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Différents travaux, partageant une approche pragmatiste autant qu’écologique (Cefaï et Joseph, 2002 : 4), considèrent la ville comme un prisme privilégié pour aborder « la démocratie comme mode de vie » (Dewey, 1939). Partant de la continuité reconnue entre la sociologie de Chicago et le pragmatisme américain qui en constitue sa « philosophie d’arrière-plan » (Joas, 2002 : 23), ces travaux proposent d’interroger les liens entre citadinité et citoyenneté (Joseph, 1998), ou autrement dit, de penser « l’articulation entre vie politique et lien civil » (Berger et Gayet, 2011 : 10). En raison de l’hétérogénéité des individus et des groupes qui y coexistent (Wirth, 2004 [1938]), la ville se présente comme un « laboratoire » démocratique — pour reprendre l’expression de Robert E. Park (2004b [1929]). Si les principes normatifs et les attitudes qui organisent la coexistence dans l’espace urbain se voient dotés d’un caractère moral et politique, la ville se présente aussi comme l’horizon d’une « expérience publique », d’une activité politique trouvant « son enracinement dans l’expérience ordinaire » (Berger et Gayet, 2011 : 9). Sa dimension politique tient au fait qu’elle serait un lieu privilégié de la constitution et de l’organisation pratique des « modalités du vivre-ensemble » (Relieu et Terzi, 2003 : 385). Elle est un milieu, au sens écologique, qui favorise la transformation des troubles éprouvés en situations problématiques et, de là, en problèmes publics. « La ville apparaît comme un lieu politique par excellence. En effet, elle se présente comme un milieu de constitution de problèmes publics, de formation des identités collectives, et comme une scène en référence à laquelle s’articulent et se développent nombre de débats et de controverses discursives » (Relieu et Terzi, 2003 : 375).

Plus que la ville, c’est l’espace public urbain qui est ainsi décrit et évalué comme un horizon moral et politique, en vertu même de sa qualité de publicité. Certes, les distinctions et les nuances entre les approches de l’espace public développées en théorie politique et en sociologie urbaine ont été soulevées (Quéré, 1992) et appellent à la prudence (Joseph, 1998) dans la pensée des ressorts politiques des espaces publics urbains. Le postulat d’une continuité entre la citadinité et la citoyenneté ne va pas de soi. Les espaces publics urbains n’en restent pas moins les lieux privilégiés du côtoiement de la pluralité des individus et des groupes qui composent une communauté, et ils sont aussi ceux à partir desquels « penser la ville comme expérience politique » (Joseph, 2007 : 442). Ils se présentent comme les espaces d’apprentissage du « cosmopolitisme », ou des compétences publiques et politiques requises pour vivre ensemble dans un contexte de différences et de pluralisme (Lofland, 1998 ; Joseph, 2007 ; Anderson, 2011). Cette reconnaissance des qualités démocratiques propres aux espaces publics urbains s’inscrit dans la lignée d’une philosophie pragmatiste et pluraliste et d’une sociologie des espaces publics urbains, héritière de l’écologie humaine.

À côté des approches développées selon cette perspective, on observe aussi une inquiétude grandissante quant à la capacité de la ville et de ses espaces publics à jouer ce rôle qui leur est classiquement attribué. Nombreux sont les auteurs, en sociologie urbaine, ou en urbanisme, qui observent la fragmentation de l’espace urbain, la dominance d’un « principe ségrégatif » qui se matérialise dans la multiplication de barrières, clôtures, et autres formes d’« enclosures volontaires » (Lussault, 2012). Le citadin type privilégierait un vivre-séparé des autres tout en faisant le choix de ses réseaux d’affinité ; les espaces tendraient à l’homogénéisation, par une séparation tranchée des groupes sociaux, qu’illustrent, sous une forme radicale, les gated communities ou les ghettos (Donzelot, 2004). Alors même que la ville serait aujourd’hui caractérisée par une « super-diversité » posant des enjeux fondamentaux en termes de vivre-ensemble (Vertovec, 2007), la capacité des espaces publics urbains à développer les compétences civiques qu’il requiert serait fortement ébranlée, et renverrait à une vision trop « héroïque » de l’espace public (Amin, 2008). Se multiplient parallèlement les travaux qui analysent, selon une perspective critique, les processus d’exclusion jouant contre le principe de publicité des espaces et ses exigences d’accessibilité et d’inclusion (Don Mitchell, 2003). Ainsi en est-il des dispositifs de privatisation et de surveillance répondant à une obsession sécuritaire (Davis, 2000) et entravant les possibilités de rassemblement en public. Ces travaux, s’ils en viennent à poser la thèse de l’érosion de l’espace public, voire de sa disparition (Low et Smith, 2006), invitent à tout le moins à poser un regard inquiet sur les expériences qu’accueilleraient les espaces publics urbains et à problématiser la question de leurs ressorts démocratiques.

C’est à cette tâche qu’entend contribuer cet article, qui s’inscrit dans le prolongement de l’écologie humaine, tout en se tenant à distance de l’« optimisme » qui caractérise parfois les approches pragmatistes (Joseph, 2007 ; Stavo-Debauge, 2012 ; Laacher et Terzi, 2018). Il s’appuie sur l’ethnographie d’un espace public ordinaire, composé d’une place publique, jouxtée de jardins, au croisement de différentes lignes de transport en commun, dans un quartier habituellement qualifié de « populaire ». Y converge toute une série d’usagers en raison de la présence de différents équipements et services publics (crèche, école, poste, services administratifs, etc.), de commerces variés, de bistrots, d’une église et d’une mosquée, d’une plaine de jeux, de marchés ouverts hebdomadaires. Cette place accueille à sa manière le « domaine public » : elle est accessible à une pluralité d’usagers, amenés à s’y côtoyer dans un régime d’étrangéité mutuelle. Cependant, l’exposition aux différences, rendue par ailleurs routinière, y entraîne moins leur appréciation que la contrainte de « faire avec ». Ces différences sont souvent perçues de manière négative, par des attitudes de méfiance, d’évitement ou de rejet. D’autre part, des différentiels d’hospitalité se jouent au sein de cet espace ; s’ils sont perçus par ceux qui les subissent comme l’expression d’une mise à l’écart, ils ne se trouvent pas problématisés publiquement en vue d’une réorganisation des modalités du vivre-ensemble. L’espace public y semble moins le lieu d’une ouverture de la « communauté » que d’un isolement réciproque des mondes qui y sont coprésents ; moins le lieu d’émergence d’une problématisation publique que d’une inhibition des processus de communication. En s’en tenant pour l’instant à cette maigre description, on peut déjà considérer que cet espace public accueille des relations propres au domaine public, bien qu’il ne soit pas un lieu marqué par la félicité de la publicité urbaine. Les situations qui s’y jouent invitent ainsi à questionner la conceptualisation du domaine public comme lieu de l’expérience démocratique.

Cet article propose, tout d’abord, de revenir sur la façon dont la sociologie des espaces publics urbains inspirée d’une approche écologique et pragmatiste associe expérience urbaine et expérience démocratique ; puis de questionner cette modalité d’association à partir de l’ethnographie d’un espace public bruxellois où différents milieux coexistent et se côtoient pacifiquement, non sans irritations et aversions mutuelles. Pour décrire les expériences et les situations qui s’y jouent, nous retrouverons certains apports de l’écologie humaine, laissés de côté par ses héritiers, et dévoilant certaines limites de leur approche politique. Le concept écologique d’accommodation sera alors convoqué pour décrire ces expériences et leurs épreuves. Parce que ce dernier suppose une inhibition des processus constitutifs du politique, il sera alors possible de proposer une approche de la publicité urbaine tenant compte de sa dimension problématique et de ses différentes formes d’expression, certaines d’entre elles contredisant la dimension démocratique qui lui est souvent associée.

1. l’espace public et ses vertus

Comment les auteurs de la sociologie urbaine, inspirée de l’écologie et du pragmatisme, associent-ils l’expérience du côtoiement propre aux espaces publics urbains à l’expérience démocratique ?

La conceptualisation des espaces publics urbains en sociologie a été particulièrement développée par Lyn Lofland et par Isaac Joseph. Ils se sont l’un comme l’autre inspirés, outre de Simmel et de Goffman, de l’écologie humaine — entendue comme l’étude des relations de coexistence entre différents milieux en tant qu’affectées par l’environnement au sein duquel elles prennent place (Wirth, 1945). Les deux auteurs ont cependant développé leur approche écologique en opérant un renversement de perspective, fondé sur une critique de la métaphore de la mosaïque urbaine que valorisaient les sociologues de Chicago. Les ethnographies menées par ces derniers témoigneraient selon eux d’une focalisation excessive sur les « communautés », « aires naturelles » ou « régions morales », au détriment des espaces accueillant le « passage entre les mondes » cher à Park (2004a : 126) et les relations qui les caractérisent, marquées par la sociabilité de la réserve telle que décrite par Simmel (2004). L’article de Louis Wirth, « Le phénomène urbain comme mode de vie » (2004 [1938]), ferait à cet égard exception[1]. Le modèle de la ville mosaïque serait fondé sur une logique de distribution des communautés par un processus de ségrégation divisant la ville en une série « d’enclaves homogènes qui permettent à des groupes divers de « vivre ensemble » dans la même ville, parce que fondamentalement invisibles les uns aux autres » (Lofland, 1998 : 238). Pour Lofland, le « domaine public », qui se caractérise par les relations impersonnelles entre individus mutuellement étrangers et qui suppose une visibilité mutuelle, définit pourtant la ville en propre. Elle déplore ainsi, avec une pointe d’ironie, « l’absence virtuelle d’une sociologie spécifiquement urbaine » dans « l’héritage de Chicago » (Lofland, 1983 : 505). Moins tranchant, Joseph s’écarte lui aussi de la métaphore de la mosaïque proposant une représentation de l’espace urbain comme une juxtaposition de « territoires ethniques » entendus comme « territoires privatifs pour une communauté[2] ». Il reprend cependant de l’écologie humaine le couple de la ségrégation et de la mobilité ; et, tout comme Lofland, il conceptualise l’espace public urbain et sa « logique de circulation » dans son opposition au modèle écologique du ghetto ou de l’enclave, caractérisé par une « logique de territorialisation » fondée sur l’appropriation, l’identité et la sécurité (Joseph, 1998 : 47).

C’est donc en miroir de la représentation écologique de la ville accordant une « primauté au primaire » (ibid.) ou une trop large place aux processus de ségrégation et aux sociabilités communautaires, que ces auteurs conceptualisent les espaces publics urbains, en réorientant la focale sur une logique de mobilité et la sociabilité propre à l’urbanité. Tant pour Joseph que pour Lofland, la publicité urbaine se définit d’abord à partir d’une qualité écologique : la qualité d’accessibilité garantissant un « droit de visite » à tout un chacun. L’accessibilité suppose pour Joseph une « a-territorialité » : « L’espace public n’attribue aucune place ; s’il est appropriable ou approprié, ne serait-ce que partiellement, il est déjà dénaturé, il devient site, haut lieu, expression symbolique d’un rapport à l’espace ou territoire privatisé » (1998 : 41). En s’inspirant de la figure de l’étranger proposée par Simmel, reprise ensuite par Park et Wirth (Carlier, 2018), Joseph saisit le citadin comme « l’homme foncièrement mobile » (Grafmeyer et Joseph, 2004 : 11), « passant et être de passage » (1998 :  84). Son étrangeté est qualifiée comme une « altérité distraite, seen but unnoticed d’un “chacun”, altérité sans visage, simple silhouette » (Joseph, 1995 : 24) — renvoyant à une étrangeté « biographique » caractérisée par l’absence d’une connaissance personnelle de l’autre (Lofland, 1998). En raison de leur accessibilité à tous, les espaces publics sont dès lors les lieux du côtoiement d’individus et de mondes étrangers les uns aux autres : « C’est le fait que des populations différentes puissent simultanément partager un espace qui constitue le critère de son accessibilité » (Joseph, 2007 : 286). Pour Lofland, le « domaine public » est propre au « monde des étrangers », et se trouve « constitué par ces aires urbaines où les individus tendent à ne pas se connaître les uns les autres, sur un mode personnel, et à ne se connaître que sur un mode catégoriel » (1998 : 9), à partir d’informations visuelles, relatives aux rôles et statuts. C’est en vertu de leur accessibilité généralisée à tout un chacun, et de leur accueil de relations de coexistence entre étrangers que les espaces publics sont pensés comme des lieux clés de l’expérience démocratique. À plusieurs égards.

Tout d’abord, ils sont les lieux de l’apprentissage d’une culture publique de la ville, fondée sur des « compétences de rassemblement » (2007 : 217) — entendues dans leur opposition aux « compétences d’appartenance ». Ces dernières sont requises pour « faire avec l’autre », celui que l’on ne connaît pas, et nécessaires à la « régulation des comportements en public » (Joseph, 1984 : 97). Elles renvoient à certains principes d’interaction propres à l’ordre public, théorisés initialement par Goffman puis repris par Lofland comme par Joseph — au coeur desquels se trouvent l’indifférence polie (ou inattention civile)[3] et la tolérance à l’égard de la différence[4]. Pour Lofland, l’expérience du domaine public amène au développement de compétences spécifiques contribuant à la « création de cosmopolites ». Reprenant à cet égard l’intuition de Park selon laquelle la ville offre un espace de visibilité exacerbée aux différences, susceptible de générer une tolérance à l’égard de la pluralité, elle propose de « corriger » sa pensée : « Le héros de l’histoire n’est pas, bien sûr, la ville entière, mais le domaine public de la ville » (Lofland, 1998 : 237), domaine d’émergence d’un sens de la tolérance dans un régime d’accessibilité mutuelle entre les citadins étrangers l’un à l’autre. Lofland distingue de cette façon la « tolérance positive » qui renvoie à la capacité de « faire avec l’autre » dont les différences sont perçues et reconnues, à l’inverse de la « tolérance négative » où la capacité de faire avec l’autre repose sur le fait qu’il n’est pas perceptible et sur une séparation des espaces réciproques (1998 : 259). De son point de vue, « l’apprentissage de la tolérance, la création du cosmopolitisme peuvent nécessiter l’existence et l’expérience répétée de relations “non intimes”, “non communautaires”. Des liens limités, segmentaires, épisodiques et distants entre soi et les autres peuvent constituer les situations sociales qui à la fois permettent et inculquent la civilité et l’urbanité face aux différences significatives » (Lofland, 1998 : 263). Les espaces publics seraient alors les lieux d’apprentissage au vivre-ensemble dans un contexte d’hétérogénéité, et à ce titre d’une éducation à la citoyenneté : l’expérience urbaine tout comme l’expérience citoyenne requièrent d’agir ensemble en dépit des différences et des dissemblances.

Cette extension de la citadinité vers la citoyenneté sera envisagée par Joseph à partir du pragmatisme de Dewey[5] et de son « optimisme se nourrissant des situations problématiques et pariant sur la capacité des sociétés à y répondre » (2007 : 438). L’expérience urbaine a à voir avec la démocratie comme mode de vie : « C’est l’expansion possible, suspendue aux situations concrètes et aux problèmes sociaux qu’elle affronte, de la logique de l’enquête et de la logique des conséquences, le recadrage constant des modes de participation par lesquels les citoyens sont constitués et se constituent en publics » (ibid., 458). Les troubles de la coprésence peuvent alors devenir le point de départ d’une expérience morale et politique. Ainsi en est-il, par exemple, des troubles engendrés par la visibilité des figures d’exclusion qu’octroie le « droit de visite » des espaces publics urbains, hospitaliers à l’intrus. C’est pour cette raison que la mitoyenneté peut être le vecteur d’une expérience morale et politique. Les espaces publics sont les lieux de manifestation de la figure de l’intrus, ainsi que de l’exclu ; ils sont les lieux d’une mise en visibilité des relations d’asymétrie ou des processus de mise à l’écart à l’oeuvre dans la communauté. « Par la visibilité que [les villes] imposent à ces processus de mise à distance et par le fait que les seuils qu’elle fabrique sont exposés, elles dramatisent la question de de la citoyenneté, de l’égalité d’accès et de l’appartenance communautaire » (1998 : 110-111). La visibilité de ces figures d’exclusion engendre un devoir d’assistance, voire d’inclusion politique, esquissant une « communauté à venir », « toujours susceptible d’être élargie puisqu’elle inclurait ceux qui lui sont étrangers et en sont aujourd’hui exclus, ceux qui ne participent pas à la communauté dans laquelle ils vivent » (2005 : 116). Une articulation entre citadinité et citoyenneté peut alors se mettre en place. Pour Joseph, c’est dans la réponse donnée à cette expérience qu’une société peut se montrer « digne de ce qui lui arrive » et que la ville peut être le lieu d’une « expérience politique » (Joseph, 2007 : 444). Dans cette perspective, l’espace public urbain, en raison du « défi moral » que ces figures font vivre au « passant », peut ainsi devenir le support d’une sollicitude ou d’une « intervention », c’est-à-dire d’engagements politiques ordinaires, où certains troubles amènent le passant à rompre avec le régime de l’inattention civile, habituellement en vigueur, et à faire preuve d’une « responsabilité morale » (Bidet et al., 2015) en vertu de principes démocratiques.

Joseph montrera donc de cette façon « les voies de passage de la philosophie pragmatiste à la sociologie de la ville » (ibid. : 444) qui nourriront ensuite largement l’approche politique de l’expérience urbaine selon une perspective pragmatiste. Dans la lignée des travaux d’Isaac Joseph, l’espace public se présente alors comme le lieu d’une « expérience citoyenne ». « Les épreuves de la coexistence urbaine nourrissent la perception et la conception citoyenne de ce qu’est le monde, de ce qu’il est possible d’y faire et contribuent ainsi à la formation à la fois des opinions du citoyen sur ce qui fait problème et de sa capacité et volonté d’agir » (Bidet et al., 2015 : 16). L’expérience urbaine se constitue en expérience démocratique à partir d’un sens moral et d’un sens de la justice mis à l’épreuve dans des situations problématiques. Comme le proposent Carole Gayet-Viaud et ses collègues, « l’étude des discriminations rencontrées dans les interactions les plus ordinaires, quel qu’en soit l’objet (…), est aussi celle d’atteintes à la démocratie : en rendant pertinentes dans l’échange civil des caractéristiques qui n’ont pas de légitimité à l’être, elles grèvent la liberté individuelle et nient l’égalité en suspendant ce droit à l’anonymat bienveillant dû à quiconque » (Gayet et al., 2019 : 10-11). Ces expériences, en mettant à l’épreuve le sens du juste et de l’injuste, peuvent dès lors soutenir une volonté et une capacité d’agir — les « troubles » peuvent être perçus comme le point de départ d’un engagement public et conduire, dans une veine deweyenne, à une redéfinition « des modalités du vivre-ensemble » (Relieu et Terzi, 2003 : 386 ; Berger, Cefaï et Gayet-Viaud, 2012).

Le « domaine public », défini minimalement par ses qualités d’accessibilité et par une forme d’association spécifique, celle du côtoiement de citadins et de mondes mutuellement étrangers, est donc potentiellement le lieu privilégié d’une expérience démocratique et d’une citoyenneté en actes. Pourtant, l’enquête qui sera maintenant présentée invite à considérer également un mouvement d’inhibition du processus politique, qui semble soutenir les relations de coexistence entre différents mondes au sein de l’espace public ethnographié ; et qui invite à retrouver quelques apports de l’écologie humaine questionnant de façon plus inquiète la teneur politique des espaces publics urbains.

2. l’espace public et ses troubles

Les situations ici décrites ont été recueillies lors d’une enquête menée à Bruxelles par un collectif de chercheurs, associant sociologues, géographes, urbanistes, architectes[6]. Sa problématique a été codéfinie avec les acteurs chargés de la rénovation d’une ancienne abbaye en centre culturel et du réaménagement des différents espaces publics qui l’environnent, au sein d’un quartier communément qualifié de « populaire », qui partage avec Bruxelles différentes caractéristiques — taux de chômage élevé, importance démographique des jeunes, part importante de résidents étrangers ou dont les parents/grands-parents sont nés à l’étranger. Ancien quartier industriel faisant partie de la zone plus défavorisée de la ville et qui a, il y a quelques décennies de cela, retenu l’attention politique et médiatique pour avoir été le théâtre d’émeutes urbaines, ce territoire bénéficie de différents programmes de rénovation urbaine répondant à des objectifs de cohésion sociale, de mixité sociale, d’amélioration de la qualité de vie (Berger, 2019). Face au manque d’engouement de toute une série d’usagers au sein des espaces de participation mis en place dans le cadre de ces différentes politiques urbaines — usagers pourtant directement concernés par la réorganisation spatiale de leur espace de vie —, nous avons proposé de mener une enquête sur les usages et les expériences de ces espaces publics amenés à être réaménagés par ceux qui les fréquentaient (Carlier et al., 2021). Nous avons, pour ce faire, considéré différentes catégories d’usagers — saisis sous une forme collective à partir de leur rassemblement au sein d’associations locales et en vertu de pratiques partagées de l’espace, et se distinguant selon des critères de genre, d’âge, de confession religieuse et de statut politique[7]. Nous avons appréhendé l’enquête comme pouvant jouer un rôle de médiation, dans une certaine veine pragmatiste (Zask, 2004), entre ces usagers et les acteurs publics chargés de ces programmes, étant donné l’absence de participation des premiers aux espaces d’information et de consultation ouverts par les seconds. Développée dans l’optique de rendre compte de l’expérience et des modalités du vivre-ensemble dans cet environnement, l’enquête a mis en oeuvre une méthodologie combinant observation, entretiens avec les acteurs des associations locales, mise en place d’ateliers de cartographie collective[8] avec leurs publics, parcours commentés[9] avec certains « personnages publics » du quartier[10]. À partir de cette enquête, ont été esquissés les contours des espaces de vie des collectifs rencontrés, leurs relations réciproques et leurs « sites de contact » (Burgess et Park, 1921). Ces sites se distinguent selon les relations de coprésence qu’ils accueillent, qui se jouent différemment selon qu’elles prennent place dans des espaces répondant strictement à une logique de circulation accueillant la coprésence éphémère des passants, ou dans des espaces ouverts tels les parcs et places publiques, hospitaliers à une pluralité de citadins et de mondes, engagés dans des relations de coprésence qui embarquent avec elles certaines épreuves.

C’est à ce dernier cas que nous nous intéresserons, en raison des limites reconnues à une conceptualisation de l’espace public fondée sur une stricte logique de circulation. Ces limites ont été soulevées et analysées par Joan Stavo-Debauge (2003)[11], à partir d’une mise en tension des figures du passant, indifférent, et de l’habitant, ancré dans un milieu de vie à partir d’engagements de proximité. L’« hospitalité minimale » des espaces publics urbains, fondée sur un principe d’accessibilité, s’appuie sur une figure du citadin saisi comme unité circulatoire au sein d’une « communauté circonstancielle de passants » où la coprésence, limitée au croisement, est éphémère et des moins éprouvantes. L’espace public rassemble des citadins qui ne sont pas appelés à vivre ensemble mais « les uns à côté des autres ». Leur qualité d’accessibilité, au fondement de leur promesse d’inclusion, ne garantit qu’une hospitalité « partielle et partiale » (Stavo-Debauge, 2017 : 280), étant donné que « l’a-territorialité » proscrit aussi d’autres possibilités d’usages qui seraient susceptibles de l’entraver. « Ceux qui s’y avancent doivent instamment se garder de l’occuper, mais aussi de s’y installer et de l’approprier, voire d’y inscrire des usages : l’occupation, l’installation, l’appropriation et l’inscription surgissent comme des menaces pour l’« a-territorialité » »(2017 : 275). L’espace public qui nous intéresse, au contraire, n’est pas strictement régi par une « logique de circulation », et accueille une pluralité de citadins ou de mondes mutuellement étrangers s’appropriant certaines places, et contraints d’y « tenir ensemble » (Stavo-Debauge, 2017) en dépit des tensions induites par leur coprésence, inscrite dans une certaine durée. Ce cas permet de considérer les relations de coexistence, propres au domaine public, lorsqu’elles s’inscrivent dans des espaces publics plus habités[12] que les espaces de passage ; et dans une temporalité plus longue que celle du croisement éphémère entre citadins (Carlier, 2018).

« Tenir sa place » sur fond d’aversion partagée

L’hospitalité de la place à une pluralité d’usagers relève d’abord de sa capacité à accueillir leurs pratiques qui s’y manifestent sous des formes collectives. La place fonctionne comme un lieu de passage pour différents usagers des services publics, équipements et commerces alentour — ils y ont alors des engagements de « passants ». Elle fonctionne aussi comme un espace de rencontre pour les différents collectifs présents lors des ateliers, qui y occupent certains lieux selon une logique de distribution des places — collectifs qui s’ancrent écologiquement comme autant de « mondes sociaux » (Cefaï, 2015). Les « mamans », telles qu’elles se définissent elles-mêmes, se retrouvent entre deux courses sur les bancs pour discuter et prendre des nouvelles, puis accompagnent les enfants à la plaine de jeux après l’école ; les pratiquants de l’Église catholique se réunissent également sur ces bancs avant et après la messe ; les habitués des bistrots s’y retrouvent chaque jour, pour échapper quelque temps à leur isolement ; les personnes plus âgées profitent en journée des jardins, pour se poser, lire et prendre l’air, avant l’arrivée des « jeunes »[13], et se retirent une fois ceux-ci arrivés ; les jeunes se rassemblent en fin d’après-midi sous les porches séparant la place des jardins, pour discuter et fumer à l’abri des regards. En s’inspirant de Goffman, chaque groupe peut être considéré comme une « unité de participation » où se joue une « interaction focalisée ». Nous avons affaire à « des groupes d’individus qui se consentent les uns aux autres une autorisation particulière de communiquer et qui poursuivent un type spécifique d’activité mutuelle, parfois en excluant de la situation sociale d’autres personnes qui y sont pourtant physiquement présentes » (2013 [1963] : 73). Ces différentes unités se présentent comme dotées d’une certaine « armature écologique » (Goffman, 1975 : 36) et tendent à prendre les traits de « régions morales » (Park, 2004 [1925]), où certains usages et attitudes sont partagés.

Loin d’être caractérisés par leur « a-territorialité », la place et les jardins qui la jouxtent apparaissent plutôt comme des lieux où se sont, au fil du temps, inscrites différentes pratiques d’appropriation et d’occupation des lieux, renvoyant à des usages familiers et propres à différents mondes. Ces pratiques et ces usages, qui se lient à des relations d’interconnaissance et à des processus de communication leur attribuant une qualité collective font de la place un espace composé de différents « groupements écologiques » (Goffman, 2013 : 83), aux contours perceptibles, tant pour ceux qui y participent que pour ceux qui les observent. Si l’on revient à la définition minimaliste de l’espace public urbain — comme espace où se côtoie une pluralité de citadins mutuellement étrangers —, alors l’espace ici décrit accueille le domaine public propre aux relations catégorielles, bien que les différents usagers se soient, dans ce cas, familiarisés aux autres habituellement coprésents, perçus, identifiés et reconnus par leur affiliation à une catégorie déterminée (Quéré et Brezger, 1992). Et il l’accueille en raison même de son hospitalité à ces différents mondes et à leurs usages[14], en dépit de ces pratiques allant à l’encontre du principe d’« a-territorialité ». Lofland considère d’ailleurs qu’un espace n’est « public » qu’en vertu de la dominance qui s’y observe du « domaine public » ou de la sociabilité qu’il suppose ; ce qui n’exclut pas la présence d’autres « domaines » au sein de cet espace, comme le domaine parochial auquel ces pratiques observées peuvent être ramenées.

Cet espace accueille ainsi « une publicité de contiguïtés et de coexistences, dispersées en archipels autour de foyers de rencontre et de rassemblement » (Cefaï, 2013 : 260). La coprésence entre les différents mondes se lie à la possibilité pour chacun d’eux d’y « tenir » une place, et aussi de « s’en tenir » à la place qu’ils se sont appropriée. Selon la tenancière d’un des bistrots accueillant chaque jour son lot d’habitués : « Ici, c’est une bonne relation, je crois, entre les Belges et les autres. Mais parce qu’on s’est imposé les limites, alors… il y a des petites animosités tu vois, mais chacun garde sa place. Tu vas pas entendre des bagarres ou des soucis. Les Belges savent leur place. Les autres savent leur place. (…) c’est ça qui est important, c’est ça qui caractérise la place, c’est le respect. On se respecte, on se tolère. » « Tenir sa place » semble alors une condition pour « tenir ensemble », renvoyant à une capacité à faire communauté au fil du temps, en dépit des tensions et des épreuves que cela requiert (Stavo Debauge, 2017). Car dans le cas observé, « l’expérience répétée de relations “non intimes”, “non communautaires” » ne semble pas engendrer une « tolérance positive » (Lofland, 1998 : 263). C’est une aversion réciproque qui donne plutôt le ton aux relations entre les mondes — entre les jeunes et les personnes plus âgées qui les perçoivent comme une figure menaçante et incivile, entre les jeunes et les « mamans » de culture musulmane qui les perçoivent comme des « mauvaises fréquentations » pour leurs enfants, entre les habitués des bistrots et les jeunes pour qui ils apparaissent comme un public d’« alcoolisés »… La régulation des relations se lie au fait de s’en tenir à sa place, de respecter les frontières des « unités de participation » coprésentes et d’éviter les collisions (ibid. : 137) ou les situations d’empiètement — par des pratiques spatiales d’espacement (Lussault, 2007), d’évitement, voire de succession. Ainsi, lorsque les jeunes arrivent, les personnes plus âgées quittent les lieux afin d’éviter les situations de coprésence — « Quand il y a du monde et qu’il y a des gens âgés, il n’y a pas de souci mais quand il y a les jeunes, je ne reste pas là, j’ai peur d’être fusillée, égorgée. […] Je ne vais pas au marché très tard, à 20h30 je dois être chez moi, ma fille me dit “rentre !” […]. Les jeunes ne sont pas là tout le temps, mais mentalement ils sont là. » Certaines d’entre elles évoquent avec une pointe d’ironie ce sentiment d’insécurité qui serait plus le fruit d’une hantise paranoïaque que d’une expérience malheureuse : « Je sais qu’ils ne me feront rien hein mais… écoutez, la vie c’est comme ça hein, on a peur quelque part, à mon âge on peut vous bousculer, ou quelqu’un peut avoir des mauvaises intentions. » La succession des usages permet alors de réguler une accessibilité partagée, l’espace de vie des uns tend ainsi à se rétracter au moment de l’arrivée des autres et du déploiement de leur propre espace de vie, la présence des uns succédant à celle des autres, une « région morale » se substituant à une autre au sein d’un même espace.

Simmel — auquel réfèrent l’écologie humaine autant que Goffman, Lofland ou Joseph, et dont est hérité le principe de l’indifférence civile — considérait que l’indifférence était le plus souvent « feinte », et qu’une certaine aversion caractérisait plus fortement les relations urbaines[15] : « Cette réserve n’est pas seulement de l’indifférence, mais plus souvent que nous n’en avons conscience, une légère aversion, une mutuelle étrangeté et une répulsion partagée qui, dans l’instant d’un contact rapproché, quelle que soit la manière dont il a été provoqué, tournerait aussitôt en haine et en conflit » (2004 : 68). La réserve permet de « s’arranger de cette forme d’existence » qu’est la vie métropolitaine, faite de contrastes, de brusques écarts, de différences exacerbées face auxquelles le citadin bénéficie d’un « droit à la méfiance ». Elle se matérialise spatialement sous la forme de frontières, conséquences spatiales de relations sociales qui assurent à la fois une fonction de délimitation, en déterminant les places de chacun, et une fonction de liaison, en maintenant les distances nécessaires à la coexistence dans cette forme de vie qu’est la ville (1998 : 609). Simmel considère ces « éléments de distanciation et de répulsion dans la relation avec l’étranger » comme un modèle d’interaction en propre, soutenant la possibilité de coexister dans l’espace urbain. De l’indifférence de Simmel, la sociologie urbaine fera ensuite grand cas, mais elle amplifiera « la force éthique » et la « positivité » de ce modèle d’interaction (Joseph, 1998 : 100), en envisageant cette dernière comme l’expression d’une courtoisie et d’une confiance mutuelle que les citadins s’accordent a priori (Quéré et Brezger, 1992), et en minimisant du même coup la part d’aversion et de méfiance que contient pourtant ce modèle d’interaction, qui se prolonge dans des processus d’espacement, de distribution et de délimitation des places.

Le maintien de l’ordre public par le contrôle et le filtrage

Les relations entre ces mondes, relatives au domaine public, se jouent donc sur fond d’une part d’animosité ou d’aversion partagée. Cette aversion se cristallise particulièrement sur la figure des jeunes, qui se distingue par le fait d’être une figure systématiquement décrite par son étrangéité, visible et perceptible — les jeunes renvoyant à un ensemble d’individus, de sexe masculin, juridiquement belges, mais portant les marques visibles de la migration antérieure de leurs familles — et par le contrôle institutionnalisé de leur espace de vie. Les jeunes disent se faire contrôler chaque soir, en raison de la gêne que provoquerait leur présence : « À vrai dire, à chaque fois qu’on se fait contrôler, la raison qu’ils nous donnent, c’est que les habitants du quartier sont dérangés par notre présence, qu’on traîne là, qu’on rigole fort, qu’on joue là. Et oui, il y a des jeunes qui fument, on va pas se mentir, des petits joints à gauche à droite, mais ils essaient de se cacher. » Cette gêne peut être renvoyée à une différence dérangeante (Breviglieri, 2018) relative à leur modalité d’occupation de l’espace, qui s’écarte des attendus à l’oeuvre dans les espaces publics urbains : ils stationnent plus qu’ils ne circulent ; en l’occupant, ils s’approprient l’espace et contrarient son accessibilité ; ils s’y présentent en nombre bien plus que comme individus ; ils y font du « bruit », et surtout, sont perçus comme des vecteurs d’incivilité et d’insécurité, multipliant les entorses aux conventions de l’ordre public (Goffman, 2013). Pour certains usagers, et bien qu’aucun d’entre eux ne nous ait confié y avoir eu recours, les contrôles de police sont considérés comme un moyen pour rendre la place plus sécurisante et hospitalière pour les autres publics : « La police je crois qu’elle a fait un beau travail parce que… avant ici il y avait des jeunes, de différentes nationalités, et les gens ils avaient peur, ils avaient peur de descendre. Maintenant je trouve que c’est une place assez calme quoi. » Les troubles et les tensions de coprésence se trouvent pris en charge par un tiers, la brigade policière, qui veille à maintenir l’ordre public en préservant les habitants et usagers des incivilités potentielles et à contenir les possibles « débordements » — modalité de participation à l’espace public propre à ceux auxquels « aucune place n’est faite » et qui dès lors peinent à « tenir en place » (Berger, 2018 : 20).

Du point de vue des jeunes, ces contrôles s’expliquent moins par la gêne que suscite leur présence pour les habitants et les passants — « il faut bien trouver une excuse », dira à cet égard l’un d’eux — que par la discrimination raciale dont ils sont l’objet, par certains membres de la brigade chargée d’assurer la sécurité dans le quartier : « [ils] aiment bien nous intimider et nous narguer. Par exemple, ils connaissent nos noms de famille et quand ils nous croisent en voiture, ils nous appellent par notre nom de famille, et puis ils ré-accélèrent avec un petit sourire sournois. […] On leur a déjà demandé pourquoi ils faisaient ça et ils nous disent : « On n’est pas tous les mêmes. »« Les relations entre la brigade et les jeunes s’inscrivent dans une interconnaissance, et dans une expérience répétée, à partir de laquelle va se « sédimenter le sentiment d’injustice » (Boukir, 2019 : 140). Pour les jeunes, ces contrôles s’opèrent sur base du phénotype (couleur de peau, tenue vestimentaire, etc.) : « Par exemple, Charles, Michel et Paul, ils vont venir s’asseoir sur la place toute la journée, jamais ils [les policiers] vont oser leur demander une carte d’identité. Il y a Abdel, Hamas et Mohammed sur la place, dans l’heure, ils passent une fois, deux fois et puis ils sont là : « Allez tout le monde descend, enlève ta veste, tes chaussures, enlève ça, etc. »« Au-delà des contrôles récurrents dont ils sont l’objet au sein de la place ici décrite, lors de l’atelier cartographique, ceux-ci sont revenus sur l’ensemble des quartiers qu’ils percevaient comme interdits - zones aux contours flous, où, de leur point de vue, ils prennent le risque de regards suspicieux et d’arrestations en s’y rendant. « On n’y va pas parce qu’on a rien à y faire et c’est mal vu par les habitants, et surtout par la police. Ils n’ont pas l’habitude de groupes de jeunes, donc il y a encore en plus de contrôles de police. » De leur point de vue, une color line délimite ainsi les contours de leur espace de vie et de libre circulation. Ces contrôles induisent ce que l’un d’eux nomme une « exclusion physique » : ils marquent l’interdiction de fréquenter certains espaces, en même temps que l’assignation à certains quartiers — au sein desquels leur présence, par ailleurs habituelle, est conditionnée à une surveillance incessante. Ces contrôles ou ces processus de filtrage préservent certains espaces urbains de leur présence, en même temps qu’ils consacrent une asymétrie d’accès à certains lieux et des différentiels d’hospitalité. Comme le montre K. Boukir dans l’analyse qu’il propose, « l’hypervisibilité » de l’allure des « jeunes du coin de la rue » met entre parenthèses l’« indifférence civile » au coeur de l’expérience citoyenne ordinaire (Boukir, 2019 : 143). Pour les jeunes, ces contrôles sont ainsi perçus comme l’expression d’un défaut de reconnaissance de l’appartenance à la communauté basée sur un « tort racial »[16] (Stavo-Debauge, 2007) — communauté dont ils sont pourtant membres juridiquement, mais au sein de laquelle leur place est mise à l’épreuve continuellement et jamais donnée ; ce qui ne les empêche pas de retourner chaque jour « occuper » les mêmes lieux, comme pour réaffirmer leur droit à avoir une place.

La conceptualisation de la publicité urbaine par Lofland et Joseph et la figuration du passant comme individu à l’« altérité sans visage » qui l’accompagne s’avèrent peu ajustées pour prendre en compte les discriminations et asymétries d’hospitalité que subissent certaines figures collectives, au sein du domaine public, en raison même de la visibilité de leur différence[17]. Différentes ethnographies de Chicago portent sur les préjugés et attitudes formalisées et « conventionnalisées » à l’égard de figures d’étrangers spécifiques, qui loin d’être « sans visage », portent « le masque racial », et envers qui la « distance sociale » se fait « distance raciale »[18]. Elles analysent les prolongements écologiques de ces relations raciales dans différents processus d’exclusion sociale et spatiale plus ou moins institutionnalisés, maintenant les groupes raciaux « à leur place » et préservant « l’ordre social » (1924 : 344). Ces processus engendrent l’absence de reconnaissance d’un « droit de visite » au sein des espaces publics et des limitations à la « liberté d’aller et venir » — une color line divisant les lieux, y compris publics, selon des critères raciaux, que ce soit sous une forme physique ou imaginaire (Drake et Cayton, 1945). Des processus de filtrage se jouent à l’échelle de la ville comme de l’espace public pour limiter et réguler les situations de coprésence ou de « contact racial ». Les ethnographies de l’écologie humaine montrent ainsi les effets déterminants des relations raciales sur la liberté d’aller et venir des groupes caractérisés par le « masque racial », sur les possibilités d’extension de leurs espaces de vie[19] et sur l’hospitalité à géométrie variable des environnements à leurs égards[20]. S’il n’y est pas question d’« espaces publics urbains », le concept n’étant alors pas encore constitué (Carlier, 2018), le domaine public n’en est pas moins abordé en miroir de la question raciale et intègre ses torts. Soit dit en passant, les sociologues de Chicago s’intéressaient donc à des situations de coprésence entre groupes contrastés, la critique relative à la « primauté du primaire » (Lofland, 1983) devant elle-même, à cet égard, être relativisée. Ils se sont intéressés aux expressions du « domaine public » et à ses épreuves, dans un contexte marqué par la ségrégation raciale, se prolongeant dans des processus écologiques limitant le « droit de visite » pour certaines figures d’étrangers, déterminant les places de chacun ainsi que les relations de coprésence susceptibles de se jouer dans les espaces publics urbains.

3. l’ordre public et son désordre

Dans quelle mesure peut-on encore considérer que l’espace ici décrit accueille le « domaine public » dès lors qu’on y observe une distribution des places entravant le principe d’a-territorialité, une aversion mutuelle nourrie de l’expérience répétée de relations catégorielles, une prise en charge des tensions par un tiers amenant à l’institutionnalisation de logiques d’exclusion et d’asymétries d’hospitalité, relevant d’un « tort racial » ? Autrement dit, comment envisager le domaine public lorsque font défaut les principes d’interaction ou les compétences de rassemblement qu’il suppose (Goffman, 2013 ; Joseph, 2007) et qui ouvrent à son horizon moral et politique ?

Si l’on revient à l’histoire de la sociologie urbaine, on observe que le domaine public a été abordé à partir de couples d’opposition : l’indifférence et la répulsion chez Simmel, la mobilité et la ségrégation raciale chez Park. Goffman, pour sa part, développe sa conception de l’inattention civile en prenant pour point de départ le contre-exemple du « regard haineux » porté aux Noirs, traités comme des « non-personnes » (2013 [1963] : 73-74). L’ordre public chez Goffman renvoie aux interactions entre individus issus de la classe moyenne américaine, et ne s’applique, au dire même de l’auteur, ni aux enfants, ni aux fous, ni aux Noirs — c’est-à-dire aux groupes tenus « rituellement à part ». Il rappelle souvent le caractère culturel et moral de l’ordre public qu’il décrit (1973 [1971]), et évoque à de nombreuses reprises les différences culturelles dans les « schémas de civilité » et les formes de l’engagement. Selon Goffman, pour ces groupes rituellement à part, d’autres règles d’engagement dans l’ordre public sont à l’oeuvre ; et les entorses à ses conventions exprimeraient d’abord la contestation d’une place à laquelle ils sont assignés dans une situation ou un territoire — ainsi en est-il des « gêneurs qui ne restent pas à leur place » (1973 [1971] : 361). On peut alors interroger le potentiel démocratique des principes d’interaction qui régissent l’ordre public dès lors qu’en sont exclus les « groupes rituellement à part », dont ceux qui portent un « masque racial », ou qui contestent la place qui leur est assignée. Ce point nous conduit à un paradoxe : l’apprentissage des principes de civilité urbaine est envisagé, par Joseph et Lofland, comme soutenant l’émergence de compétences « cosmopolites » ou démocratiques ; mais ces principes s’appuient sur une « culture publique » ou des conventions culturelles pourtant peu inclusives à l’égard de certaines figures d’usagers, dont les écarts peuvent facilement être ramenés à des « incompétences »[21].

Le domaine public est ainsi traversé d’épreuves qui lui sont propres et qui ne viennent pas d’un ailleurs : l’aversion ou l’hostilité, la « réserve raciale » et ses conséquences écologiques, les entorses aux conventions par les « groupes rituellement à part » — toutes choses observées dans l’ethnographie réalisée — sont inhérentes à la sociabilité du domaine public, et constituent des « épreuves de coexistence urbaine » (Gayet et al., 2019). Joseph et Lofland, qui partagent le souci de montrer la positivité des liens faibles et de la sociabilité propre aux relations en public, ramèneront ces épreuves plus négatives en dehors de l’ordre public, en les associant à des processus issus d’autres domaines de la vie sociale colonisant le domaine public[22]. Dès lors que l’on considère que ces épreuves ne sont pas séparées dans différents domaines de l’expérience, et qu’elles se jouent dans cette forme de sociabilité que représente le domaine public, qu’en devient-il alors de sa qualité démocratique et des possibilités d’extension de l’expérience urbaine vers l’engagement moral et politique ?

Dans le cadre de l’enquête bruxelloise, les troubles qui se jouent dans l’espace public ici décrit ne se trouvent pas pris en charge par ceux qui en sont affectés, selon une logique de l’enquête et une extension des processus de communication qui les constitueraient en problèmes publics et qui amèneraient à une redéfinition des modalités du vivre-ensemble. L’« ordre public » se trouve maintenu par la présence d’un tiers, qui apaise les tensions de coexistence par des dispositifs de contrôle et de filtrage institutionnalisant des différentiels d’hospitalité en limitant le « droit de visite » pour une catégorie racialisée — les jeunes qu’elle englobe se conformant quant à eux à la situation et revenant chaque jour sur la place en dépit de ces contrôles routiniers.

La non-problématisation publique des tensions liées au « vivre-ensemble » peut être considérée comme partie prenante du « tenir ensemble ». Chaque monde tend à se préserver et à maintenir la distance à l’égard des autres coexistants, et à faire preuve d’une cécité à l’égard des autres perspectives possibles sur la situation. La coprésence s’y présente comme une contrainte, celle de « faire avec » l’autre, en dépit de la gêne qu’il suscite, et des relations d’aversion et d’évitement réciproques — renvoyant à un conflit latent entre différents mondes. La régulation des relations de coexistence n’émerge pas d’un processus politique où les tensions qui les traversent pourraient être problématisées et discutées — un processus auquel les usagers rechignent par ailleurs à prendre part, en dépit des appels répétés à la participation qui leur sont adressés. Le « vivre-ensemble » repose sur une inhibition du processus politique.

4. l’accommodation comme modalité du domaine public

C’est dans ce cadre que l’on peut retrouver et reprendre le concept écologique d’« accommodation », et son lien au domaine public, qui a ensuite été minoré dans l’héritage de Chicago. Ce concept renvoie à « une forme de tolérance par laquelle un modus vivendi est établi entre des groupes en conflit les uns avec les autres sur des questions fondamentales » (Wirth, 1928 : 4-5). L’accommodation permet de « maintenir les distances sociales » et de préserver « les sphères d’action respectives » (ibid. : 163) de chacun des éléments, plus ou moins hostiles et antagonistes, qui composent une communauté écologique (ibid. : 665). Elle se caractérise par la mise en latence du conflit (Burgess et Park, 1921) et le déploiement de relations de coexistence pacifiques entre des milieux engagés dans un régime d’accessibilité et de visibilité mutuelles, dans un contexte fortement marqué par des inégalités statutaires et des tensions raciales. Elle renvoie à un « processus d’ajustement » (ibid. : 735) à l’environnement, jamais figé et toujours « versatile », par une organisation des relations sociales qui permet la coordination des différents groupes qui la composent tout en préservant leurs sphères d’actions et les biens qu’ils poursuivent. Le processus d’accommodation leur permet de tenir ensemble, tout en fixant les distances nécessaires pour empêcher de trop fortes tensions et frictions (Burgess et Park, 1921 : 631), tout en préservant la « niche écologique » de chacun d’eux (Park, 1936), et tout en maintenant l’externalité des relations (Wirth, 1928).

L’accommodation apparaît, dans les enquêtes de Chicago comme une condition d’émergence du domaine public. Drake et Cayton (1945) proposent ainsi une typologie des aires naturelles selon les degrés d’accommodation entre groupes, établie à partir de leurs observations à Chicago[23]. Ils distinguent entre les « quartiers désajustés », où les groupes raciaux sont tenus à l’écart par la color line et où l’expérience du contact est entravée par différents processus institutionnalisés ; et les « quartiers ajustés » où est à l’oeuvre un processus d’accommodation, où la présence de groupes raciaux est tolérée, et dont les espaces publics sont les sites d’un « contact racial » se jouant non sans tensions, mais sans heurts. En font partie notamment le ghetto de la zone ouest ethnographiée par Wirth et le slum de la zone du North Side étudiée par Zorbaugh, qui serait « un véritable quartier cosmopolite » (1929 : 151). Selon Wirth, « de nombreux immigrants du ghetto n’ont pas encore entendu parler de la color line » (1928 : 230). Le ghetto constitue l’espace de la métropole où les figures d’étrangers portant un « masque racial » trouvent le moins de résistance à leur installation et à leur présence — au fait d’y prendre place (Zorbaugh, 1929). Le slum est un espace où chaque monde social peut engendrer sa propre « niche écologique » (Cefaï, 2015), déployer ses pratiques, ses habitudes et ses usages, tout en coexistant avec d’autres selon des processus qui ne relèvent pas de la ségrégation. Il ne s’agit pas pour autant de romantiser le slum, caractérisé par une « pauvreté désolante » (1929 : 129) ; le ghetto constituant le « réservoir pour les rebuts économiques de la ville » où la coexistence est contrainte plutôt que choisie (McKenzie, 1925 : 153). Cependant, c’est au sein de ces quartiers que se manifeste une capacité à cohabiter en dépit des différences et des aversions réciproques, fruit d’un travail d’ajustement et d’un processus d’accommodation. C’est peut-être, d’ailleurs, à ce titre que le slum apparaît pour Park comme l’espace le plus « démocratique » de la métropole. « Les ghettos des villes, où les gens vivent d’ordinaire par nécessité plutôt que par choix, sont à bien des égards les plus démocratiques des unités territoriales qui forment finalement le complexe urbain. Ici, où les voisins sont principalement des étrangers, il est probable qu’il y ait une sorte d’égalité et une disposition générale à vivre et laisser vivre » (1964 [1935] : 173). La qualité « démocratique » que Park associe au slum tient à l’égalité que se reconnaîtrait réciproquement l’ensemble de ses habitants et à cette disposition à respecter les territoires et les modes de vie de chacun dans des situations de contact, et ce, en dépit des aversions réciproques.

L’accommodation apparaît alors comme une modalité du domaine public dans des espaces urbains où coexistent, voire cohabitent, dans une proximité spatiale forte, des mondes socialement distants, dont l’aversion réciproque est contenue. Elle partage avec le modèle de publicité urbaine, développé par Joseph et Lofland, le fait d’être propre aux relations secondaires en régime d’accessibilité mutuelle, et de relever d’une sociabilité qui « maintient les distances sociales » (Burgess et Park, 1921 : 163). Elle s’en distingue en vertu de son hospitalité à une pluralité d’expériences et de pratiques propres à différents mondes sociaux, autrement dit en raison de sa capacité à prendre en compte une communauté plus consistante. Quels sont alors les ressorts politiques du « domaine public » lorsqu’il est l’oeuvre d’un processus d’accommodation ?

5. l’inhibition du processus politique

Ce concept invite à penser autrement l’horizon politique des espaces publics urbains. L’accommodation ne requiert nullement la communication, entendue comme discussion, entre les différents mondes ; elle relève d’un ajustement « non réfléchi » plutôt que d’une problématisation publique des conditions du vivre-ensemble — quant à elle au coeur de la logique de l’enquête des publics. On touche alors à la relation ambiguë entre publicité urbaine et processus politique. Park aborde celui-ci selon deux approches, celle du conflit et celle du public, qui répondent à une même interrogation relative aux processus soutenant l’émergence d’un ordre politique dans un contexte où coexiste une pluralité de mondes aux perspectives différenciées (Carlier, 2016a et 2016b). L’une comme l’autre accordent une même finalité au processus politique, que Park partage avec Dewey : « l’autorégulation de la collectivité par elle-même » (Cefaï et al., 2015).

Park développe sa perspective du « public » en composant l’approche écologique avec une perspective proche du pragmatisme de Dewey (Cefaï, 2008), qu’il revendique dans certains de ses textes[24] — et pour lequel le public émerge d’une « situation problématique », qui affecte des personnes s’engageant dès lors dans des processus d’association afin d’agir sur elle par un processus d’enquête transformant les troubles éprouvés en problème public. C’est cette approche parkienne du public que reprendra Joseph pour « penser la ville comme expérience politique » (2007 : 442).

Mais le public n’est pas pour Park le seul mécanisme de régulation de la pluralité démocratique ni la seule modalité d’engagement politique. Il considère également le « conflit » qui constitue une étape du cycle des relations raciales, directement associée par l’auteur au « processus politique » (Park, 1921 : 511). Les conflits naissent dans l’ordre écologique, économique ou politique, quand certains groupes (raciaux, sociaux ou culturels[25]) sont maintenus à l’écart, par des processus de ségrégation et d’exclusion. Ils ont dès lors pour point de départ une inégalité de fait, une discrimination ou un préjugé racial et visent à mettre fin à des rapports d’injustice ou d’oppression. Le conflit apparaît comme le moyen par lequel des groupes contestent la position dans laquelle ils se trouvent et luttent pour « un statut social et politique » (1939 : 24) selon un principe démocratique d’égalité. À l’inverse des publics, les conflits sont portés par des groupes fondés sur une identité collective et composés de membres partageant des valeurs, des intérêts communs, voire des idéologies, et habitant parfois les mêmes niches écologiques. Le conflit, conceptualisé par Park à partir du modèle de la guerre, de l’émeute ou de la révolution, peut avoir des effets ravageurs autant qu’émancipateurs. Le conflit racial, par exemple en 1919 à Chicago, s’exprime d’abord par une violence inouïe, conduisant à la destruction de l’adversaire, avant que ne se rétablisse un état de coexistence pacifié.

C’est au miroir du conflit que Park considère le processus d’accommodation (l’un comme l’autre représentant une étape de son « cycle » des relations raciales) : l’accommodation est un moment qui se caractérise par la neutralisation du conflit et l’absence d’un processus de problématisation publique des tensions relatives au vivre-ensemble — qui par ailleurs n’en sont pas moins bien présentes. Le processus d’accommodation permet de maintenir une coexistence pacifique par le refoulement du conflit, par l’inhibition du processus politique. Elle suppose une « prédisposition à accepter le sens commun historique » (lettre de Park à W. I. Thomas, citée par Raushenbush, 1979 : 71), contrairement à la crise ou au conflit, supposant une prise de conscience des clivages. C’est à ce titre qu’elle permet la coexistence en dépit des antagonismes, des sentiments d’aversion et des asymétries de position. L’animosité s’estompe parce que les places sont respectées — les rapports de maître à esclave et les relations entre castes représentant, à cet égard, des formes d’accommodation pour Park. Les préjugés, les statuts et les conventions, qui fixent la hiérarchie des places et des positions, y sont fonctionnels, parce qu’ils participent au maintien de l’ordre. Ce n’est que lors des « périodes de crise, où les hommes font des efforts nouveaux et conscients pour contrôler les conditions de leur vie commune » (ibid. : 509), que s’engage le processus politique par l’ouverture du conflit.

Si l’on considère que l’accommodation participe à un modèle de publicité urbaine, elle renvoie à une expérience du domaine public qui se prolonge difficilement en « expérience citoyenne », où s’opère une articulation entre le domaine public et le public deweyen (Bidet et al., 2015) — ou en une « expérience publique » (Quéré, 2002) aboutissant à une « détermination réflexive des “conditions de l’association” (Dewey) ou des conditions du vivre-ensemble » (ibid. : 167). L’accommodation, au contraire, suppose de taire les différends en dépit des fortes asymétries ou des conflits de perspectives. Autrement dit, pour « tenir durablement ensemble », il faut dans ce cadre s’en tenir à sa place, ne pas « mener l’enquête » (Stavo-Debauge, 2012), contenir l’hostilité et les tensions liées au « vivre-ensemble », plutôt que de leur donner une « arène publique » de problématisation (Cefaï, 2002).

Dans notre cas, le rôle de l’enquête s’en est ainsi trouvé du même coup amoindri : nous nous en sommes tenus à rendre compte sous une forme publique[26] des expériences plurielles de ces espaces de coprésence, des épreuves qui s’y jouent pour les différents publics et des différentiels d’hospitalité observés. Nous avons par là même produit une certaine problématisation de tensions qui ne sont habituellement pas l’objet d’une explicitation. Nous avons proposé, dans ce cadre, d’envisager le projet de centre culturel qui allait être créé dans ce quartier comme la mise en place d’un équipement susceptible de prendre en charge le contact entre les groupes sous des modalités plus généreuses que celles qui s’observent dans les espaces publics alentour. Comme un lieu où la tension entre différents publics se voit prise en charge autrement que par des pratiques d’évitement, ou par des dispositifs sécuritaires de filtrage, de contrôle et de surveillance. Un résultat de cette enquête fut justement l’intégration de la Maison des jeunes dans le projet. Mais cette intégration ne fut pas le fruit de nos propositions — bien qu’elles l’aient appuyée — et encore moins d’un processus d’enquête et d’engagement de la part de ceux qu’elle concerne directement. C’est le coordinateur des Maisons des jeunes de la municipalité qui, mis au courant du projet de centre culturel par notre enquête, s’est embarqué dans une série de négociations à huis clos, avec les échevins concernés, pour défendre l’intérêt d’avoir un lieu propre au sein de cet équipement, vu la présence habituelle et problématique des jeunes dans les espaces publics environnants, et l’absence de lieu qui leur soit consacré. Il s’agissait pour le coordinateur de négocier une place dans ce projet, présentée comme une condition nécessaire pour éviter une série de troubles qui, à défaut, auraient semblé inévitables. Il semble que c’est la crainte d’éventuels débordements, plus que l’horizon démocratique d’une égalité des places ou d’une hospitalité partagée, qui a donné suite à sa requête.

6. conclusion

L’espace public accueille une forme de socialité qui se cristallise et s’incarne différemment dans la pensée des auteurs fondateurs de la sociologie urbaine, qui l’étudient dans des configurations urbaines spécifiques, et qui sont en prise avec des questions sociales et politiques particulières. Les auteurs qui se sont attachés à conceptualiser les relations de coprésence entre individus ou entre mondes mutuellement étrangers les ont abordées à partir de couples d’opposition, se jouant au sein d’un même domaine de l’expérience urbaine — Simmel, Park, Goffman — jusqu’au geste de Lofland et Joseph amenant à renvoyer les épreuves contredisant les principes de la publicité urbaine hors de son champ. Le domaine public semble pourtant déterminé, voire constitué, par cette tension entre une dynamique vertueuse d’ouverture ou d’élargissement de la communauté — à laquelle s’articule son horizon moral et politique — et une dynamique inverse, plus problématique, où priment les rapports de méfiance, les relations d’aversions, les asymétries de places, et où l’expérience de la mise à l’écart ne se trouve pas problématisée. L’accommodation apparaît ainsi comme l’une de ses expressions possibles, dans un contexte marqué par des inégalités de statuts, des tensions raciales et des conflits latents, qui vient amoindrir l’horizon démocratique des espaces publics urbains.

Dans une perspective simmelienne, le domaine public peut être considéré comme une forme susceptible d’être investie de différents contenus, selon la synthèse qui s’opère entre les tendances opposées qui lui sont propres, en fonction des contextes écologiques où il se déploie. Cette tension est susceptible de s’exprimer de différentes façons au sein du domaine public, et de se rejouer au fil des situations et des évènements qui s’y produisent et qui le configurent. Tenir compte de cette tension constitutive ne requiert nullement de renoncer à l’approche pragmatiste du processus de publicisation, qui invite aussi à considérer ses péripéties (Berger, 2016), son indétermination (Quéré, 2002) ou sa contingence[27] (Laacher et Terzi, 2018). Cependant, cela vient complexifier l’approche pragmatiste de l’enquête en interrogeant son rôle politique dans un contexte où les chercheurs s’emparent et investiguent une problématique qui est mise en sourdine par ceux qui en sont affectés, et où cette inhibition apparaît justement comme une possibilité de « tenir ensemble » — en s’en tenant à sa place et en se conformant aux asymétries de positions, c’est-à-dire en laissant de côté toute prétention démocratique.