Profil des évêques des commissions épiscopales responsables de Caritas 1960-1987[7]

Profil des évêques des commissions épiscopales responsables de Caritas 1960-19877
Source : réalisé par l’auteur à partir des informations biographiques fournies par le site de la Conférence épiscopale espagnole http://www.conferenciaepiscopal.es/miembros-de-la-ce-de-pastoral-social/ et à partir des informations fournies par le livre : Gutiérrez Resa, A. 1993. Caritas española en la Sociedad del Bienestar 1942-1990, Madrid, Ed. Hacer

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la cause des pauvres au-delà de Caritas : Se faire une place dans un monde nouveau (1975-1980)

Si la dimension nationale de Caritas lui permet de mener le combat pour la cause des pauvres en Espagne dès les années 1960, d’autres organisations, catholiques ou non, la rejoignent dès la fin des années 1970 : institutions de recherche en marge du monde universitaire, nouvelles associations qui travaillent dans les domaines de l’insertion ou de la réinsertion, institutions du monde catholique rénovateur créées à la marge de la hiérarchie ecclésiale. Le tableau ci-dessous en liste les principales.

Cet élargissement du type d’acteurs s’engageant dans la promotion de la « pauvreté » comme problème social s’accompagne d’une activité de publicisation de la cause dans des articles de journaux, des livres ou des journées d’étude qui font entrer la « pauvreté » dans les arènes de l’action publique (Gusfield, 2009). Les institutions promouvant cette thématique sont alors intégrées à l’architecture d’un système d’assistance sociale en pleine construction : il ne s’agit plus d’étudier la « pauvreté », mais de la faire connaître. Ainsi, des rencontres comme Jornades sobre el Quart Mon [Les Journées sur le Quart-Monde], organisées par Justicia i Pau de 1981 à 1990, présentent les résultats des études à la presse, aux hommes politiques et aux responsables des institutions de protection sociale. D’autres événements ont lieu, comme les Journées d’étude du CEBS sur la pauvreté en Espagne en 1988 ou le Séminaire du CEBS sur les actions de lutte contre la pauvreté et l’incorporation sociale des collectifs marginalisés en 1989 (Alvarez, 1990). Dans ces événements et publications, il est question d’annoncer la gravité du « nouveau » problème cerné et de mettre en avant l’importance et le rôle que devraient jouer les organisations de la société civile d’action sociale pour apporter des solutions, grâce à leur expérience dans le domaine.

La mobilisation autour de la cause des pauvres au-delà de Caritas découle de deux phénomènes interconnectés. Le premier est la fin du franquisme et la construction d’un régime politique qui établit un nouveau statu quo institutionnel où partis politiques et syndicats majoritaires sont placés au centre de la vie politique du pays[8], tout en déplaçant le monde catholique et les militants de gauches autogestionnaires à la marge de ce nouvel échiquier sociopolitique. Le deuxième est l’existence, depuis 1972, au sein de la direction générale des affaires sociales de la CEE d’un programme de lutte contre la pauvreté qui offre une brèche dans la lutte des organisations d’action sociale privées, dont celles créées par les acteurs du monde catholique rénovateur et certains militants des gauches autogestionnaires pour légitimer leur rôle dans un moment où se définit le type de modèle d’action sociale à mettre en oeuvre en Espagne [public, privé ou mixte].

Tableau 2

Les nouveaux promoteurs de la « cause des pauvres » à la fin des années 1970

Les nouveaux promoteurs de la « cause des pauvres » à la fin des années 1970
Source : Auteur, à partir d’une recherche sur toutes les publications et événements en Espagne portant comme titre « pauvreté » et « nouvelle pauvreté » entre 1960 et 1989. Cette recherche s’est également appuyée sur une méthode de boule de neige bibliographique. Chacun des documents trouvés au cours de l’enquête comportait des références à d’autres documents sur le thème de la « pauvreté », qui nous ont permis de connaître des organisations publiant sur le sujet

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des laïcs du monde catholique rénovateur à la recherche d’une nouvelle place dans le contexte sociopolitique transformé

L’élargissement du cercle des promoteurs de la cause des pauvres implique des laïcs ou des religieux n’ayant pas de postes à responsabilités dans la hiérarchie ecclésiale. Ils dirigent et créent des institutions comme Justicia i Pau [Justice et Paix ], Accio solidaria contra l’atur [Action solidaire contre le chômage] ou Cristianisme i Justicia [Christianisme et Justice], qui sont autant de tentatives pour répondre aux problèmes auxquels ce monde catholique rénovateur laïc doit faire face à l’arrivée de la démocratie en Espagne.

Les trajectoires professionnelles de ces acteurs se développent parallèlement à leur engagement socioreligieux, soit dans le monde de l’entreprise privée, soit dans le monde académique et culturel, comme Josep Maria Pinyol, chroniqueur réputé spécialisé sur le Vatican, ou Joan Gomis, écrivain et journaliste fondateur de El Ciervo, une des revues de référence au sein du monde catholique rénovateur, ou encore Pilar Malla, une des figures du travail social en Espagne et responsable de Caritas à Barcelone. La plupart de ces acteurs se distinguent par le fait qu’ils agissent en tant qu’intellectuels dans les débats du monde catholique rénovateur et au sein des communautés laïques qui promeuvent des organisations catholiques autonomes envers la hiérarchie ecclésiale (Communautés chrétiennes populaires, Chrétiens pour le socialisme, etc.). Ce sont des figures très reconnues et charismatiques du monde catholique rénovateur mais qui n’occupent pas des positions institutionnelles majeures au sein de ce monde, ils sont écrivains, journalistes ou prêtre d’une petite paroisse de quartier. Cependant, leur position de notabilité[9] au sein du monde catholique rénovateur ne leur permet pas d’accéder à des positions équivalentes au sein des syndicats ou des partis politiques[10]. Pour ces acteurs du monde catholique rénovateur, l’engagement politique à gauche est lié à leur engagement religieux. Cette combinaison, progressiste et catholique, ne trouve pas d’équivalent dans le paysage politique des partis et syndicats totalement laïcs de gauche de l’époque. Ces figures du monde catholique tentent ainsi de créer des instances dans lesquelles il est possible de rendre compatibles identité religieuse et engagement politique.

Joan Garcia-Nieto est l’un des acteurs les plus actifs dans la promotion de la cause des pauvres dès la fin des années 1970 et est un bon exemple de ce type de trajectoires. À ses débuts, son engagement religieux est concomitant à ses activités politiques au côté des forces de rupture avec le régime franquiste, les partis et syndicats clandestins Comisiones Obreras [Commissions ouvrières] et Partido Comunista de España [Parti communiste espagnol]. Par la suite, à partir de la fin des années 1970, son militantisme se situe à la marge des partis et syndicats, dans lesquels il n’occupe aucun poste de cadre, tout en dirigeant des organisations catholiques de gauche. Né en 1929 à Barcelone au sein d’une famille de banquiers très importante, il suit une formation secondaire dans des institutions jésuites puis fait ses études supérieures d’économie et de sociologie à l’Université jésuite de Deusto à Bilbao. Entre 1955 et 1958, il rédige sa thèse de doctorat sur le syndicalisme chrétien en Espagne à l’Université de Toulouse. Il y entre en contact avec les dirigeants en exil du Parti socialiste espagnol et du syndicat Union General de Trabajadores (Union générale des travailleurs). En 1961, il est ordonné prêtre et poursuit ses études d’économie à la London School of Economics jusqu’en 1962. De retour à Barcelone en 1963, il travaille comme professeur à l’Université jésuite ESADE. Il est condamné pour « terrorisme » en 1967[11] et passe quatre mois en prison. En 1970, il participe à la fondation de l’organisation Bandera Roja [Drapeau rouge], organisation maoïste qui intègre le Parti communiste de Catalogne en 1974. En 1973, il crée le mouvement Cristians pel Socialisme [Chrétiens pour le socialisme][12]. En 1981, il milite au Parti communiste de Catalogne où il est membre de la section locale du syndicat lié au Parti communiste Comisiones Obreras [CCOO]. À cette même période, en 1981, il fonde le Centre d’Estudis Cristianisme i Justicia[13] [Centre d’études du christianisme et de la justice], dont il dirigera la division de recherche pendant plus de dix ans.

Ces notables ont à décider des missions de ces institutions du monde catholique rénovateur. Ils doivent pourtant prendre en compte le fait que le monde catholique rénovateur a perdu le rôle qu’il avait eu pendant longtemps, celui de socle très important de la lutte antifranquiste, à la base de nombreuses initiatives au coeur des luttes sociales et politiques dans les quartiers populaires (Montero Garcia, 2007). Ainsi, la fonction de suppléant des partis et syndicats se trouve devoir être ajustée aux nouvelles conditions politiques qui se définissent, entre autres, par la légalisation des syndicats et partis politiques, qui vont dès lors occuper l’espace social et politique au détriment des institutions de ce monde catholique rénovateur. Comme l’exprime Joan Gomis, président de Justícia i Pau à Barcelone lorsqu’il parle de ces premières années à la tête de l’institution :

L’autre problème était de savoir si Justícia i Pau aurait du travail, une tâche qui lui serait propre, au moment où je commençais [ma présidence au sein de Justícia i Pau], étant donné que jouer le rôle de suppléant des partis politiques n’était plus nécessaire ou l’était de moins en moins. Trouver des tâches adéquates était mon problème.

Gomis 1999 : 20

Garcia-Nieto, auteur de nombreux articles sur les « nouveaux pauvres » dès la fin des années 1970 rappelle en creux le besoin de trouver de nouvelles causes propres aux chrétiens rénovateurs afin de ne pas se dissoudre dans le nouveau paysage politique :

Le danger actuel, après le franquisme qui a souvent été un ressort pour la mobilisation des chrétiens, est que la passivité s’installe parmi les chrétiens, même parmi les chrétiens les plus mobilisés et même parmi nous.

Quaderns de Pastoral, n° 50, 1977, p. 303

Cette urgence de trouver sa place concerne tous les secteurs rénovateurs. Ainsi, comme l’indique le directeur de Caritas en Espagne dans une interview de 1978[14] :

L’Église est aujourd’hui dans une situation similaire à celle de la fin des années 1960. Elle ne sait pas quelle direction prendre et je pense qu’il serait intéressant de penser à une initiative comme celle de l’assemblée conjointe d’évêques et de prêtres de 1971 […] qui puisse étudier la réponse que l’Église doit donner au monde d’aujourd’hui.

Revista de Caritas, n°178, mai 1978 : 8

La problématique de « pauvreté » semble se présenter aux yeux de ces notables catholiques comme une révélation, un nouveau départ après une période de confusion. C’est en effet ainsi que le décrit Joan Gomis, président de Justícia i Pau, quand il se rappelle ce qu’il a ressenti le jour où il a entendu parler du quart-monde :

Ce matin-là fut inoubliable et encore aujourd’hui, même si ce n’est pas très précis, je me rappelle le père Joseph [Wresinski] et son discours, allocution, programme ? — l’appeler conférence me semble peu adéquat — à la fois enflammé et intelligent. Mais il y avait un plus. J’imagine qu’à l´époque je devais être inquiet par le traitement de ce problème dans notre pays, mais en tout cas l’expression quart-monde fut comme une porte ouverte qu’indiquait le chemin […]. La notion de quart-monde semblait ouvrir tout un horizon, le définir et en même temps invitait à y travailler.

Gomis Sanahuja, 1999 : 238

des sociologues et éducateurs en reclassement professionnel et politique

Aux côtés des acteurs du monde catholique, la fin des années 1970 est marquée par l’apparition d’un ensemble de sociologues et d’éducateurs qui s’investissent également dans la cause des pauvres, souvent en coopération avec les acteurs du monde catholique. Ces acteurs sont nés dans les années 1940 et participent aux mouvements d’action catholique. Tous sont très proches des partis politiques clandestins de gauche, dans lesquels ils sont engagés depuis les années 1960. Ils sont originaires de familles peu dotées en capital économique : petits commerçants, artisans, employés et instituteurs. Leur ascension sociale se produit grâce aux études universitaires : ils étudient à l’étranger, notamment au Centre universitaire de Vincennes et à la Sorbonne, ou dans des institutions religieuses comme l’Université catholique de Louvain et l’Université grégorienne de Rome. Diplômés à la fin des années 1970, ces acteurs acquièrent un capital militant (Matonti et Poupeau, 2004) qu’ils reconvertissent majoritairement dans des postes d’expertise au sein de cabinets d’études privés. De fait, la construction de leurs carrières professionnelles se fait pour l’essentiel en dehors du monde académique, peu réceptif au type de sociologie critique qu’ils pratiquent. La sociologie espagnole qui domine dans le monde académique de ces années-là est plutôt marquée par une influence étatsunienne (Alvarez-Uria et Varela, 2000) — les sociologues universitaires sont pour la plupart formés aux États-Unis, d’où ils importent un paradigme fonctionnaliste considéré comme un gage de qualité scientifique. De plus, la discipline amorce sa timide institutionnalisation en Catalogne, où exercent une grande partie des sociologues. Ainsi, il n’y a qu’un seul département de sociologie à l’Université autonome de Barcelone, ouvert depuis 1968, et la sociologie n’est qu’une spécialisation depuis 1972 au sein des études d’économie. Ces sociologues mobilisent leurs compétences professionnelles tout au long des années 1970, et ce, jusqu’au début des années 1980, au sein des mouvements clandestins : ils développent ainsi des positions proches de la conception d’un mouvement ouvrier uni et fondé sur des structures locales souveraines, ou encore des communautés éducatives dans les quartiers populaires, inspirées par les mouvements d’une éducation émancipatrice héritière des enseignements de Paolo Freire au Brésil ou encore du socialisme autogestionnaire. Tous ces professionnels se retrouvent peu à peu mis à l’écart des organisations syndicales et politiques, instances dans lesquelles ils évoluaient jusqu’alors. Ainsi, Jordi Estivill, qui avait travaillé à la mise en place d’un groupe d’étude au service du mouvement ouvrier clandestin, le Centre d’Estudis Socials [Centre d’études sociales], décide d’abandonner ce projet dès lors qu’il se rend compte que l’unité syndicale n’a pas lieu, mais qu’il incombe désormais à chaque syndicat de chercher ses experts parmi ses propres adhérents dans un contexte où les syndicats majoritaires ne misent plus sur un mouvement ouvrier « horizontal » donnant une place centrale aux militants de « base » :

Nous [les chercheurs du centre de recherche où il travaillait jusqu’au début des années 1980] avions conseillé les syndicats clandestins, tous et sans distinction. Je me souviens que quand je rentre de France, la première chose que je fais, c’est de retourner à ces affaires-là. J’avais travaillé en sociologie du travail, tous mes livres de l’époque concernent le monde syndical. Lorsque les syndicats ont une position unitaire, l’entente est possible, j’y trouve un terrain de collaboration, je peux travailler avec eux, mais à mesure que cette unité s’estompe, plusieurs choses arrivent. Tout d’abord, les partis vont commencer à dominer de plus en plus les syndicats et ceci implique une perte d’autonomie pour ces derniers. Cela signifie que la formation, la recherche et le conseil seront attribués à des experts nommés par les partis en faisant par là même courroie de transmission (des intérêts des parties vers les syndicats). Dans ce contexte, je suis mis à l’écart (…) on crée le Gabinet d’Estudis Socials (GES) [cabinet de conseil dans le domaine des politiques sociales] lorsqu’il se produit non une rupture mais un processus de distanciation par rapport aux syndicats.

Entretien avec Jordi Estivill, fondateur du GES, décembre 2007

Il en est de même pour les éducateurs engagés dans la cause des pauvres à partir des années 1980. L’étroitesse des débouchés dans une institution publique, et leur non-intégration en tant qu’experts dans les appareils partisans et syndicaux les conduisent vers des cabinets privés de chercheurs-conseils, comme le GES d’Estivill, ou vers des fondations et associations d’insertion favorisées par l’action sociale naissante. Daniel Jover est le parfait exemple de ce type de trajectoire. Né en 1956, il mène des études de pédagogie au cours desquelles il rentre en contact avec les promoteurs d’une pédagogie transformatrice de la réalité sociale inspirée par Paolo Freire. Jover devient l’un des fondateurs du Seminario de educación transformadora [Séminaire d’éducation transformatrice] de l’Université d’Alicante au début des années 1970. En 1978, à la fin de ses études, il part à Barcelone participer au travail d’éducation populaire réalisé par des chrétiens dans les quartiers populaires de la ville. Il accède ensuite à un poste à la mairie de Barcelone comme responsable des politiques de la jeunesse. Cependant, des désaccords sur la philosophie des orientations prises par ces politiques, qu’il considère comme trop bureaucratiques et éloignées des réalités du terrain, le poussent à démissionner pour créer l’association APRISE (association qui travaille dans le domaine de l’insertion professionnelle). C’est en tant que directeur de cette association qu’il épouse la cause des pauvres avec détermination.

Ainsi, le besoin de se resituer professionnellement et politiquement dans le nouveau paysage politique façonne la sensibilité de ces acteurs à des causes « nouvelles ». Pour bien comprendre pourquoi c’est bien la question de la « pauvreté » qui retient l’intérêt de ces acteurs à cette époque, il faut s’intéresser au contexte plus large de la construction européenne.

la cause des pauvres comme voie d’accès dans le champ de l’action sociale en construction

Les capacités de financement de l’Église sont limitées par l’instauration de la démocratie parlementaire et surtout par la séparation de l’Église et de l’État, qui a notamment des répercussions sur les contributions économiques versées à l’institution ecclésiale, ainsi revues à la baisse. La demande financière est aussi forte du côté d’autres institutions, moins liées à l’Église, et dirigées par des éducateurs ou des sociologues-consultants. Ce besoin de financement se matérialise notamment par l’essor de nombreuses initiatives destinées à rendre visibles les problèmes dont ces institutions (Caritas, APRISE…) s’occupent ou désirent prendre en charge.

À partir de 1978, l’accès aux ressources financières implique de se faire une place au sein d’un marché du social en train de se construire et où les places sont peu nombreuses. De ce fait, l’activité éditoriale vise essentiellement à rendre visibles les organisations privées dans un contexte où la mise en place et le financement des services sociaux relèvent de la responsabilité des institutions publiques telles que les mairies, les diputaciones (conseils départementaux) ou les gouvernements autonomes (les régions). Relativement à ces institutions publiques, ces organisations privées doivent réussir à faire valoir leurs fonctions pour consolider leur existence. C’est à cette lutte de places que se réfère l’éditorial du numéro d’octobre 1983 de Caritas de Barcelone, Notícies de Cáritas [Nouvelles de Caritas] :

Souvent, certains des collaborateurs et amis de Caritas Diocesana de Barcelone nous ont dit : « Vous faites plein de choses, mais vous n’en dites presque rien. Il y a des gens qui font beaucoup moins de choses mais ils en font une telle publicité que l’on dirait qu’ils font tout. »

Caritas Barcelone 1983 : 1

Les luttes pour les ressources dans le nouveau contexte sociopolitique font de l’existence de ces organisations dans la structure des services sociaux, à cette époque en pleine construction, un enjeu crucial (Vilà, 2003). Ainsi, la question du modèle à adopter pour les services sociaux espagnols fait l’objet de plusieurs travaux dès la fin des années 1970, notamment lors des journées d’études promues par le Comité Español para el Bienestar Social [Comité espagnol pour le bien-être social] (CEBS) sur le thème de la décentralisation des services sociaux (Desdentado, 1979), de l’organisation et de l’administration des services sociaux (Alvarez et al., 1981), des services sociaux dans les régions (CEBS, 1983), de la politique sociale et des services sociaux (Arenas et al., 1985). Ces journées d’étude promeuvent un modèle décentralisé fondé sur le partenariat entre État et institutions non étatiques :

La notion de décentralisation fait référence souvent à l’idée d’un transfert de pouvoir de l’État vers les administrations territoriales ; cependant, le transfert de l’État vers les institutions non étatiques est également d’une grande importance et, probablement, est à la racine de l’idéal démocratique qui doit soutenir les processus de décentralisation.

Desdentado, 1979 : 10

Le CEBS est dirigé à cette période par Demetrio Casado, expert de Caritas en Espagne, et José Farré Moran, directeur national d’action sociale de la Croix-Rouge espagnole. De plus, au sein de cette institution se retrouvent grand nombre des promoteurs de la cause des pauvres déjà mentionnés, comme Jordi Estivill ou Garcia-Nieto. Dans ce contexte, les organisations sociales non étatiques doivent affirmer leur identité en se distinguant des partis politiques et des syndicats, et en même temps trouver les ressources nécessaires pour leur action :

La prolifération de groupes politiques dans notre pays ne fait pas disparaître l’existence de marginaux au sein de notre société. […]. Au moment où il est urgent de mener une transformation des structures d’assistance sociale, le nouvel État doit se consacrer à la lourde tâche de s’occuper à combattre les problèmes de marginalité existants dans notre pays. Cependant, cette tâche ne peut pas être portée par l’État à lui tout seul car la structure politique espagnole rejette toute dimension totalitaire de l’État. Pourtant, il est urgent qu’il puisse centraliser en un organisme unique toutes les compétences liées au combat contre la marginalité, en y incluant toutes les organisations intéressées par le sujet. […] quelqu’un doit hausser le ton pour défendre les pauvres et marginaux dans notre nouvelle société. Ce quelqu’un ne peut pas être seulement les partis politiques, les syndicats ou l’État, mais ce pourrait parfaitement être la tâche de l’Église. (Revista Mensual de Caritas, n° 173, décembre 1978, Editorial)

L’adoption du problème de la pauvreté leur procure alors les moyens matériels et symboliques pour se faire une place dans un contexte sociopolitique en mutation. Ces institutions réussissent à faire entrer la cause des pauvres dans le champ de l’action publique et, par là même, à faire entrer leurs institutions dans ce même champ lors de l’intégration de l’Espagne à la Communauté économique européenne en 1986. Le Programme européen de lutte contre la pauvreté est mis en place en 1974, à la suite d’une décision du Conseil des ministres de la CEE. Il s’agit d’une action sociale à deux volets : un volet recherche-action finançant des projets d’intervention sociale visant la « lutte contre la pauvreté » ; un second volet visant à établir un diagnostic de la « pauvreté » à l’échelle de l’Europe, qui est approuvé par le Parlement européen en 1983. L’Espagne et le Portugal obtiennent le droit d’intégrer ce programme dès 1986. Ce programme de lutte contre la pauvreté finance des projets d’intervention sociale de zones géographiques (quartier, zone rurale) et de groupes de population prédéfinis (jeunes, chômeurs, etc.). Ces financements, d’un montant de 25 millions d’écus, sont attribués à travers un processus d’appel d’offres ouvert à toutes les institutions du « social » privées ou publiques. Ce programme joue ainsi un rôle important dans la légitimation des promoteurs de la cause des pauvres au sein de l’architecture institutionnelle de l’action sociale espagnole et auprès des responsables politiques.

Les institutions concernées travaillent déjà sur les problématiques définies par le programme ; elles ont en outre une expérience relativement aux institutions naissantes de l’administration publique. L’expérience dans l’intervention sociale est ainsi un critère important dans la sélection des projets. C’est dans ce contexte que la Commission favorise les partenariats avec les institutions privées en leur donnant des positions privilégiées dans ces programmes. Ainsi, le séminaire qui sert de point de départ en Espagne dans le contexte du IIe Programme européen de lutte contre la pauvreté est confié par les responsables européens du programme à Caritas. Ces fonds européens assurent dès l’entrée de l’Espagne dans l’UE une place dans des institutions privées au sein de l’architecture institutionnelle d’action sociale :

Enquêteur : Alors si j’ai bien compris, à cette période, au début des années 1980, même si les dons privés sont une source de financement très importante, vous essayez de récolter des fonds publics afin de financer vos activités ?

F.S. : En effet. Cette quête de fonds publics a été une constante chez Caritas et quand l’Espagne entre dans la CEE [1986], nous faisons de même avec les fonds européens.

Entretien du 9 mai 2009 avec Francisco Salinas, responsable du développement institutionnel de Caritas en Espagne à partir de 1979

conclusion

La cause des pauvres, loin d’être propre à l’Espagne, apparaît à partir des années 1950 dans plusieurs pays européens (France, Luxembourg, Belgique, Danemark, Royaume-Uni) (Jens et Neil, 2010). Il en est de même en ce qui concerne les politiques de revenu minimum qui y sont associées. Le cas de l’Espagne permet de comprendre que des dynamiques particulières, pour certaines internes au contexte politique espagnol, et pour d’autres externes, s’agencent pour rendre possible l’émergence de cette cause.

En Espagne, comme en France ou en Belgique, ce sont des catholiques rénovateurs qui portent, dès les années 1960, la cause des pauvres. Cependant, au sein de l’Église espagnole, les rénovateurs profitent du changement de stratégie du Vatican envers l’Espagne pour faire de la question de la pauvreté un problème public. L’intervention du Pape s’avère décisive pour que ces rénovateurs puissent faire de la cause des pauvres la cause officielle de l’Église espagnole des années 1960. Quand ces nouvelles élites ecclésiales espagnoles décident de ne pas s’engager dans des projets politiques ou syndicaux confessionnels afin de déterminer un rôle qui leur soit propre, la pauvreté se trouve d’autant plus définie comme le problème pris en charge par l’Église espagnole.

À partir des années 1970, des acteurs proches des tendances autogestionnaires de l’après-Mai 68 rejoignent cette cause. De la même façon qu’en France et en Belgique, ces acteurs y voient l’occasion de reconfigurer leurs engagements militants dans un paysage politique et syndical qui ne leur correspond plus. Cependant, en Espagne, c’est l’arrivée de la démocratie qui force le basculement de ces acteurs dans l’engagement dans la lutte contre la « pauvreté ». Le rétablissement de la démocratie place les partis et syndicats de gauche laïcs, éloignés des postes autogestionnaires, dans une position de force qui leur échappait sous la dictature. Cette centralité des syndicats et des partis dont les positions sociopolitiques s’éloignent de celles des catholiques rénovateurs et de celles des partisans d’une action proche de l’autogestion participe à l’essor de la cause des pauvres en Espagne.

La cause des pauvres s’insère donc en Espagne dans l’espace politique et d’action étatique par le jeu de processus intervenant sur le plan supranational, notamment dans le contexte de construction européenne. Le cas espagnol donne à voir le rôle joué par le Programme européen de lutte contre la pauvreté dans la légitimation du problème. Celui-ci permet de créer les premiers programmes de lutte contre la pauvreté, tout en donnant une place au sein du système de protection sociale aux entités dirigées par les promoteurs de la cause des pauvres.

Tous ces éléments nous montrent l’intérêt d’aborder l’histoire des politiques contemporaines de lutte contre la pauvreté en élargissant l’angle d’analyse pour dépasser l’approche strictement nationale. L’étude des interactions entre logiques supranationales et nationales est d’un grand intérêt heuristique pour le cas espagnol. La diffusion de la cause des pauvres et des politiques de revenu minimum dans plusieurs pays européens à la même période invite à questionner les liens entre les logiques soulignées ici pour le cas espagnol et les processus qui ont pu émerger dans les autres pays européens au sujet de la cause des pauvres. Dans cette perspective, tout un travail reste à faire sur le rôle joué par les transformations au sein de l’Église vaticane et sur la place des programmes de lutte contre la pauvreté de la Commission européenne dans l’émergence de la cause des pauvres dans les autres pays européens.