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Un rassemblement « néonazi » en Suisse[1] ? Comment est-ce possible ? Est-ce légal ? Peut-on librement exprimer son adhésion à l’idéologie nazie pendant un concert ? Au contraire, est-il possible d’interdire des manifestations organisées par des groupes de musique se revendiquant du national-socialisme ? Telle est la teneur des questionnements auxquels la collectivité suisse a été confrontée à la fin de l’année 2016, après la tenue d’un grand rassemblement d’extrême droite. Plus de 5 000 personnes se sont en effet réunies le 15 octobre 2016 à Unterwasser, commune située dans le canton de Saint-Gall, proche de la frontière allemande, pour écouter un festival de RAC (Rock Against Communism), un genre musical qui s’inspire du suprémacisme blanc et du national-socialisme.

Rapidement porté à l’attention publique par les médias généralistes, le concert devient en quelques jours un événement d’ampleur nationale. Les réactions publiques se multiplient à travers le pays pour dénoncer la tenue de ce « concert néonazi », pour reprendre l’expression qui va s’imposer dans le débat. Des journalistes, des associations et des politiciens critiquent l’inaction des autorités et appellent celles-ci à ne plus tolérer les rassemblements d’extrême droite en Suisse. Face à l’ampleur de l’indignation, les autorités cantonales et fédérales se retrouvent dans l’embarras. Elles déclarent que les concerts de ce « genre » ne doivent pas être tolérés en Suisse tout en soulignant que leurs possibilités d’action sont limitées. D’une part, il n’existe pas de loi spécifique pour interdire formellement les manifestations extrémistes : un rassemblement organisé par des groupes « néonazis » qui expriment leur soutien au national-socialisme est légal, selon les circonstances[2]. D’autre part, les autorités se montrent prudentes quant à l’évocation d’une interdiction en raison des restrictions qu’elle fait peser sur les libertés d’expression et de réunion. Pour une partie des protagonistes, le concert d’Unterwasser révèle ainsi les lacunes du cadre légal actuel et la nécessité de pallier cette insécurité juridique.

Dans une perspective deweyenne (Dewey, 2010), je propose de retracer la dynamique de publicisation du concert d’Unterwasser ainsi que ses conséquences pour la collectivité politique suisse[3]. D’un côté, je décrirai le processus par lequel un ensemble d’acteurs hétéroclites s’organise et se constitue en public politique dont l’intérêt est d’empêcher que d’autres rassemblements « néonazis » puissent avoir lieu en Suisse. De l’autre, je montrerai tout l’embarras des autorités face au concert d’Unterwasser et leurs difficultés politico-juridiques pour réagir face aux manifestations extrémistes. L’étude de ce « concert néonazi » met en exergue une tension constitutive des démocraties libérales (Bleich, 2013 ; Girard, 2016) : le dilemme que constitue la nécessaire articulation dans un État de droit entre libertés fondamentales et sécurité publique.

Dans un premier temps, je reviendrai sur le concert d’Unterwasser en dépliant ses deux facettes, à la fois manifestation minutieusement préparée du côté des organisateurs et événement imprévu qui trouble d’abord le quotidien d’un village avant que l’effroi ne se diffuse à l’échelle du pays. Dans un deuxième temps, je montrerai comment le festival de RAC est rapidement porté sur la scène nationale à travers une forte médiatisation et la mobilisation d’acteurs institutionnels. Dans cette partie, nous verrons que les protagonistes considèrent que le concert est un événement intolérable. Immédiatement ressaisi comme ayant dû être illégal, le rassemblement devient l’événement inaugural depuis lequel cette évaluation « rétrodictive » fait émerger la crainte que la Suisse ne devienne un repère pour les « néonazis » (Katz, 2010). Dans un troisième temps, j’évoquerai les réactions des autorités et leurs déclarations d’intention de vouloir empêcher tout nouveau rassemblement d’extrême droite sur le sol suisse. Nous verrons alors les problèmes juridiques que pose ce « genre » de manifestations pour les pouvoirs publics. Finalement, je décrirai le processus de création d’une nouvelle loi pour « interdire les rassemblements extrémistes » dans l’arène politique du canton de Saint-Gall. Le projet de loi, qui a été accepté par le Parlement saint-gallois en février 2020, est présenté par ses défenseurs comme une manière de résoudre l’insécurité juridique qui entoure la gestion des manifestations d’extrême droite.

une sociosémiotique des expériences publiques

Avant d’entrer dans le vif du « concert néonazi », il me semble important de revenir sur ma démarche, qui se distingue des autres contributions de ce numéro. Mon enquête ne repose pas tant sur une ethnographie que sur une enquête socio-sémiotique, d’inspiration widmerienne, qui vise à étudier l’auto-institution des collectifs politiques (Kaufmann et Trom, 2010 ; Widmer, 2004, 2010)[4]. Dans cette approche, les médias occupent une place centrale car ils constituent la principale médiation permettant « à une collectivité de poser des problèmes et de proposer des solutions » (Widmer, 2010 : 206). Or, si l’on suit une perspective deweyenne et que l’on considère les problèmes publics comme des enquêtes collectives et politiques, l’entrée par les médias se révèle particulièrement heuristique pour observer comment une collectivité enquête sur elle-même, c’est-à-dire affronte des situations problématiques, les définit et tente de les résoudre. L’analyse se focalise ainsi sur un corpus de discours médiatiques et vise à « repérer comment est défini le caractère problématique de certaines situations, et surtout comment ces discours l’attribuent à une collectivité qu’ils constituent en lui dispensant les prises (…) en vue de résoudre le problème dont elle est affectée » (Acklin Muji et al., 2009 : 27).

La médiatisation n’est cependant qu’une composante du processus de publicisation (Terzi et Tonnelat, 2016). Pour qu’un problème public se constitue, il faut également qu’un ensemble de personnes focalisent leur attention sur un trouble et qu’elles s’organisent pour en réguler les conséquences néfastes. C’est ici que la philosophie de John Dewey — notamment exposée dans Le Public et ses problèmes (2010) — s’avère pertinente car elle invite à s’intéresser aux acteurs et à leurs actions dans leur effort d’enquête autour d’une situation indéterminée (Cefaï, 2002, 2016). La sociologie widmerienne mérite à ce niveau d’être articulée avec le pragmatisme deweyen[5]. Dans cette double perspective, l’enquête consiste à suivre l’ensemble du processus de publicisation en décrivant le travail d’enquête d’un ensemble de protagonistes, cherchant à élucider les tenants et aboutissants d’un trouble, dans différentes arènes publiques, tout en prêtant une attention particulière à la façon dont les médias mettent en scène, en forme et en sens des situations problématiques. J’aborde ainsi la publicisation du « concert néonazi » à partir d’un corpus de discours publics provenant des médias généralistes, d’associations, de partis et des autorités cantonales et fédérales.

les deux facettes du « rocktoberfest »

Avant d’être ressaisi sous la catégorie de « concert néonazi » et d’être ainsi marqué, identifié, classé et reconnu par les médias et les protagonistes[6], le festival d’Unterwasser est d’abord un événement local dont la dynamique de publicisation se déploie le long de deux perspectives opposées, inscrites dans deux temporalités bien distinctes. Du point de vue des organisateurs, le concert est un « événement cérémoniel » minutieusement planifié depuis plusieurs mois. Tandis que depuis la perspective du village, puis de la Suisse, le festival de RAC est apparu comme un « événement disruptif », c’est-à-dire comme un choc inattendu qui « rompt le cours des choses et bouscule les routines d’appréhension de la réalité » (Kaufmann et Gonzalez, 2019)[7].

Pour recomposer la texture du « concert néonazi », il me semble nécessaire de tenir compte de ces deux facettes, en revenant d’abord sur l’organisation du concert puis sur son déroulement depuis la perspective des habitants du village. Pour ce faire, je m’appuie sur les différentes enquêtes que les médias ont réalisées sur le festival[8]. Le secret et le mensonge qui entourent l’organisation de l’événement, outre qu’ils marquent un point aveugle de l’enquête sociologique, dessinent en creux l’envers de la publicité. Les rares traces que les organisateurs semblent avoir laissées sur les réseaux sociaux sont désormais inaccessibles, rendant ainsi impossible de poursuivre l’enquête à leur sujet.

La soirée de concerts de RAC a été secrètement organisée depuis l’Allemagne, dans la région de Thuringe[9]. Son objectif consistait à collecter des fonds pour Ralf Wohlleben, quatrième homme du mouvement néonazi allemand Nationalsozialistischer Untergrund (NSU), afin de financer ses frais de justice pour le célèbre « procès de la NSU ». Ce procès juge un « trio » néonazi qui a commis une dizaine de meurtres, plusieurs attentats et braquages dans les années 2000. Ralf Wohlleben est accusé d’avoir aidé le « trio », notamment en leur délivrant des armes, et encourt jusqu’à douze ans de prison[10]. Le comité d’organisation de la collecte de fonds comprend trois Allemands, actifs sur la scène musicale RAC de Thuringe, et deux acolytes suisses qui se sont occupés des détails pratiques et de louer la salle à Unterwasser. L’un des Suisses est d’ailleurs le chanteur d’Amok, groupe qui s’est produit durant la soirée. Les cinq hommes sont tous liés au réseau international Blood & Honour, organisation dont le nom est tiré de la devise des Jeunesses hitlériennes (Blut und Ehre) et qui vise à fédérer les groupes de RAC et diffuser des thèses suprémacistes et national-socialistes à travers la scène musicale[11].

L’information du concert circule discrètement dans les réseaux de l’extrême droite européenne à travers un tract et un teaser (Figure 1)[12]. Le flyer annonce un concert au sud de l’Allemagne le 15 octobre 2016 avec cinq groupes connus dans le milieu RAC, quatre venus d’Allemagne (Frontalkraft, Stahlgewitter, Confident of Victory et Exzess) et un de Suisse (Amok). Outre leurs liens avec Blood & Honour, ces groupes reprennent une iconographie qui renvoie à celle du national-socialisme. Leurs textes sont également souvent empreints de références au régime du IIIe Reich. Stahlgewitter a par exemple une chanson s’intitulant « Gloire et Honneur de la Waffen-SS » (Ruhm und Ehre der Waffen-SS) tandis que l’un des morceaux de Frontalkraft, « Noire est la nuit » (Schwarz ist die Nacht), appelle à une épuration ethnique en l’Allemagne. Leur adhésion à l’idéologie national-socialiste est mise en scène dans une iconographie aussi bien que dans une sémiotique propre aux milieux néonazis (Dyck, 2017). Au verso du tract, les consignes indiquées illustrent bien les méthodes utilisées par les mouvements d’extrême droite pour maintenir le secret, c’est-à-dire pour agir en toute discrétion et de façon clandestine.

« Das Zeughaus » (L’arsenal) apparaît comme l’organisateur de l’événement. Ce dernier est en réalité une plateforme internet de vente de marchandises de groupes de RAC. Un peu plus haut, les salutations faites au nom de la « Chambre de musique du Reich » attestent encore une fois de cette apologétique du nazisme. Quant aux préparatifs de l’événement, la méthode est rodée : les participants s’inscrivent à l’avance à la soirée par mail, un premier rendez-vous est donné dans la région (ici à Ulm, ville du sud de l’Allemagne proche de la frontière suisse), puis ils reçoivent les informations sur le lieu exact au dernier moment. Les organisateurs de concerts de RAC anticipent une possible intervention des autorités à l’encontre de leurs manifestations. Ils tentent ainsi de maîtriser la publicité de l’événement pour attirer uniquement le public visé. Par ailleurs, ne voulant pas révéler leurs véritables intentions et identité, les organisateurs déclarent leurs manifestations aux autorités sous de faux motifs. Dans le cas d’Unterwasser, les organisateurs présentent l’événement à la commune comme un festival de rock — un « Rocktoberfest » — avec des groupes locaux et un public composé de quelques centaines de personnes, essentiellement des amis et de la famille[13]. Les indications du flyer montrent également que les organisateurs tentent de contrôler les traces de l’événement en interdisant les caméras et les téléphones dans la salle des concerts. Ils anticipent ainsi une possible utilisation de ces preuves pour publiciser l’événement ou engager des poursuites judiciaires.

Tableau 1

Traduction du verso du tract (figure 1)

Traduction du verso du tract (figure 1)

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Ces indications montrent que les organisateurs sont conscients du potentiel problématique de leur action au regard des autorités et de l’opinion publique. Leur méthode de clandestinité est à rebours d’une éthique pluraliste, ce qui explique que les organisateurs aménagent une façade acceptable du concert afin d’éviter la formation d’un public susceptible d’intervenir pour empêcher l’événement. Par ailleurs, la collecte de fonds dans le but de soutenir le procès d’un sympathisant néonazi, auteur présumé d’actes criminels, déplace la portée du concert sur une autre arène judiciaire avec sa temporalité propre, montrant par-là que l’événement ne peut se réduire à une simple manifestation artistique. Les enquêtes journalistiques indiquent en effet que le festival est en réalité un concert de soutien (qui a rapporté plus de 150 000 francs suisses) pour le procès qui se déroule en Allemagne. Le concert d’Unterwasser apparaît donc comme le résultat d’une mobilisation politique autour d’une arène judiciaire, faisant des organisateurs et des spectateurs une sorte de public secret emboîté sur une autre scène de mobilisation à l’étranger.

Du côté des habitants d’Unterwasser, le festival de RAC est vécu d’une tout autre manière. Il constitue le trouble à partir duquel la publicisation de l’événement va se déployer. En effet, le concert paraît avant tout comme une situation confuse pour les villageois qui ne comprennent pas ce qui est en train de se dérouler sous leurs yeux. C’est à la fois le nombre important des participants — plus de 5 000 personnes pour un village dont la population ne dépasse pas 3000 habitants — et leur allure qui troublent le quotidien du village d’Unterwasser. Des milliers de personnes au crâne rasé, habillés en rouge et noir, en pantalon militaire, débarquent dans la région du Toggenburg, dans le canton de Saint-Gall, depuis l’étranger, et se dirigent vers la halle de tennis louée pour le soi-disant « Rocktoberfest ». La seule présence de la foule, dont l’apparence renvoie à l’imaginaire de l’extrémisme politique, suffit pour susciter une inquiétude palpable, la sensation que « quelque chose va mal » (Emerson et Messinger, 2012).

Dans la confusion, des villageois appellent le président de la commune, Rolf Züllig, qui était en train d’assister à un match de football dans un village voisin. Celui-ci se rend sur les lieux du rassemblement et demande à entrer dans la halle, aménagée en salle de concert, pour voir ce qu’il s’y passe. Dans ses témoignages aux médias, il décrit une foule compacte et une ambiance de concert de rock où des jeunes hurlent et transpirent, sans savoir « ce qu’ils disaient » précisément[14]. La police cantonale saint-galloise est rapidement présente, dès la fin de l’après-midi d’après le maire, alors que la halle de tennis abrite déjà plusieurs centaines de participants. Sur place, la police décide de rester à l’extérieur de la salle et s’assure qu’aucun débordement n’aura lieu dans l’espace public. D’après elle, le festival s’est terminé aux alentours de deux heures du matin de manière « pacifique »[15] : les manifestants sont partis après avoir nettoyé la salle et les alentours, sans avoir créé de débordements physiques.

« comment un tel événement a-t-il pu être toléré sur notre sol ? »

Le « concert néonazi » déborde très rapidement le cadre du village. En quelques jours, il s’impose comme un événement discuté dans les médias généralistes et dans les arènes politiques, provoquant un retentissement national. Ce n’est plus seulement une commune du canton de Saint-Gall qui a accueilli l’événement, c’est la Suisse entière. Ce déplacement s’opère à travers une forte médiatisation et de nombreuses réactions publiques de la part d’acteurs essentiellement institutionnels. Pour John Dewey (2010), c’est à travers un tel mouvement qu’un « public » potentiel peut émerger, c’est-à-dire lorsque des personnes qui n’ont pas vécu directement l’événement se sentent malgré tout concernées par ses conséquences. Dans les sociétés contemporaines, les médias jouent en effet un rôle central pour factualiser les événements publics et rendre possible l’émergence d’une communauté indirectement affectée (Arquembourg, 2011).

L’association Antifa Bern, qui surveille les activités de l’extrême droite en Suisse, est la première à décloisonner la manifestation d’extrême droite et à révéler son existence aux citoyens suisses[16]. Le lendemain de la manifestation néonazie, elle publie un communiqué dans lequel elle souligne le caractère inédit de la manifestation — le plus grand rassemblement d’extrême droite de l’histoire suisse selon elle (plus de 5000 personnes) — et dénonce plus largement l’attitude indulgente, voire complaisante, des autorités suisses face aux « concerts néonazis ». La dénonciation d’Antifa trouve un fort écho dans la presse suisse. Les médias généralistes vont en effet s’appuyer sur le travail d’enquête de l’association tout en endossant sa critique des autorités de façon implicite. Dans leurs articles, ils décrivent la manifestation d’Unterwasser comme un « concert néonazi ». Loin d’être simplement « construite », cette catégorie se fonde sur la manière dont les groupes de musique se définissent eux-mêmes et apparaissent en public. C’est en vertu de l’appartenance politique — connue et revendiquée — des groupes d’Unterwasser que le festival peut être qualifié de « néonazi », catégorie qui va s’imposer publiquement.

Dès le dimanche soir, le Tages Anzeiger, quotidien suisse-allemand de centre gauche, publie un article qui reprend le titre du communiqué et les éléments factuels du concert relevés par Antifa[17]. En Suisse romande, la nouvelle du concert tombe le jour suivant. Si les premiers articles de presse insistent sur le caractère inédit et disruptif de l’événement, ils étendent surtout le « choc » du concert à l’ensemble du pays et questionnent les conséquences du rassemblement pour la collectivité suisse. Le titre de l’article de La Tribune de Genève illustre bien le premier geste de montée en généralité : « Une immense réunion néonazie choque la Suisse »[18]. Le concert ne trouble plus seulement un village ou un canton mais la Suisse entière. Par ailleurs, le festival de RAC suscite des interrogations pour le pays. Le Temps, journal libéral, en fait la une de son édition du 18 octobre[19] :

La Suisse, base arrière des néonazis ?

EXTRÊME DROITE Des néonazis ont organisé une soirée de concerts dans un village saint-gallois au nez et à la barbe des autorités. Malaise et interrogations

Le Temps, 18.10.16

Pour le journal, le concert provoque un « malaise » et suscite des « interrogations ». Ces deux formes de réactions peuvent se lire de façon séquentielle : les circonstances du concert font émerger un trouble sur l’action des autorités et questionnent la place de la Suisse dans les milieux néonazis d’Europe. À l’origine de ces réactions, un constat est récurrent : les groupes de RAC ont facilement trompé les autorités et ont pu organiser leur festival à Unterwasser en toute impunité. Placées devant le fait accompli, les autorités sont appelées à expliquer leur manque de vigilance. Les médias prennent ainsi appui sur les méthodes discrètes des organisateurs pour étayer l’horizon critique qui articule l’ensemble de leurs récits.

Durant ces premiers jours, les médias réalisent un déplacement important. Ce n’est plus le concert en tant que tel qui intéresse les médias mais le fait même qu’il ait pu avoir lieu. Ce point est bien illustré par la question que pose la journaliste de La Tribune de Genève, Lucie Monnat, dans son article précédemment cité : « Comment un tel événement a-t-il pu être toléré sur notre sol ? » Le récit médiatique désigne précisément un « responsable » qui a feint l’ignorance, permis l’événement ou, minimalement, fait preuve de naïveté. Au vu de l’ancrage extrémiste des participants, les journaux portent leur attention sur les autorités de sécurité et de surveillance, en l’occurrence la police cantonale saint-galloise et le Service de renseignement de la Confédération (SRC), et sur le rôle qu’elles ont tenu dans la gestion du « concert néonazi ».

Dans sa réponse, le SRC indique qu’il a averti, quelques jours avant le festival d’Unterwasser, les polices cantonales du nord de la Suisse de la tenue d’un éventuel rassemblement d’extrême droite dans la région. Il précise également qu’il n’était pas possible, « d’un point de vue légal, d’interdire à ces groupes d’entrer sur le territoire suisse »[20]. Même si leur ancrage idéologique était connu, il aurait fallu prouver un « extrémisme violent » selon le SRC. De son côté, avant même la prolifération des accusations, la police précise les raisons de son inaction. Elle explique notamment qu’elle a pu déterminer l’emplacement exact de la manifestation le jour du concert en raison des méthodes utilisées par les organisateurs. Par ailleurs, elle n’est pas entrée dans la salle parce qu’elle a considéré que la manifestation était « privée » et que les « opinions politiques » des organisateurs ne la regardaient pas[21]. Dans un geste de validation rétrospective, la police estime avoir eu raison de ne pas intervenir car la soirée s’est déroulée de façon « pacifique ». Au regard du « malaise » que suscite l’événement, les explications de la police semblent problématiques depuis la perspective de l’opinion publique qui entérine une autre problématicité. En insistant sur le respect scrupuleux de la loi, la police laisse entendre qu’en plus de n’être qu’un rassemblement privé et légal, ce qui est dorénavant un « concert néonazi » a été un événement qui n’a pas posé de problème en soi. Or, il faut insister ici sur la temporalité décalée de l’intervention policière et la mobilisation publique. Dans la dynamique de la soirée, l’opportunité d’une intervention des forces de l’ordre est tributaire des contingences propres au déroulement de l’événement. L’effroi de l’après-coup écrase cette temporalité.

L’horizon critique qui sous-tend l’ensemble des récits médiatiques devient explicite à travers les réactions d’une pluralité d’acteurs institutionnels. Unanimes, ces derniers s’indignent de la tenue d’un « tel » événement[22]. Dans un mouvement à la fois rétrospectif et prospectif, les réactions publiques s’orientent vers ce que les pouvoirs publics auraient dû faire et ce qu’elles doivent faire désormais. Une pluralité d’acteurs institutionnels — des journalistes, des associations, des politiciens — va ainsi configurer un puissant schème critique : l’événement aurait dû être considéré comme « public », les autorités auraient dû « intervenir » et les « concerts néonazis » doivent être empêchés à l’avenir en Suisse. Pour donner corps à leurs réactions, ces acteurs prennent appui, tantôt explicitement, tantôt implicitement, sur le registre juridique pour montrer que le concert d’Unterwasser pose un problème non seulement moral mais surtout légal.

C’est essentiellement sur la norme pénale contre le racisme que les protagonistes s’appuient tout au long du débat public. Instituée en 1995, la loi antiraciste (art. 261bis du Code pénal suisse) condamne la discrimination en raison de l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse dans l’espace public. Outre la discrimination (al. 4), elle punit la diffusion d’idéologies discriminantes (al. 2), les actions de propagande de ces idéologies (al. 3), l’incitation à la haine et à la discrimination (al. 1), la négation des génocides (al. 4) et le refus d’une prestation publique (al. 5), toujours en raison de l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse. Comme la plupart des régimes démocratiques (Bleich, 2016), à l’exception notable des États-Unis, la Suisse punit donc pénalement les discours racistes mais uniquement lorsqu’ils sont exprimés en public.

L’un des éléments constitutifs de la norme pénale contre le racisme est en effet la publicité de l’acte de parole. La loi ne s’applique que dans le domaine public, les propos racistes énoncés en privé ne pouvant pas être condamnés pénalement. Après des années de flottement, le Tribunal fédéral (TF), plus haute instance judiciaire suisse, a défini le caractère public d’un discours, dans un arrêt datant de 2004, en fonction du degré d’interconnaissance des protagonistes du rassemblement. Si ceux-ci entretiennent une relation qui ne relève pas d’un lien amical ou familial, le rassemblement peut être considéré comme public[23]. Comme nous le verrons, cet élément constitutif de la loi est central dans la mobilisation contre le « concert néonazi » car il confère un appui décisif pour critiquer l’inaction des autorités. Si le rassemblement était public, celles-ci auraient dû intervenir car les paroles tenues dans le cadre du festival d’Unterwasser tombaient sous le coup de la loi antiraciste.

Les réactions relatives au concert se multiplient avant tout dans les médias généralistes. Si l’ensemble des protagonistes critique la gestion de la manifestation par les autorités, les positions divergent quant à ce que ces dernières auraient dû faire. Certains journalistes et politiciens estiment que la police avait le devoir d’entrer dans la salle pour surveiller le concert et collecter des preuves au cas où des infractions, notamment à la norme pénale contre le racisme, auraient pu être observées. C’est par exemple la position de Lisa Mazzone, députée des Verts au Conseil national, la Chambre du Parlement national représentant la population, dans les colonnes du Temps[24] : « La police aurait dû être davantage présente pour pouvoir constater si une infraction a été commise et permettre une procédure pénale le cas échéant. »

D’autres protagonistes se montrent plus radicaux et expliquent que les autorités se devaient d’« empêcher » le concert, c’est-à-dire de l’interdire. Pour justifier cette action préventive, les protagonistes développent deux types de raisonnements complémentaires. Le premier peut être illustré par l’éditorial du 18 octobre du journal de gauche LeCourrier qui considère que les groupes de musique se revendiquant du Troisième Reich doivent être censurés[25] : « Difficile d’invoquer la liberté d’expression pour des formations qui prônent ouvertement la liquidation de l’adversaire. » Selon le journal, les groupes néonazis ne doivent pas être protégés par le droit à la liberté d’expression car ils incitent à la violence. Le deuxième consiste à adopter un argument prédictif[26]. Sur Forum[27], l’émission politique de la radio publique, le secrétaire de la coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), Johanne Gurfinkiel, explique qu’il était certain que des délits allaient être commis durant la soirée et que les autorités auraient dû, à ce titre, interdire le concert :

[Il n’] y avait pas d’ambiguïté sur le déroulement, sur les messages, ni sur les groupes qui devaient se produire. (…) les groupes qui se sont produits sont connus pour leur activité idéologique néonazie, les propos racistes et antisémites. Donc oui, l’autorité aurait dû intervenir (…), prendre toutes les mesures pour ne pas laisser un concert qui fait l’apologie du régime du Troisième Reich et qui diffuse des messages racistes appelant à la violence et à la haine.

Forum, RTS, 18.10.16

Le secrétaire justifie ici une action préventive par l’ancrage national-socialiste des groupes de musique. Autrement dit, c’est parce que ceux-ci sont connus pour leur appartenance politique « néonazie » qu’il était évident qu’ils allaient commettre des infractions sur scène. Le représentant de la CICAD cite ici deux types d’infractions qui tombent sous le coup de la norme pénale contre le racisme : la diffusion d’une idéologie discriminante et l’incitation à la haine raciale.

Au-delà des médias, c’est également l’arène judiciaire qui est investie. Le 18 octobre, la Fondation contre le racisme et l’antisémitisme (Stiftung gegen Rassismus und Antisemitismus, GRA) dépose une plainte pénale devant le Ministère public saint-gallois dans laquelle elle accuse les groupes de musique du festival d’Unterwasser d’avoir violé la norme pénale contre le racisme[28]. Ronnie Bernheim, le président de la GRA, estime que le concert était « public », permettant à l’autorité judiciaire de lancer une enquête pénale sur les propos qui ont été tenus durant la soirée : « même pour les non-juristes, il est assez clair que 5 000 personnes forment un événement public »[29]. L’objectif de la plainte est, selon lui, de focaliser l’attention sur le phénomène du néonazisme, oublié au regard de l’actualité du terrorisme islamiste, et de lutter de façon symbolique contre l’extrême droite. Le dépôt d’une plainte permettrait en effet d’envoyer un « signal clair aux néonazis : ils ne doivent pas pouvoir venir faire chez nous ce que d’autres pays leur interdisent »[30]. De par la provenance des groupes de RAC et de leur public, le représentant de la GRA fait vraisemblablement référence au cadre légal allemand qui semble être plus punitif que le suisse en ce qui concerne l’apologie du national-socialisme[31]. Parallèlement au dépôt de cette plaine pénale, le président de la commune, Rolf Züllig explique aux médias qu’il est également en contact avec le Ministère public saint-gallois pour « savoir si une infraction a été commise ce soir-là » et s’il est possible d’ouvrir une enquête criminelle, la norme pénale contre le racisme entraînant des poursuites d’office si l’autorité compétente estime avoir récolté suffisamment de preuves[32].

la crainte de devenir un « paradis néonazi »

Dans les réactions indignées des protagonistes, le concert d’Unterwasser est ressaisi comme un événement traumatisant qui ouvre un horizon menaçant pour la sécurité du pays : si les autorités laissent les « néonazis » se réunir en toute liberté, la Suisse pourrait devenir un refuge privilégié pour leur propagande idéologique. Le rassemblement fait ainsi surgir une « hantise » (Stavo-Debauge, 2012), la crainte de voir la Suisse se transformer en « paradis » ou en « oasis » pour les groupes « néonazis », catégories constamment mobilisées par les protagonistes et les médias durant la publicisation de l’événement. Dans les médias, cette mise en garde est notamment étayée par Hans Stutz, présenté comme un spécialiste de l’extrême droite, qui soutient que la Suisse a déjà la réputation auprès des néonazis européens d’être plus laxiste que ses voisins[33]. Du côté des journalistes, la crainte revient notamment dans le journal LeTemps. La journaliste Céline Zünd explique, dans son commentaire, que le risque de voir la Suisse « se transformer en terre de repli des extrémistes de droite est réel » si les autorités continuent de feindre l’ignorance[34].

Cette hantise prend également forme dans l’arène politique. Des élus appellent les autorités à agir contre les « concerts néonazis », c’est-à-dire à empêcher tout nouveau rassemblement de ce « genre », sinon la crainte pourrait devenir réalité. Sur le plan national, les membres de la Commission de la politique de sécurité (CPS) s’emparent de la nouvelle et demandent à entendre le SRC pour comprendre ce qu’il s’est passé. Dans le canton de Saint-Gall, qui a accueilli le concert à ses dépens, la gauche fait entendre ses critiques[35].

Le 19 octobre, les jeunes socialistes (JS) saint-gallois publient un communiqué dans lequel ils critiquent fermement la police cantonale, moins pour son inaction que pour sa présentation de l’événement comme d’un rassemblement « pacifique, civilisé et bien organisé »[36]. Selon eux, si la police a eu raison de ne pas intervenir étant donné le risque de confrontation physique, elle aurait dû appréhender le concert comme une manifestation problématique en raison de son ancrage idéologique violent. À ce titre, les jeunes socialistes appellent la police à envoyer un « signal fort » à l’encontre des extrémistes de droite en condamnant publiquement le concert d’Unterwasser et en « empêch[ant] de tels rassemblements à l’avenir ». Cette demande d’action publique se retrouve dans l’interpellation déposée le même jour par le groupe socialiste (PS) et écologiste (Verts) au Grand Conseil saint-gallois, le Parlement du canton[37]. Reprenant la critique de l’inaction des forces de l’ordre, les députés souhaitent entendre la position du Conseil d’État, le gouvernement cantonal, sur le concert d’Unterwasser et sur ce qu’il compte faire pour éviter que la situation ne puisse se reproduire :

Quelles mesures sont nécessaires pour que de tels concerts néonazis, incompatibles avec les valeurs de la société suisse, puissent être empêchés à l’avenir ?

Groupe PS-Verts du Grand Conseil saint-gallois, 19.10.16, ma traduction

Les députés estiment que les « concerts néonazis » ne doivent plus être tolérés dans le canton de Saint-Gall. Pour justifier une action contre de « tels » concerts, les députés invoquent les « valeurs » de la Suisse. En filigrane, cette distinction entre les valeurs suisses et les « concerts néonazis » repose sur une opposition d’arrière-plan entre démocratie et fascisme. Dans cette conception, les rassemblements d’extrême droite doivent être empêchés parce qu’ils s’opposent aux principes démocratiques au fondement de la Suisse.

En résumé, les protagonistes qui ont réagi publiquement au « concert néonazi » se rejoignent sur plusieurs aspects. Tous s’étonnent de la possibilité qu’un « tel » rassemblement puisse avoir lieu en Suisse. Cet étonnement révèle le présupposé qui sous-tend leur réaction, à savoir que les « concerts néonazis » ne doivent pas être tolérés en Suisse. Au prisme de cette conception, les autorités auraient dû considérer le concert d’Unterwasser comme étant public et « intervenir », que ce soit en amont en interdisant le festival de RAC ou sur le moment en entrant dans la salle pour observer la potentielle commission de délits. Dans leurs critiques, les protagonistes ont également tiré les conséquences de ce rassemblement historique de l’extrême droite. Ils ont fait émerger un horizon menaçant qu’il s’agit d’éviter, celui de voir la Suisse devenir une « oasis » pour les « concerts néonazis ». Ils ont ainsi appelé les autorités à se justifier et à agir face aux manifestations d’extrême droite, leur confiant la responsabilité de résoudre le problème.

« de tels événements n’ont rien à faire en suisse »

Face à l’ampleur de l’événement, les autorités suisses s’empressent de se justifier et de déclarer que les rassemblements d’extrême droite ne seront plus tolérés en Suisse à l’avenir. L’impératif est même repris par le Conseiller fédéral alors chargé de la défense du territoire et de la protection de la population, Guy Parmelin, qui estime que « de tels événements n’ont rien à faire en Suisse »[38]. Toutefois, comme nous allons le voir, la mise en pratique de cette déclaration se révèle complexe car il n’existe pas de base légale précise pour lutter contre les manifestations extrémistes et qu’une interdiction restreint les libertés fondamentales. La complexité de l’action publique contre les rassemblements d’extrême droite souligne le dilemme démocratique des régimes libéraux pris entre le respect de l’ordre juridique et la protection des libertés fondamentales.

Parmi les autorités mises en cause, c’est d’abord le président de la commune d’Unterwasser, Rolf Züllig, qui est tenu de rendre des comptes. Dès le 17 octobre, il se justifie en expliquant qu’il a été dupé et qu’il n’aurait jamais toléré un « tel » événement s’il avait connu à l’avance son caractère néonazi[39]. C’est ensuite la police saint-galloise, principale autorité critiquée, qui répond à ses détracteurs par le biais d’un communiqué publié le 19 octobre[40]. Elle rappelle qu’elle a été informée tardivement de la tenue d’un concert d’extrême droite et qu’il n’était plus possible d’annuler l’événement étant donné la masse de personnes déjà présente et sa violence potentielle. La police a donc considéré le concert comme un événement « privé » et n’est pas intervenue, selon elle, à cause des contraintes propres à la situation. Elle s’est alors concentrée sur le « maintien de l’ordre et de la sécurité » autour du site, délaissant les potentiels actes délictueux qui auraient pu se produire à l’intérieur de la salle. À la fin du communiqué, la police change toutefois d’attitude et précise que les rassemblements extrémistes, de droite comme de gauche, ne seront plus tolérés dans le canton :

Les concerts des cercles extrémistes de droite ou de gauche sont indésirables dans le canton de Saint-Gall. La police cantonale ne tolérera pas de tels événements et veillera à ce que la norme pénale contre le racisme soit respectée. La police cantonale de Saint-Gall va sensibiliser les autorités cantonales ou municipales dans ce sens. (…) Des concerts comme celui d’Unterwasser ne peuvent être évités qu’à travers une interdiction à temps, si possible au stade de la planification.

Police saint-galloise, 19.10.16, ma traduction

Pour justifier sa décision d’interdire les concerts extrémistes, la police prend explicitement appui sur la norme pénale contre le racisme qu’elle entend faire respecter. Pour la police, le risque d’infraction de la loi antiraciste semble être inhérent aux rassemblements extrémistes. Il s’agit ainsi de prononcer des interdictions en amont lorsqu’un commencement d’exécution peut être observé. La police cantonale saint-galloise est soutenue par son chef de département, Fredy Fässler, ministre socialiste chargé de la sécurité. À plusieurs reprises[41], celui-ci explique qu’il était impossible pour la police d’intervenir pendant le concert sans risquer de se mettre en danger et de créer des débordements. Il se justifie également, à la façon du maire d’Unterwasser, en précisant qu’il n’aurait jamais toléré un « tel » rassemblement extrémiste s’il avait été mis au courant plus tôt de la situation. À présent, il sera plus vigilant et ne permettra plus de « concerts néonazis » dans le canton de Saint-Gall.

Toutefois, contrairement aux forces de l’ordre, Freddy Fässler se montre plus prudent sur les modalités d’action contre les « concerts néonazis ». L’interdiction de tels rassemblements semble être un véritable problème juridique. Cet embarras se remarque particulièrement bien dans la réponse du gouvernement saint-gallois, dont Freddy Fässler fait partie, à l’interpellation du bloc de gauche au Parlement[42]. Même si elle intervient plusieurs semaines après le concert d’Unterwasser, la réponse de l’exécutif cantonal illustre la situation délicate dans laquelle les autorités se retrouvent face aux concerts d’extrême droite :

Le gouvernement est fermement convaincu que les concerts d’extrémistes de droite, incompatibles avec les valeurs suisses fondamentales, doivent être empêchés dans la mesure du possible. Ils sont indésirables sans exception. Cependant, le gouvernement est lié par le principe de légalité. Une norme d’interdiction directe contre les concerts extrémistes, qui ne pourrait être adoptée judicieusement que sur le plan fédéral, n’existe pas encore. En fonction des règlements, l’octroi des autorisations se passe sur le plan cantonal ou communal. Une certaine marge de manoeuvre sur le phénomène indésirable pourrait donc se situer sur ce plan-là.

Conseil d’État saint-gallois, 13.12.16, ma traduction

Si le gouvernement cantonal endosse la critique des rassemblements d’extrême droite et l’impératif d’action consistant à ne plus les tolérer, il explique, de façon à peine voilée, qu’il est impossible d’interdire ces manifestations à l’heure actuelle en raison de l’inexistence d’une loi spécifique à ce sujet. Soumis au principe de légalité, il ne peut donc pas interdire formellement les « concerts extrémistes ». Emprunté, le Conseil d’État évoque alors une autre base légale pour agir. Sans être certain de sa proposition, il estime qu’il serait possible d’interdire ce genre de concerts en refusant toute autorisation à leurs organisateurs.

Pour comprendre la position du gouvernement, il faut revenir à l’article 36 de la Constitution suisse qui précise les modalités permettant de restreindre les droits fondamentaux. Ces derniers peuvent être restreints si trois conditions sont remplies : il faut posséder une base légale, voire une loi formelle, pour les restrictions jugées « graves » (al. 1) ; la restriction doit être justifiée par un « intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui » (al. 2) ; elle doit finalement être proportionnée (al. 3). Dans la jurisprudence, c’est essentiellement la sécurité des personnes et des biens qui permet de justifier une limitation des libertés d’expression et de réunion (Grisel, 2008 : 31-39). L’alinéa 1 de l’article 36 de la Constitution précise toutefois que les exécutifs peuvent se soustraire à une base légale lors des « cas de danger sérieux, direct et imminent ». Mieux connue sous le terme de « clause générale de police », cette mesure d’urgence permet de remplacer une base juridique lorsque des dangers imminents et graves ne peuvent pas être évités avec le cadre légal en place (ibid.).

Du côté judiciaire, deux mois après le dépôt de la plainte de la GRA pour violation de la loi antiraciste, le procureur du canton de Saint-Gall décide finalement de ne pas ouvrir d’enquête pénale à propos du concert d’Unterwasser. Dans un communiqué du 16 décembre 2016, le Ministère public estime que les photos et vidéos rendues publiques ainsi que les rapports de police ne permettent pas de montrer que la norme pénale contre le racisme a été enfreinte durant la soirée[43]. Le communiqué rappelle, en invoquant la jurisprudence du TF, que les « saluts nazis » et les « Sieg Heil », qui peuvent être vus sur les photos et vidéos, ne sont pas considérés comme une infraction pénale car ils sont effectués entre « sympathisants » et visent seulement à exprimer une opinion et non pas à « propager » une idéologie raciste auprès de tiers.

Le procureur saint-gallois s’appuie ici sur un arrêt du TF qui a été largement médiatisé[44]. En 2014, le TF a annulé la condamnation d’un militant d’extrême droite qui avait effectué un « salut nazi » lors d’un rassemblement d’extrême droite durant la Fête nationale du 1er août 2010. Il a soutenu que le « salut hitlérien » n’est pas toujours punissable en « public ». En effet, selon les juges, la simple expression de soutien au Troisième Reich n’est pas une condition suffisante pour tomber sous le coup de la loi antiraciste car cette dernière exige également un acte de propagation comme l’indique son alinéa 2. Pour « propager » une idéologie discriminante, il faut, selon le tribunal, que des tiers n’ayant pas les mêmes idées politiques soient présents et qu’il y ait une volonté d’influencer ces derniers. Ainsi, pour le TF, un « salut hitlérien » n’est condamnable que s’il est effectué « vers un public non impliqué » dans le but de l’influencer. Or, dans le cas de l’accusé, cet élément n’était pas rempli estime le tribunal. Cet arrêt fait actuellement jurisprudence pour déterminer si l’apologie du Troisième Reich faite en public peut être condamnée ou non.

La décision du procureur cantonal est vivement regrettée par les milieux associatifs et la gauche saint-galloise. Pour la GRA, l’association antiraciste qui avait déposé la plainte, cette non-entrée en matière confirme sa critique envers la police cantonale : restée à l’extérieur de la salle, celle-ci n’a pas pu récolter les preuves nécessaires pour ouvrir une enquête pénale[45]. Côté politique, le PS saint-gallois se dit « scandalisé et déçu »[46]. Loin de vouloir en rester là, le parti explique qu’il veut agir face à cette « zone de non-droit » (rechtsfreien Raum) et renforcer la loi antiraciste en interdisant les « symboles nazis et les gestes nazis » en Suisse. L’horizon qui motive cette action est toujours la crainte de voir la Suisse, et tout particulièrement le canton de Saint-Gall, se transformer en « Mecque de la scène néonazie ». Quelques mois plus tard, en mars 2017, le PS dépose une interpellation au Conseil national[47]. Celle-ci demande au Conseil fédéral (CF), le gouvernement suisse, de se positionner par rapport au concert d’Unterwasser. Le gouvernement est également invité à « répertorier les symboles et les gestes racistes, notamment nazis » pour les interdire et à durcir « la base légale pour lutter contre l’extrémisme de droite », à savoir la norme pénale contre le racisme.

Comme celle du gouvernement saint-gallois, la réponse du gouvernement suisse exprime à bien des égards l’embarras des autorités face aux concerts d’extrême droite[48]. Le CF endosse l’impératif d’action tout en rappelant que les rassemblements aux « idées extrémistes ne sont toutefois pas formellement interdits ». À ce titre, il estime que l’idéologie n’est pas un motif suffisant pour interdire une manifestation :

Il est normalement possible de déceler à temps et d’empêcher les rencontres et autres manifestations susceptibles de constituer un danger pour la sécurité. En revanche, le Conseil fédéral, sur la base de considérations politiques, n’estime pas judicieux de prononcer, sur de seuls motifs idéologiques, des interdictions frappant certaines manifestations.

CF, 10.05.17

Le CF signifie que l’appartenance politique national-socialiste revendiquée par des groupes de musique n’est pas un critère suffisant pour interdire leur rassemblement. Pour le gouvernement, une interdiction est possible lorsque ces réunions représentent un « danger pour la sécurité ». Avec des cas comme celui d’Unterwasser, les dangers sont de deux ordres : les appels à la violence et à la haine raciale ainsi que les débordements physiques. Ainsi, aux yeux du gouvernement, il existe des rassemblements organisés par des groupes « néonazis » qui ne constituent pas forcément un danger pour l’ordre public et d’autres qui représentent d’emblée une menace concrète qu’il est possible de « déceler à temps ». La question centrale consiste à savoir à quel moment une manifestation organisée par des groupes « néonazis » se transforme en danger pour la sécurité publique. Dans son explication, le gouvernement fédéral ne donne toutefois aucune précision à ce sujet.

Dans sa réponse, le CF rejette également les demandes de changement proposées par le PS : la loi contre le racisme offre un « cadre de peines proportionné aux intérêts qu’elle protège » et la création d’une liste de symboles racistes n’est pas judicieuse « en raison des difficultés concrètes d’application d’un tel document ». Une telle prise de position de la part du CF n’est pas nouvelle. Elle renvoie à un ensemble de débats, sur le plan fédéral, qui agite cette loi depuis son entrée en vigueur en 1995. L’un d’entre eux concernait l’interdiction des symboles racistes. L’affaire s’est étalée de 2003 à 2011, année où le projet de loi a été classé par le Conseil national. Les arguments retenus étaient les mêmes qu’en 2017 : un problème d’application évident, notamment en raison de l’impossibilité de se doter d’une « définition claire englobant les symboles connus ou moins connus »[49]. Pour le CF, cette insécurité juridique était trop préjudiciable, d’autant plus qu’il s’agissait de « restreindre un droit fondamental, en l’occurrence la liberté d’expression ».

Comme l’indiquent les réactions des autorités politiques, les « néonazis » sont persona non grata en Suisse. Les exécutifs communal, cantonal et fédéral s’accordent sur la problématicité des rassemblements d’extrême droite et sur la nécessité d’agir afin d’éviter que le pays ne devienne un repère de « néonazis ». Toutefois, les ressources légales disponibles semblent fragiles, voire insuffisantes, pour agir contre les « concerts néonazis ». D’une part, il n’existe pas de législation permettant d’interdire directement des rassemblements extrémistes. D’autre part, la jurisprudence de la norme pénale contre le racisme rappelle que le soutien public au national-socialisme reste légal dans certaines conditions, à savoir si l’on est dans un entre soi et qu’il n’y a pas de propagande auprès de tiers présents. En filigrane, elle explique que les manifestations « néonazies » ne remplissent pas d’emblée les conditions de la loi antiraciste et donc que ces rassemblements ne peuvent être interdits à partir de celle-ci.

une loi pour interdire les « manifestations extrémistes »

La dynamique de publicisation autour du concert d’Unterwasser aurait pu s’arrêter là. Des élus saint-gallois vont pourtant continuer leur action dans l’arène parlementaire pour créer une loi permettant d’interdire explicitement ce « type » de manifestations. Jugeant les bases légales insuffisantes pour agir efficacement, le groupe centriste du Parlement cantonal, composé du Parti démocrate-chrétien (PDC) et des Vert’libéraux (PVL), dépose une motion en février 2017 demandant au gouvernement cantonal saint-gallois de « créer une base juridique au niveau cantonal interdisant la tenue de manifestations à caractère extrémiste »[50]. La motion opère ici une inflexion importante par rapport à la problématisation initiale du « concert néonazi » : l’orientation politique du rassemblement est effacée pour s’étendre à toute forme d’extrémisme. Cette montée en généralité peut être appréhendée comme une traduction obligatoire pour rendre la demande politique des élus conforme aux principes du droit moderne. Concernant le droit à la liberté d’expression, le principe d’égalité (art. 8 de la Constitution suisse) empêche en effet la répression de « formes d’opinions déterminées » et implique de traiter de façon similaire l’ensemble des opinions (Grisel, 2008 : 114-115).

Dans leur motion, les élus centristes saint-gallois semblent se conformer à cette condition en généralisant leur critique contre les « néonazis » aux diverses formes d’extrémisme politique. Ce geste leur permet également de se prémunir de l’accusation de créer une loi sur mesure visant directement les groupements politiques « néonazis ». Toutefois, une tension subsiste dans cet effort de traduction juridique : si la motion vise les « manifestations extrémistes », qu’elles soient de droite ou de gauche, c’est bien contre les rassemblements d’extrême droite qu’elle est effectivement dirigée. Selon les députés, les événements organisés dans le canton de Saint-Gall en 2016 et en 2017 montrent « les limites de l’action de l’État »[51]. Ils estiment que la clause générale de police ne suffit plus et qu’il est nécessaire de renforcer « la sécurité juridique dans la lutte contre l’extrémisme ».

Le 7 mars 2017, le gouvernement saint-gallois accepte avec enthousiasme la motion[52]. Il souligne à nouveau l’inexistence de législation spécifique pour les manifestations extrémistes et estime que la situation juridique doit changer étant donné l’augmentation récente du nombre de rassemblements d’extrême droite dans le canton. Fort de ce soutien, la motion retourne au Grand Conseil saint-gallois pour être soumise au vote des parlementaires. Durant la session d’avril 2017, « sans longues discussions »[53], le Parlement approuve la motion à une écrasante majorité : 80 oui, 2 non et 9 abstentions. Au vu de cette quasi-unanimité politique, l’acceptation de la motion apparaît comme une première étape de la résolution du problème d’insécurité juridique concernant la lutte contre les rassemblements d’extrême droite.

Il faut toutefois attendre octobre 2018 pour que le Département de la sécurité et de la justice saint-gallois dévoile son projet de loi sur les événements extrémistes dans lequel il précise la teneur et les modalités d’application de la nouvelle base légale[54]. La tâche du Conseil d’État semble délicate. Celui-ci se montre en effet particulièrement prudent car il anticipe et intègre les difficultés politico-juridiques auxquelles le projet de loi se heurte. L’ensemble de l’explication de l’exécutif cantonal s’articule autour d’une préoccupation centrale, celle de ne pas tomber dans une « censure d’État » (staatliche Zensur), c’est-à-dire dans une restriction arbitraire de la liberté d’expression. Ce souci contraint le gouvernement à préciser son projet de loi. Dans un geste similaire à la motion déposée par le groupe centriste, l’exécutif estime d’abord que le terme « extrémiste » doit être abandonné. Trop flou, il pourrait amener à introduire un « droit réprimant les convictions » (Gesinnungsstrafrecht), plus communément appelé « délit d’opinion »[55], contraire à une « société démocratique moderne ». Aux yeux du Conseil d’État, ce ne sont donc pas les opinions politiques, même les plus « extrémistes », qui sont visées par la nouvelle loi. Le gouvernement opte ainsi pour une formulation générale qui vise à interdire n’importe quelle forme de rassemblement contraire à l’ordre démocratique et à l’État de droit :

Le gouvernement propose (…) de n’interdire que les manifestations inconciliables avec les fondements de la démocratie et de l’État de droit. Peu importe donc à quelle couleur politique, religieuse ou autre appartient le rassemblement ; la question décisive est de savoir s’il y a mise en péril de cette valeur centrale pour la Suisse qu’est la coexistence basée sur la non-violence et la tolérance.

Conseil d’État saint-gallois, 09.10.18, ma traduction

L’exécutif décrit les fondements de la démocratie comme le respect d’un vivre-ensemble pacifique et tolérant. Ce sont les manifestations compromettant ce pluralisme démocratique qui doivent être interdites. Craignant toutefois qu’une telle formulation soit encore trop imprécise et qu’elle mène à interdire des événements « fâcheux sur le plan politique » (politisch unliebsame), le Conseil d’État ajoute à sa loi un critère qu’on peut qualifier de « perlocutoire » (Austin, 1970). Le rassemblement doit produire un effet pour être interdit :

Les manifestations dites extrémistes tendent à terrifier la population touchée. Il semble donc raisonnable d’utiliser ce critère pour évaluer la nocivité de l’événement. En d’autres termes, seuls les événements qui remettent en cause les fondements de la démocratie et de l’État de droit et qui ainsi terrifient la population sont illégaux et donc interdits.

Conseil d’État saint-gallois, 09.10.18, ma traduction

Outre sa remise en cause de l’ordre démocratique, la manifestation doit également — et c’est un critère décisif — affecter la population en instaurant un climat de terreur pour être interdite. Les affects décrits dans le projet de loi — la terreur — renvoient à l’idée que le rassemblement constitue un danger et une menace pour la population. En l’occurrence, le danger des « concerts néonazis » que la loi vise concerne vraisemblablement les appels à la violence et à la haine ainsi que les débordements physiques[56].

Publiée le 19 octobre 2018, la nouvelle mouture de la loi sur la police est mise en consultation générale jusqu’à la fin de l’année 2018. La proposition de loi connait par la suite un parcours mouvementé[57]. En octobre 2019, la commission cantonale chargée de la consultation demande sa suppression pure et simple en raison notamment de son imprécision[58]. Un mois plus tard, c’est au tour du Parlement saint-gallois de refuser l’article de loi et de le renvoyer en commission[59]. En décembre 2019, cette dernière, sur les conseils du professeur de droit public Benjamin Schindler, propose un nouveau projet de loi qui infléchit légèrement la précédente version proposée par le gouvernement cantonal[60] : réaffirmant le caractère « inviolable » (unantastbar) des droits fondamentaux, elle préconise qu’une décision d’interdiction ne doit pas être « générale » mais doit se faire au cas par cas. Dans sa formulation, la nouvelle proposition de loi garde toutefois l’esprit de la première version[61] :

Art. 50quater Les manifestations ayant un impact sur l’espace public sont interdites par la police si elles ne sont pas conciliables avec les fondements de la démocratie et de l’État de droit, et qu’elles portent ainsi gravement atteinte au sentiment de sécurité de la population.

Commission cantonale relative à la révision de la loi sur la police, 19.12.19, ma traduction

En février 2020, le nouvel article de loi sur la police retourne devant le Parlement cantonal qui l’accepte à une large majorité (88 oui, 12 non et 18 abstentions)[62]. Désormais, les rassemblements « extrémistes » qui vont à l’encontre de l’ordre démocratique et qui portent atteinte au « sentiment de sécurité » (Sicherheitsempfinden) des habitants sont interdits dans le canton de Saint-Gall.

conclusion : les « néonazis », l’extrémisme politique et la suisse

Le concert d’Unterwasser, soigneusement organisé depuis l’Allemagne, s’est rapidement transformé en événement d’ampleur nationale suscitant un nombre important de réactions dans les arènes publiques suisses. Des voix se sont élevées pour dénoncer la tenue d’un « tel » concert et le fait que des « néonazis » puissent se réunir publiquement en toute liberté dans « notre » pays. À travers leurs réactions et leurs demandes d’intervention, les protagonistes se sont constitués en public et ont déplacé le problème dans l’arène politique et judiciaire. Face à l’ampleur de l’indignation, les autorités saint-galloises et suisses ont dû réaffirmer le caractère inacceptable des « concerts néonazis » et leur volonté de ne plus tolérer ce « genre » de manifestations. Toutefois, comme je l’ai montré, elles étaient dans l’embarras pour agir et interdire les rassemblements d’extrême droite en raison du dilemme politico-juridique propre aux démocraties libérales entre libertés fondamentales et sécurité publique. Ce dilemme a constitué l’horizon normatif qui soutenait et guidait les réactions des protagonistes et l’action des autorités. John Dewey dirait qu’il était la dimension « contrôlée » du processus d’enquête (Dewey, 1993).

Le cas de ce problème public met en lumière de façon exemplaire la manière dont la Suisse a l’habitude d’explorer et de ressaisir les troubles qui l’affectent en tant que collectivité politique. En Suisse, les processus de publicisation prennent rarement la forme d’une enquête libre ou d’une expérimentation collective susceptible d’ébranler le socle des habitudes et d’ouvrir le champ des possibles, comme le préconiserait John Dewey (2010). Au contraire, les troubles qui émergent au sein du pays se configurent bien souvent en affrontements bipolaires et en crises identitaires au cours desquels le problème devient le lieu d’une confrontation entre défenseurs et adversaires de la Suisse (Bovet et Terzi, 2011, 2012 ; Widmer, 2010). Dans ces situations, le collectif suisse tend à s’unifier face à une menace étrangère, au détriment de son pluralisme interne, et ainsi à prendre la forme d’un « nous inclusif associé à des certitudes dogmatiques doublées d’une morale absolutiste » (Quéré et Terzi, 2015).

La publicisation du problème soulevé par le concert d’Unterwasser déploie, à bien des égards, une dynamique similaire. Pris par la crainte de voir la Suisse se transformer en « paradis » pour la scène « néonazie », les protagonistes ont imposé un schème critique derrière lequel l’ensemble de la collectivité suisse était censée s’enrôler, à savoir que les rassemblements d’extrême droite ne doivent plus être tolérés en Suisse. Toute position contraire devenait ainsi impossible à soutenir, sous peine de paraître comme laxiste et complaisante à l’égard des groupes « néonazis ». La nouvelle loi du canton de Saint-Gall qui interdit les manifestations jugées contraires à l’ordre démocratique prolonge cette logique. La collectivité saint-galloise, et plus largement suisse, est appelée à se défendre face à toute menace « extrémiste » et à exclure cette dernière du collectif politique au nom des principes démocratiques et de l’État de droit. Ressaisie à l’aune du dilemme que représente, dans les régimes libéraux, l’articulation entre libertés fondamentales et sécurité publique, cette loi d’interdiction de manifester n’est pas sans conséquence. En prétendant résoudre ce dilemme une fois pour toutes, c’est-à-dire en privilégiant d’emblée la protection de l’ordre public au détriment des libertés d’expression et de réunion, elle empêche le déploiement de toute enquête future sur cette tension démocratique.