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L’industrie nucléaire fait généralement figure d’organisation monolithique, close sur elle-même, dont le contrôle échappe aux instances et aux procédures démocratiques. Des travaux ont montré comment s’était formée en France une technocratie recrutée dans les grands corps de l’État, capable de monopoliser l’expertise légitime et d’orienter les décisions nationales en matière de choix énergétiques et technologiques (Finon, 1989 ; Jobert, 1992). Faisant preuve d’une capacité renouvelée à user d’instruments de gouvernement multiples et ajustés en fonction des contextes, le pouvoir nucléaire a ainsi pu imposer ses perspectives et tenir en échec ses détracteurs (Topçu, 2013).

Fortement implantées dans ce secteur en France, les organisations syndicales ont elles aussi contribué à la clôture du débat. Animées par un « patriotisme technologique » (Hecht, 2004), elles ont le plus souvent fait front avec les directions des entreprises de la filière contre les critiques externes (Frost, 1985), la question des risques associés à cette activité industrielle restant, à de rares exceptions près, peu problématisée dans ce secteur (Ghis Malfilatre, 2018). Une enquête menée au cours des années 1980 dans l’usine normande de La Hague, dernier maillon du cycle du combustible nucléaire, et tout autour, révèle ainsi les mille et une stratégies rhétoriques de défense qui permettent de vivre à côté de cette installation ou d’y travailler en dépit des risques connus (Zonabend, 1989). Implanté dans des zones géographiques périphériques, un peu délaissées, ce type d’entreprises engendrerait des « oasis nucléaires » : en échange de l’accès à un certain nombre de biens et de services, des communautés économiquement et politiquement marginalisées consentiraient à prendre le risque (Blowers, 1999).

Alors que l’industrie nucléaire représente un cas emblématique de fermeture à l’investigation (Dejours, 1992 ; Fournier, 2001) et produit ses propres images du travail dès les années 1960 (Cesaro et Fournier, 2017), comment comprendre que des ouvriers du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ont pu réaliser de manière clandestine et diffuser publiquement un film sur leurs conditions de travail à La Hague et le problème plus général des déchets nucléaires en 1976 ? Comment expliquer la rencontre entre le Syndicat national des personnels de l’énergie atomique (SNPEA, affilié à la CFDT) et un collectif de cinéastes issus de l’effervescence des années 1968 ? Quel rôle ce film a-t-il joué dans la constitution, provisoire, d’un « public » autour du problème nucléaire, reliant temporairement le monde des travailleurs à celui des riverains et des militants écologistes ?

Bien que des travaux portant sur le mouvement antinucléaire français ou international évoquent la mobilisation qui a accompagné ce film (Fagnani et al., 1979 ; Garraud, 1979 ; Touraine et al., 1981 ; Jasper, 1990), celle-ci est restée peu étudiée du point de vue des travailleurs, c’est-à-dire en deçà des prises de position des représentants syndicaux nationaux. Les scènes locales de cette mobilisation, faites des activités par lesquelles des travailleurs interagissent les uns avec les autres, élaborent une expérience réflexive sur les troubles qu’ils éprouvent, s’engagent dans des enquêtes avec les moyens du bord et inventent des modalités d’expression originales pour en rendre compte, restent méconnues. De même, quoique mentionné dans quelques travaux (Bécot, 2018 ; Bécot et Pessis, 2014 ; Roudé, 2015), ce film, sa genèse et ses effets n’ont guère été étudiés. Qui a réalisé ce film et dans quelles conditions ? Comment a-t-il contribué à politiser les risques du travail et en particulier, comment son parcours a-t-il transgressé des frontières établies entre différents univers sociaux (Lagroye, 2003) ? Comment a-t-il acquis une résonance sur une multiplicité de scènes publiques ? Pourquoi est-il devenu un tel catalyseur ou embrayeur de paroles critiques ? Et au bout du compte, comment a-t-il infléchi l’expérience publique du nucléaire parmi les publics qu’il a atteints et qui se sont sentis concernés ?

Avec pour première source d’inspiration les propositions de Joseph Gusfield, dans La culture des problèmes publics (1981/2009), cet article s’intéresse à la manière dont Condamnés à réussir a contribué à la formation du « problème public » des risques nucléaires en procédant à un travail de « collecte, d’enregistrement, de regroupement, d’analyse et de diffusion des événements discrets et individuels et [en] les [agrégeant] en une réalité publique » (Gusfield, 1981/2009, p. 40). La vision de Gusfield est par ailleurs couplée avec des éléments de la philosophie politique de John Dewey, en portant le regard sur le devenir public des risques du travail (Dewey, 1927/2010). Dewey saisit le « public » comme une « expérience » et comme une « expérimentation », revêtant une dimension à la fois passive et active, dont il est possible de retracer le développement en observant le déroulement des enquêtes, c’est-à-dire la manière dont des personnes font face à des situations problématiques, les élucident et les résolvent. Tel que Dewey l’entend, une enquête se met en place autour de l’expérience d’un trouble et agrège une pluralité d’acteurs, au-delà des personnes affectées, conscients qu’ils sont indirectement concernés par ce trouble et soucieux de le comprendre pour mieux en contrôler les conséquences lointaines. Le succès d’une telle dynamique voit l’émergence d’un public d’enquêteurs et d’expérimentateurs — dont l’unicité s’organise dans la pluralité — engagé dans l’élucidation et la résolution du problème qui l’a institué[1].

Nous verrons dans un premier temps quelle « expérience » les travailleurs de La Hague font d’une série de troubles (Cefaï et Terzi, 2012) et comment ils en viennent à qualifier leurs conditions de travail dans l’usine de dégradantes, physiquement et moralement. À la faveur d’un contexte particulier — la mise en oeuvre d’un programme énergétique visant le « tout nucléaire » et la privatisation d’une activité industrielle à haut risque et de statut public —, la question du travail et de ses conséquences émerge au coeur même du monde nucléaire, puis va trouver sa voie au-delà des arènes professionnelles et syndicales. Nous montrerons ensuite de quels moyens se dotent les agents du CEA et en quoi ceux-ci sont déterminants. Dans un moment de compétition accrue pour la « propriété » (Gusfield, 1996/2012) du problème nucléaire, la réalisation du film Condamnés à réussir précipite la formation d’un public élargi autour des risques de cette industrie[2]. La réalisation du film donne en effet forme à une communauté d’expérience au travail, renforce la conscience des intérêts communs de ceux qui y participent, et exprime cette expérience collective dans une oeuvre diffusée hors de La Hague auprès de divers auditoires. Elle contribue ainsi, par le recours à un mélange d’enquête et de reconstitution fictionnelle, à dramatiser autrement le problème public du travail nucléaire.

troubles à la chaîne au Commissariat à l’énergie atomique

Début 1970, 842 agents CEA travaillent sur le site normand. Dans la mémoire des anciens salariés rencontrés, ces années sont associées à celle d’un âge d’or, celui des pionniers d’une usine dont la moyenne d’âge est alors de 28 ans, la plus basse de tous les centres nucléaires du CEA. Souvent originaires de la région et voyant dans leur recrutement l’opportunité d’accéder à un statut stable et valorisé, les salariés recrutés à cette époque se souviennent de leur fort engagement au travail. La rapide augmentation de l’activité et l’irruption inattendue de problèmes pratiques dans l’usine les conduisent toutefois à nuancer ce souvenir. Le volume de combustibles irradiés passe de 158 tonnes en 1969 à 245 tonnes en 1970. Avec le virage technologique pris par l’entreprise Électricité de France (EDF) — qui choisit d’abandonner les réacteurs à uranium naturel graphite-gaz (dits réacteurs UNGG) au profit des réacteurs à eau pressurisée (dits réacteurs PWR) —, le volume des combustibles à traiter augmente. À tonnage égal, le traitement des nouveaux combustibles génère en outre 5 à 10 fois plus de produits de fission et de plutonium, élément hautement radioactif. Une série d’incidents se produit, conduisant à de premières alertes relayées dans le rapport du Comité d’hygiène et sécurité (CHS) de l’usine dès 1971 : les combustibles s’accumulent et leur taux de combustion s’envole, les contaminations atmosphériques se multiplient, l’uranium s’enflamme spontanément dans les piscines de dégainage, des blocages mécaniques surviennent.

L’étude des archives du Syndicat national des personnels de l’énergie atomique (SNPEA), affilié à la Confédération française du travail (CFDT), syndicat majoritaire sur le site avec environ 300 adhérents, dit bien les difficultés auxquelles les salariés se heurtent. Aux risques classiques du travail industriel s’ajoutent ici les dangers d’une activité exposée à la radioactivité. Tandis que l’augmentation de l’activité et la multiplication des incidents ont un effet direct sur l’atmosphère radiologique, la conception « en ligne » de l’usine aggrave encore ces problèmes. La conception « en ligne » signifie que la production est régulièrement arrêtée, plusieurs jours par semaine et (ou) plusieurs heures par jour, dès qu’une partie fait défaut : si un problème intervient à l’occasion d’une des étapes du retraitement, toute l’usine est condamnée à l’arrêt. Afin de réduire les périodes de mise à l’arrêt, les salariés sont encouragés à régler les problèmes « à chaud » : on leur demande de réaliser directement les opérations nécessaires de démontage, diagnostic et réparation, sans que le matériel ait été décontaminé. Aux yeux des travailleurs qui en ont assuré le rodage, cette usine de conception pourtant récente apparaît ainsi rapidement inadaptée.

Le personnel supporte des contaminations de plus en plus fréquentes et une élévation des doses d’irradiation intégrées. Entre 1967 et 1970, la dose moyenne annuelle par agent sur le centre augmente de 40 % pour se situer en 1970 au niveau le plus élevé de tous les sites du CEA[3]. Début 1971, dans un tract de la section CFDT de La Hague destiné aux salariés du site, les auteurs accusent « l’Administration » du site de « veiller aux intérêts de la bourgeoisie régnante qui se soucie peu de [la] santé » des salariés. La direction de l’usine est soupçonnée de vouloir « éliminer les facteurs de ralentissement de la production », tels que « la protection » des salariés. Le tract se termine par une mise en garde inscrite en lettres capitales : « MALGRÉ EUX, VEILLEZ À VOTRE CAPITAL SANTÉ[4] ». Un slogan qui annonce la constitution du danger de la radioactivité en problème collectif. L’enjeu des conditions de travail fait cristalliser des rapports conflictuels entre d’un côté, la direction prise dans la contradiction entre l’augmentation continue de la radioactivité liée à la croissance de l’activité et l’objectif d’augmenter encore la production et, de l’autre, une organisation syndicale attentive à l’expérience directe des risques du travail.

Les représentants de la direction jugent de leur côté la situation satisfaisante. Cet optimisme se heurte toutefois à de nouvelles alertes. En 1973, le rapport annuel du CHS relève une nouvelle augmentation du taux de fréquence et de la gravité des accidents du travail — indicateurs des risques professionnels. Le service médical avertit pour sa part que le nombre d’incidents de contamination continue à augmenter : 453 agents ont été admis au bloc décontamination en 1974 contre 280 en 1973, sans que les effectifs employés dans l’usine aient augmenté[5].

Le recours accru à des salariés d’entreprises extérieures alimente une autre source de préoccupations. En 1972, ce sont 710 agents d’entreprises extérieures qui interviennent à La Hague, pour 842 agents CEA. Cette présence accrue donne lieu à des questions lors des réunions du CHS. L’analyse de la situation radiologique du site révèle en effet que si les doses annuelles moyennes des agents du CEA sont en hausse, l’augmentation se montre nettement plus importante encore pour les salariés des entreprises extérieures, un écart qui ne cesse de se creuser au cours des années suivantes. Objet de questions au cours des réunions du CHS, cet écart dans les conditions de travail entre agents CEA et salariés extérieurs devient l’objet d’enquêtes de la part du SNPEA de La Hague comme des instances nationales du syndicat, qui trouvent un relais également auprès de la CFDT.

Si cette dynamique signale la constitution progressive d’un public interne au CEA autour du problème des conditions de travail, en ses débuts, celui-ci reste confiné aux installations nucléaires. Un basculement s’opère néanmoins avec l’annonce, en 1974, du plan Messmer. Prévoyant la nucléarisation de la France, le plan Messmer suppose l’accélération de la construction de centrales électronucléaires et, pour les agents de La Hague, l’augmentation inévitable du tonnage de déchets à traiter. L’annonce en 1975 de la création d’une filiale devant regrouper les activités du CEA liées au cycle du combustible, perçue par les agents de l’entreprise publique comme une « privatisation », aggrave encore leurs inquiétudes. Le SNPEA s’oppose au programme visant le « tout nucléaire ». Suivant l’évolution d’une CFDT de plus en plus critique des dégâts du progrès et cherchant à peser dans le débat public, le syndicat publie le dossier L’électronucléaire en France (1975). Face aux incertitudes sur les conséquences écologiques du programme et aux insuffisances en matière d’information et de protection des travailleurs, la CFDT souhaite un moratoire et demande la suspension de toute nouvelle construction de centrales.

La réalisation du film Condamnés à réussir s’inscrit dans cette évolution en révélant le malaise de nombreux travailleurs. Les troubles éprouvés sont liés à des problèmes pratiques, rencontrés au cours des activités de travail, à des cas d’irradiation subis par soi ou par des collègues et à toutes les préoccupations familiales qu’ils engendrent. Ils renvoient au traitement différencié des catégories de personnels, ainsi qu’au refus de discuter de la part des directions de l’entreprise et des pouvoirs publics. Avant d’analyser le film en lui-même et la manière dont l’enquête procède à la dramatisation du problème des risques nucléaires, nous verrons comment sa genèse l’inscrit à l’intersection des mondes du travail, syndical et politique, mais aussi cinématographique.

formation d’une communauté d’enquête aux origines plurielles

Parmi les initiatives lancées par les salariés de La Hague au cours des années 1970 pour faire connaître à l’extérieur du CEA leurs problèmes, la réalisation du film Condamnés à réussir occupe une place centrale dans la mémoire des enquêtés comme dans les archives du SNPEA recueillies directement auprès des anciens syndicalistes de La Hague ou dans les locaux de Saclay. Inscrit dans le courant du cinéma politisé, qui prospère tout particulièrement après Mai 68 (Layerle, 2008), Condamnés à réussir connaît un destin et produit des effets singuliers.

Un collectif de cinéma politisé mais sans parti

Après la publication au cours de l’été 1975 du décret autorisant le CEA à créer une filiale pour ses usines de production, les travailleurs de La Hague cherchent des moyens originaux pour faire connaître leur situation en dehors de l’usine. Ils pensent à un film. À l’occasion d’un de ses passages à Paris, Maurice Gallis, secrétaire de la section SNPEA de l’usine normande, parle d’un projet de film à Bernard Laponche, permanent national du syndicat et principal architecte de l’ouvrage L’électronucléaire en France (1975), premier document grand public faisant le point en France sur les enjeux de l’exploitation de l’énergie nucléaire. Ce dernier propose d’appeler un ami extérieur au CEA et à l’industrie nucléaire, n’appartenant à aucune organisation syndicale, mais dont l’usage politique de la caméra lui est familier. Répondant à l’appel, François Jacquemain, accompagné de son ami Claude Eveno, rejoignent les agents du CEA afin d’échanger sur la manière dont ils pourraient travailler ensemble.

Au lendemain de cette soirée, le collectif qui se forme autour du projet de film ressemble à d’autres groupes évoluant dans la constellation du cinéma militant de cette époque. La majeure partie de l’équipe provient du réseau constitué autour du ciné-club de l’Université de la Sorbonne « Zéro de conduite », et des liens noués dans son sillage, tandis que l’autre partie est issue des rencontres autour des États généraux du cinéma.

Le ciné-club a à la fois été un espace d’intervention politique pour des étudiants actifs aux marges de l’UNEF (Union nationale des étudiants de France), mais aussi un terrain d’expériences où se sont nouées des relations durables. Malgré les tensions au sein du groupe un peu avant Mai 68 entre les partisans de la « grande révolution prolétarienne » en Chine, qui rejoignent l’organisation maoïste bientôt renommée Gauche prolétarienne, et ceux qui se reconnaissent davantage dans l’Internationale situationniste, l’expérience du ciné-club jette les bases de solides amitiés[6]. Dans son sillage, plusieurs expérimentent un usage politique de la caméra avec la réalisation de films marquants, tant du point de vue de leurs propres parcours biographiques que des conséquences provoquées par la diffusion de ces oeuvres. Ce fut le cas d’Histoires d’A., réalisé par Charles Belmont et Marielle Issartel en 1973 avec un financement du Planning familial et devenu une véritable arme de sensibilisation, d’information et de mobilisation pour la dépénalisation de l’avortement en France (Lecler, 2007). Histoires d’A. donne le ton de ces oeuvres mi-documentaires, mi-fictions, qui engendrent une puissante dynamique de problématisation et de publicisation autour de l’interruption volontaire de grossesse et, plus largement, de la condition des femmes et de leur droit de disposer de leur propre corps. Trois ans après sa sortie, deux proches de la réalisatrice, Claude Farny et Claude Eveno, anciens membres actifs du ciné-club de la Sorbonne, rejoignent Sonia Guillot et François Jacquemain pour former l’équipe de Condamnés à réussir :

Il y avait une grande complicité intellectuelle dans cette petite bande. Pendant deux ou trois ans, de 1970 à 1973 environ, on a lu, cherché et rassemblé des documents pour mettre au point un dictionnaire de la révolte. Devant la montagne de travail à abattre, on a fini par abandonner, mais cette aventure affective et intellectuelle a créé un ciment qui servira au moment où Laponche proposera à François Jacquemain l’idée du film sur La Hague[7].

L’équipe s’étoffe ensuite de proche en proche. Claude Eveno contacte Joëlle Hocquard, rencontrée à l’époque du ciné-club. Originaire de la presqu’île du Cotentin et journaliste, elle présente son rôle sur le tournage comme celui d’une « petite main »[8], qui assure la logistique pour une équipe essentiellement masculine (les deux autres femmes de l’équipe réalisent le montage mais n’assistent pas au tournage en Normandie). Également introduit par Claude Eveno, Gilles Lacombe, ancien élève de l’École supérieure des arts appliqués de Paris où il s’est fait remarquer comme tête brûlée de la contestation étudiante en 1968, est le cadet de l’équipe. Âgé de 26 ans au moment du tournage, alors artiste sculpteur, il est intronisé décorateur de cinéma à cette occasion, fonction qu’il honore avec virtuosité. Sa contribution s’est en effet révélée centrale tant le réalisme du décor a eu une fonction de crédibilisation du film pour le public comme pour les travailleurs de La Hague, qui ont ainsi pu s’identifier aux situations reconstituées et aux problèmes soulevés. François Jacquemain contacte pour sa part deux autres personnes : le caméraman Gérard Loubeau qui, au moment du tournage, termine tout juste une peine de quatre ans de prison pour trafic d’armes au profit de la guérilla colombienne[9] et le preneur de son, journaliste dans un magazine spécialisé pour les professionnels du son.

Sur ces huit personnes rassemblées autour du projet de film, seules Claude Farny et Sonia Guillot, exerçant toutes les deux le métier de monteuses, sont en 1976 des professionnelles du cinéma. Les autres viennent d’horizons divers : artistes, journalistes ou militants politiques, en marge des organisations partisanes. Si la plupart d’entre eux en font un emploi régulier et rencontrent une relative réussite professionnelle, ils ont en commun de se tenir en marge des organisations politiques encadrant traditionnellement le mouvement ouvrier et de porter une critique radicale de la production cinématographique industrielle, dans le prolongement des États généraux du cinéma convoqués en 1968, événement dans lequel l’aîné du groupe, François Jacquemain, a été particulièrement actif. Alors qu’il a contribué à la réalisation de courts métrages clandestins au cours des années 1960, comme ce fut le cas dans la mobilisation contre la guerre d’Algérie (Bruneau, 2008), il voit dans la convocation des États généraux du cinéma français l’occasion de relancer un questionnement collectif sur les conditions pratiques de production, de réalisation et de diffusion du cinéma. Dans le premier numéro de la revue Le cinéma s’insurge (1968), on peut ainsi lire des mots d’ordre comme :

« Les États-Généraux du Cinéma Français considèrent les structures réactionnaires du Centre National du Cinéma comme abolies »

« Dans le désordre fécond des confrontations, nous nous sommes engagés vers l’exploration du fond des problèmes »

« Le cinéma doit appartenir au public ! ».

François Jacquemain défend ainsi la pratique d’un « cinéma d’intervention » en opposition à un « cinéma militant », dont le film Condamnés à réussir devient le laboratoire. Tout en se définissant comme n’étant « ni cinéaste professionnel, ni amateur, ni militant », François Jacquemain revendique une « activité artistique » visant « l’expression de la critique de la société marchande[10] », celle-ci pouvant prendre différentes formes, selon le moment, l’espace, l’événement, la situation — l’activité cinématographique étant l’une de ces formes. Le cinéma d’intervention entend se distinguer du cinéma militant, qui se voit reprocher de « distribuer les bonnes recettes, de la fausse conscience, et d’imposer généralement un discours magistral sans riposte[11] ». De ce fait, selon François Jacquemain, le cinéma militant se rapproche du « cinéma commercial », ayant une « marchandise idéologique » à vendre et pouvant donc, à ce titre, être programmé dans des « salles de consommation passive ». Le cinéma d’intervention, au contraire, doit permettre la rencontre dans un même lieu et sur un même sujet d’individus ordinairement dispersés.

Dans une certaine filiation avec les États généraux de 1968, ce cinéma doit selon François Jacquemain être « de qualité », cherchant à atteindre des individus dans leur réflexion, mais aussi dans leur émotivité, « percutant également dans le rationnel et l’irrationnel[12] ». La compréhension des problèmes ne passe pas que par l’intellect, elle est aussi une affaire d’affectivité et de sensibilité. Le cinéma d’intervention est expérimental dans sa recherche formelle, et propose des enquêtes à la discussion des membres de ce public. Son but essentiel est de susciter, après la projection, une interrogation partagée et un échange critique permettant une communication immédiate, non médiatisée, entre les individus présents et favorisant des passages à l’acte dans le sens d’une « auto-organisation collective[13] ». Depuis une perspective pragmatiste, ce cinéma doit ainsi induire la formation d’un public (Dewey, 1927/2010), au-delà de l’agrégation contingente d’un simple auditoire (Dayan, 2003).

Tournage clandestin et engagement syndical à risque

Début janvier 1976, Claude Eveno et Joëlle Hocquard précèdent l’équipe parisienne pour préparer les conditions matérielles du tournage, organiser les contacts avec la section syndicale de La Hague, des travailleurs et des habitants de la région. Tandis que, sans surprise, l’autorisation de tourner dans l’usine a été refusée au SNPEA, l’équipe décide de reconstituer ailleurs l’environnement de travail. Après quelques hésitations, c’est une laiterie désaffectée qui est élue pour ses tuyauteries et ses escaliers métalliques, qui ressemblent d’assez près à ceux de l’usine. Louée pour un mois à un agriculteur dont le fils travaille à La Hague, cette ancienne laiterie est bientôt transfigurée par l’intervention de Gilles Lacombe. Avec la complicité du SNPEA et de quelques gardiens sympathisants, Gilles Lacombe parvient à entrer dans l’usine de La Hague afin d’y observer les installations et leur agencement.

François Jacquemain est venu avec un décorateur et il m’a demandé si je pouvais prendre des photos à l’intérieur de l’usine. Je lui ai dit : « Le mieux, c’est que je te fasse rentrer dans l’usine. » Donc, j’ai fait rentrer le décorateur du film dans l’usine, avec de faux papiers. J’ai choisi le jour où c’était un copain des Forces locales de sécurité [FLS] qui était là, à la porte. Je lui ai fait une fausse carte du CEA et comme c’était un copain aux FLS, ça passait mieux. Il a vérifié la carte, mais il n’a rien dit, c’était un copain du syndicat. Et ce décorateur, c’était un type doué, vraiment doué, il a tout repéré, et il a reconstitué le décor. Avec deux bricoleurs chaque jour et ce décorateur, ils ont refait toute une partie de l’usine[14].

De retour de cette visite, Gilles Lacombe entreprend la reconstitution des vestiaires et d’un atelier en zone radioactive. De son côté, la section du SNPEA de l’usine délègue plusieurs de ses membres pour participer au film, lesquels n’hésitent pas, comme Maurice Gallis, à sortir du matériel pour qu’il serve au tournage. Léon Lemonnier, rentré à l’usine comme ouvrier de décontamination au début des années 1960 et militant syndical, est désigné comme porte-parole et doit effectuer l’intervention devant la caméra. Il doit jouer son propre rôle, celui du « plouc local qui a évolué et qui se pose des questions[15] ». Et, de manière à consolider encore davantage le scénario, il propose à des salariés extérieurs de participer au film : « J’avais des copains intérimaires qui bossaient au bâtiment décontamination, je leur ai demandé de venir, et ils sont venus faire devant la caméra le boulot qu’ils faisaient tous les jours à l’usine. » Cette implication du collectif de travail dans l’élaboration du film n’évacue pas complètement la défiance d’une partie des militants du SNPEA vis-à-vis de l’équipe de tournage rencontrée pour cette occasion :

On leur a demandé, aux gars de Paris, qu’est-ce qu’ils voulaient faire comme film : est-ce que c’était seulement sur les conditions de travail, ou est-ce que ça risquait d’alimenter le mouvement antinucléaire ? Il fallait qu’on sache parce que ça engageait autre chose pour nous que pour eux. Ils ont été clairs : pas de doute que ça allait être dur. Ils ne pouvaient pas faire un film qui ne dirait pas la vérité et ne poserait pas les bonnes questions. Nous, à partir de là, on pouvait accepter ou refuser. Mais on a pris le risque. On pensait qu’on allait être virés de La Hague, mais on était contents. Faut dire qu’on n’était pas bien par rapport à cette usine… À partir de là, notre maison est devenue le lieu de rendez-vous de toute l’équipe[16].

On mesure l’enjeu que constituait la réalisation de ce film pour ces travailleurs qui prenaient le risque d’y participer et de témoigner devant la caméra de leurs conditions de travail. Le besoin de faire connaître leurs problèmes à l’extérieur de l’usine était suffisamment fort pour qu’ils surmontent l’appréhension de perdre leur emploi, certains parmi eux poussant leur engagement jusqu’à héberger pendant plusieurs semaines l’équipe de tournage, Léon et Anne-Marie Lemonnier allant jusqu’à assurer leur intendance. Tandis que les hommes sortent de l’usine vers 17 h 00, le tournage commence dans la foulée, pour se terminer parfois au milieu de la nuit. Anne-Marie se charge de nourrir cette équipe essentiellement masculine et en garde un souvenir piquant : « Le plancher était en mauvais état, on planquait les pellicules dessous pour pas qu’elles soient prises par la DST [Direction de la surveillance du territoire]. On était sans cesse suivis par deux couillons [17]. »

Le contexte dans lequel l’équipe de tournage arrive à La Hague est en effet caractérisé par le plein essor de l’opposition au programme électronucléaire et la multiplication d’actions directes visant des installations en cours de construction ou déjà en marche. En Bretagne, au cours de l’été 1975, un attentat à l’explosif a ainsi été perpétré contre la centrale de Brennelis, dans les monts d’Arrée[18]. Bien que la direction de cette centrale et les représentants du CEA aient aussitôt annoncé dans un communiqué que cet acte n’avait entraîné aucun risque radioactif, l’usine a été immédiatement fermée et la production arrêtée pour une durée indéterminée. Si cet attentat n’a pas été revendiqué, celui du 3 mai 1975, visant un réacteur en construction à Fessenheim, l’a été par « le commando Ulrike-Meinhof-Puig-Antich » et a entraîné un retard de plusieurs mois dans l’achèvement de la centrale. De l’explosif a aussi été utilisé sur le chantier EDF de Flamanville où des bornes ont été détruites en juin 1975 alors que les manifestations antinucléaires se multipliaient en Normandie comme partout en France.

Le tournage intervient dans ce climat particulier où l’industrie nucléaire est la cible d’un mouvement contestataire de plus en plus actif et offensif. Si l’équipe du SNPEA est bien décidée à dénoncer les conditions de travail dans l’usine ainsi que les risques qui pèsent sur la sécurité de la population avec le projet de filialisation, tous ses membres n’adhèrent pas pour autant aux finalités du mouvement antinucléaire. Or, prendre une position critique depuis l’intérieur d’une institution nucléaire et la rendre publique, c’est courir le risque de voir les arguments nourrir le mouvement antinucléaire. Une partie des représentants craignent en effet que le film ne véhicule un message antinucléaire et finisse par être interprété de cette façon-là dans le processus de réception. L’intention du film de dénoncer et de faire condamner les conditions de travail pouvait être débordée et compromettre « l’outil de travail » tout en délégitimant la SNPEA à l’intérieur de l’usine, comme se le rappelle Léon Lemonnier :

Je me souviens d’un dimanche matin, en janvier, on se caillait les meules, je ne vous raconte pas ! C’était la scène d’habillage où j’avais, comme par hasard, un tricot rouge ; et un permanent de la section de m’engueuler : « Pourquoi tu prends un tricot rouge ? » Ça le gênait que ce soit rouge, ça lui évoquait le communisme. Il était un peu nerveux avec cette histoire de film. Certains avaient peur que la destinée du film leur échappe, ils avaient peur que ça donne des billes aux antinucléaires. Ils étaient tellement corpo ! Moi, je savais que ça allait donner des billes parce que le film soulève un tas de questions sur le nucléaire et qui concernent tout le monde[19] !

Le soutien national qu’apporte le SNPEA au film au moment de sa réalisation permet toutefois de l’inscrire dans un cadre syndical, ce qui canalise, en partie, les inquiétudes des représentants de la section de La Hague. Le SNPEA prend en charge financièrement la réalisation du film en faisant une collecte générale auprès de ses adhérents (ils sont à peu près trois mille à l’époque) et, comme celle-ci ne suffit pas, un complément est fourni par des prêts personnels. Dans le projet présenté au syndicat en décembre 1975, le coût total du film est estimé à 210 210 francs[20], soit 130 000 euros environ. Cette somme couvre les frais de tournage, de montage et de laboratoire. Elle est prise en charge par le SNPEA, tandis que l’équipe de réalisation apporte une contribution « en participation », en fournissant la main-d’oeuvre et le matériel de tournage, ce qui représente la moitié de la valeur estimée. Ni l’équipe de réalisation ni celle des comédiens, composée essentiellement par les ouvriers de l’usine, ne sont rémunérées, ce qui permet au final de diviser par deux le coût du film par rapport au coût moyen de production d’un film en 16 mm à la même époque[21].

Pour gérer légalement la production et la diffusion, la société Ciné Information Documents (CID) est constituée sur la base déjà existante d’une structure montée par Gérard Loubeau, en Belgique. Et, de manière à pouvoir protéger l’ensemble des travailleurs qui s’y expriment, le film ne comporte aucun générique. Seul un carton apparaît en lieu et place du générique pour indiquer que : « Le SNPEA prend l’entière responsabilité des propos tenus par les travailleurs de l’usine. » Cette absence de générique est le résultat d’une décision prise dès le début entre les membres de l’équipe de tournage élargie (comprenant les acteurs-travailleurs et syndicalistes).

une enquête filmique aux dimensions morales et cognitives

Ce « film-reportage », comme il est qualifié dans sa plaquette de présentation publiée en 1976 par l’atelier de reprographie de la CFDT, est tourné en 16 mm et en couleur. Il dure 60 minutes et s’organise en deux parties : la première présente les conditions de travail en zone radioactive et la question de leurs effets sur la santé comme sur la vie hors travail des salariés, la seconde partie analyse l’impact de l’usine sur son milieu et le problème des déchets nucléaires à plus grande échelle. Nous verrons que le film dégage une collection de faits problématiques liés aux activités de traitement des déchets nucléaires, principalement abordés à partir de l’expérience des travailleurs et du témoignage des habitants de la région. Dans la seconde partie, les interventions de scientifiques et d’experts — un ingénieur et un physicien nucléaire du CEA, des militants de la CFDT, un biologiste d’Orsay ou encore un expert américain de la filière nucléaire — éclairent des aspects généraux du problème des déchets nucléaires et les conséquences plus lointaines de la politique française en matière énergétique.

Nous montrerons dans un premier temps comment les agents de La Hague se donnent à voir comme les personnages centraux du « drame social du travail » (Hughes, 1976/1996). Dans la perspective héritière de Chicago, le drame social du travail ne se réduit pas aux situations tragiques, mais invite à considérer plus largement les situations de travail comme des scènes, où interviennent des acteurs selon des rôles déterminés par une division du travail, avec ses décors et ses coulisses. Au-delà de la scène où se déroulent les activités de travail reconstituées pour le tournage, les acteurs interviennent sur d’autres scènes, celles du syndicat, de la vie familiale ou du territoire. Filant plus loin la métaphore dramaturgique, nous verrons comment la réalisation du film Condamnés à réussir constitue ainsi une « performance », qui « dramatise » les risques de l’activité nucléaire à la fois comme problème « moral » et « cognitif » contribuant à la constitution du problème public de la production nucléaire et du retraitement de ses déchets (Gusfield 1981/2009 ; p. 19).

L’enquête du point de vue ouvrier : montrer la pénibilité et les risques du travail

Le film s’ouvre par une scène d’habillage. Un travailleur enfile une série de protections : il commence par se glisser dans une combinaison intégrale blanche par-dessus laquelle il met trois paires de surbottes et trois paires de gants, scotchées de manière à garantir l’étanchéité de la tenue. Puis viennent le masque, le scaphandre et la tenue vinyle approvisionnée en oxygène, aussi appelée tenue « shaddock ». Le thème des conditions de travail est ainsi dès le départ placé au centre du film, qui procède à une immersion dans l’univers quotidien de l’usine en suivant Léon Lemonnier, ouvrier au CEA depuis une quinzaine d’années, qui a des enfants à nourrir et une maison à rénover et est en couple avec Anne-Marie, ouvrière de l’usine également employée à la blanchisserie. Le choix de cette introduction, passant en revue les différentes étapes de l’habillage et dramatisé par le tic-tac omniprésent d’une horloge, permet d’emblée de comprendre le danger du travail en zone radioactive.

Scène d’habillage avant d’entrer en zone contaminée (à gauche) ; Mise en place de l’assistance respiratoire pour intervenir en zone contaminée (à droite).

Extraits du film Condamnés à réussir

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Léon rentre par un sas et retrouve Roger, avec qui il ne peut pas parler puisqu’il est lui aussi équipé d’une tenue totalement étanche. Le cadre se resserre sur le visage de Léon, qui a visiblement des difficultés pour respirer, avant de s’élargir à nouveau pour suivre la lente évolution de ces deux ouvriers à travers les sas donnant accès au site d’intervention. Une voix off indique que sur les 855 agents que compte le CEA en 1976, 473 sont employés à des travaux sous rayonnements ionisants et 245 utilisent la tenue « shaddock », dont on apprend au passage que le port est une épreuve chaque fois renouvelée.

Tous ces travaux imposent le port d’un scaphandre, tenue vinyle étanche appelée « shaddock ». Deux cent quarante-cinq personnes l’utilisent dans l’usine. Les médecins s’inquiètent de plus en plus des agressions thermiques que l’organisme doit subir dans ces conditions. Perte de poids journalière de deux à trois kilos, hyperthermie, tachycardie. On sélectionne les plus robustes.

Léon Lemonnier décrit ensuite l’accélération du travail pour en finir au plus vite avec une opération en zone radioactive et l’augmentation des risques de malaises et d’accidents qui en découle. Les agents du CEA apparaissent engagés dans leur rôle, avec leur tenue, leur gestuelle, leurs outils et leurs attributs, mais le film rend sensible la pression qu’ils vivent au quotidien au fil des incidents techniques et dans la hantise de l’accident — transmettant ce malaise aux spectateurs :

En tête de l’usine, une aire de réception des combustibles. Les châteaux de transport sont déchargés et plongés dans une piscine de stockage. À l’abri de plusieurs mètres d’eau, on peut alors les ouvrir et en extraire le combustible enfermé dans sa gaine métallique. On procède ensuite au dégainage. Dans une succession de piscines de 5 à 6 mètres de profondeur recouvertes d’un platelage, les travailleurs manipulent les combustibles à l’aide de longues gaffes. L’épaisseur de l’eau s’est révélée une protection insuffisante. Les particules radioactives remontaient à la surface et collaient sur les bords, on a dû plomber le platelage. En 1971 et 72, l’uranium s’enflammait spontanément sous l’eau, provoquant des dispersements gazeux qui déversaient la contamination radioactive dans le hall. Des conditions de travail exceptionnelles en ont résulté : port du scaphandre, temps de séjour limité parfois à 3 minutes.

Les opérations suivantes se font à distance : derrière des murs de béton ou des parois de plomb. Le combustible est d’abord dissous. Puis des traitements chimiques séparent ses composants. Les produits de fission qui constitueront les déchets après concentration et stockage, l’uranium appauvri qui sera purifié et recyclé, et surtout le plutonium, marchandise spécifique de l’usine.

Le traitement final du plutonium se fait en boîte à gants, enceinte légère en plexiglas permettant l’intervention manuelle. Cet atelier plutonium est devenu le symbole de la dégradation des conditions de travail à La Hague. Au démarrage de l’usine, la zone 817 qui prépare l’oxyde de plutonium devait être d’accès normal. Aujourd’hui, toutes interventions nécessitent le port du masque et d’une tenue vinyle étanche.

Ces interventions en zone contaminée sont source d’anxiété, comme Lemonnier l’explique bien au médecin qui l’interroge sur son travail en présence de sa femme, Anne-Marie :

Si t’as le malheur de penser, seulement de penser, quand tu as le masque sur la figure, si tu penses qu’il faut respirer, c’est tout bête, eh bien tu t’étouffes. Tu as attrapé un rythme [cardiaque] tel que tu t’étouffes. Si tu te mets à réfléchir, tu as envie de sortir à toute vitesse. Le seul moyen de t’en sortir, c’est de bosser.

La caméra se place ensuite dans une camionnette occupée par une dizaine de travailleurs, qu’on suppose en route pour l’usine. Ils décrivent les primes attribuées à ceux qui sont « postés », qui travaillent avec des horaires atypiques par équipe et en rotation. Ces primes permettent d’augmenter des salaires qui, sans cela, seraient équivalents à ceux des autres secteurs ouvriers de la région, mais elles sont aussi perçues comme une façon de « mettre la pression » sur les ouvriers, de les isoler les uns des autres en insufflant un « esprit de compétition ». Ils évoquent la dissociation entre les agents postés et ceux qui ne le sont pas, une séparation qui empêche de créer une expérience commune. Le problème de l’intérim et des travailleurs extérieurs, alors au nombre de 842 sur le site, est évoqué. Le CEA emploie du personnel non couvert par la convention de travail du CEA et pour lequel le suivi médical est moindre. Le problème de la délégation du risque et de ses conséquences sur des travailleurs ne disposant pas des mêmes garanties est clairement posé avec le témoignage de plusieurs d’entre eux, indiquant que certains de ces « sous-traitants » sont contraints de faire des manipulations douteuses en zone radioactive avant d’être « jetés » en dehors de l’emploi dans cette usine. Le témoignage des salariés sous-traitants rend publiques ces pratiques qui sont d’ordinaire « étouffées », maintenues secrètes par la direction de l’entreprise. Il thématise en outre le problème des maladies professionnelles non reconnues comme telles en mettant en avant le cas d’un jeune collègue décédé d’un cancer particulièrement agressif l’année précédente.

Le problème de la privatisation est ensuite abordé à l’occasion d’une réunion syndicale dans les locaux de la CFDT à Cherbourg. Le secrétaire général du SNPEA rappelle les mots qu’un responsable du CEA avait prononcés au moment de l’inauguration de l’usine, lesquels ont inspiré le titre du film : « Nous sommes condamnés à réussir. » Le syndicaliste ajoute que les travailleurs, eux, se sentent simplement condamnés, « condamnés à travailler dans cette usine mal conçue, mal gérée, mal organisée et condamnés parce que s’il y a un million de chômeurs en France, proportionnellement, il y en a encore beaucoup plus dans la Manche ».

L’avis des scientifiques et l’ignorance des riverains : élargissement de la focale

Dans la transition de la première à la seconde partie, la question des conditions de travail dans l’usine est recadrée par rapport à la problématique plus large des déchets nucléaires. Cette opération d’articulation entre cadres (Snow, 2001) amplifie l’horizon de la problématisation et de la publicisation de ce qui se passe dans la centrale, quittant le registre des conditions du travail pour celui de la sauvegarde de l’environnement. Ce tournant dans la narration conduit à l’enchevêtrement entre plusieurs registres d’expérience et du coup, touche potentiellement et concerne des publics beaucoup plus nombreux et variés. L’enquête quitte alors le compte rendu des expériences de travailleurs pour se tourner vers les savoirs de scientifiques. La seconde partie du film s’ouvre en rappelant que l’usine a alors déjà passé des contrats commerciaux avec l’Italie, l’Allemagne, la Belgique et espère aussi en conclure avec le Japon. Selon la voix off :

Retraiter les combustibles oxydes, c’est faire face à trois problèmes qu’aucun pays n’a réussi à maîtriser jusque-là : des combustibles dix fois plus radioactifs, des aiguilles de cinq mètres au lieu de soixante centimètres, nécessitant un cisaillage et une intervention sur une gaine métallique difficile à dissoudre. L’atelier Haute activité oxyde (HAO) a ainsi été construit pour réaliser ces opérations et faire rentrer les combustibles dans la chaîne initiale de l’usine. Or, le cisaillage et la dissolution des combustibles sont encore loin d’être au point, contrairement aux annonces publiques des responsables du CEA qui présentent l’usine comme la merveille des merveilles, à grand renfort de publicité.

La caméra suit ensuite le parcours des déchets nucléaires, de leur arrivée à leur vitrification, tandis que la voix off explique que l’uranium s’enflamme spontanément dans les piscines et que les risques de panne de refroidissement des cuves contenant les produits de fission menacent de provoquer une réaction en chaîne et des explosions. Le démarrage de HAO, qui traitera du combustible dix fois plus radioactif, aura par ailleurs comme conséquence une augmentation des risques pour les travailleurs, mais aussi pour la population et l’environnement. En effet, les rejets de l’usine seront alors eux aussi plus chargés en radioactivité, que ce soit sous forme gazeuse ou liquide. Les radioéléments les plus rejetés sous forme gazeuse sont le krypton 85, le césium et le potassium tandis que les rejets liquides dans les courants marins comportent du cobalt, du strontium, mais également du ruthénium, explique Georges Pétavy, biologiste actif au sein du « groupe Orsay » — une des organisations clés de ce public concerné qui mène l’enquête sur le problème nucléaire. Pétavy est l’auteur d’un article remarqué sur les effets sanitaires des rayonnements ionisants paru dans le mensuel de vulgarisation scientifique Science & Vie, en 1975. La projection de radioéléments dans la mer pose le problème de leur diffusion dans toute la chaîne alimentaire, poursuit-il. Tous les organismes marins sont concernés, comme les coquillages et les poissons. Un pêcheur des environs de La Hague, affairé à démêler un filet de pêche, est alors interviewé. Sans quitter son filet des yeux, il lâche que la zone de rejet des effluents, aussi appelée « zone interdite », n’existe pas, ni pour lui ni pour les autres pêcheurs de la région.

À cet enjeu des possibles rejets en mer de l’usine et de leurs conséquences sur la santé environnementale et publique s’ajoute bientôt une autre dimension, qui sera par la suite particulièrement mise en avant par le mouvement antinucléaire : l’absence d’information des riverains. À leur tour interrogés, des éleveurs et des paysans expliquent qu’ils ne sont pas informés des résultats des prélèvements qui sont effectués régulièrement sur le lait ou les récoltes qu’ils produisent. Des habitants se rappellent qu’on leur avait annoncé la construction d’une usine d’appareils électroménagers. Un maire raconte quant à lui l’installation des sirènes sur les mairies des communes aux alentours de La Hague à la demande de la sous-préfecture de Cherbourg. Mais ni les maires, ni les instituteurs, ni les curés ne savent quoi faire en cas de déclenchement des sirènes : aucune procédure d’évacuation n’a été prévue.

Vue d’un éleveur et de son troupeau de vaches laitières avec, en arrière plan, l’usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague.

Extrait du film Condamnés à réussir

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Bernard Laponche, physicien nucléaire au CEA et permanent national du SNPEA, prend à son tour la parole pour exposer le problème plus large encore du stockage des déchets radioactifs à long terme :

La question la plus angoissante est celle du sort ultime des déchets. En effet, les plus dangereux sont dans des cuves en acier, sous forme liquide, c’est donc une solution très provisoire. Qu’est-ce qu’on va faire de ces déchets en sachant qu’ils contiennent des produits de fission qui seront dangereux pendant des centaines d’années et qu’ils contiennent des transuraniens qui seront radioactifs et dangereux pendant des milliers d’années ? Le plutonium, corps qui n’existait pas dans la nature, ne perd que la moitié de sa radioactivité en 24 000 ans. La solution actuelle, c’est de dire qu’on va les vitrifier. C’est une solution qui n’est pas encore au stade industriel et ce n’est pas une solution satisfaisante à très long terme car on n’a aucune expérience de la tenue de ces verres dans la durée et on ne peut pas garantir qu’ils ne seront pas eux-mêmes attaqués. D’autant plus que si on les stocke dans des formations géologiques, on ne peut pas garantir que celles-ci ne bougeront pas.

Puis, M. Comey, directeur des recherches à l’Institut de l’environnement de Chicago, est interviewé par Pierre Samuel, mathématicien proche du mouvement « Survivre et vivre » (Pessis, 2014) et des « Amis de la terre », également auteur d’un ouvrage d’information sur la production électronucléaire. La question des combustibles usés apparaît alors toute aussi épineuse aux États-Unis :

Le problème du stockage à long terme des déchets radioactifs est peut-être soluble en théorie, mais en pratique, je ne pense pas que cela puisse marcher. À chaque fois que le gouvernement américain choisit un nouveau site de stockage, où des déchets hautement radioactifs pourraient être entreposés pendant 250 000 ans, on découvre que quelque chose ne va pas.

Alors que la gestion des déchets se révèle insoluble pour les acteurs internationaux de la filière nucléaire invités à témoigner, Jean-Claude Zerbib, ingénieur en radioprotection au CEA de Saclay et représentant national du SNPEA, poursuit cette réflexion en avançant que ce seront finalement le CEA et les habitants de la région qui hériteront de ce problème. Le tableau se termine ainsi : la nucléarisation de la région se poursuit avec le projet d’extension de La Hague et celui de la construction de deux réacteurs EDF à Flamanville. Les habitants se retrouvent sans solution de rechange. Le problème de la santé au travail des sous-traitants est ainsi élargi en problème des dangers du nucléaire pour la population et pour l’environnement.

un film au service du public, un public au service de sa diffusion

Tourné en amont d’un important mouvement de grève déclenché en septembre 1976 contre la création de la Cogema, alors perçue comme une « privatisation » d’une partie des activités industrielles du CEA par l’ensemble des organisations syndicales de l’entreprise, Condamnés à réussir joue un rôle crucial. Alors que le film est diffusé une première fois publiquement le 24 septembre 1976 au Central Cinéma de Cherbourg à la fin de la première semaine de grève, les militants impliqués dans sa réalisation appréhendent sa réception après un tournage qui a suscité des tensions au sein du syndicat, certains craignant qu’il ne « donne des billes aux antinucléaires ». Une grande incertitude plane encore sur l’accueil qui va être réservé au film lors de cette première diffusion publique dans le principal cinéma de la région.

Cette inquiétude est toutefois balayée selon les enquêtés par l’euphorie générale. Les agents du CEA venus en nombre ce soir-là avec leurs familles et leurs proches se reconnaissent dans l’oeuvre projetée et se disent : « C’est nous, ça ! »[22] En recueillant les expériences des uns et des autres, en donnant la parole aux acteurs et en distribuant des rôles à l’écran, le film a recréé quelque chose de l’ordre d’une communauté ouvrière rendue impossible par l’organisation du travail à l’usine. En suivant la proposition de Dewey, on peut voir ici comment Condamnés à réussir, en tant qu’oeuvre filmique, procède à une révélation de la communauté (Dewey, 1927/2010 ; pour une discussion des potentiels démocratiques de l’art, voir Girel, 2013). Le film, en faisant oeuvre d’imagination, a donné forme à une expérience partagée — communément éprouvée sans avoir jusque-là trouvé à s’exprimer publiquement — de la dégradation des conditions de travail dans cette usine et de son impact sur la vie et la santé des travailleurs. La fiction, en redoublant le réel dans le scénario, a ouvert une scène de publicisation des problèmes du travail dans le secteur nucléaire : c’est toute la force du drame réaliste, usant d’un art de voir et de montrer, produisant une espèce d’illusion documentaire, d’enseigner à ouvrir les yeux sur « la réalité telle qu’elle est ».

La réception du film a joué un rôle catalyseur : elle a sensibilisé un large public, elle a concerné un grand nombre de personnes qui jusque-là étaient mal informées ou ne voulaient pas savoir, et elle a précipité le mouvement de grève en faisant connaître les dangers de la production nucléaire au-delà de l’usine. Commanditaire du film, le Syndicat national des personnels de l’énergie atomique, lié à la CFDT, en assure la diffusion par l’organisation de projections dans la région et se trouve, dès sa sortie, débordé par les propositions qui affluent de toute part. Oeuvre d’expression et outil d’information, le film devient ainsi un vecteur du travail de mobilisation, au coeur des stratégies de diffusion portées par les travailleurs et les différentes organisations qui les représentent. Alors que la réalisation du film a mis à l’épreuve une équipe syndicale traversée par la crainte que celui-ci soit perçu comme le signe d’un dangereux rapprochement avec le mouvement antinucléaire, sa diffusion semble au contraire, au moins dans un premier temps, renforcer la dynamique de mobilisation. Soir après soir, le film est projeté dans les quartiers de Cherbourg et dans les communes du canton de La Hague. Les syndicats optent pour une action ambitieuse d’information de la population locale, afin d’éviter qu’elle ne reste étrangère à ce mouvement et qu’elle le perçoive, à tort, comme « teinté de corporatisme »[23]. L’examen précis de la revue de presse quotidienne, réalisée par le SNPEA de La Hague et conservée dans les archives personnelles du secrétaire, montre que durant toute la période du mouvement de grève, de la mi-septembre à la fin décembre 1976, le film est projeté plusieurs fois par semaine dans la région — les premiers temps, jusqu’à cinq fois par semaine dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour de La Hague, un rythme qui ne décroît qu’à la fin du mouvement, en décembre.

Affiche du film Condamnés à réussir.

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Aussi, les archives permettent de voir que la diffusion s’organise bien au-delà du réseau de distribution classique du cinéma, dont le nombre de salles se montre insuffisant au regard de l’ambition des grévistes et de la demande du public. À côté des salles de cinéma, ce sont ainsi des salles des fêtes, des centres communaux d’action sociale et des salles paroissiales qui sont mis à contribution. Cette diffusion locale est principalement animée par les grévistes de La Hague et les projections, qui précèdent la plupart du temps un débat avec la salle, rassemblent jusqu’à trois cents personnes selon les comptes rendus des journalistes de la presse locale. À cette autodiffusion militante et locale s’ajoute bientôt une tournée nationale organisée par quelques grévistes et membres du SNPEA. Le film déborde ainsi les arènes professionnelles, syndicales et citoyennes locales. Il vient frapper les esprits, suscitant des discussions animées, diffusant un message d’alerte comme une traînée de poudre dans la région. Il opère une transformation des sensibilités et façonne une opinion publique, à l’encontre des versions officielles. Ce film est ainsi un outil au service du mouvement des agents du CEA, relayé par la presse syndicale CFDT, mais aussi par la presse régionale et nationale. Le film se révèle aussi être une arme stratégique pour le mouvement antinucléaire, alors en quête d’informations précises et d’arguments légitimant sa critique, comme en témoignent les annonces de projection du film dans les pages des journaux antinucléaires locaux et nationaux ou encore les démarches entreprises par le CRILAN (Comité régional d’information et de lutte antinucléaire) pour que celui-ci connaisse une diffusion nationale et « grand public ».

Tous les films réalisés au cours de cette période ne rencontrent pas le même succès. Une des caractéristiques du cinéma militant, parfois rebaptisé par les critiques de cinéma « militant chiant » (Lecler, 2013), est en effet qu’il touche un faible public (Darré, 2000). Condamnés à réussir a pour sa part connu une diffusion conséquente, et un destin au-delà des frontières de l’activisme local. Accueilli et commenté avec enthousiasme par des journalistes de la presse écrite locale et nationale, il est sélectionné au Festival de Cannes de 1977 dans la catégorie « Perspective cinéma français » et remporte, la même année, le premier prix du festival de films du Travail de l’Institut international des droits de l’homme. Au-delà de ces signes de reconnaissance, d’autres éléments permettent également de parler de succès public, même si les chiffres annoncés par le réalisateur François Jacquemain, estimant qu’un million de personnes en France ont vu le film au début des années 1980, sont difficiles à confirmer.

Au sein du catalogue des films distribués par Iskra, société créée par Chris Marker en 1973 et spécialisée dans le cinéma militant, Condamnés à réussir figure parmi les plus loués de la période 1971-1985 avec un autre film sur le nucléaire, Voyage dans les centrales de la terre du Danois Per Mannstaedt (Roudé, 2015). Le film Condamnés à réussir enregistre 270 locations et le film danois près de 450, mais ces chiffres ne valent que pour la diffusion en France et ne tiennent pas compte de l’autodiffusion assurée par les travailleurs de La Hague au cours de leur grève qui, comme on l’a vu plus haut, a été intense au cours des trois mois de leur mouvement. Pour cette seule période, de septembre à décembre 1976, ces derniers estiment avoir assuré près de 200 projections à travers toute la France. Bien que donnant une image partielle de la véritable diffusion, les comptes d’Iskra indiquent déjà que, parmi les films de son catalogue, Condamnés à réussir fait partie des plus demandés.

L’autre élément qui permet de parler d’un succès est l’ampleur de sa distribution à l’échelle internationale. Le film connaît en effet une importante diffusion en Europe, mais aussi au Japon, aux États-Unis, au Canada, au Brésil, en Italie et en Australie. Au total, plus de 110 copies du film circulent dans quinze pays. Le film est traduit en cinq langues — allemand, anglais, danois, italien, suédois — et sous-titré en flamand pour la Belgique et les Pays-Bas. Le film connaît un sort tout particulier en Allemagne et en Grande-Bretagne où circulent respectivement quinze et vingt-deux copies, un chiffre à mettre en relation avec l’essor d’un mouvement antinucléaire dans la plupart des pays concernés par le développement de cette industrie.

Au-delà de ces données quantitatives, l’étude des archives syndicales, personnelles, de la presse régionale et des témoignages des anciens agents de l’usine ou d’anciens militants écologistes locaux témoigne d’une dynamique collective autour du film qui débordait largement le corporatisme professionnel ou territorial. La diffusion du film a ainsi été prise en charge par le SNPEA, le syndicat Force ouvrière, mais aussi par des groupes écologistes et des habitants de la région. Les projections étaient en général suivies d’une discussion collective en présence de travailleurs de l’usine, de leurs familles, d’élus locaux, d’habitants et d’écologistes. Les comptes rendus dans la presse quotidienne régionale de ces projections sont parfois accompagnés de photos montrant une salle des fêtes transformée en salle de cinéma bondée. Dans la mémoire des enquêtés, ces discussions ont été l’occasion d’échanges constructifs sur les différentes facettes du problème nucléaire dans une période où l’information sur cette industrie en pleine expansion était rare, si ce n’est quasi inexistante. Le film est réapproprié par différents acteurs, y compris des figures de la lutte antinucléaire (Anger, 1978) et favorise la formation d’un esprit public autour de ce problème.

En étant diffusé dans toutes sortes de collectifs, en gagnant toujours plus en publicité, le film Condamnés à réussir a joué un rôle crucial. Il a permis de donner forme à une expérience commune du travail et de ses effets immédiats comme de ses conséquences plus lointaines. Abordant la production nucléaire et l’épineuse question de la gestion de ses déchets ultimes, de manière sensible et argumentée depuis une pluralité de points de vue, ce document a contribué en outre à consolider la critique antinucléaire, en établissant des faits et en fournissant des arguments aux protestataires. Tandis que la question de la gestion des déchets radioactifs se constitue en problème pour les responsables de l’industrie nucléaire, des travailleurs directement concernés et des représentants syndicaux enquêtent et produisent une autre interprétation de la situation.

un problème récalcitrant

Ce qui s’impose comme le problème public du retraitement des déchets nucléaires apparaît comme le produit de plusieurs processus d’enquête, de dénonciation et de revendication, qui donnent lieu à des investigations syndicales et médicales, à des expérimentations filmiques et à des mobilisations collectives. La formation d’un problème public s’ancre dans les expériences, enquêtes et discussions les plus ordinaires des personnes concernées, dans leur vie quotidienne, avec les collègues, au travail et hors travail ou à la maison, avec les parents et les amis. Au lieu de nous en tenir à des « définitions » ou à des « constructions », déjà soumises à de fortes contraintes de publicité, nous avons décrit la façon dont des expériences et des activités collectives émergent dans le travail de compréhension de situations données. Nous montrons comment les travailleurs, par ailleurs riverains de la centrale de La Hague, procèdent eux aussi à des attributions de causalité et à des imputations de responsabilité, à des identifications d’acteurs et à des configurations d’actions, à des évaluations de préjudices et à des propositions de solutions. Ce public n’est pas la prérogative d’experts, de leaders d’organisations ou de militants écologistes : Condamnés à réussir atteste de la capacité ouvrière à mener des enquêtes.

La question du travail nucléaire, de ses conséquences pour ceux qui l’effectuent comme pour ceux qui en consomment les produits ou en subissent les nuisances, a été l’objet d’une série d’enquêtes. Le rôle des agents du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans cette dynamique est crucial et, en même temps, dépendant d’une configuration historique et locale spécifique, traversée par l’esprit de Mai 68. La mise en relation de différents univers professionnels et institutionnels, sociaux et politiques — le monde du cinéma, celui de mouvements post-Mai 68, à visées révolutionnaires et un mouvement syndical critique de l’industrie nucléaire et des « dégâts du progrès » (CFDT, 1977) — permet de comprendre la forme que le film Condamnés à réussir a prise et le succès qu’il a rencontré. Ces mondes d’ordinaire disjoints se sont mis à coopérer, ont engendré une véritable imagination collective et accouché d’une oeuvre à la fois esthétique et militante (Becker, 1982/2010). Il a été réalisé avec peu de moyens mais avec un soin tout particulier pour les aspects formels par des personnes qui, sans occuper des positions en vue dans le cinéma professionnel, en connaissaient néanmoins le fonctionnement et les ficelles. Aussi, l’attention que porte l’équipe de Condamnés à réussir à la réalisation dans ses différentes dimensions — écriture du scénario, décor, qualité de la prise de vue, de son et du montage — témoigne de son souci d’éviter le didactisme pesant des films militants, accusé d’être la cause de leur faible diffusion et de leur impuissance à transformer le monde social. Enfin, ce souci de la forme relève également d’une stratégie qui consiste à toucher un large public grâce au partage d’une expérience sensible, celle du travail au contact de déchets radioactifs.

En engageant un travail d’information sur un secteur industriel caractérisé par le régime du secret et dans un contexte de pénurie d’information, si ce n’est de « production d’ignorance » (Proctor, 2014 ; et dans une perspective pragmatiste, Girel, 2017), le rôle du syndicat des personnels de l’énergie atomique a été décisif. Il a permis d’instruire et de faire émerger, provisoirement au moins, un problème public mais, aussi, de mobiliser un public. Cette mobilisation est portée par des travailleurs qui n’hésitent pas à rendre publics des aspects de l’industrie nucléaire qui peuvent compromettre l’adhésion de l’opinion publique au choix politique de recourir à cette énergie. Ce faisant, ils le disent eux-mêmes, ils contribuent à « scier la branche sur laquelle ils sont assis ». Plusieurs enquêtés s’en expliquent en soulignant leur refus d’« être découpés en tranches », le travailleur gagnant son pain d’un côté et le citoyen responsable de ses actes de l’autre. Ce processus de décloisonnement entre les différentes scènes de la vie des travailleurs du nucléaire (vie professionnelle, familiale, associative et politique) est à la fois une condition de possibilité de ce mouvement et une conséquence de la lutte. Il relève d’une forme de citoyenneté au travail, liée à des idéaux de « démocratie industrielle », dans laquelle les travailleurs sont des citoyens à part entière et le travail est un enjeu de citoyenneté. Repérer ce processus implique de sortir des définitions restrictives, formelles ou juridiques, du politique et de mener une ethnographie du civisme et de la citoyenneté, indissociable des lieux et des moments de protestation et de mobilisation collective (Cefaï, 2007 et 2009).

Malgré la constitution depuis le CEA d’un public mobilisé au cours des années 1970, le problème de la santé au travail dans l’industrie nucléaire a finalement été éclipsé sans pour autant être résolu. En dépit d’une série de troubles persistants à l’usine de La Hague et de nouvelles alertes portant tour à tour sur de nouveaux cas de cancers parmi les travailleurs, sur la sûreté nucléaire ou, plus tard, sur les rejets radioactifs en mer (Baisnée, 2001), l’effort d’enquête impulsé par les travailleurs n’a plus été en mesure de mobiliser un public. La dynamique collective s’est essoufflée. Les chantiers de construction de centrales nucléaires se multiplient, au rythme de quatre à cinq réacteurs par an. La plupart des nouveaux sites pressentis deviennent le théâtre de contestations mobilisant un large éventail d’acteurs et d’actions, qui restent toutefois sans succès. Face à un programme nucléaire avançant « sans les Français » (Colson, 1977) et après le choc provoqué par la mort de Vital Michalon, au grand rassemblement de 60 000 manifestants contre le surgénérateur Superphénix à Malville le 31 juillet 1977, le public élargi se fragmente. Parmi les protagonistes de cette séquence, plusieurs poursuivent un travail de documentation et d’information, à l’instar de François Jacquemain qui réalise en 1979-1980 un nouveau film, Le dossier Plogoff, une enquête portant cette fois sur un projet de centrale nucléaire au Cap Sizun, en Bretagne, financée par le Comité d’action antinucléaire de Plogoff, en parallèle au tournage du film de Félix et Nicole Le Garrec, Plogoff, des pierres contre des fusils (1980). L’accès au pouvoir d’un gouvernement d’Union de la Gauche a paradoxalement brisé la carrière de ces films, devenus des symboles de la bataille contre le nucléaire en France. À en croire Jacquemain, la création de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) que François Mitterrand a notamment confiée à d’anciens militants du SNPEA aurait été un « coup politique » qui a paralysé une partie de l’opposition au programme nucléaire (voir aussi Duyvendak, 1994). Le problème de la santé au travail dans les centrales s’est avéré pour sa part récalcitrant, maintenu à l’écart des yeux et des oreilles du public, géré dans des arènes discrètes par ceux qui, après cette flambée de publicité, se sont « réapproprié » le problème (Gusfield, 1981/2009).