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La folie arctique est un court livre qui propose une reconstitution narrative de la vie du missionnaire oblat Émile Petitot (1838-1916), qui a travaillé à évangéliser certaines populations autochtones des Territoires du Nord-Ouest entre 1862 et 1883. Petitot est connu pour avoir laissé de nombreux écrits, de nature linguistique et ethnographique, portant sur les populations autochtones qu’il a fréquentées, dont les Dénés, les Inuits et les Tlingits. Ces écrits font de ce missionnaire un pionnier des recherches ethnographiques et ethnolinguistiques en Amérique du Nord. Il aura d’ailleurs fréquenté les cercles scientifiques de l’époque, notamment en participant de façon remarquée au Congrès des américanistes de Nancy en 1875 (Deléage 2015), un événement fondateur pour l’étude des cultures autochtones d’Amérique (voir Logie et Riviale 2009).

Cependant, le présent ouvrage vise moins à prendre la mesure de la contribution scientifique de Petitot que de faire la narration de son passage à la folie. En effet, le missionnaire a été interné en 1882 dans un asile de Montréal. L’ordre des Oblats, voulant cacher ce personnage gênant, le renvoya en France en 1883 et le démit de ses voeux en 1886. Pour raconter ce passage à la folie, l’auteur, Pierre Déléage, chargé de recherche au CNRS et anthropologue affilié au Laboratoire d’anthropologie sociale, a fouillé les archives des Oblats afin de retrouver les écrits et les correspondances de Petitot ainsi que celles de ses collègues. L’examen de ces sources écrites mène Déléage à faire le portrait d’un personnage troublé, s’enfonçant de plus en plus dans des crises délirantes où se confondent messianisme, chamanisme, ambitions scientifiques, fantasmes personnels et machinations paranoïaques. En effet, Déléage explique que « si Émile Petitot a retenu mon attention c’est parce que sa folie proliféra jusqu’à dépasser, et de loin, la simple litanie de ses persécutions plus ou moins imaginaires, atteignant une inventivité fascinante et hors norme » (86). Le passage à la folie de ce personnage se révèle donc une occasion pour l’auteur de « questionner les limites […] historiques, épistémologiques et psychiatriques, du savoir scientifique et de ses institutions autorisées » (88).

Comment la folie du père Émile Petitot se caractérise-t-elle ? L’exposé de Déléage commence par certaines remarques sur ce qui a amené Petitot à venir au Canada : « il avait embrassé la vocation de missionnaire beaucoup moins pour convertir et administrer des Païens que pour assouvir ses désirs d’aventures et de lointaines découvertes, désirs qui n’étaient que le revers d’une insatisfaction essentielle – d’ordre sociale, spirituelle, sexuelle » (27). Cette insatisfaction sexuelle le mena d’ailleurs à entretenir des relations homosexuelles avec un jeune Déné, sous le regard suspicieux de ses collègues oblats et les réactions à la fois placides et moqueuses des Dénés. La folie de Petitot se caractérisa, dans un premier temps, par un sentiment de persécution : à ses yeux, toutes les personnes de son entourage lui en voulaient, au point de vouloir le tuer ou l’ensorceler. Les correspondances de ses collègues oblats montrèrent très clairement que ce sentiment de persécution n’était que pure imagination. Au fil de ses rencontres avec les Dénés, Émile Petitot en vint à élaborer une théorie qui alimentera la plupart de ses crises de folie subséquentes : « les Déné […] étaient les descendants des anciens Hébreux, plus précisément “des tribus d’Israël perdues après leur captivité à Babylone” » (40). Pour appuyer sa thèse, le missionnaire faisait des rapprochements entre la langue, la physionomie et la ritualité des Dénés et celles des Hébreux. Ces rapprochements, la plupart du temps tirés par les cheveux, allaient aussi du côté du fantasme. Le père alla jusqu’à imaginer que les Dénés pratiquaient la circoncision et, lors de ses crises de folie, se mutilait fréquemment le prépuce pour ensuite en donner les morceaux en guise d’offrande à certaines femmes dénés, « célébrant ainsi une variété […] pervertie d’eucharistie chamanique » (77). Ses crises de folies s’intensifiant, le missionnaire voyait venir la fin du monde, n’étant jamais sûr s’il était lui-même le Messie ou s’il n’était pas plutôt l’antéchrist. Son délire prenait alors appui « aussi bien sur les persécutions imaginaires que sur la théorie de l’origine hébraïque des Indiens pour les réunir dans un messianisme personnel où, lors de violentes crises de fureur schizoïde, Émile Petitot devint à la fois juif, indien et prophète » (60).

Le livre adopte un ton narratif qui laisse une grande place à la citation des textes d’origine. L’écriture est rythmée, ce qui en fait un véritable tourne page, se situant quelque part entre l’essai anthropologique, le roman et l’essai biographique. Ce choix stylistique s’inscrit dans la démarche de l’auteur, qui fait de l’écriture un objet d’étude anthropologique (Déléage 2013a, 2013b), une façon de restituer la parole de l’Autre (2009) et un angle d’approche pour réfléchir à la pratique de l’anthropologie (2020a). Dans une entrevue accordée récemment au magazine Ballast, Pierre Déléage explique utiliser des personnages comme médiateurs pour expliciter sa propre position d’auteur :

de là ces biographies qui n’en sont pas vraiment, qui sont une manière indirecte de circonscrire, à un moment donné, un problème et de ménager les conditions d’une position d’auteur. […] [Ils] m’ont permis d’aborder les problèmes théoriques, politiques et même esthétiques qui m’intéressaient de la manière la plus concrète et narrative qui soit, sans dogmatisme ni prosélytisme.

2020b

Si ce livre a l’avantage de nous faire connaître les dessous de l’oeuvre ethnographique d’Émile Petitot – qui demeure encore aujourd’hui une documentation incontournable sur la vie des peuples autochtones des Territoires du Nord-Ouest au xixe siècle –, il aurait été souhaitable d’avoir plus d’informations sur la démarche de l’auteur. À ce titre, une courte introduction ou un petit épilogue aurait été utile pour mieux comprendre les choix méthodologiques et stylistiques faits par l’auteur. D’autre part, on se demande pourquoi l’auteur a choisi d’utiliser le terme « Indien », qui n’est plus vraiment d’usage aujourd’hui, et non pas un vocable plus acceptable. Au-delà de ces lacunes mineures, La folie arctique a le mérite de nous faire entrevoir une façon de faire de l’anthropologie qui sort du format classique. Le pari est réussi puisque le livre se lit comme un roman, sans pour autant sacrifier la rigueur analytique, la nuance ou le souci du détail.