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Au Québec, l’itinérance[1] des femmes est longtemps restée « cachée ». Cette invisibilité des femmes en situation d’itinérance s’explique de multiples manières[2]. Elle est le fruit d’une définition restrictive de l’itinérance reposant sur l’expérience de la rue et de son exposition publique, phénomène typiquement masculin (Bellot et Rivard, 2017). L’invisibilité de l’itinérance des femmes est également la conséquence de certaines pratiques de survie des femmes qui intègrent les normes de genre dans la ville et qui cherchent la plupart du temps à se cacher pour se protéger dans la nuit urbaine (Laberge, Morin et Roy, 2000 ; Maurin, 2017a). Enfin, cette invisibilité est une conséquence des traitements sociaux dont les femmes font l’objet : elles sont plus souvent hébergées que les hommes et de ce fait moins visibles dans la rue (Marpsat, 1999 ; Passaro, 1996). Malgré tout, depuis la fin des années 2000, il n’est plus rare d’entendre parler des femmes en situation d’itinérance dans différentes arènes publiques. Les articles publiés dans les journaux tels que La Presse, Le Journal de Montréal, Le Devoir, L’Itinéraire, dans le journal gratuit Métro ou encore dans la presse radiophonique et télévisée (Radio-Canada) se sont multipliés. Mais on ne peut pas se limiter à cette vision centrée sur les médias. C’est en premier lieu par la constitution de savoirs pratiques et concrets, moyennant un processus d’enquête (Dewey, 1929/2014 : 244-245) dans les ressources communautaires, que ce problème s’est constitué. Les intervenantes en première ligne se sont appuyées sur leurs savoir-faire, fondés sur le contact direct avec les femmes, et ont puisé dans leur champ d’expérience autant que dans des témoignages de femmes itinérantes et dans des recherches en sciences sociales[3]. Leurs activités collectives de description, de narration et d’explication, renouvelées, de façon récurrente, ont engendré une attention publique qui a débordé les murs des institutions de prise en charge, pour circuler dans des arènes toujours plus larges jusqu’à l’institution d’une « politique nationale de lutte à l’itinérance » en 2014. Désormais, outre les salariées ou les bénévoles des ressources communautaires, ce sont des journalistes, des spécialistes en travail social ou des chercheures en sciences sociales, qui produisent des connaissances concernant cette « situation limite » et qui lui donnent une visibilité (Bellot, 2018). L’itinérance des femmes est devenue progressivement un problème public, un objet d’investigation professionnelle, un enjeu de mobilisation collective et une cible de l’action communautaire, municipale et gouvernementale (Dewey, 1927/2010). Comme pour d’autres politiques publiques au Québec, la première « politique nationale de lutte à l’itinérance » menée par le gouvernement québécois depuis 2014 s’appuie sur une analyse différenciée selon les sexes (Massé, Laberge et Massé, 2002). Celle-ci « vise la prise en compte des différences biologiques, économiques, sociales et culturelles entre les femmes et les hommes, et ce, lors de la planification, de la programmation et de la dispensation de services[4] ». L’analyse genrée de l’itinérance repose dès lors sur un contexte social et culturel singulier. Comme l’a très bien montré Gusfield (1981/2009) à propos du problème de l’alcool au volant, attribuer des explications causales à une situation — pour ce qui nous concerne l’itinérance des femmes — repose sur l’élaboration d’une « thèse sur l’enchaînement des faits qui rend[e] compte de l’existence du problème » (Gusfield, 2009 : 14). Au Québec, le problème public de l’itinérance des femmes est généralement conçu comme le résultat d’une multiplicité et d’une accumulation de violences et de vulnérabilités individuelles et structurelles fondées sur le genre (Maurin, 2017b). Dans ce cadre, les violences familiales et conjugales ainsi que les mauvais traitements infligés pendant l’enfance sont souvent cités comme des facteurs explicatifs déterminants de l’itinérance des femmes (Gelineau, 2008 ; Laberge, Morin et Roy, 2000). Par ailleurs, la pauvreté et la précarité financière des femmes, imputées par les sociologues et par les féministes à la « structure genrée de la société » ainsi que les reconfigurations familiales qui font peser sur elles les difficultés de la monoparentalité — un autre problème public désormais bien ancré au Québec — contribueraient à fragiliser les femmes et à les exclure du logement (Laberge, Morin et Roy, 2000). On comprend dès lors que le problème public de l’itinérance des femmes s’appuie sur une « macropolitique du trouble » (Ferraro, 1983), rapportée à des facteurs d’inégalité et de marginalisation socioéconomiques dans une société genrée, et requérant des réponses différenciées. Mais comment cette « macropolitique du genre » s’éprouve-t-elle concrètement dans les lieux d’accueil et d’hébergement des femmes en situation d’itinérance ?

Cet article vise à comprendre comment l’analyse des vulnérabilités de genre, qui constitue un « cadre de référence disponible pour identifier le trouble » (Emerson et Messinger, 1977/2012 : 75), est reçue, comprise, retravaillée par les professionnelles (manufactured vulnerability), comment elle les fait agir et comment elles y réagissent. Comme le proposent Emerson et Messinger à partir de la perspective d’une « micropolitique institutionnelle », il s’agit d’identifier ce qui fait trouble en situation, de le cadrer dans un champ d’explication qui est aussi un champ d’évaluation et un champ d’intervention (Cefaï, 2016), de désigner, du coup, les agents spécialisés chargés d’y remédier, de choisir les moyens et d’allouer les ressources nécessaires pour y parvenir — et donc, dans le langage de W. I. Thomas (Thomas et Thomas, 1928) ou de J. Dewey (1938/1993), de définir et de maîtriser la situation problématique en l’institutionnalisant.

une démarche ethnographique qui analyse des situations, décrit des expériences et rend compte des activités discursives qui les organisent

La rue des Femmes existe depuis 1994. Cette ressource communautaire, située dans le centre-ville de Montréal, propose de nombreux services aux femmes en situation d’itinérance : un centre de jour, des hébergements d’urgence, de moyen et long termes, un vestiaire, des activités artistiques ainsi que plusieurs activités thérapeutiques (art-thérapies, dramathérapies et suivis individuels). Dans le cadre d’une enquête doctorale[5], j’ai mené des observations pendant trois mois dans le centre de jour situé au rez-de-chaussée d’une des trois maisons de La rue des Femmes. Pendant cette phase d’immersion, il s’est agi de comprendre le quotidien institutionnel, les rythmes et le tempo de l’intervention ainsi que les relations entretenues entre les professionnelles et les femmes accueillies, qu’elles soient hébergées ou seulement de passage au centre de jour (en ce cas, les professionnelles les appellent les « externes »). En tant qu’observatrice, je n’ai pas suivi une intervenante en particulier. Je me suis toujours placée du côté des femmes hébergées ou accueillies. Cette posture a dû faire l’objet de négociations dès mon premier jour d’observation lorsque la responsable de l’intervention me propose de « prendre le tablier », de m’installer du côté des intervenantes, derrière le comptoir, et d’occuper le poste de la vaisselle, première tâche qui incombe aux nouvelles venues. Le tablier est un des signes du statut des femmes dans le centre de jour de La rue des Femmes. Les intervenantes en portent toutes, ainsi qu’une charlotte, qui protège leurs cheveux de la nourriture omniprésente dans le lieu. Cet objet colle alors à la peau des intervenantes. Toutefois, il me semblait difficile de prendre cette place : n’étant pas intervenante, je ne souhaitais pas être reconnue par les femmes comme telle. Armée des conseils d’Erving Goffman pour mener un travail de terrain (1974/2012), je souhaitais « remonter le système social » de l’institution observée afin d’accéder à un « degré de familiarité étroite » avec les femmes et gagner leur confiance. Mon parti pris était donc de me mettre du côté des femmes accueillies (Becker, 1967). Après discussions, on m’a finalement proposé de m’installer dans le centre de jour, comme les femmes accueillies, les intervenantes restant présentes pour m’introduire auprès de certaines femmes, si cela s’avérait nécessaire. Ainsi, j’ai circulé entre les tables, participé aux activités des femmes, joué au skipbo, un jeu de cartes, avec elles, fait « la ligne », comme elles, pour obtenir un repas, mangé et bavardé avec elles, fumé en leur compagnie dans le petit fumoir. J’ai également accompagné des femmes au vestiaire et parfois dans leurs déplacements en ville lorsque cela était possible. Le centre de jour est donc devenu la scène centrale d’observation des interactions entre les femmes accueillies et les professionnelles. À côté de cette scène privilégiée d’observation, j’ai pu accéder aux réunions d’équipe, véritables « coulisses » de l’intervention, en cela qu’elles constituent des espaces où les professionnelles ne sont plus en interaction avec les femmes et où elles usent d’autres discours, partagent leurs expériences et rediscutent des interactions passées. La situation « ici et maintenant » repose d’une part sur un « champ d’expériences », un « passé actuel », et, d’autre part, sur un « horizon d’attentes », un « futur actualisé », pour reprendre les termes de Reinhart Koselleck (1979/1990). Dans ces réunions, les intervenantes font part des troubles et des incertitudes qui émanent de leurs relations aux femmes accueillies et cherchent à résoudre les problèmes. En ce sens, elles constituent des coulisses où l’enquête des professionnelles (Dewey, 1938/1993) peut se discuter et mener à des délibérations collectives.

Cette immersion ethnographique au cours de l’année 2013, prolongée par des allers-retours les années qui ont suivi, a donc permis d’observer des situations typiques du quotidien institutionnel.

L’ethnographe est presque toujours conduit, par des exigences internes à l’enquête, qui relèvent autant des situations qu’il rencontre que des questions qu’il leur pose, à élargir l’horizon de l’investigation. Il recherche des points de comparaison, recadre un cas par rapport à d’autres cas, suit des personnes, des innovations, des informations ou des problèmes, change de grandeur d’échelle territoriale ou temporelle et scrute les antécédents de la biographie ou de l’histoire. Si le travail de terrain requiert nécessairement un moment de familiarisation avec des personnes, des lieux, des actions, des intrigues, et peut dégager un « ordre de l’interaction » en mettant entre parenthèses tout ce qui transcende des situations de coprésence, il en appelle presque toujours à d’autres expériences, dans l’espace et dans le temps, accessibles grâce à la mise en oeuvre d’autres méthodes d’enquête, à des fins de généalogie, de comparaison ou de systématisation

Cefaï, 2010 : 9

En effet, les observations ont pu mettre en lumière des situations typiques mais aussi des histoires typiques qui rendent compte des malheurs des femmes en situation d’itinérance. « (…) Souvent triste, sorte de complainte et d’apologie » (Goffman, 1961/1968 : 112), cette histoire, largement sollicitée par les professionnelles du social, devient parfois un récit nécessaire et obligatoire (Astier et Duvoux, 2011). Elle est également rapidement exposée par les femmes elles-mêmes dès les premières rencontres. Pour dépasser cette histoire préconstruite tout en la prenant au sérieux car « on ne raconte des histoires que pour qu’elles soient répétées, et elles ne peuvent être réduites en cendres sous le feu ardent du soupçon dans lequel le récitant ne serait qu’un menteur ou un animal inconscient, au mieux un illusionniste » (Laé et Murard, 1995 : 167-180), j’ai mené des entretiens auprès des femmes hébergées ou seulement utilisatrices des services de jour afin de recueillir leur expérience de l’assistance. Ces entretiens ont été complétés par des entrevues auprès des professionnelles qui ont pu raconter leur expérience et leur engagement professionnel auprès des femmes. Néanmoins, l’ethnographie déployée ne pouvait se suffire d’observations et d’entretiens. Tout au long de l’enquête, j’ai glané, ici et là, des données dans des documents institutionnels. Cette littérature grise a été un atout pour saisir comment les actrices de La rue des Femmes parlaient de leur organisation et de leur travail, comment elles pouvaient conceptualiser et développer une pensée sur le sans-abrisme féminin à partir de textes (Smith, 2018). Ces documents produits par l’organisme encadrent les pratiques institutionnelles et possèdent des degrés de publicité variable : des plus publics, rendus accessibles par le site internet ou destinés à être publiés dans les médias, comme des articles de journaux ou des reportages télévisés, aux plus « internes », voués à ne circuler que dans l’institution, à usage des seules professionnelles[6]. Cette démarche ethnographique permet de comprendre les situations, les expériences vécues ainsi que les discours produits qui participent ensemble à définir le problème de l’itinérance des femmes.

la narration : un procédé d’identification et de problématisation de la vulnérabilité de genre

La problématisation générale de l’itinérance des femmes comme accumulation de vulnérabilités rejoint celle proposée par La rue des Femmes. En effet, la directrice de cette ressource communautaire insiste régulièrement sur le fait que les femmes accueillies sont des « femmes blessées » qui « sont vulnérables[7] ». Ce travail d’identification des vulnérabilités vécues prend naissance et consistance dans les récits des malheurs produits par les femmes accueillies. Ceux-ci sont l’objet de traduction, d’interprétation et de publicisation par les professionnelles, comme c’est le cas de celui d’Isabelle, lisible sur le site Internet de la ressource communautaire.

Isabelle était une enfant timide et secrète, souvent absente de l’école. Le jour de sa rentrée en 6ème année, elle n’était pas là, une fois de plus. Ses professeurs et ses camarades de classe avaient de bonnes raisons de croire qu’elle vivait des problèmes à la maison, mais elle refusait d’en parler…

Il est difficile de comprendre comment un enfant peut se déconnecter de son environnement à un point tel qu’il devient invisible, qu’il disparaît graduellement… Vous avez peut-être un vague souvenir d’une Isabelle dont vous n’avez plus jamais eu de nouvelles. Elle n’est pas sur vos réseaux sociaux.

Avec le temps, Isabelle s’est finalement retrouvée à la rue, abandonnée, perdue, luttant pour sa survie, contre l’insécurité constante, et les dangers d’agression. Une situation que vivent trop de femmes en état d’itinérance à Montréal, on en dénombre 6 000 environ.

Aujourd’hui, La rue des Femmes accueille Isabelle et plusieurs dizaines d’autres femmes, des Isabelle ayant vécu de trop longues années dans la souffrance relationnelle, la déconnexion et l’exclusion.

Extrait de la « Lettre ouverte » de Léonie Couture, directrice et fondatrice de la ressource communautaire (site internet La rue des Femmes)

La narration devient un procédé qui permet de rendre sensibles et perceptibles les malheurs (Laé et Murard, 1995). Au fur et à mesure des rencontres et des accompagnements, les professionnelles prennent acte de la répétition des histoires vécues par ces femmes. Elles les comparent entre elles et s’en trouvent fortement affectées. Comme le précise une intervenante, « y’a comme une saturation de, comme je disais, les histoires qui se répètent, la souffrance, toute la violence, l’agressivité ». Dans le monde de l’intervention sociale, les professionnels sollicitent régulièrement l’histoire des malheurs des usagers. Elle est devenue un récit régulier, parfois obligé, dans les politiques publiques, en particulier dans les politiques sociales (Astier, 1995). Elle rend compte de l’importance donnée aux biographies individuelles dans les modes de prise en charge. Pour les professionnels de l’intervention sociale, ces narrations permettent de « cerner les « vides » de chacun pour mieux pouvoir les combler selon les possibles qu’offrent les dispositifs sociaux » (Girola, 2005 : 67). Elles constituent également des appuis, des indices pour reprendre le vocabulaire de l’enquête, de « ce qui ne va pas », de ce qui est problématique. Elles deviennent donc des procédés importants dans la constitution de la responsabilité causale de la situation afin de repérer les troubles et les nommer. En cela, l’intérêt de ces histoires personnelles ne se situe pas dans la vérité des événements vécus et de leur enchaînement mais bien plutôt dans ce qu’elles permettent d’induire un ensemble de causes à effets sur lesquels les individus n’ont pas de prises (Pichon, 2014).

Maintes fois racontées et écoutées de façon individuelle, ces histoires sont également reprises lors des réunions hebdomadaires des professionnelles. Ces rencontres visent à discuter de l’organisation du travail mais aussi à rendre compte des relations avec les femmes accueillies (qu’elles soient hébergées ou non), des décisions effectuées et de décider de celles à prendre au regard des problèmes qui ont été repérés. Les professionnelles sont donc amenées à décrire les comportements, qui semblent être problématiques, observés chez des femmes pendant la semaine (comme le fait de dormir à côté du matelas, de demander plusieurs fois un repas, d’entendre des cris pendant la nuit, etc.). Elles les interprètent à l’appui de l’histoire des malheurs dont elles ont connaissance.

La récurrence de ces histoires du malheur ainsi que leur circulation dans l’institution constituent deux modalités du processus d’enquête entamé par les professionnelles pour définir le problème de l’itinérance des femmes. Ce qui leur permet de passer du récit individuel au récit commun, d’arracher des situations « à leur particularité et à leur concrétude », et de leur faire prendre une « valeur d’illustration ou d’exemple, de preuve ou de témoignage » (Cefaï, 1996 : 54). Ce travail de rapprochement entre des expériences individuelles engendre une désingularisation des situations, opération indispensable à la constitution du problème de l’itinérance des femmes dans la ressource communautaire.

Une articulation entre plusieurs problèmes publics

Ces récits permettent de tisser ensemble des problèmes publics qui ont des genèses séparées dans la société québécoise : la violence envers les enfants, la violence conjugale et plus récemment encore, la violence de rue. Elles pointent toutes le genre comme étant central dans ce qui pose problème. En problématisant l’itinérance des femmes comme une vulnérabilité de genre, les protagonistes s’appuient dès lors sur un contexte social et culturel singulier (Dewey, 1993) tout en prenant de la distance avec les interprétations en termes de déviance par rapport à la « norme logement » (Bresson, 1997) et aux normes de genre (Cardi, 2007). De cette manière, il s’agit de prendre parti pour les femmes et, au terme d’une série d’évaluations situées (Dewey, 1939/2011), de les voir et de les catégoriser comme des victimes (Ferraro, 1983). Pour reprendre les analyses d’Emerson et Messinger, « les remédiateurs opèrent souvent en s’appuyant sur une théorie du trouble et des idéologies d’intervention qui impliquent des réponses symétriques ou asymétriques. Quant à ceux qui ont à s’occuper de cas de mauvais traitements infligés à des enfants, ils sont gagnés à l’avance à une idéologie de la maltraitance et procèdent en déterminant s’il y a eu ou non un auteur de ce crime » (2012 : 71).

les violences envers les enfants

Dès la création de la ressource communautaire, une attention sensible à la violence vécue pendant l’enfance était déjà présente. Sa directrice et fondatrice, Léonie Couture, militante du mouvement contre le viol et l’inceste, s’est nourrie de cette expérience pour comprendre l’itinérance des femmes[8]. Cette attention s’est maintenue et consolidée au regard des histoires racontées par certaines femmes accueillies, qui sont d’ailleurs exposées comme des histoires typiques de la violence produite envers les enfants et envers les filles en particulier. Ces enfants maltraitées physiquement et sexuellement par leurs parents témoignent à la fois des blessures qui leur ont été infligées parfois dès leurs premiers mois, comme c’est le cas d’« Isabelle, onze mois : couverte d’ecchymoses, une jambe cassée, brûlures decigarettes sur la langue[9] », ainsi que des traces qu’elles en ont gardées pendant leur enfance et leur vie d’adulte : passage dans les services sociaux, toxicomanie, problème de santé mentale, itinérance, etc. Les professionnelles ne sont pas les seules à insister sur cette histoire des malheurs. Plusieurs femmes m’ont narré, sans que je le leur demande parfois, leur expérience de la violence intrafamiliale. C’est le cas de Marie-Christine[10] qui se compare à la petite Aurore, « l’enfant martyre », figure historique de la maltraitance des enfants au Québec. L’histoire tragique d’Aurore Gagnon a fait grand bruit au Québec et est restée dans la mémoire collective québécoise (Gaudreau, 1992). Le 12 février 1920, cette petite fille décède à l’âge de 10 ans à la suite de multiples coups et blessures infligés par sa belle-mère, Marie-Anne Houde. La mort d’Aurore va être largement médiatisée : les procès attirent les foules et rapidement l’histoire de la petite Aurore va être adaptée au théâtre (dès 1921) comme au cinéma (pour la première fois en 1952). Aurore est devenue un personnage de l’histoire sociale du Québec. Se comparer à la petite Aurore, c’est donc faire appel à une culture populaire. Encore aujourd’hui, tout le monde connaît la mort de cette petite fille et les sévices corporels qu’elle a endurés de la part de sa famille. Pour certains historiens, son histoire est à l’origine de la protection de l’enfance au Québec. La violence envers les enfants est d’ailleurs la première violence familiale dont le Québec s’est saisie (Clarkson, 1994). Une première loi est votée pour la protection de la jeunesse en 1950. Puis, dans les années 1970, la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) organise la prise en charge des « enfants maltraités et négligés ». Au début du 20e siècle, raconter la violence intrafamiliale était tabou. Aujourd’hui, elle est plus facilement audible et n’est plus considérée comme un problème privé. Les standards éthiques et les normes juridiques ont changé et la protection de l’enfance est devenue une question morale et politique.

les violences conjugales

Les violences vécues pendant l’enfance ne sont pas les seules exprimées et repérées comme étant au coeur de la vulnérabilité des femmes. La violence conjugale est aussi décelée comme une cause de leur itinérance ou du risque de le devenir. On suit ici l’émergence d’un autre problème public, qui interfère avec celui de l’itinérance des femmes. Après la reconnaissance publique des violences faites aux enfants et de leur maltraitance, la violence conjugale émerge comme un problème public au Québec dans les années 1980. Le mouvement féministe de la « deuxième vague » s’avère très important dans la reconnaissance de ces violences faites aux femmes dans le cadre du couple (Lessard et al., 2015). La création de maisons d’hébergement spécialisées dès les années 1970 au Québec participe de la formation du problème public de la violence conjugale. Des groupes de femmes alertent l’opinion publique et la violence conjugale est « mise à l’agenda politique ». Les différents gouvernements légifèrent pour lutter contre les violences conjugales et les premières subventions de la part du ministère de la Santé et des Services sociaux sont versées aux maisons d’hébergement en 1978 (Clarkson, 1994 ; Sauvé et Béchard, 2008). Depuis quelques années, on peut observer des rapprochements entre les maisons d’hébergement pour femmes violentées et les maisons d’hébergement pour femmes itinérantes. Par exemple, en 2014, la « Fédération des ressources d’hébergement pour femmes violentées et en difficulté du Québec » est renommée « Fédération des maisons d’hébergement pour femmes » (FMHF). Comme le raconte la directrice adjointe d’une autre ressource pour femmes itinérantes à Montréal : « On s’est mis ensemble parce qu’on s’est dit qu’on faisait la même chose finalement[11]. » La rue des Femmes n’est donc pas la seule ressource communautaire à définir l’itinérance des femmes comme le résultat de l’expérience de la violence.

les violences de la rue

La violence envers les femmes n’est donc pas qu’une expérience privée ou passée. Elle s’exprime également en dehors des sphères familiale et conjugale et prend forme au sein des espaces publics, notamment la nuit. Dans le quotidien montréalais La Presse du 11 octobre 2013, une intervenante de La rue des Femmes insiste sur le fait qu’« elles sont obligées de se cacher ou de marcher toute la nuit. Si elles s’arrêtent, elles deviennent des proies. » Cette affirmation est appuyée par le récit de plusieurs femmes ayant vécu des agressions physiques (se faire uriner dessus, se faire invectiver) et sexuelles (se prostituer pour avoir un lit ou avoir le droit de dormir dans un logement) de la part d’hommes dans les espaces publics. Cette hostilité de la nuit urbaine se traduit toujours, pour La rue des Femmes, en termes de vulnérabilité et engendre des effets de dramatisation :

Les femmes qui se retrouvent à la rue ont beaucoup plus de « chances » de se faire agresser que les hommes (vingt fois plus que toute autre femme). Leur vulnérabilité en fait des proies pour les gangs de rue, les proxénètes et les prédateurs sexuels. Les risques d’agressions sexuelles sont élevés. De même, elles sont brutalisées, volées, harcelées. La rue représente pour elles la terreur. C’est vraiment après avoir épuisé toutes leurs ressources qu’elles aboutissent à la rue.

Extrait du document : La différenciation entre l’état d’itinérance féminine et masculine, La rue des Femmes, juin 2010

Les violences, sinon la « terreur », deviennent des caractéristiques fortes de la nuit urbaine et définissent par la même occasion cet espace-temps sous la perspective du risque et du danger d’agression sexuelle, voire d’exploitation sexuelle. Entre l’expérience vécue et le risque, la vulnérabilité des femmes dans la nuit urbaine est à son paroxysme dans ces discours. L’itinérance des femmes est donc comprise selon plusieurs temporalités : celle du passé où les violences subies pendant l’enfance et dans la famille ont fragilisé les femmes, celle du présent où les violences infligées dans l’espace public les ont rendues encore plus vulnérables — sans compter les potentialités de violences au futur si elles ne sont pas prises en charge. Ici encore, il s’agit de brancher l’itinérance des femmes avec un autre problème public, celui du harcèlement sexuel public (Gardner, 1995 ; Lenton et al., 1999) qui concerne toutes les femmes, logées, mal logées ou non logées mais dont la situation d’itinérance implique une plus forte exposition.

Vers une indexation des expériences de violences au genre

En s’appuyant sur différents problèmes publics, les risques de violences et les violences subies par les femmes itinérantes (pendant leur enfance, dans le couple et les espaces publics) sont indexés sous une même référence qui fait du genre un rapport social central. Cette opération d’indexation vise à classer et réunir ces différentes violences dans un système organisé qui les vulnérabilise et favorise leur itinérance.

Bon nombre des femmes dont la vie adulte est ainsi marquée sont des survivantes d’inceste, de viol ou de formes graves de négligence survenus souvent dès l’enfance — autant de traumatismes, de blessures profondes qui atteignent à la base l’estime de soi et la confiance dans les autres. Dans ces conditions teintées par les abus de la société patriarcale[12], nous considérons que ces femmes font preuve d’un grand courage pour continuer leur route dans un monde devenu, pour elles, hostile. Il nous apparaît donc important de nourrir leurs forces de vie.

Document interne à La rue des Femmes

L’emploi du terme « société patriarcale », provenant de l’histoire du féminisme, désigne un système social dont les relations sont hiérarchisées entre les hommes et les femmes, un régime de domination masculine. La ressource communautaire propose en effet une différenciation entre l’état d’itinérance féminine et masculine[13]. Tout d’abord, les violences et les abus tiennent une place privilégiée dans cette analyse genrée, car les femmes y seraient plus souvent confrontées que les hommes. Ensuite, les situations des femmes itinérantes seraient donc à la fois le fruit d’une expérience passée mais aussi d’une expérience qui ne passe pas et qui peut être renouvelée.

réparer la « santé relationnelle »

Pour expliquer les conséquences des vulnérabilités des femmes en situation d’itinérance, la directrice de La rue des Femmes a développé un vocabulaire spécifique autour de ce qu’elle appelle « la santé relationnelle ». Elle va même jusqu’à renommer la ressource communautaire de « centre de santé relationnelle au coeur de l’itinérance ». Comme elle le dit, elle a créé un néologisme : « relationner ». Ce terme renvoie aux difficultés des femmes à être en lien du fait de leurs multiples vulnérabilités. Ne pas pouvoir « relationner », c’est donc avoir un problème de « santé relationnelle ». Cette perspective de santé relationnelle est très proche de la « pathologie du lien » travaillée par Patrick Declerck en France qui défend une clinique de la désocialisation à propos des clochards. Selon lui, « la grande désocialisation est, avant tout, une pathologie du lien. Du lien à soi-même, comme du lien aux autres et au monde » (Declerck, 2001 : 365). La problématisation proposée en termes de santé relationnelle à La rue des Femmes engage un certain type d’attribution de responsabilités causales (Gusfield, 1981/2009) de l’itinérance des femmes. On peut ainsi lire dans les documents de La rue des Femmes que « la perte de logement, la pauvreté et l’état d’itinérance sont la conséquence[14] de la perte de santé relationnelle[15] ». L’itinérance « est avant tout un problème de santé relationnelle ». La rue des Femmes propose des explications causales qui reposent principalement sur les violences familiales et sociales exercées à l’encontre de ces femmes qui ont laissé des marques, des blessures et qu’il s’agit, par l’intervention, de réparer. La micropolitique de la vulnérabilité de genre s’ancre donc dans une perspective psychologisante du lien défait qui insiste sur les traumatismes vécus empêchant les femmes d’être en lien avec les autres et de « fonctionner normalement ». Les femmes accueillies sont donc des femmes « malades », elles « souffrent » d’une espèce de pathologie de la relation. Cette psychologisation de l’itinérance des femmes implique d’une part la constitution de techniques de réparation spécifiques — les thérapies ; elle engendre d’autre part une plus grande tolérance des professionnelles quant aux comportements des femmes accueillies.

Des arts et des mots pour réparer les maux

Les thérapies formelles ou informelles constituent une forme de réparation centrale proposée à La rue des Femmes. Ces thérapies sont conçues comme des pratiques d’intervention particulièrement propices au rétablissement de la santé psychique des femmes. Menées par des professionnelles ou par des bénévoles, en groupe ou en individuel, ces séances de thérapie ont la particularité, selon les thérapeutes, de mobiliser la narration de soi de façon artistique : art-thérapie, dramathérapie, massothérapie, musicothérapie, etc. Mais il ne s’agit pas ici de « l’injonction biographique », dont parlent Nicolas Duvoux et Isabelle Astier (2011), qui rendrait compte, dès l’entrée dans les lieux, d’une obligation d’autonomie adressée aux individus en vue d’obtenir des droits et services. L’accompagnement thérapeutique s’impose comme une manière de faire un travail sur soi en accordant une place importante au récit de vie (Vrancken et Macquet, 2006 ; De Gaulejac et Legrand, 2010). Il ne correspond pas à l’injonction biographique par l’institution. Selon les professionnelles de La rue des Femmes, se raconter, par les arts ou par les mots, est une façon d’alléger le poids de l’existence et de réduire les souffrances psychiques. Les femmes sont ainsi suivies et encadrées comme des personnes singulières, à la différence de ce que peuvent proposer les services sociaux institutionnels :

Quand on ouvre des blessures, il faut une équipe qui soit là. C’est pour ça que 10 rendez-vous au CLSC [Centre local de services communautaires], ça marche pas là. De toute façon, nos femmes, elles y vont pas.

Entretien avec Marielle, coordinatrice de l’intervention, 9 décembre 2013

On peut voir ce travail sur soi, par l’écoute de la souffrance des femmes, comme une technique de gouvernement de soi qui vise à transformer les femmes en « sujets » (Foucault, 1982-83/2008 ; Bresson, 2012 ; Fassin, 2006 ; Vrancken et Macquet, 2006). Mais cette psychologisation de l’intervention sociale n’est pas nouvelle, et à La rue des Femmes, elle ne se limite pas à des objectifs individuels de motivation, d’activation et de subjectivation des femmes hébergées (Bresson, 2006). Le travail de subjectivation concerne également les professionnelles, il est considéré comme une nécessité pour mener à bien le travail d’accompagnement, il est même tenu pour un préalable à l’embauche des professionnelles. Le retour sur soi est également valorisé dans les temps collectifs réservés aux professionnelles. Par exemple, les réunions d’équipe du vendredi matin prennent une tournure qui peut surprendre. Avant de traiter des « cas » de la semaine, la réunion commence par un tour de table sur le mode du : « Comment ça va ? » Chaque intervenante, professionnelle ou stagiaire, est invitée à raconter « comment elle se sent sur le moment ». Dans le cadre des réunions des intervenantes à La rue des Femmes, ce rituel devient un moment de partage, voire d’évaluation des états émotionnels de chacune des intervenantes. Cela permet de « parler de ses propres problèmes à soi », insiste la coordinatrice de l’intervention en entretien. Les intervenantes sont donc amenées à raconter ce qu’elles vivent et ressentent. Cette pratique du retour sur soi menée par les intervenantes dans le cadre des réunions et des supervisions s’inscrit selon la coordinatrice de l’intervention dans « le même processus pour les femmes que pour les intervenantes ! ». En tant qu’intervenante, le travail sur soi est entendu ici comme une réflexivité des actions menées auprès des femmes, mais aussi sur sa propre façon d’être et de se sentir avec les femmes. Il ne se limite pas à une approche psychologisante. « Comprendre et interpréter la souffrance n’est pas une activité strictement psychologique » (Doucet, 2011 : 159). Ce travail sur soi, dans la modalité de l’accompagnement social, veut faire advenir l’individu en tant que sujet (Ravon, 2005). De plus, à La rue des Femmes, le travail sur soi, comme dimension de la relation d’aide, s’enracine dans une perspective féministe où il s’agit de considérer l’expérience commune des femmes — itinérantes ou professionnelles — et de comprendre que « certains des problèmes vécus par les femmes trouvent leur source dans les inégalités et les rapports de domination traditionnellement autorisés ou tolérés par la société patriarcale[16] ».

Sans être explicitement nommés « intervention féministe », ces principes renvoient à ce type d’intervention qui s’est développé dans les années 1980 au Québec dans le milieu institutionnel et communautaire. « Pratique sociale diversifiée » (Corbeil et Marchand, 2010), l’intervention féministe s’inspire directement de la thérapie féministe (feminist therapy) promue aux États-Unis dès les années 1970. Si la définition de l’intervention féministe au Québec reste difficile, plusieurs objectifs peuvent être tout de même relevés. Comme le note Isabelle Marchand, il s’agit d’« établir des liens entre les problèmes personnels vécus et les structures et institutions sociales inégalitaires dans la vie des femmes », d’où le leitmotiv : le privé est politique. Il faut « croire au potentiel des femmes et développer leur estime de soi et leur autonomie ; établir des relations égalitaires entre l’aidée et l’aidante ; briser l’isolement ; collectiviser leurs problèmes et favoriser la solidarité ; et finalement, s’engager personnellement en vue d’un vaste changement social » (Marchand et Lalande, 2015 :  87).

À La rue des Femmes, l’intervention sociale s’inspire directement de ces principes. Elle peut être vue comme une communauté de vie féministe (Marcillat et Maurin, 2018), que ce soit par sa critique du « patriarcat » et des inégalités qui en découlent, par ses efforts de réduire l’asymétrie et d’établir des relations de réciprocité dans les modalités d’accueil des femmes ou encore par les soins qui sont proposés en vue de retrouver autonomie et estime de soi. En cela, on peut avancer qu’« il serait réducteur de penser que le travail sur soi n’est qu’une réponse psychologisante à l’impératif de production de l’individu » (Doucet, 2011 :  167). Il rend compte de la tension significative des missions du travail social situées entre la normalisation et l’émancipation des individus, tout en rendant visible l’importance de l’environnement et des dispositifs collectifs comme conditions déterminantes pour favoriser les capacités d’agir et d’interagir des individus (Zimmermann, 2006). L’articulation entre l’interprétation psychologisante de la situation des femmes et l’interprétation féministe qui insiste sur l’environnement qui rend possibles ou bien empêche les capabilités est pour autant difficile à réaliser en situation. En effet, les professionnelles oscillent souvent entre ces deux options. Quand elles privilégient la première au détriment de la seconde, elles contribuent à faire de l’intervention féministe une ressource alternative en santé mentale (Bourgon et Corbeil, 1990).

Quand la santé relationnelle permet la patience et l’indulgence des professionnelles

C’est nous qui nous adaptons à leur rythme. Et pas elles qui doivent s’adapter à nos projets sur elles : « Bon, c’est quoi ton projet, on va faire un plan d’intervention et puis dans trois mois, il faut que tu aies bougé ton comportement sinon tu perds ta place. » Ça ne marche pas ça ici. C’est sûr que si on leur demande ça, elles prennent la porte et s’en vont. En sachant ça, on s’est dit, on les accueille et on ne leur demande rien. On leur offre tout ce dont elles ont besoin. Elles sont à la rue, on va leur offrir ça. Mais à partir de ces besoins matériels là, on est en relation avec elles. Et on a plein d’opportunités d’être en relation avec elles et qu’elles découvrent qu’on ne va pas les renvoyer si elles crient, si elles jettent une tasse par terre. On a ici une très grande tolérance qui fait que les femmes les plus difficiles viennent ici parce qu’ici on ne les met pas à la rue.

Entretien avec Danielle, intervenante de La rue des Femmes, 22 août 2013

Conjuguées ensemble, l’indulgence et la patience alimentent la « tolérance » des professionnelles qui renvoient à cette maxime maintes fois répétée à La rue des Femmes : « Accueillir la personne telle qu’elle est. » Cette règle morale révèle un double mouvement : celui de reconnaître l’autre et de l’accepter — gage d’ouverture envers autrui ; et celui de reconnaître son étrangéité. Mais accepter la personne « telle qu’elle est » ne signifie pas seulement se soustraire aux rapports contractuels et ne rien « demander » en échange de l’accueil. Cela signifie aussi, pour les accueillantes, d’accepter que les accueillies puissent parfois se conduire de façon étrange. Sans faire une liste exhaustive de ces comportements survenus pendant l’enquête, qui ont pu heurter les professionnelles, on peut en relever quelques-uns. Sophie qui se tape la tête contre la porte, Luna qui « fait du bitchage », Linda qui est prise dans des délires et se voit comme une militaire en mission secrète, Suzanne qui parle toute seule avec une voix d’outre-tombe, Annie qui se promène avec ses dizaines de peluches et qui les fait parler, Madeleine qui se met à crier ou encore Élodie qui défèque dans le couloir comme le raconte Marielle :

Élodie elle a fait des tas de merde devant la porte de la salle de bain. L’idée, c’est pas de la mettre dehors, mais qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Je te dis qu’ailleurs, elle se ferait vite mettre dehors. Mais comment on va travailler là ? C’est sûr que celle qui a ramassé le tas, la fille est bien écoeurée là, d’où l’importance du soutien à nos compagnes.

Entretien avec Marielle, coordinatrice de l’intervention, 9 novembre 2013

Devant ces situations, il est difficile de ne pas éprouver des sentiments négatifs de rejet, de ne pas se sentir agressée et de montrer des résistances, voire du dégoût et du désespoir. Il s’agit alors de « prendre sur soi, encaisser », de « résister à l’agression du malheur ou à l’agressivité de celui qui le porte » (Gotman, 2001 : 438). Pour cela, la disposition des professionnelles à être indulgentes et tolérantes envers les femmes est portée et soutenue par la « communauté » : à la fois par l’équipe des intervenantes — le « soutien à nos compagnes » dont parle la coordinatrice de l’intervention — et parfois par les femmes accueillies qui font preuve, elles aussi, de ces capacités hospitalières. Geneviève, qui est hébergée depuis peu précise par exemple, à la suite d’une altercation avec une autre femme qui a brisé une assiette et l’a insultée : « Moi aussi j’ai de la colère mais j’essaie de la contenir depuis queje suis ici. C’est pas facile. » Lorsque Joan Stavo-Debauge (2009 et 2017) commente Jürgen Habermas pour définir ce qu’est la tolérance, il insiste sur le fait qu’Habermas pense la tolérance à autrui et à l’étranger à partir de la reconnaissance d’une « différence de pensée » qui expliquerait raisonnablement les manières d’être et d’agir des individus. Mais il ajoute aussitôt que dans la pratique, cette reconnaissance de « raisons » dans la conduite de l’autre — perçue comme choquante — est bien plus complexe qu’il n’y paraît, comme il a pu l’observer sur son propre terrain d’enquête auprès de militants. À la rue des Femmes, le développement du concept de santé relationnelle offre un appui certain pour résister à la tentation de sortir d’une appréhension rationnelle des raisons qui poussent les femmes à agir de telle ou telle manière, même s’il s’agit à la fois de comprendre et d’expliquer les actions par le recours à une « pathologie ». C’est bien parce qu’elles sont « malades », « abîmées », « brisées » qu’elles ont développé ce genre de comportements, « qu’elles se sont coupées d’elles-mêmes et du reste de la société », nous dit Marielle, qui ajoute : « Nous, on regarde ça comme la femme qui exprime tout ce qui est en lienavec des blessures du passé. »

Les réponses adoptées relativement à ces troubles restent multiples, fragiles et précaires[17], mais l’expulsion définitive n’en est pas une : évitement de la « contagion » du trouble aux autres femmes présentes, mise à l’écart de façon temporaire, discussion en face à face après « la crise », temporisation en attendant que la tension se dégonfle ou dans de rares circonstances recours aux forces de l’ordre, aux pompiers ou bien aux services psychiatriques. Autrement dit, si les professionnelles tiennent à maintenir la relation, « quand un trouble a résisté aux efforts réparateurs, ou quand il semble qu’il serait traité de manière plus appropriée ailleurs, les remédiateurs initiaux ont tendance à en transmettre la prise en charge à d’autres remédiateurs, souvent plus spécialisés. Goffman (1961/1968) parlait de « circuit d’agents » : les troubles peuvent passer d’un agent à un autre, dans le sens d’une expertise toujours plus pointue, et parfois aussi, vers des prises en charge plus coercitives et punitives » (Emerson et Messinger, 1977/2012 : 68). Cette circulation de la prise en charge du trouble ne signifie pas pour autant que les femmes accueillies sont devenues « folles » ou « déviantes » pour les professionnelles. En effet, leurs conduites étranges sont des symptômes de leur vulnérabilité. Ici, la saisie de l’itinérance des femmes en termes de santé relationnelle permet aux professionnelles de penser la violence des femmes (Cardi et Pruvost, 2012). La violence subie et la violence exercée ne seraient dans cette perspective qu’une même expression du problème de la vulnérabilité de genre et de ses conséquences en termes de « santé relationnelle », pour reprendre le vocabulaire utilisé dans la ressource communautaire. Cette manière d’envisager les troubles en situation permet également de « tenir » en tant que professionnelle face à des situations ou à des comportements jugés problématiques, comme le précise une intervenante :

En fait, la santé relationnelle, comment ça joue dans mon quotidien, dans mon intervention, ben, c’est plus dans l’acceptation des comportements je te dirais. Des choses qui te rebutent ben, tu le[s] vois d’une autre façon et puis là, tu l[es] acceptes mieux puis ça te permet de rester dans l’accueil.

Stéphanie, intervenante sociale, entretien du 22 mai 2015

Pour aller un peu plus loin, on peut dire que si les femmes ne sont pas blacklistées ni exclues de la ressource communautaire en raison de leurs comportements qui peuvent être considérés comme choquants par les professionnelles, c’est que l’exercice de la tolérance constitue une vertu travaillée et choyée par les professionnelles qui n’hésitent pas à répéter et à rappeler qu’« on estreconnu comme la ressource la plus tolérante », « ailleurs, elles seraient mises à la porte ». Mais c’est aussi cette reconnaissance de leur grande tolérance qui nourrit une certaine obligation morale d’accueillir ces femmes qui, ailleurs, n’ont pas de place où elles peuvent être acceptées et reconnues. En cela, la tolérance permet à La rue des Femmes de se concevoir comme une communauté « d’inclusion » et de « soins ». Il reste qu’il n’est pas toujours aisé pour les professionnelles de savoir comment faire. Lorsque ces conduites sont répétées et qu’elles laissent craindre une certaine dangerosité mettant en question la sécurité des femmes de la ressource, accueillantes ou accueillies, il leur apparaît parfois nécessaire de faire appel à la psychiatrie et à l’hospitalisation comme seuls moyens envisageables.

Quand la santé relationnelle pathologise les comportements : le cas de la valise de Jane

Jane est une femme d’une quarantaine d’années. Anglophone, elle comprend le français mais le parle peu. Depuis avril 2013, elle est hébergée en urgence à La rue des Femmes. Elle dort au premier étage, dans un couloir qui mène aux bureaux de l’administration. Plusieurs femmes sont dans la même situation : normalement, il y a trois lits d’urgence mais La rue des Femmes accepte régulièrement d’autres femmes pour quelques nuits (jusqu’à douze), les installant avec les « moyens du bord » sous un escalier, dans le centre de jour, sur des petits matelas à même le sol. En urgence, il n’y a donc pas de chambre individuelle, et pas de possibilité de stocker des affaires personnelles. Il existe une sorte de consigne disponible dans le centre de jour et dans la salle d’activité où les différentes femmes peuvent déposer de façon temporaire leurs effets personnels.

Jane se déplace toujours avec sa valise : « toujours avec moi », dit-elle dans son français approximatif. C’est une valise noire d’environ 70 cm de hauteur, toujours pleine, qui déborde parfois. Pour éviter de perdre ou d’endommager ses documents, Jane les trie régulièrement et les range de façon précautionneuse dans sa valise. On peut l’observer s’installer sur une chaise, dans le centre de jour ou à l’entrée de La rue des Femmes et procéder à des manipulations. Lorsqu’un matin je la surprends à effectuer ses rangements, elle m’explique que sa valise représente ce qu’il y a de plus précieux à ses yeux. Elle précise : « C’est pas juste des papiers, c’est très important. » Et ajoute : « J’y tiens beaucoup. » Sa valise contient tous les documents qui valent comme preuves de son identité et qui témoignent de sa vie antérieure à sa situation à La rue des Femmes. Qu’elle reste dans le centre de jour ou qu’elle en sorte, Jane est toujours accompagnée de sa valise. Outre son statut d’opérateur identitaire et de dépositaire de mémoire, celle-ci symbolise également la mobilité obligée de Jane : sans espace personnel où elle puisse se retrouver, Jane entretient avec sa valise la relation qu’elle entretiendrait avec une maison mobile. Difficile de s’en séparer : la perte de ses effets personnels serait un drame pour Jane.

Un matin, elle attend sur la chaise située en face de l’entrée. Chaque personne qui entre dans la ressource communautaire peut l’observer. Quand elle m’aperçoit entrer, elle me demande si je peux veiller sur ses papiers ainsi que sur sa valise pendant deux ou trois heures. Elle a rendez-vous dans un hôpital pour des examens et ne peut se déplacer avec sa valise au risque d’en être séparée et de ne savoir quoi en faire. Bien qu’elle soit extrêmement attachée à cet objet, elle doit, dans certaines situations, s’en séparer. Elle me répète une nouvelle fois que ce ne sont pas de simples papiers mais bien des documents importants, qui la rattachent à son passé et à son identité. Je ne suis pas la seule à devenir gardienne de sa valise. Jane a également demandé à Rose, une autre femme hébergée, de s’en occuper. Avant de nous quitter, Jane insiste pour nous donner quelques consignes. Elle nous montre comment positionner la valise sous la table afin d’éviter les regards et les vols potentiels. Elle nous précise que Rose et moi pouvons nous arranger et alterner la surveillance. Par un doux sourire, Rose rassure Jane et proclame dans son anglais tâtonnant : « I’m taking care like my baby. » Une fois Jane partie, Rose décide de la « garde partagée ». Nous prenons notre rôle au sérieux. Elle commence pendant qu’elle écrit dans son journal intime puis je prendrai le relais. Finalement, à l’heure du repas, dès 11 h 30, Rose fait la queue, puis une fois servie, c’est mon tour. Nous mangeons à la même table. À 14 h 30, Jane récupère sa valise. Je ne suis pas présente. Le lendemain, lorsque j’entre dans le centre de jour, Jane est allongée sur un des deux divans. Elle me fait signe. Elle tient à me remercier car avec les différents examens médicaux, elle ne pouvait pas être accompagnée de sa valise, sinon, comme elle l’affirme à nouveau « tout le temps avec moi ». Comme le montrait déjà Elliot Liebow dans les années 1990, nombre de femmes sans abri deviennent des bag ladies[18], en raison des difficultés éprouvées à entreposer et stocker leurs effets personnels dans les hébergements sociaux temporaires (Liebow, 1995). À la différence du sens commun, Elliot Liebow insiste sur le fait que les femmes sans abri possèdent des effets personnels, des objets auxquels elles tiennent, comme des photographies de leurs enfants ou de leur famille, des lettres personnelles, des objets religieux, des objets du domicile parental ou familial (vaisselle, chaise, bibelots, etc.) sans parler des objets qui peuvent être considérés comme nécessaires au quotidien : carte d’identité, certificat de naissance, nécessaire de toilette, vêtements de rechange (Girola, 2011).

Les intervenantes sociales autorisent Jane à circuler avec sa valise dans l’établissement. Concrètement, elle peut la garder à ses côtés de nuit comme de jour. Pour autant, le fait que Jane soit accompagnée par sa valise semble leur poser problème. C’est lors de la réunion des intervenantes du 15 novembre 2013 au matin que la situation de Jane est discutée et présentée. Une intervenante explique que Jane ne peut plus dormir dans son logement. Elle aurait été agressée par un couple, qui organiserait un trafic de drogues dans son logement. « Quand elle ne dort pas ici, elle va nulle part, elle est dans la rue », précise-t-elle. C’est notamment au vu de cette situation que les intervenantes acceptent que Jane dorme dans la salle d’activité lorsque les lits d’urgence sont déjà occupés. Rapidement, une intervenante avance que Jane a des troubles obsessionnels du comportement (TOC). Elle refuse par exemple de dormir sur le matelas et préfère dormir à même le sol, malgré les invitations quotidiennes d’Emma, une intervenante. Une autre intervenante renchérit et avance qu’« elle va dans la salle de bain mais ne se lave pas ». Les intervenantes abordent également le problème de la valise de Jane. Cet attachement à la valise pose problème aux intervenantes qui font face depuis plusieurs années aux punaises de lit. Pour les éradiquer, la ressource communautaire a dû jeter les futons infestés sur lesquels des matelas d’urgence étaient installés. Depuis, les professionnelles tentent de limiter la présence de tout objet extérieur qui pourrait être vecteur de contamination. Comment faire pour éviter cela ? En plus des consignes temporaires déjà disponibles, une des intervenantes propose d’utiliser des bacs fermés, qui seraient déposés à l’accueil pour éviter la contamination. Mais cela suppose un détachement momentané de l’objet, ce que Jane refuse. Face à ce « bon sens » sanitaire, l’attachement de Jane à sa valise devient une expression supplémentaire de ses TOC. Relié à ces autres comportements, l’attachement de Jane à sa valise consolide l’évaluation en termes de pathologie psychiatrique. Elle est en tout cas appuyée par la coordonnatrice de l’intervention de La rue des Femmes qui propose de faire un « ordre de cour » pour une évaluation psychiatrique. Mais avant cela, il faut, selon elle, « prendre le temps, créer un lien pour ensuite aller vers la médication ». L’analyse pathologique qui prédomine à cet attachement de la valise sera la réponse d’exception. Jane conservera malgré tout sa valise à portée de main. L’hospitalité offerte à Jane — un hébergement d’urgence qui se prolonge dans le temps — n’est pas allée sans le recours à une psychologisation et à une psychiatrisation de son cas. Solution acceptable pour les professionnelles, comme le précise l’une d’entre elles, notamment au nom de la dignité :

Qu’elle ait accepté la médication, c’est déjà un pas. Puis comme Jane on la prend toujours en lit d’urgence dans le sens où elle ne fonctionnerait pas dans d’autres ressources, là avec tous ses TOC. Il y a aussi l’aspect de dignité de la femme, je pense. Des fois, c’est difficile parce que tu as l’impression que ça s’améliore pas. Des fois, il me semble que c’est encore pire là ! (Rires) Mais je pense qu’il y a tout l’aspect de dignité que la femme, [qu’]elle ait un lieu où dormir et qu’elle soit entourée.

Entretien avec Audrey, intervenante, 22 mai 2015

Marquées par une volonté d’égalité, les relations entre les femmes accueillies et les professionnelles restent cependant extrêmement fragiles en cela que la dimension asymétrique des rapports institutionnels peut resurgir, comme c’est le cas pour la valise de Jane. Ce sont bien les professionnelles qui vont inciter fortement Jane à aller à une consultation psychiatrique et à suivre un traitement. Ici, la santé relationnelle et son pendant psychologique, voire psychiatrique, prennent le dessus pour maintenir la relation d’aide et réparer le trouble.

conclusion

Au Québec, le problème de l’itinérance des femmes est identifié à partir de la conjonction de plusieurs cadrages qui arriment les multiples vulnérabilités sociales des femmes. Les conduites de celles-ci sont généralement rapportées à un ordre du genre afin d’expliquer ce qui les fait agir au cours des différents âges de la vie, mais aussi dans différents mondes sociaux. Ce point de vue structurel, que nous avons nommé « macropolitique du problème », est ce qui justifie la qualification des femmes en situation d’itinérance comme des « victimes » de rapports de genre (Ferraro, 1983). Dans cet article, il s’est agi de montrer comment cette « macropolitique du problème » a eu une traduction en une « micropolitique du trouble » — à savoir, comment la perspective du genre a été éprouvée dans un contexte déterminé, comment elle a organisé l’expérience des bénévoles et des professionnelles d’une ressource communautaire à Montréal, La rue des Femmes. Nous avons vu que les récits des malheurs qui mettent en relief les violences subies et les vulnérabilités des femmes, leur répétition ainsi que leur congruence, constituent un facteur déclencheur du trouble pour les professionnelles. En effet, ce n’est pas tant le problème de l’exclusion du logement qui est pointé que les conséquences des vulnérabilités en termes de souffrances. En mettant l’accent sur cette vulnérabilité de genre, désignée comme le coeur du problème, La rue des Femmes a opéré un certain type de cadrage, qui s’incarne dans leurs propres expériences quotidiennes d’écoute et de soins. Ses intervenantes s’engagent en conséquence dans des réparations singulières, sous-tendues par la création d’une communauté de femmes et la mise en application de principes féministes d’horizontalité et de non-mixité d’une part ainsi que par le concept de « santé relationnelle » d’autre part. On comprend alors que la souffrance sociale repérée est directement associée à la souffrance psychique qu’il s’agit d’apaiser à partir de thérapies et de soins.

La notion de « santé relationnelle » devient un repère cognitif pour définir les troubles. Elle est selon moi typique d’une hésitation commune entre la psychologie et la psychiatrie (Ion, 2005) pour penser et réparer les situations limites observées dans l’intervention sociale. En agissant sur la souffrance psychique des femmes, cette ressource communautaire participe, dans une certaine mesure, à la dépsychiatrisation (Fassin, 2006) dans le sens où il ne s’agit pas d’hospitaliser les femmes souffrantes ni même de faire appel aux psychiatres au sein du centre. La « maladie » peut être traitée directement, soit par des intervenantes sociales qui se mettent à l’écoute des souffrances psychiques, soit par des thérapeutes et psychologues qui interviennent dans cet établissement social. Cette manière de remédier au problème est semblable à celle des « dispositifs socio-psychiques » présentés par Jacques Ion (2005). L’intégration de l’univers « psy » dans les institutions du travail social, telles que La rue des Femmes, participe à la compréhension du social sur le versant de la négativité des liens et à son analyse en termes de souffrances psychiques. Ainsi, les réparations proposées aux femmes en situation d’itinérance reconfigurent les frontières qui deviennent poreuses entre le social, le psychique et le médical.