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Ce serpent [quetzalcoatl] vole quand il veut mordre […]

Sahagún 1969 : 274

Nous avons vu le serpent [kuesalkouat] voler. Il était mince. Son corps ondulait (mokuekuelojtiuj). Il est allé se perdre [ixpoliujtiuj] derrière la montagne de Jonotla.

Doña Rosaria Sierra 1987, San Miguel Tzinacapan

Les serpents sont de ces animaux que Lévi-Strauss appelait « bons à penser ». Ces êtres aussi discrets que dangereux, qui peuvent surgir des herbes à l’improviste, ont attiré l’attention des humains de nombreuses cultures. Depuis le serpent biblique, incarnation du Malin qui fit succomber Ève, jusqu’au symbole phallique des représentations freudiennes.

Nous nous proposons ici d’analyser les représentations des reptiles et des amphibiens chez les Nahuas/Maseualmej[1] du bassin de la rivière Apulco, dans la Sierra Norte de Puebla (Mexique). Notre enquête nous a révélé que ces représentations se déploient à plusieurs niveaux. Le premier, que nous appelons « cognitif-empirique », rassemble un nombre impressionnant d’observations sur la morphologie, l’alimentation et la reproduction de ces êtres. Le second niveau, que nous nommons « pratique », énonce les normes de comportement à adopter face aux reptiles et aux amphibiens : tant en fonction du danger qu’ils représentent que de la nourriture et des remèdes qu’on peut en tirer. Le troisième niveau, enfin, mérite le nom de « cosmique », car il ouvre la porte sur une vaste cosmologie : on y retrouve des symboles et des fonctions (protection des montagnes, de l’eau, des récoltes) qui caractérisaient plusieurs divinités centrales du panthéon aztèque. Dans cet article, nous explorerons cette dimension cosmique en comparant ce que le franciscain Bernardino de Sahagún rapporte dans sa monumentale ethnographie des Aztèques, au xvie siècle (Sahagún 1969), avec les savoirs autochtones contemporains concernant les reptiles et les amphibiens du bassin de l’Apulco. Il aurait été fascinant de suivre pas à pas les transformations survenues. Malheureusement, les peuples autochtones colonisés laissent peu de documents écrits. Nous sommes donc contraints de nous limiter à comparer des descriptions séparées dans le temps. Nos données révèlent que, malgré cinq siècles de christianisme, plusieurs de ces fonctions et attributs divins ont persisté dans les représentations actuelles du monde animal chez les Nahuas/Maseualmej, et en particulier en ce qui concerne les serpents et les amphibiens.

Les premiers Européens à entrer en contact avec les peuples mésoaméricains ont été frappés par la splendeur de leurs monuments religieux et la richesse de leur panthéon (voir Sahagún 1969). Ils ont noté l’omniprésence des ophidiens dans l’art et la religion : le Serpent à plumes Précieuses (Quetzalcoatl, « quetzal-serpent »), dont l’être hybride condensait les attributs des espaces terrestre et aérien, figurait au premier plan de la cosmologie aztèque et avait un avatar : Ehecatl le dieu du vent. La déesse-mère était appelée Cihuacoatl (« femme-serpent ») : sous son avatar Chicomecoatl (« sept-serpent »), elle était la dispensatrice de la subsistance des humains, tandis que sous la forme de Coatlicue (« jupe-de-serpents ») elle représentait le monde souterrain, lieu d’accueil des défunts (Nicholson 1971 : 420-422).

Nos matériaux contemporains proviennent de deux recherches de terrain. La première a été réalisée en 1987 et s’inscrivait dans un projet beaucoup plus vaste portant sur les savoirs botaniques et zoologiques traditionnels, à San Miguel Tzinacapan, une communauté nahua/maseual de la basse vallée de l’Apulco. Elle réunissait un anthropologue québécois (P. Beaucage) et le Taller de Tradición Oral, un groupe de jeunes autochtones et métis qui se consacraient à recueillir la riche tradition orale locale. Les entrevues étaient effectuées en langue autochtone, puis transcrites et traduites à l’espagnol par les membres du Taller. Elles ont servi de base à plusieurs publications (voir Beaucage et Taller de Tradición Oral 2009).

La deuxième recherche, en juin 2017, a été effectuée par des étudiants des départements de biologie, d’administration et de gastronomie de l’Instituto Tecnológico Superior de Zacapoaxtla[*], sous la direction des professeurs Xanath Rojas Mora, Guillermo Woolrich Piña, Ezequiel Mora Guzmán et Erika López Salgado. Ils ont appliqué les mêmes instruments de recherche dans des communautés du haut Apulco et de la zone adjacente. Cette fois, la plupart des entrevues se sont déroulées en espagnol.

Ces deux recherches révèlent la présence, parmi les paysans autochtones et métis de la région, d’un vaste système de représentations et de pratiques concernant les reptiles et les amphibiens, avec des variations secondaires entre la haute et la basse montagne, variations qu’on peut généralement rattacher aux différences écologiques.

Objectifs et méthodologie

Nos recherches poursuivaient deux objectifs. En premier lieu, nous voulions préserver une vision alternative du monde dont le mode oral de transmission est menacé par la généralisation de l’éducation scolaire et par la pénétration des médias électroniques. Dans ce contexte, plusieurs institutions éducatives ainsi que certaines organisations sociales de la région manifestent un intérêt croissant pour des publications leur permettant d’incorporer à leurs programmes les langues et les cultures autochtones.

En second lieu, depuis quelques années, le bassin de l’Apulco est menacé par plusieurs mégaprojets miniers, hydroélectriques et d’exploitation d’hydrocarbures par fragmentation hydraulique[2]. Les évaluations d’impact environnemental présentées par les entreprises extractives affirment généralement que les risques sont faibles et que les paysans mettent peu en valeur les terres qui seront affectées. Certaines remettent même en question l’existence d’Amérindiens sur ces territoires (voir Minera Gorrión 2019 : II-8). C’est pourquoi les peuples autochtones ressentent de plus en plus le besoin d’études qui montrent comment ils s’approprient matériellement et symboliquement ce qui constitue pour eux beaucoup plus que des « ressources naturelles » : les territoires hérités de leurs ancêtres, qu’ils veulent transmettre à leurs descendants et qui sont peuplés d’êtres matériels et spirituels. Parmi les êtres vivants qui seraient directement affectés par la pollution minière et les changements du cours de l’eau, il y a en premier lieu les reptiles et les amphibiens qui vivent près de l’Apulco et de ses affluents, objets de la présente étude.

Notre méthode d’enquête est celle de l’ethnobiologie, telle qu’elle fut développée à partir des années 1970. Des trois cents entrevues effectuées en 1987 à San Miguel Tzinacapan sur les savoirs et les pratiques zoologiques des Maseualmej, trente-sept concernaient les reptiles et les amphibiens. Pour la recherche de 2017, les étudiants de l’Instituto Tecnológico Superior de Zacapaoaxtla (ITSZ) ont effectué quatre-vingt-douze entrevues, surtout dans des villages du haut Apulco, entrevues qui portaient sur des dizaines de reptiles et d’amphibiens, dont plusieurs sont nouveaux par rapport à l’enquête précédente. Elles ont presque toutes été menées en espagnol, langue d’usage des étudiants et de la plupart de leurs interlocuteurs, même si quelques-unes se sont déroulées en maseualtajtol/nahuat. Les deux enquêtes utilisaient le même schéma d’entrevues semi-structurées. L’identification scientifique des reptiles et amphibiens étudiés est due, pour l’essentiel, au biologiste Guillermo Alfonso Woolrich Piña, auteur de plusieurs études sur l’herpétologie de la région (voir Woolrich Piña et al. 2017).

L’ethnobiologie et les représentations autochtones du monde animal

L’ethnobiologie moderne est née lorsque des chercheurs, au lieu de s’en tenir à rédiger des listes de plantes et d’animaux connus ou utilisés par tel ou tel groupe, se sont penchés sur la systématique de tels savoirs, sur la manière dont les communautés autochtones classifiaient les êtres vivants. Si des pionniers comme Berlin, Breedlove et Raven (1974) et Eugene Hunn (1977) nous ont légué une méthodologie de recherche que l’on utilise encore, ils se heurtèrent à des problèmes importants sur le plan de la conceptualisation, problèmes qui se révélèrent encore plus considérables en ce qui concerne les savoirs sur les animaux. Eugene Hunn, qui recherchait une taxonomie, ne trouva rien qui s’en rapproche : la plupart des trois cents « genres » d’animaux qu’il a identifiés chez les Tzeltals de Tenejapa (Chiapas) se rattachaient directement à la catégorie la plus générale chanbalam (« animal »). Il proposa alors de les regrouper en une trentaine de « complexes », généralement non nommés par les interlocuteurs mayas (covert), dans lesquels un « genre » constituerait un modèle : ainsi, l’aigle, pour le complexe « oiseau de proie », et le chat, pour le complexe « félin » (Hunn 1977 : 22-30).

On peut considérer aujourd’hui que beaucoup des difficultés de conceptualisation rencontrées par ces chercheurs de la première heure provenaient de ce qu’ils voulaient étendre aux peuples autochtones l’ontologie naturaliste qui caractérise la science occidentale moderne. Le naturalisme, au sens que Descola donne à ce terme, suppose que les être matériels qui s’offrent à l’expérience sensorielle « doivent leur existence et leur développement à un principe étranger au hasard et à la volonté humaine » (Descola 2005 : 242). Les ethnobiologistes supposèrent donc que la mise en ordre des connaissances botaniques et zoologiques dans toutes les cultures devait se faire à la suite d’une démarche identique à celle de la biologie moderne : observant les différences et les similarités, on ordonne les entités observées en une hiérarchie de catégories contrastées et mutuellement exclusives (Hunn 1977 : 19 suiv.). Ce naturalisme correspond à ce que Bourdieu appelle le matérialisme positiviste et il implique une théorie de la cognition qui en fait une sphère complétement séparée de la pratique des acteurs sociaux. Si on rend à cette dernière la place qui lui revient, il apparaît :

[…] contre le matérialisme positiviste, que les objets de connaissance sont construits, et non passivement enregistrés et, contre l’idéalisme intellectualiste, que le principe de cette construction est le système des dispositions structurées et structurantes qui se constitue dans la pratique et qui est toujours orienté vers la pratique

Bourdieu 1980 : 87

Devant l’insuffisance de l’approche naturaliste (encore largement répandue en ethnobiologie), nous postulons ici que, si l’on veut atteindre l’ordre profond qui sous-tend les représentations du règne animal chez les Nahuas/Maseualmej de la Sierra, il faut dépasser le registre de la seule cognition et s’attacher au niveau des pratiques de ce peuple dont la subsistance dépend principalement de l’agriculture, complétée par le petit élevage, la chasse, la pêche et la collecte.

Avec les membres du Taller, nous sommes donc retournés au discours spontané des autochtones concernant la faune. Pour les petits mammifères de la forêt, de l’armadillo (ayotochin) à l’opossum (takuatsin), tout comme pour les grenouilles (kalamej), on nous disait spontanément : Tikininkuaj (« On les mange ») en ajoutant souvent le mode de préparation ! Quand il s’agissait d’un serpent (kouat) ou d’une araignée mygale (tekuantokat), le premier mot était une mise en garde : ¡Tekua! (« il mange/mord les gens »). Dans le cas d’une guêpe (alsimit) ou d’une fourmi (askat), c’était : ¡Tetipinia! (« elle pique les gens »). Nous avons alors réalisé qu’au-delà des différences et similitudes morphologiques, les animaux se regroupaient et se distinguaient sur le plan des pratiques quotidiennes. À un classement taxonomique fondé sur des oppositions binaires, la logique de la pratique maseual substitue un ordre de prédation dont nous, les humains, occupons le centre. D’un côté, nos prédateurs : les fauves, les serpents et les insectes piqueurs. Les insectes destructeurs de récoltes sont rangés dans cette catégorie : ils dévorent le maïs, et « le maïs est notre chair » (in taol tonakayo). De l’autre côté, nos proies : petits animaux de la forêt (kuoujtajokuilimej), de l’air (chiktejmej) et de l’eau (aokuilimej, amichimej) que nous chassons, pêchons et mangeons. Une troisième catégorie est composée des animaux domestiques (tapiyalmej) que nous surveillons (–tapiyaj) et que nous nourrissons (–tamakaj), pour les manger ensuite (Beaucage et Taller de Tradición Oral 2009 : 253). Au centre, l’être humain, tour à tour proie et prédateur.

Nous proposons également d’étendre le concept de pratique au-delà du champ de la survie matérielle pour inclure les rituels et la magie qui se rattachent à leur conception de ce que nous appelons « la nature ». En effet, à l’ordre de la prédation matérielle se rattachent des rapports de prédation surnaturelle. Certains animaux nous « affectent négativement » (tetaueliaj) : ils sont malfaisants (nexikolmej) comme le hibou (kuoujxajxaka) et la salamandre (talkonet) ou annoncent des malheurs (tetetsauiaj) comme la belette (kosamalot). Nous-mêmes en affectons d’autres quand nous nous comportons mal (ijuak timoeliuistiaj) : le gibier à plume et à poil, les poissons et amphibiens comestibles refusent alors de se laisser capturer, tandis que les dindons meurent et que les abeilles essaiment ailleurs. D’autres encore, comme les serpents venimeux, « châtient » (–tatsakuiltiaj) carrément certaines inconduites. Dans ces derniers cas, les rapports surnaturels prennent une dimension morale (ibid. : 256). Nous faisons face ici à une mise en ordre analogique de la faune dont la référence est la société humaine : il y a de « bons » reptiles, comme le boa (masakouat), qui s’occupent de leurs petits – comme les « bons » humains –, et il y en a des « méchants », comme les serpents venimeux, qui ne le font pas.

La pratique matérielle n’épuise donc pas les savoirs zoologiques. Pour les comprendre, il faut aussi considérer que les rapports des humains avec la faune possèdent une dimension surnaturelle, cosmique. Chez les Nahuas/Maseualmej comme dans d’autres cultures autochtones, on ne trouve pas de coupure absolue entre le « naturel » et le « surnaturel », pas plus qu’entre la nature et la culture. De telles coupures sont apparues dans le monde occidental après les révolutions philosophiques et scientifiques des xviiie et xixe siècles (voir Descola 2005 : 105 suiv.). La nature maseual, plus particulièrement l’univers animal, se fond dans une surnature, tout comme la frontière entre l’humain et l’animal est poreuse et traversée de liens d’ordre mystique. À la naissance d’un individu naît en même temps son « double animal » (tonal), qui sera le plus souvent un petit mammifère sauvage ou un oiseau, dont le sort est indissociablement lié au sien : la maladie ou la mort du double animal entraîne la même chose chez sa contrepartie humaine. En outre, certains humains, les sorciers (naualmej), ont la capacité de se transformer en animal prédateur, la nuit, pour aller chercher leurs victimes. Ils réintègrent leur forme humaine avant l’aube. Quant aux guérisseurs spirituels (tapajtianij), ils peuvent utiliser leurs propres doubles animaux pour chercher les tonalmej égarés ou blessés de leurs patients. L’environnement, y compris la faune et la flore, est construit comme un cosmos que peuplent des forces dotées d’intentionnalité et d’agencéité qui échappent à la réalité sensible et la dominent : ainsi, le maïs, mécontent du manque de respect des humains, les punit en refusant de pousser, et les maîtres du gibier, choqués par l’immoralité d’un chasseur, refusent de lui livrer des proies (voir ci-après).

Identification des reptiles et amphibiens relevés lors de l’enquête

Identification des reptiles et amphibiens relevés lors de l’enquête

 (suite)

Identification des reptiles et amphibiens relevés lors de l’enquête

Identification : Dr Guillemro Alfonso Woolrich Piña, herpétologue, Tecnológico Nacional de México, Campus Zacapoaxtla, Puebla

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En conséquence, nous proposons d’opérer une double rupture par rapport à l’approche naturaliste qui fut celle de l’ethnobiologie à ses débuts et qui continue de marquer profondément la recherche. D’abord en rompant avec une perspective exclusivement cognitive. Les humains connaissent et organisent leurs connaissances, mais ils le font en lien avec leur pratique. Nos interlocuteurs nahuas/maseualmej doivent assurer leur subsistance en exploitant la flore et la faune d’un milieu de montagne, soit chaud et humide (basse montagne), soit sec et froid (haute montagne). Ces liens de nécessité influenceront nécessairement leurs perceptions. En second lieu, en rompant avec le naturalisme : les liens matériels n’épuisent pas le rapport au monde mais s’inscrivent dans un ensemble plus vaste qui implique des entités surnaturelles. Ce sont ces rapports que nous examinerons dans les pages qui suivent.

Les animaux dans les savoirs et dans la cosmologie

López Austin a analysé le lien entre le divin et l’animal, très présent chez les Aztèques :

Beaucoup [de dieux] avaient des qualités et des formes animales. Mais, comme dieux, ils avaient aussi les qualités du reste de leurs semblables. Comme tous les personnages du mythe, ils étaient protéiformes. […] C’est pourquoi tous les animaux de ce monde ont une « âme », tout comme l’ensemble des créatures, y compris les pierres, les nuages et les montagnes.

López Austin 2013 : 36-37

La participation des animaux à une essence divine se retrouve, bien sûr, dans l’extraordinaire ethnographie de la société et de la culture aztèques qu’a laissée le franciscain Bernardino de Sahagún. Ainsi, Quetzalcoatl était « le dieu des vents, qui balaie le chemin aux dieux de la pluie pour qu’il en vienne à pleuvoir […] » Il portait « une mitre sur la tête avec un panache de plumes qu’on appelle quetzalli [plumes précieuses] » (Sahagún 1969, t. 1 : 45). En même temps, le nom désigne un de ces « serpents monstrueux aux propriétés étranges » qu’on lui a rapportés :

Il y a un autre serpent qui s’appelle quetzalcoatl ; ils abondent dans la terre chaude du Totonacapan. Il est de taille moyenne […]. On le nomme quetzalcoatl car il a de belles plumes, de celles qu’on appelle quetzalli. Et dans le cou il a des plumes qu’on appelle tzinitzcan, qui sont vert pâle et petites. […] On voit rarement ce serpent et on ne sait pas ce qu’il mange. Quand il apparaît, c’est pour mordre celui qui le voit, et son poison est mortel ; celui qu’il mord meurt sur-le-champ. Ces serpents volent quand il veut mordre et, quand il mord, il meurt aussi, car il jette d’un coup tout son poison et aussi sa vie.

Sahagún 1969, t. 3 : 274

Pour sa part, Nicholson a souligné que le vaste panthéon des divinités mésoaméricaines « s’organisait autour de quelques thèmes fondamentaux du culte, bien qu’elles se chevauchaient et qu’on ne puisse tracer une ligne de démarcation claire entre elles » (Nicholson 1971 : 408). Ces éléments organisateurs, qui permettent de dégager la structure des représentations actuelles et de faire le lien avec celles de l’époque précolombienne, ce sont les fonctions.

Le peuple nahua/maseual d’aujourd’hui a conservé la croyance en de multiples êtres surnaturels d’origine précolombienne (Knab 1976 ; Reynoso Rábago et Taller de Tradición Oral 2006). Ces êtres sont ancrés dans le territoire communautaire, un « terroir enchanté » dans lequel le monde animal joue un rôle-clef, de pair avec les montagnes, les cours d’eau, la forêt (Beaucage et Taller de Tradición Oral 1997). Dans les représentations qui concernent les reptiles et les amphibiens, nous avons dégagé six grandes fonctions qui possèdent une dimension surnaturelle. Trois d’entre elles sont perçues comme positives : appeler (kinotsa) la pluie ; protéger (tajpiya) les montagnes, les cours d’eau, des récoltes ; châtier (tatsakuiltia) ceux qui ont de mauvais comportements. Parmi les fonctions négatives : affecter la santé, physique et mentale, des êtres humains (tetauelia) ; épouvanter (temoujtia) ou provoquer chez une femme la stérilité ou un avortement (piluetsi). On le voit, les attributs surnaturels de plusieurs reptiles et amphibiens ont une incidence directe sur les pratiques quotidiennes.

Ceux qui appellent la pluie (tein kinotsaj in kiauit)

Plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné que les serpents apparaissent en plus grand nombre en mai. C’est aussi le moment où l’on commence à entendre le tonnerre (tatoponi) et à voir tomber la foudre (tatitikuinij). Dans l’imaginaire nahua/maseual, ce que nous appelons « la foudre » est un collectif organisé : « les faiseurs d’eau » (achiuanimej) ou les « semences de pluie » (kiaujteyomej). Quand on voit des serpents et qu’on entend le tonnerre, cela signifie que les grandes pluies s’en viennent. Dans un récit, le protagoniste est enlevé par un épervier et se retrouve dans un pays étrange, habité par des hommes dont l’occupation est de couper des arbres : ce sont « les foudres » (Ortigoza Téllez 2009). À San Miguel Tzinacapan, on affirme que les jours d’orage, les foudres sortent d’un point précis de la rivière Tozan (ixpepetaniat, « eau brillante »), un affluent de l’Apulco. Elles sont aussi les aides du dieu de la pluie Aueuejcho (« le dindon de la mer ») et ont des liens avec les serpents : l’éclair est appelé métaphoriquement tikouat, « serpent de feu ».

Même si la saison sèche est courte (avril-mai), l’absence totale de pluie préoccupe les paysans nahuas, puisque la culture du tonalmil (« maïs du soleil ») est alors en pleine croissance. Après vingt jours sans pluie, apparaît le serpent mythique kuesalkouat : au lieu des « plumes précieuses » de Quetzalcoatl, il a une touffe de crins à l’arrière de la tête. Il sort alors sur la berge de la lagune où il vit et bat les pierres en cadence (tsontauiuijteki) avec sa queue « comme le tambour dans la danse [sacrée] des cuetzalines », pour faire tomber la pluie. Quant à kiauikouat (« le serpent de la pluie »), il a provoqué le déluge originel, et les gens se souviennent de lui quand tombent des pluies torrentielles, qui font déborder les rivières. Ces êtres fantastiques délèguent souvent à un humble reptile, le gekko (maxaxakach,Hemidactylus sp.), la tâche d’appeler la pluie :

On commence à le voir en avril-mai. Il ressemble à un lézard. Il grimpe aux murs grâce aux ventouses qu’il a aux pattes. C’est pourquoi on l’appelle maxaxakach (« main rugueuse »). Pendant ces deux mois où il ne pleut pas [mars-avril], il a soif et il crie (tsajtsi). Et quand il a crié trois ou quatre fois, la pluie tombe. Et quand il pleut, il crie à tout moment (tsajtsajtsajtsi achichica) : il est content ! C’est pour ça qu’on dit : « Il ne crie pas pour rien, le gekko, la pluie s’en vient ».

Les liens entre les reptiles et la pluie sont multiples. « Quand il pleut et qu’apparaît le soleil, il se forme un arc-en-ciel (ixkosantsin) : on dit que c’est le serpent qui va se marier. » Selon un autre interlocuteur : « Quand il pleut et fait soleil à la fois, on dit : “Les biches sont en train de mettre bas, les écureuils dansent et le serpent surveille” (Teskaltiaj in masamej, mijtotiaj in chechelomej uan tajpiya in kouat’). »

Les protecteurs de la montagne (tein tajpiyaj in tepet)

Les récits nahuas établissent un rapport direct entre la montagne, la pluie et l’abondance. Juan Oso [Jean l’Ours], alter ego d’Aueuejcho-Tlaloc, est né dans une caverne, sur la montagne, de l’union entre un ours et une femme. À la Saint-Jean (solstice d’été), il brise les chaînes qui le retiennent au fond de la mer et « célèbre sa fête » en lançant des serpents de feu qui provoquent le déclenchement des grandes pluies d’été (Ortigoza Téllez 1980 ; Beaucage, Boege et Taller de Tradición Oral 2004).

Dans le haut Apulco, on dit que chaque montagne a un « maître » (dueño) : c’est un reptile qu’on appelle tiotsin (« petit dieu ») et il contrôle le cycle des pluies :

Il vit dans une caverne de la montagne, où c’est très humide, car c’est lui qui appelle l’eau lorsque vient la saison des pluies. Il est grand ; il mesure à peu près un mètre de long et quinze centimètres de diamètre. Il a une plume sur la tête. Il mange des rongeurs et des insectes. Quand ses petits sont nés, il ne garde que le premier, qui sera l’héritier de la montagne : la mère lui apporte sa nourriture. Les autres, elle les mange ou ils meurent. Il est très difficile de le chasser : si on le rencontre, il vaut mieux se sauver ou rester bien tranquille. Il est « chaud ». Il ne se mange pas et ne sert pas de remède.

Près de Santiago Ixtacamaxtitlán, il y a une colline abrupte et rocheuse, sur laquelle s’élevait un quartier-forteresse, à l’arrivée d’Hernan Cortés (Cortés 1987 : 89). Aujourd’hui on y trouve un hameau, Tenamigtic, et on y voit encore des murailles préhispaniques. La colline s’appelle « Colhua », du nahua koloua, « se recourber ». On dit que c’est la tête d’un énorme serpent, dont le corps est formé d’une rangée courbe de collines : il « regarde » la rivière Apulco et la protège. Le Colhua renferme dans ses flancs un trésor. À minuit, le 24 juin, fête de saint Jean-Baptiste et solstice d’été, s’ouvre dans la falaise l’entrée d’une grotte. On peut y entrer, à condition de ne s’éclairer qu’avec une torche de pin, et alors on peut voir une grande quantité d’objets d’or, auxquels il ne faut pas toucher. Un homme du village l’a fait et il est revenu le raconter à la famille. Dans une autre version, l’explorateur audacieux y a vu tous les fruits du monde, auxquels il ne devait pas toucher non plus. Il a eu envie de cueillir un melon et l’a rapporté chez lui : il est mort peu de temps après.

En basse montagne, l’équivalent structurel du reptile tiotsin est le tepeyolot (« coeur de la montagne »)[3]. Chez les Aztèques, on le représentait comme un jaguar ; aujourd’hui, il prend la forme d’un vieillard, en vêtements autochtones traditionnels, qui sort d’une caverne et réprimande ceux qui veulent détruire les montagnes avec des explosifs pour construire des routes… ou creuser des mines. Si on n’en fait pas cas, des catastrophes ne tardent pas à arriver. Par mesure de prudence on évite de mentionner son nom à haute voix : en montagne, un éboulis est toujours possible…

Le tiotsin, le tepeyolot et la colline-serpent Colhua appartiennent à la « faune fantastique mésoaméricaine » décrite par Alfredo López Austin. Ces animaux sont des pièces structurales du cosmos : « L’axe cosmique est une grande montagne. En d’autres occasions c’est un animal qui a les traits d’un félin ou d’un ophidien. » (López Austin 2013 : 40) La montagne mérite que de telles forces la protègent. De ses rochers jaillissent les sources d’eau. Sur ses flancs alternent les champs de maïs et les plantations. Plus près du sommet, la forêt fournit le bois de feu et abrite le gibier.

Les protecteurs de l’eau (apianij)

Dans le bas Apulco, on trouve un pendant aquatique au reptile Tiotsin, maître des montagnes : c’est le « serpent à crinière » kuesalkouat, déjà mentionné, qui protège les lagunes de montagne, en plus d’appeler la pluie :

On le rencontre très peu. Il vit dans les lagunes de montagne, surtout où il y a des fosses profondes (axoxouil). Il veille sur la lagune. On dit que, quand il s’en va, la lagune sèche. […] Quand il bat l’eau avec sa queue, on voit sur le kuesalkouat un arc-en-ciel (ixkosantsin). Il se montre davantage au temps chaud (taxiujtata), de février à mai. Il apparaît à Tepeuaxtampa, au pont d’Ecatlán, aussi à Atpoliui. J’en ai vu un voler dans le ciel, il était mince, son corps ondulait. Il est allé se perdre vers la montagne de Jonotla.

Quand j’étais enfant, j’en ai vu un, très grand, qui sortait de la lagune d’Akuakualachtauakal pour prendre le soleil sur la berge : il avait une longue crinière derrière la tête.

Il pond des oeufs, les petits naissent et cherchent eux-mêmes leur nourriture. Il mange les bestioles qu’il trouve : des écrevisses, des poissons, des grenouilles, des sauterelles. Peut-être mord-il les gens ; dans ce cas on se soigne avec le kouapajxiuit (Abelmoschus manihot [ L] Medic.) du tabac et de l’eau-de-vie. Il n’envoûte pas les gens (amo tetauelia) et n’hypnotise pas (amo texoxa).

À part son nom et sa crinière qui évoque le panache de plumes, le kuesalkouat a peu en commun avec la divinité centrale du panthéon aztèque. Pour comprendre cette mutation, il faut se rappeler que le Serpent à plumes avait comme avatar Ehecatl, le dieu du vent. Ce sont les hirondelles (aochpanani, « les balayeuses de l’eau » – Hirundo rustica) qui ont hérité de cette fonction aérienne. Redevenu reptile, Kuesalkouat ressemble plutôt à Chalchiuhtlicue (« jupe de jade »), le pendant féminin de Tlaloc, protectrice des eaux de surface. Et il est inoffensif, à la différence du monstrueux serpent volant décrit par Sahagún.

D’autres reptiles ont un rapport surnaturel avec l’eau. Dans le haut Apulco, où les sources sont rares, plusieurs sont gardées par un serpent :

La source s’appelle Ilititan (« derrière l’aune »), car il y avait un ilite (aune – Alnus acuminata subsp. alguta [Schlecht] Furlow) et on a nommé la source ainsi. […] On dit qu’il y a un serpent qui la surveille, mais je ne l’ai jamais vu. Certains le voyaient, qui allait se cacher […]

En basse montagne, plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné d’autres rapports surnaturels des serpents avec l’eau. Le « serpent d’eau » (akouat, Thamnophis sp.), qui vit dans les rivières et les ruisseaux, apparaîtra dans la nasse ou le filet des pêcheurs qui gaspillent leurs prises. Si on le tue, le ruisseau où il se trouvait s’assèche. De façon similaire, sous le nom d’acoatl, Sahagún a décrit la croyance chez les Aztèques en un serpent d’eau monstrueux. La personne qui découvrait l’endroit où l’acoatl cachait « ses » poissons et les lui volait se faisait poursuivre et étrangler par le reptile (Sahagún l969, t. 3 : 266-267)

Les humains, s’ils mènent une mauvaise vie (komo se moeliuistia) ou s’ils gaspillent (–auiltia) les prises, affectent (–taueliaj) par leur comportement les poissons et les amphibiens comestibles. « C’est pourquoi il ne faut pas donner à quelqu’un des grenouilles, recommandait une aïeule, parce que peut-être plus tard il n’en aura plus envie et les jettera. Alors, il arrivera malheur au pêcheur. Il vaut mieux les vendre, car celui qui les achète, lui, va les manger. » Les créatures des eaux sont aussi gardées par des êtres anthropomorphes, les apiani, dont certains veillent sur un endroit particulier. Ainsi, au pied des chutes de l’Istakat (« eau blanche »), se trouve un rocher qui a la forme du masque que portent certains danseurs rituels, les pilatos. Le Pilato de l’Istakat possède, comme le serpent d’eau, une fonction de gardiennage qui se double du pouvoir de châtier, en noyant le coupable au besoin !

Le boa, protecteur du champ de maïs (masakouat, tein tajpiya in milaj)

Certains ophidiens sont associés spécifiquement aux champs de maïs (milaj). Dans le haut Apulco, on l’appelle le « serpent du maïs » (serpiente del maíz, non ident.) : « C’est lui qui se charge de surveiller la récolte ; il contrôle les mulots et autres animaux nuisibles. » Dans le bas Apulco, le boa (masakouat, « serpent-cerf » – Boa sigma) a un rapport privilégié avec les plants de maïs en croissance. On le voit surtout pendant le cycle du tonalmil (« maïs du soleil »), de janvier à août. En mars et avril, il s’expose au soleil, ce qui lui procure la chaleur nécessaire pour activer son système reproducteur. Il occupe une place importante dans l’imaginaire autochtone, et nos interlocuteurs le décrivent avec beaucoup de détails.

C’est un grand serpent. Même un être humain peut loger dans sa panse (se kristianoj aki iijtik), Quand un boa adulte se repose, il semble un boeuf allongé. On le trouve seulement là où il réside, pas n’importe où. Il lisse l’endroit où il dort, sur la terre nue. Il vit en couple. La femelle pond les oeufs, comme une poule. Elle réchauffe les oeufs, elle les entoure (kinkauantia, kinkualalojtok)[4]. On ne voit jamais ses petits. Elle leur apporte de quoi manger dans sa gueule. Quand il fait soleil, vers dix heures du matin, le boa sort se réchauffer. Il est bien joli, il brille comme si on l’avait aspergé d’eau (majyá atektok). Là où il vit, il n’y a pas un seul mulot ; il les mange tous ! Si un oiseau se pose sur le sol, il l’hypnotise (texoxa). Il mange aussi des animaux domestiques, s’ils s’approchent trop : les poulets, il les avale tout rond ! On dit qu’il attire les humains aussi, avec son haleine (teijyotilana) : on ne peut pas se sauver, on sent qu’on recule et qu’il nous avalera (telolos). Mais il ne jette pas de mauvais sort (amo tetauelia).

Il effraie quand on le voit (teixtauelia). Il y a toujours eu cet animal, là où on sème le maïs : le boa le surveille. La milpa, c’est sa place à lui. Si tu le tues, rien ne va pousser, car c’est lui qui sait (kimati)[5] : si quelque chose pousse, c’est grâce à lui. Et si on tue l’un de ses petits, un enfant mourra dans le village, car ils sont l’animal-double (tonal) de certaines personnes.

Il y en a deux sortes : le bon et le mauvais (tein kuali uan tein amo), mais seulement le bon, istakmasakouat (« boa blanc ») prend soin des récoltes. Celui qui le tue verra sa maison brûler. Si tu le tues à la machette, toi aussi tu mourras d’un coup de machette. Nous avons confiance en lui car il est intelligent ; il sait écouter et il sait quand les gens sont égoïstes. L’autre, le « boa sombre » (tatauikmasakouat) vit dans la forêt. La femelle pond quarante oeufs. Elle ne les protège pas. Ceux qui peuvent s’échapper se sauvent et la mère mange les autres. S’ils se reproduisaient tous, nous n’existerions plus, car ils nous auraient avalés !

Dans le monde des symboles, le boa occupe une place opposée à celle des serpents venimeux. En premier lieu, il ne mord pas comme la plupart de serpents. Mais il demeure dangereux : un être humain peut loger dans son ventre ! Il a des pouvoirs surnaturels : il hypnotise un oiseau et il attire ses proies jusqu’à lui avec son haleine. En second lieu, le boa n’est pas associé au « froid » comme la plupart des serpents, mais bien au « chaud » : la femelle « réchauffe » ses oeufs. Il entretient d’ailleurs une relation mystique avec le feu : si tu le tues, ta maison brûle !

En troisième lieu, certaines de ses caractéristiques le rapprochent du monde des humains. Il a sa propre « maison » et l’aménage. C’est là que la femelle prend soin de ses petits. Il vit dans le champ de maïs et le surveille ; non seulement en élimine-t-il les rongeurs mais il protège la croissance des épis, en collaboration avec les Takokej Taskaltianij, « les lutins qui font pousser ». Le fait de partager l’espace de la milpa crée une complicité d’ordre surnaturel entre les humains et le boa. C’est le seul reptile qui peut être le double-animal (tonal) d’une personne. D’où l’interdiction de tuer ses petits, si l’on trouve le nid.

Le « bon » boa est aussi le gardien des richesses de la terre. Dans un récit maseual, un jeune homme aide un boa à se dégager d’un tronc d’arbre sous lequel il était coincé. Le serpent demande au jeune homme de le ramener à la « maison » de ses parents, une caverne. Là, on lui donne un anneau qui produit de l’or (Taller de Tradicion Oral 2009 : 386 suiv. ; Reynoso-Rábago et Taller de Tradición Oral 2006, vol. 2 : 227-230.) On peut faire le parallèle avec le mont Colhua à Ixtacamaxtitlán, tête d’un serpent géant et qui renferme un trésor dans ses flancs[6].

Cette fonction de protection des subsistances et de la richesse qu’on attribue au boa (et, dans le haut Apulco, au « serpent du maïs ») le rapproche de Cihuacoatl, la « femme-serpent », déesse-mère (Tonantzin) des Aztèques, et plus spécialement de son avatar Chicomecoatl, « Sept-Serpent ». Celle-ci était la déesse « des biens de subsistance, soit de tout ce qui se mange et se boit […] C’est la première femme qui a commencé à faire le pain [les tortillas de maïs] et d’autres nourritures et plats » (Sahagún 1969, t. 1 : 46-47). Sahagún mentionne également deux sortes de mazacoatl. L’un « vit dans les montagnes et attire avec son haleine lapins, oiseaux et personnes, et les avale […] L’autre est paresseux et domestique, et certains les élèvent pour les manger car ils sont savoureux » (Sahagún 1969, t. 3 : 270-271). On reconnaît là la double représentation actuelle du boa, y compris dans la forme de prédation. C’est la seule mention chez l’auteur du fait que l’on consommait la chair de serpent.

Chicomecoatl partageait cette fonction nourricière avec Tlaloc, dieu de la pluie. Au sujet de ce dernier, voici ce que rapporte Sahagún :

Il donnait la pluie pour qu’elle arrose la terre, pour que croissent toutes les herbes, arbres et nourritures. […] On l’appelle Tlaloc Tlamacazqui [« Tlaloc nourricier »] car il vit dans le paradis terrestre [Tlalocan] et donne aux hommes ce qu’il faut pour la vie du corps.

Sahagún 1969, t. 1 : 45

Tlaloc vit encore aujourd’hui, dans l’imaginaire maseual/nahua : c’est Aueuejcho, le « dindon de la mer ». Il rompt ses chaînes à la Saint-Jean et on l’entend s’ébrouer (tauiuixoka) sur le rivage, « comme un bruit de tonnerre mouillé », avant que n’éclatent les grands orages d’été. C’est lui que la présence des serpents annonce, et que kuesalkouat appelle. On ne voue aucun culte à Aueuejcho, mais on évite de mentionner son nom à haute voix : pour les paysans, les pluies désastreuses sont autant à craindre que la sécheresse !

Il apparaît donc que, lorsque la christianisation a réprimé le culte des divinités mésoaméricaines, leur place n’a pas été complètement occupée par le panthéon catholique. On a continué d’attribuer à de puissantes entités surnaturelles des fonctions aussi importantes que la protection des montagnes et des récoltes, ou le retour tant espéré des pluies saisonnières. Cette persistance a été facilitée par l’association privilégiée des dieux avec le monde animal, en particulier avec les reptiles, forme animale que possédaient déjà plusieurs d’entre eux : le Serpent à plumes, et les déesses « Femme-Serpent », « Jupe-de-Serpents » et « Sept-Serpent ». Les personnages sacrés ont changé : les fonctions essentielles demeurent.

Les reptiles et amphibiens qui nous affectent négativement (tein tetaueliaj)

Les reptiles n’ont pas tous des fonctions positives, loin de là. En plus de mordre, les serpents effraient (temoujtiaj)[7]. Une interlocutrice souligne que la nauyaca (Bothrops asper) se cache dans les branches des orangers et effraie ceux qui vont faire la cueillette. Il faut prendre des précautions si on veut la tuer, car elle hypnotise (texoxa) : « Mon ami en a vu une et il a pu réagir avant qu’elle ne lui saute dessus : sans la regarder dans les yeux, il a pris un bâton et lui a écrasé la tête. » Le serpent à sonnettes (koyolkouat – Crotaleus spp.) a la réputation d’hypnotiser aussi. Du palankanauiak (Atropoides nummifer) on rapporte : « Il affecte la vue (teixtauelia) : si on l’a regardé dans les yeux, peu importe où on regarde ensuite, on le voit. Pour que l’hallucination cesse, il faut fumer. L’épouvante qu’inspire le serpent est “froide”, comme sa morsure, et doit se soigner avec des remèdes “chauds” ».

Dans le cas du serpent corail (Tropidodipsas sartori), il peut être attiré par magie sympathique : « Si un homme joue avec des colliers ou des bracelets de femme – de couleur rouge et noire comme les anneaux du serpent –, quand il ira aux champs un serpent corail se mettra en travers de sa route et lui causera de l’effroi. »

Du « serpent-vieillard » (kouaueuentsin, Atropoides nummifer) on dit : « Il est court et gros comme ce que peuvent saisir les deux mains. Il n’hypnotise pas, mais il est néfaste (nexikolokuilin) : il affecte la vue des gens (teixtauelia). Si on le voit, on doit le tuer (–miktia) : avant, il faut lui lancer de la fumée de tabac (–pokui) pour l’étourdir et pouvoir l’abattre. Nous ne l’affectons pas : c’est lui qui nous châtie (–kuetaxuia – voir plus bas) ». La magie sympathique agit dans le cas de la palankanauiak (« nauyaca au dos pourri ») : si on la touche, c’est la main qui se met à pourrir. Pour une raison qui demeure obscure, un mal du même genre (se pajpalani) affectera celui qui touche au lézard (topej).

Certains interlocuteurs attribuent au petakouat, un colubridé de bonnes dimensions, un caractère néfaste : « Ce doit être le bâton du Diable (Amo Kuali ikuouj) car il produit chez les gens une lourdeur dans leur corps et les avale. Son haleine est très forte et vous enveloppe. Il n’affecte pas les gens : il les tue. Il ne les mord pas, il les étouffe et les avale entiers[8] ! »

Reptiles, amphibiens et représentations des genres

Dans le bas Apulco, le monde des reptiles et amphibiens est directement lié aux représentations autochtones des genres. Plusieurs serpents venimeux peuvent hypnotiser, « engourdir » un homme (texoxa), tandis que, dans certaines circonstances, une femme peut neutraliser un reptile simplement en crachant dessus.

Ces rapports changent avec le cycle biologique des femmes, dont le métabolisme implique des variations importantes entre le « froid » et le « chaud ». Par exemple, lorsqu’une femme est enceinte, elle devient très « chaude » et, partant, plus vulnérable. Si elle rencontre un serpent (« ce qu’il y a de plus froid ») deux choses peuvent se produire. Si elle a peur (momoujtia), c’est le serpent qui l’emporte : il « vole le coeur du bébé » (kiyolkuilia in pili) et elle va avorter (piluetsi). Pour qu’il n’arrive rien à l’enfant, elle devra être courageuse et cracher sur le reptile : il en mourra. Pour la même raison, l’inoffensive couleuvre verte (xiujkilkouat) meurt si elle aperçoit une femme. La magie sympathique joue ici aussi. Si la femme a trop tardé, en regardant l’animal, le bébé naîtra avec des yeux de serpent ; la même chose arrivera à la femme enceinte qui fixe le texaxako (Sceloporus mucronatus), gros lézard du haut Apulco. Pire encore, si une femme « enceinte de deux à trois mois observe de façon trop soutenue un iguane à crête (kouanan, “mère des serpents” – Basiliscus vittatus), son bébé naîtra avec des bras pareils, les jambes pareilles, et même une petite queue ! » Le chasseur qui croise un iguane rentrera bredouille. À l’inverse, si l’iguane voit l’homme le premier, « il s’attriste tout seul (moyokolia) et meurt (miki), son museau se fend (ixtapani) […] car les hommes portent avec eux notre maladie à nous les femmes (kokolis tejuan tisiuamej) ». Cette « maladie » désigne les altérations que provoquent chez la femme les règles et la grossesse : dans ce cas précis, une femme communique alors à son compagnon sa propre invulnérabilité.

D’autres reptiles sont également porteurs d’influences positives ou néfastes, modulées par les représentations liées aux genres. Porter un grelot du serpent à sonnettes permet à un homme de conquérir les femmes. La femme qui se frotte les mains avec un iguane vivant (kouixin – Iguana iguana) fera des tortillas savoureuses et bien lisses ; gare à ne pas être tachée par son sang, cependant, car elle pourrait en mourir. Du lézard « faux scorpion » (Abronia graminea), on raconte qu’en plus de piquer avec le dard qu’il est censé avoir sur la queue, s’il apparaît sur le chemin ou – pire – dans la maison, il y a des malheurs en vue. Un autre lézard de haute montagne, le « bavard » (cholopi – non ident.), trompe les passants en sifflant comme un serpent. On dit qu’il est le « médecin des serpents » : il vient ressusciter, la nuit, le serpent qu’on a tué. Ce qui explique qu’on ne retrouve plus la dépouille qu’on avait accrochée, la veille, à un arbre, selon la tradition. Le crapaud (sapo – Incilius spp.) est inoffensif, mais ne doit cependant pas être molesté. Être surnaturel, de genre féminin, « elle vient de Talokan où elle moud le maïs (takuechoua). Son dos est sale parce qu’elle est trop occupée pour se laver : elle ne fait que cuire des tortillas (nokta tisi saj) ». Gare à qui lui lance une pierre : la malchance l’attend !

Plus dangereux est le crapaud-buffle (tololo – Rhinella horrribilis). S’il va chanter chaque nuit près de la maison où se trouve un malade, ce dernier ne guérira pas. La salamandre (talkonet, « enfant de la terre », Aquiloeuricea quetzalanensis) envoûte les jeunes femmes qui n’ont pas encore enfanté : on raconte qu’elle s’associe à une chenille géante (techichini – non ident.) pour aller téter leurs seins pendant leur sommeil, provoquant la stérilité. Pour briser le mauvais sort, il faut l’attraper avec un bâton et la jeter au loin : si on la tuait, « un enfant de la maison mourrait ».

Les serpents qui châtient (tein tetatsakuiltiaj)

Une fonction importante des serpents venimeux, dans la cosmologie nahua/maseual, est de sanctionner les comportements déviants. Si un serpent venimeux apparaît à un chasseur sur le sentier (ou dans son piège), ce peut être un avertissement (tanauatilis) pour qu’il « mette de l’ordre » dans ses relations de couple. Encore plus, s’il trouve toujours ses pièges vides ou si son fusil s’enraye : « Si un homme est infidèle et va à la chasse, il peut rencontrer le serpent miauatsin (Oxybelis aeneus) et ce dernier lui fera comprendre ses manquements (teixpetanis). Il le piquera (tetipinis). S’il ne le mord pas, lui, il mordra ses chiens. » Si on pense à des femmes en allant aux champs, le serpent a tôt fait de nous rejoindre (niman moajsilia).

Nous avons vu que le serpent d’eau akouat, protecteur de la faune aquatique, punit le pêcheur qui gaspille (kininauilchiua, « se moque de ») ses prises ; il n’en capturera plus et le verra apparaître : « Il mord comme la nauyaca et sa morsure provoque des frissons (tesejsekuilti). Pour se guérir, il faut prendre le kouapajxiuit (Abelmoschus manihot [L.] Medic.) et se réchauffer. »

Parallèlement, les serpents punissent les femmes qui gaspillent le maïs. On raconte qu’une femme ne laissait pas les volailles entrer dans sa cuisine parce qu’elle les considérait comme « sales » : elles ne pouvaient donc pas picorer les parcelles de pâte qui tombaient de la pierre à moudre (metat), et les gens de la maison les foulaient au pied, ce qui déplut fortement au Maïs. Deux nauyacas apparurent alors près de la pierre à moudre. Son mari tenta de les tuer avec son fusil, mais le coup ne partit pas. Les lampes à pétrole s’éteignirent. Finalement, les serpents sortirent de la maison par eux-mêmes et se perdirent dans les broussailles.

Dans le haut Apulco, on dit du serpent chirrionera (Mastigodryas melanolomus) qu’il s’appelle ainsi car, à celui qui « marche en paresseux », il donne un coup de fouet (chirrionazo) avec sa queue. Dans le bas Apulco, on dit du même serpent qu’il fouette ceux qui ne respectent pas leurs parents.

Ces exemples montrent comment dans l’éthique nahua/maseual, le respect du maïs et celui de la faune se situent sur le même plan que la fidélité conjugale ou la piété filiale : ils sont tous nécessaires au maintien de l’ordre cosmique et social. Les serpents sont les gardiens de cet ordre naturel et humain, mais ils n’agissent pas d’eux-mêmes. Comme les animaux sauvages, les oiseaux et les poissons qu’on chasse et qu’on mange, ils sont sous les ordres des Talokanka, un couple d’êtres surnaturels, Toteiskatotatsin et Toteiskatonantsin, (« le père-et-la-mère-de-notre-subsistance »). Le couple vit dans le Talokan (le Tlalocan des Aztèques), région du monde souterrain d’où proviennent la vie et l’abondance des végétaux et du gibier. Les Talokanka gardent ce dernier dans de grands enclos. Ils le relâchent mais seulement pour les chasseurs et les pêcheurs qui « mènent une bonne vie » (yek nemilis) ; aux autres, ils envoient les serpents.

C’est pourquoi, chez les Nahuas/Maseualmej de la basse vallée de l’Apulco, nous pouvons parler d’une écologie-économie morale dans laquelle les reptiles jouent un rôle-clef, exprimant le jugement des Maîtres du Talokan sur les comportements humains et appliquant des sanctions aux coupables. Cela confère aux serpents venimeux une double dimension. D’une part, ils sont dangereux et on doit les tuer quand on les voit. D’autre part, ce sont des messagers chargés d’avertir puis de punir physiquement (kuataxuia) ceux qui ne se corrigent pas. Cette fonction d’avertissement-châtiment permet d’expliquer pourquoi ceux dont le venin est mortel sont appelés los mero buenos (« les vrais bons »).

Sur le plan cosmologique, le boa occupe une position opposée à celle des serpents venimeux : il est « bon » et protège par sa présence la culture essentielle, le maïs. C’est pour cela qu’on ne tue pas le « boa blanc » (istakmasakouat), celui qui vit dans la milpa et qui peut être le double animal de quelqu’un. On lui attribue des qualités qui le rapprochent des humains : il n’est pas « froid », la femelle « réchauffe » ses petits après la naissance et on dit même qu’elle leur apporte à manger. Il en vient à être semi-domestiqué et on dit que certains répondent à un sifflement de celui qui possède le terrain où ils vivent.

Des rapports cognitifs, pratiques, cosmologiques et moraux

Les données recueillies dans nos deux enquêtes sur les savoirs autochtones concernant les reptiles et les amphibiens du bassin de la rivière Apulco, enquêtes effectuées à trente ans de distance (1987-2017), révèlent l’existence d’un système de connaissances persistant et structuré, qui inclut des dizaines d’espèces.

Nous considérons qu’il s’agit d’un système unique puisque tant le contenu que la structure de ces savoirs sont les mêmes en haute et en basse montagne. Ce système de connaissances paraît durable à travers le temps. Au sein de cet ensemble, les serpents se détachent comme foyer d’attention culturelle, ce qui peut s’expliquer par le danger qu’ils représentent : surtout en basse montagne, plus humide et dotée d’une végétation plus dense.

En plus de leurs caractéristiques et propriétés physiques, nous avons vu que les reptiles et les amphibiens ont leur place dans la riche cosmologie maseual/nahuat. Ils font partie d’une faune fantastique déjà décrite par Sahagún il y a cinq siècles (1969, t. 3 : 266-276) et analysée par López Austin (2013). Nous avons été frappés de retrouver aujourd’hui des croyances et des pratiques proches de celles rapportées au xvie siècle par le franciscain. Par exemple, l’opposition entre un boa « bon, domestique » et un autre « méchant, sauvage », l’existence d’un « serpent qui vole », ou l’utilisation du tabac pour étourdir le serpent qu’on veut tuer.

Si l’on prend comme point de départ les descriptions de Sahagún, il semble qu’il y ait eu un déplacement des fonctions des divinités aztèques vers certains animaux, en particulier – mais pas exclusivement – des reptiles. Par exemple, la fonction de Quetzalcoatl, qui était d’« ouvrir la voie aux nuages de pluie », s’est divisée entre un oiseau, l’hirondelle, qui « balaie le ciel devant les nuages », et deux reptiles, kuesalkouat et le gecko, qui « appellent la pluie ». De même les fonctions nourricières de Tlaloc et de Chicomecoatl sont maintenant partagées entre Aueuejcho et les Foudres, qui « font pleuvoir » et les Talokej et le boa, qui protègent la croissance des épis.

Si l’on compare les représentations des reptiles et des amphibiens avec celles des petites bêtes, que nous avons étudiées précédemment (Beaucage et Taller de Tradición Oral Totamachilis 2017), on est frappé par certaines similitudes et d’importantes différences. Quant aux similitudes, on trouve aussi chez « les êtres qui rampent et ceux qui plongent dans l’eau » de la nourriture et des remèdes, en plus de protecteurs. On rencontre aussi des prédateurs, sur le plan physique et surnaturel : ceux qui hypnotisent, font avorter ou rendent une jeune femme stérile. Dans le cas des serpents venimeux, la prédation est souvent précédée d’un « avertissement » en cas d’inconduite sexuelle ou de gaspillage de nourriture ; le châtiment intervient dans un second temps.

Une des principales différences entre l’univers des reptiles et celui des insectes est la présence, dans le premier, de créatures fantastiques (kuesalkouat, kiauikouat, tiotsin) et la relation fréquente que les autochtones contemporains établissent entre eux et des êtres surnaturels, grands maîtres des pluies, des récoltes et du gibier. Cette relation est quasi-absente chez les insectes, à l’exception des abeilles, également sensibles à l’inconduite sexuelle des apiculteurs.

En ce qui concerne la structuration même de ces savoirs autochtones, dans les deux ensembles on voit à l’oeuvre l’analogie, la métaphore et la métonymie. En effet, les rapports familiaux du boa sont construits comme ceux d’une famille humaine (analogie). Les métaphores sont fréquentes : ainsi le serpent-natte (petakouat) est qualifié de « bâton du diable » parce qu’il est jugé particulièrement néfaste, et la salamandre est appelée « bébé de la terre » (talkonet) car son corps visqueux et son museau aplati rappellent un nouveau-né. La métonymie intervient dans la nomenclature : on désigne le gecko par sa « main rugueuse » (maxaxakach) et le crotale par son grelot (koyoltsin).

Dans un article précédemment cité (Beaucage et Taller de Tradición Oral 2017 : 108), nous nous étions inscrits en faux contre une affirmation de Descola selon laquelle les rapports à la nature des peuples mésoaméricains se faisaient selon un seul « mode d’identification », qu’il appelait « l’analogisme » (Descola 2005 : 280). Or, dans un texte plus récent, Descola considère désormais que « la situation la plus répandue est celle de l’hybridité dans laquelle un mode d’identification en domine légèrement un autre avec pour conséquence une pluralité de combinaisons complexes » (Descola 2011 : 104, cité par Geertz 2017 : 48). Voilà qui correspond tout à fait aux données recueillies dans nos enquêtes chez les Nahuas.

Enfin, la présence d’un tel corpus de savoirs, chez les autochtones actuels du bassin de l’Apulco démontre hors de tout doute que leur appropriation matérielle de ce milieu par l’agriculture, la collecte, la chasse et la pêche, se double d’une appropriation symbolique qui n’est pas moins importante, à l’heure où des mégaprojets extractifs remettent en cause leur présence même dans ce milieu.