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À de très nombreuses reprises, la question du pacte colonial apparaît dans l’historiographie consacrée à la Nouvelle-France. Prenant habituellement appui sur les propos de Colbert qui appelait jadis de ses voeux l’accroissement démographique de la colonie canadienne par le mariage franco-amérindien, l’étude de cette politique de nuptialité en a intéressé plus d’un. Luca Codignola (2015 : 201-270), Dominique Deslandres (2012 : 5-35) et Gilles Havard (2009 : 985-1018), pour ne nommer qu’eux, se sont penchés sur la question, tantôt sous l’angle du statut canonique de ces unions ou de leur fréquence, tantôt en replaçant le problème dans le cadre juridique français du xviie siècle, notamment en insistant sur le statut de régnicole dont jouit l’enfant né de l’union légitime d’un Français et d’une Amérindienne devant l’Église. Suivant la conception aristotélicienne du legs génétique voulant que les gênes du père l’emportent sur ceux de la mère dans la transmission du bagage génétique et même des traits moraux, les enfants nés de ces unions sont alors réputés français et non pas amérindiens. Au regard de la micro-histoire, les limites de la fameuse formule colbertienne « un même peuple et un même sang » (S.N. 1893 : 200-202) comme finalité du mariage franco-amérindien deviennent plus concrètes, en passant de la théorie à la réalité des profils individuels. La trajectoire de vie qui est scrutée dans cette note de recherche, celle de Bonaventure Léonard, se présente d’emblée comme une question ouverte à la recherche.

D’entrée de jeu, l’histoire de ce garçon comporte des zones d’ombre qui rendent impossible la parfaite reconstitution du maillage vie/événements. Cette situation n’est pas exceptionnelle dans le domaine de l’histoire coloniale pour les xviie et xviiie siècles où les lacunes documentaires sont si fréquentes. Un faisceau d’indices permet toutefois d’ouvrir ce champ d’investigation. Le présent texte se veut donc, non pas un point final sur la question, mais plutôt une hypothèse formulée dans une perspective de co-travail avec le lectorat avide d’histoire et de généalogie. Un jour, la découverte d’indices supplémentaires permettra d’aller plus avant et de mieux connaître cet individu évoluant à la frontière des identités. En ce sens, la micro-histoire, celle justement des hommes et des femmes oubliés par l’histoire, n’avance qu’à tâtons.

Un exemple probant de cette lente progression de la connaissance nous est fourni par les recherches menées autour d’une jeune captive anglaise abénaquisée qui fut d’abord connue sous le nom de Mademoiselle James (Maurault 1866 : 347), puis de Rosalie James (Gill 1887 : 16), puis de Rachel Durrell alias Rosalie James (Lawrence 1993) et finalement de Rosalie Durrell-Gill, dont nous avons récemment poussé plus loin la connaissance par la découverte de nouveaux éléments biographiques (Dubois 2020). La reconstitution des faits s’est étalée sur plus de cent cinquante ans. Et l’histoire n’est pas encore terminée… Bribe par bribe, ces figures discrètes se révèlent dans la complexité de leur histoire faite de demi-mots et de silences. Le cas de Bonaventure Léonard s’inscrit dans cette démarche heuristique, propre à éclairer la question du métissage dans ces expressions les plus discrètes.

L’identité française chez les Amérindiens dans un monde en mutation

Les guerres interethniques liées au commerce des fourrures, les rivalités coloniales entre la Nouvelle-France et sa voisine anglaise présidèrent de manière parfois très violente à la lente et inéluctable transformation des sociétés amérindiennes. Dès la fin du xviie siècle, des changements de tous ordres commencent à se faire sentir dans les communautés autochtones du Canada. L’alimentation se transforme sous l’effet du commerce et des échanges, le vêtement européen est de plus en plus prisé, l’habitation française commence à poindre çà et là dans le paysage des missions, tandis que le métissage biologique et culturel s’enclenche dans certaines zones de la colonie. À un autre niveau, la cosmogonie traditionnelle s’effrite un peu plus chaque jour au profit de la religion du colonisateur. Se rapprochant toujours davantage du monde français, certains chefs amérindiens finissent par considérer l’union de leurs filles avec des Français comme un facteur de stabilisation des alliances politiques et commerciales conclues avec le pouvoir colonial et les cercles d’influence qui gravitent autour de lui.

Les recherches que nous avons menées depuis plusieurs années sur le processus de transformation culturelle et linguistique des Amérindiens évoluant en périphérie des établissements français nous ont conduit vers ces mariages franco-amérindiens fortement encouragés par l’administration coloniale à l’époque des Talon et Frontenac. Parmi les enfants issus de ces unions officialisées par l’Église, il en est un dont le profil se révèle particulièrement intéressant. D’abord parce qu’il montre que les retombées de cette politique de nuptialité sont loin d’avoir été des chimères, et ensuite parce que ce garçon franco-abénaquis deviendra religieux et même missionnaire à Détroit sous le nom de Bonaventure Léonard.

Le mystère règne autour de la jeunesse de ce Récollet. Dans l’article qu’il lui a consacré dans son Dictionnaire des Récollets missionnaires en Nouvelle-France, René Bacon passe rapidement sur la période qui précède l’entrée de cet individu dans l’ordre de Saint-François, et pour cause. Sous bénéfice d’inventaire, toute la période qui précède sa profession solennelle demeure inconnue. Ni Odoric Jouve, ni Hervé Blais, pourtant distingués historiens franciscains du xxe siècle, ne sont parvenus à dissiper cette zone d’ombre. De nouvelles investigations de la part des généalogistes et des historiens pourraient cependant mener plus avant nos connaissances sur ce religieux. L’objectif de cette note de recherche consiste donc à cerner le nom véritable et les origines de ce missionnaire, dont l’essentiel de la carrière s’est déroulé au poste français de Détroit, dans les pays d’en haut. La part amérindienne cachée de cet homme d’Église pourrait expliquer l’option qu’il a prise en faveur de l’éducation des Autochtones, dans ses premières manifestations en dehors des centres urbains à l’époque de la Nouvelle-France.

Confusion dans les prénoms

Fait étrange, aucune mention de cette naissance n’apparaît pourtant à l’état civil, ni à cette date ni à aucune autre. En tentant de retracer les origines familiales de ce récollet, O. Jouve s’est manifestement buté à de nombreuses lacunes documentaires. Faute de mieux, il a conclu à une naissance hors mariage (Noms des religieux récollets ; Jouve et al. 1996 : 600). Rien n’est moins certain. Selon la Table de Rouen, sorte de liste des récollets de la province franciscaine de Saint-Denys au xviiie siècle, Jean-Baptiste Léonard, ou plus exactement Liénard de son véritable patronyme, serait né à Québec le 15 octobre 1692[1]. Rien dans le registre d’état civil de la paroisse Notre-Dame de Québec, ni même dans celui de Saint-François-Xavier de Sillery, ne permet d’étayer cette assertion. La confusion s’accentue encore davantage lorsqu’il s’agit de sonder l’enfance de Liénard. À l’exemple de la plupart des Canadiens qui sont entrés au noviciat des Récollets de Québec sous le Régime français, Liénard aurait dû fréquenter le petit séminaire diocésain de cette ville pendant quelques années. Or, les annales et livres de comptes de cette institution ne signalent pas la présence de Jean-Baptiste Liénard, mais uniquement celle d’un certain Pierre Liénard, qui y fait son entrée en 1693 à l’âge de 10 ans et en sort trois ans plus tard car « n’ayant pas beaucoup d’aptitude pour l’étude ». (Annales du Petit séminaire ms 2 : 20). Ce Pierre Liénard et notre Jean-Baptiste Liénard ne seraient-ils qu’une seule et même personne dont le prénom aurait été confondu par le rédacteur des annales du séminaire ? À première vue, les dates ne coïncident pas, à preuve : selon la Table de Rouen, Jean-Baptiste Léonard ou Liénard prononce ses premiers voeux le 24 novembre 1715 à l’âge de 23 ans, 1 mois, 9 jours, ce qui ne lui aurait donné qu’un an en 1693… Or, Pierre Liénard est âgé de 10 ans au moment de son admission au petit séminaire à cette date. Une erreur de datation se serait-elle également produite lors de la rédaction définitive de la Table de Rouen ? On ne peut écarter cette hypothèse.

Des origines ethniques mixtes

Dans son Histoire de la seigneurie de Lauzon, J.-E. Roy (1897) soutient que Jean-Sébastien Liénard Du[r]bois aurait épousé Marie-Madeleine Wabanquiquois dit Arpot en 1690. S’étant fié à C. Tanguay qui signale ce mariage, Roy, pourtant très rigoureux, n’a malheureusement pas fourni la source d’origine. Ce mariage n’a pu être retrouvé dans le PRDH (Programme de recherche en démographie historique, Université de Montréal). Les noms des époux et la date de leur mariage semblent même fautifs. Nous en sommes donc réduits aux conjectures quant à sa naissance et à l’identité de ses parents. Assurément baptisé, notre petit Jean-Baptiste ne figure pourtant nulle part dans les registres. Bien que la confusion touche quasiment à la perfection dans ce dossier historique, un fait nous paraît plausible, même si, une fois de plus, aucun document ne vient le confirmer : les parents de notre futur récollet seraient Jean-François Liénard dit Durbois, menuisier de la côte Saint-François-Xavier à Sillery, et l’abénaquise Marie-Paule Ouripehenemich, dont le mariage a probablement eu lieu vers 1680 (Jetté 2003 : 735).

Un milieu d’artisans

Liénard dit Durbois est un artisan connu et apprécié des institutions religieuses qui recourent à ses services. En 1693, l’année même où celui que nous allons nommer Pierre-Jean-Baptiste Liénard dit Durbois fait son entrée au petit séminaire de Québec à l’âge de dix ans, son père Jean-François Liénard dit Durbois s’active à installer un orgue dans la chapelle de cette institution (Livre de comptes du Séminaire de Québec : 353 ; Asselin 1967 : 243). L’admission de son fils n’étonne donc en rien. Quelques années auparavant, en 1688, sa propre soeur Agnès Liénard dit Durbois a été reçue au pensionnat des Ursulines de Québec grâce au fonds destiné aux Sauvagesses[2]. À l’évidence, l’instruction fait partie des valeurs cultivées à l’intérieur de la fratrie. On peut encore étendre ce constat à d’autres membres de la famille élargie, notamment leur petit cousin, Jean-François Pelletier I dit Antaya, qui sera également élève au séminaire de Québec. Sachant déjà un peu lire au moment de son entrée en 1701, il y demeure jusqu’en 1705, année où il est renvoyé chez ses parents pour défaut d’inclination pour l’état ecclésiastique[3].

Liénard s’éclipse pendant quelques années

Entre sa sortie du petit séminaire de Québec en 1696 et son admission chez les Récollets en 1714, on ignore ce que devient [Pierre-] Jean-Baptiste Liénard dit Durbois. Est-il en France pour poursuivre ses études alors qu’il n’est pas même novice récollet ? C’est improbable. Serait-il ailleurs, dans l’Ouest par exemple, comme domestique des Récollets, sorte de donné comme on les retrouvait chez les Jésuites de la première moitié du xviie siècle, ou tout simplement comme engagé ? À l’exemple de tous les autres corps missionnaires, les Récollets avaient besoin de domestiques dans leurs missions. Pierre-Jean-Baptiste Liénard dit Durbois a-t-il pu passer une partie de sa jeunesse avec les Récollets en Acadie ou à Détroit ? C’est tout à fait possible, si l’on considère la manière dont les religieuses admettent au noviciat des Amérindiennes ou des Anglaises en vue de combler leurs besoins sur le plan linguistique[4]. Lorsqu’on tente de percer le mystère qui entoure la jeunesse de cet individu, les questions sans réponse s’accumulent. Certaines évidences s’imposent pourtant. Le fils de Jean-François Liénard et de Marie-Paule Ouripehenemich prononce ses premiers voeux chez les Récollets de Québec, où il prend alors le nom de Frère Bonaventure. En 1720, il est ordonné prêtre par Mgr de Saint-Vallier, qui le nomme curé à Détroit en 1722.

Un missionnaire idéal pour Détroit

Au xviie siècle, il est connu que les Récollets sont de piètres linguistes par rapport aux Jésuites (Laflèche 2017). Au début du siècle suivant, la situation n’a guère changé. L’intendant Champigny écrit que les « difficultés que ces pères ont à apprendre la langue des Sauvages fait qu’il s’en rencontre rarement qui soient propres pour les missions sauvages » (BAC, MG18-G6, II : 245). Selon ce même mémoire de Champigny, cette difficulté venait de l’âge avancé des religieux à leur arrivée en Nouvelle-France, ainsi que de la grande mobilité des religieux de Saint-François qui repassaient trop facilement les mers pour diverses raisons. L’ouverture d’un noviciat au couvent de Québec allait pallier ce défaut par le recrutement local, espérait-on (BAC, MG18-G6, II : 245).

À l’exemple des autres ordres religieux de la Nouvelle-France, les Récollets sentent donc le besoin de s’adjoindre quelques sujets ayant une ouverture aux langues amérindiennes, afin de mieux répondre aux exigences du ministère exercé auprès des Autochtones, notamment à Détroit où, depuis 1702, la province de Saint-Denys assure la desserte spirituelle de la population française et des Amérindiens qui gravitent autour du fort. Si aucun document ne permet de valider l’hypothèse voulant que le père Bonaventure Liénard ait justement été admis chez les Récollets en raison de son ouverture culturelle aux Amérindiens, il n’en demeure pas moins que sa capacité à acquérir rapidement les rudiments d’une de leurs langues suggère qu’il en avait déjà pris une certaine teinture, longtemps avant son entrée au noviciat. En effet, soit seulement huit ans après son installation à Détroit, le père Bonaventure Liénard s’exprime aisément dans la langue de ses ouailles, selon un confrère qui le visite (Crespel 1757 : 45-47). Cela peut paraître long pour le lecteur, mais en réalité c’est peu, si l’on compte que des linguistes aussi chevronnés que pouvaient l’être les missionnaires Sébastien Rasles, Joseph Aubery et Pierre Maillard ont mis quelque dix années avant de pouvoir bien pénétrer les langues abénaquise et micmaque, à l’étude desquelles ils avaient consacré une part importante de leur temps, comme le prouvent leurs travaux manuscrits (Morin 2018 : 496-497)[5].

Fait digne de mention au regard de notre sujet, ce récollet aux origines maternelles abénaquises prendra sur lui de faire oeuvre civilisatrice, en francisant à son tour quelques garçons amérindiens, reconduisant ainsi d’une génération à l’autre les mêmes valeurs d’éducation qu’avaient autrefois portées les politiques de francisation et d’alphabétisation des Autochtones dans les établissements de la vallée laurentienne. Lors de sa visite de Détroit en 1728, le père Emmanuel Crespel, découvre ainsi avec satisfaction que le père Bonaventure « avoit poussé la complaisance envers quelques habitans du Détroit, jusqu’à leur apprendre la langue Françoise » (Crespel 1757 : 45-47). Parmi les garçons amérindiens ainsi instruits par le récollet, on rencontre Charles-Nicolas, petit esclave supposément panis, baptisé le 14 mars 1733 à l’âge 9 ou 10 ans (Jouve et al. 1996 : 600-606). Affranchi par son maître, puis fait bedeau à l’église paroissiale de Sainte-Anne de Détroit, ce Charles-Nicolas, qui sera surtout connu sous le surnom de « Charlot », réapparaît à quelques reprises dans la correspondance. Un document de l’administration coloniale française qui qualifie Charlot de « Sauvage francisé et élevé dans la religion catholique[6] » montre que les individus passés par la francisation, institutionnelle ou non, ont revêtu au fil du temps une identité nouvelle marquée par la transition culturelle et désormais tout orientée vers la médiation au sein de leurs communautés. À propos des petits francisés du père Bonaventure Liénard, le père Crespel conclut : « Parmi ceux-là, j’en ai vû plusieurs dont le sens droit et le jugement solide et profond auroient fait des hommes admirables, même en France, si leur esprit avoit été cultivé par l’étude. » (Crespel 1757 : 46, 211)

Conclusion

Si Pierre Liénard et Jean-Baptiste Liénard ne constituent qu’une seule et même personne, celui que nous nommons ici Pierre-Jean-Baptiste Liénard dit Durbois, et qui deviendra le père Bonaventure Liénard, n’aurait donc pas eu 23 ans au moment de l’émission de ses voeux en 1693, mais plutôt 32 ans, si l’on situe sa naissance vers 1683. S’agissant d’une vocation tardive, l’admission au noviciat ne pouvait alors se justifier que par d’éminentes qualités que les supérieurs espéraient mettre à profit dans le développement des oeuvres missionnaires de l’ordre franciscain en Nouvelle-France. Seule la découverte de nouvelles pièces d’archives permettra de valider ces hypothèses et de mieux comprendre l’itinéraire de vie de cet individu depuis la côte Saint-François-Xavier de Sillery jusqu’au Pays d’en Haut. Au terme de cette enquête, une chose demeure : seule la micro-histoire et l’approfondissement des trajectoires individuelles nous permettent aujourd’hui de nous engager dans les méandres de la cohabitation franco-amérindienne afin de prendre toute la nuance de la négociation identitaire à laquelle les acteurs en présence ont été conviés au cours de leur existence.