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1. Introduction

La violence à l’école demeure encore aujourd’hui un phénomène préoccupant tant pour les décideurs en éducation, les intervenants scolaires que pour les élèves qui en sont témoins, auteurs ou victimes. L’une des premières formes de violence à avoir retenu l’attention des chercheurs et des acteurs du milieu scolaire est l’intimidation dite traditionnelle (traditional bullying) (Moore, Norman, Suetani, Thomas, Sly et Scott, 2017). Les recherches ont montré qu’une proportion importante d’élèves dans les milieux scolaires étaient la cible d’intimidation traditionnelle (Allanson, Lester et Notar, 2015). Depuis le début du siècle et à la suite de l’élargissement de l’accès aux nouvelles technologies, un nouveau type de violence, la cyberintimidation, a émergé entre les élèves (Beran et Li, 2005; Juvonen et Gross, 2008; Steeves et Wing, 2005). Plusieurs recherches montrent que tant les victimes d’intimidation traditionnelle que de cyberintimidation sont davantage à risque de présenter des difficultés sur le plan psychologique, telles qu’une faible estime de soi, un niveau d’anxiété élevé, un plus faible sentiment de bien-être, une plus grande chance de vivre un épisode dépressif et un plus haut risque suicidaire (Hinduja et Patchin, 2012; Li, Smith et Cross, 2012; Smith, 2012). D’autres études ont néanmoins remis en doute l’effet de la cyberintimidation sur les élèves puisque ceux qui en subissent sont aussi dans une forte proportion victimes d’intimidation traditionnelle. Selon ces auteurs, il serait donc possible que l’intimidation traditionnelle ait une plus grande influence sur le développement de difficultés chez les élèves qui en sont la cible que la cyberintimidation. Étant donné ce manque de consensus, il est pertinent de mieux comprendre le rôle respectif et unique de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation dans l’évolution des difficultés d’adaptation des élèves (Ersilia, Pamela et Annalaura, 2012; Olweus, 2012a; Perren, Dooley, Shaw et Cross, 2010; Williford, Orsi, DePaolis et Isen, 2018).

1.1 L’intimidation traditionnelle

Malgré le fait qu’il existe un débat sur la définition de l’intimidation traditionnelle, celle-ci serait vue comme une intention de nuire par un agresseur, un déséquilibre des pouvoirs entre l’agresseur et la victime, et enfin par un caractère répété des gestes (Menesini et Salmivalli, 2017). En plus des agressions physiques (p. ex.: frapper, cracher au visage, briser les objets personnels), l’intimidation traditionnelle comprend aussi les agressions verbales (p. ex.: menacer ou insulter) et relationnelles (p. ex.: propager des rumeurs, isoler un élève d’un groupe) (Olweus, 2013). La prévalence de l’intimidation traditionnelle chez les adolescents varie grandement entre les études et entre les pays d’où proviennent les données. Une étude internationale réalisée dans 40 pays a montré que l’exposition à l’intimidation traditionnelle variait entre 8,6 % et 45,2 % pour les garçons et entre 4,8 % et 35,8 % pour les filles (Craig, Harel-Fisch, Fogel-Grinvald, Dostaler, Hetland, Simons-Morton … Due, 2009). Une méta-analyse rapportant les données de 80 études indiquait quant à elle une prévalence de 36 % chez les jeunes de 12 à 18 ans (Modecki, Minchin, Harbaugh, Guerra et Runions, 2014). Les informations concernant la prévalence de l’intimidation traditionnelle au cours de la vie de l’élève restent limitées, mais celle-ci tendrait à diminuer auprès des élèves plus âgés (Craig et al., 2009). En outre, les garçons seraient plus fréquemment victimes d’intimidation traditionnelle que les filles bien que les résultats à ce sujet restent divergents dans les écrits scientifiques (Reijntjes, Kamphuis, Prinzie et Telch, 2010).

1.2 La cyberintimidation

Par ailleurs, la cyberintimidation peut être définie comme tout comportement réalisé à l’aide de médias électroniques ou numériques par un ou des individus qui est répété et qui communique d’une façon hostile ou agressive un message texte, photo ou vidéo destiné à infliger un préjudice ou un inconfort chez l’autre (Tokunaga, 2010). La cyberintimidation diffère de l’intimidation traditionnelle de plusieurs manières, notamment par l’anonymat fréquent de la personne qui perpétue la cyberintimidation, le potentiel qu’un événement unique de cyberintimidation puisse devenir répété s’il y a partage de celui-ci (p. ex.: un courriel haineux transféré à l’ensemble des élèves de l’école), le caractère omniprésent de la cyberintimidation qui peut survenir à toute heure de la journée et enfin son absence de limite physique (Li et al., 2012). La prévalence de la cyberintimidation auprès des élèves du primaire et du secondaire varie d’une manière importante entre les études, mais serait généralement moins fréquente que l’intimidation traditionnelle (Aboujaoude, Savage, Starcevic et Salame, 2015; Modecki et al., 2014). À cet égard, une analyse critique des écrits scientifiques rapporte une prévalence entre 3 % et 72 % chez les adolescents (Selkie, Fales et Moreno, 2016). Cette grande divergence de la prévalence s’expliquerait entre autres par la variabilité des définitions et de la méthodologie utilisée ainsi que par la différence dans la rigueur de la démarche scientifique employée des études (p. ex.: présence dans l’article de suffisamment d’informations sur le moment de collecte, la validité et la fidélité de l’instrument utilisé, les caractéristiques des participants, le traitement des données manquantes) (Selkie et al., 2016). Une importante recherche québécoise réalisée dans 79 écoles secondaires montre que 2,1 % des élèves ont indiqué être la cible d’insultes ou de menaces par courriel et 2,3 % la cible de messages humiliants ou de fausses rumeurs sur les réseaux sociaux, et ce, au moins deux à trois fois par mois (Beaumont, Leclerc, Frenette et Proulx, 2014). La relation entre l’âge et la cyberintimidation reste inconstante bien que le phénomène toucherait sensiblement plus d’élèves du secondaire que du primaire (Aboujaoude et al., 2015). De plus, les filles subiraient davantage de cyberintimidation que les garçons au début ou au milieu de l’adolescence alors que les garçons seraient plus fréquemment victimes de cyberintimidation que les filles à la fin de l’adolescence (Barlett et Coyne, 2014).

1.3 Intimidation traditionnelle et cyberintimidation: impacts sur les problèmes internalisés et le bien-être des élèves

De nombreuses études tant théoriques qu’empiriques suggèrent que les élèves victimes d’intimidation traditionnelle courent un risque accru de développer des difficultés d’adaptation et, plus spécifiquement, des problèmes internalisés tels que des symptômes dépressifs, de l’anxiété en plus de présenter un niveau plus faible de bien-être durant leur adolescence (Bond, Carlin, Thomas, Rubin et Patton, 2001; Hawker et Boulton, 2000) et leur vie adulte (Goswami, 2012; Reijntjes et al., 2010; Takizawa, Maughan et Arseneault, 2014). Chez les élèves qui en sont victimes, l’intimidation traditionnelle est aussi reliée à une augmentation des symptômes somatiques, tant par leur sévérité que par leur fréquence (Fekkes, Pijpers, Fredriks, Vogels et Verloove-Vanhorick, 2006; Vernberg, Nelson, Fonagy et Twemlow, 2011). En outre, certaines études montrent que l’intimidation est associée à une moins bonne performance scolaire en plus d’être à plus haut risque de décrochage scolaire (Eisenberg, Neumark-Sztainer et Perry, 2009; Juvonen, Wang et Espinoza, 2011). Tout comme l’intimidation traditionnelle, selon de nombreuses études, la cyberintimidation est reliée à des difficultés psychologiques, sociales et scolaires en plus de présenter un niveau de bien-être faible (Hinduja et Patchin, 2012; Landoll, La Greca, Lai, Chan et Herge, 2015; Li et al., 2012; Navarro, Ruiz-Oliva, Larrañaga et Yubero, 2015; Sjursø, Fandrem et Roland, 2015; Smith, 2012). De plus, les élèves qui sont victimes de cyberintimidation seraient davantage à risque de présenter des problèmes somatiques (Vieno, Gini, Lenzi, Pozzoli, Canale et Santinello, 2015). Par ailleurs, une récente méta-analyse totalisant 257 678 adolescents a montré que la cyberintimidation permettait d’expliquer 30 % de la variance des problèmes internalisés manifestés chez cette population (Fisher, Gardella et Teurbe-Tolon, 2016).

Malgré ces études, un questionnement persiste dans les écrits à savoir quelle part est respectivement attribuable à la cyberintimidation et à l’intimidation traditionnelle au regard de ces difficultés de nature internalisée (Díaz et Kowalski, 2019; Williford et al., 2018). Olweus (2012b) a été l’un des premiers à remettre en doute le rôle de la cyberintimidation sur l’adaptation psychosociale des élèves en proposant d’évaluer avec une plus grande rigueur les effets spécifiquement engendrés par l’intimidation traditionnelle ainsi que par la cyberintimidation. Dans cette étude, Olweus (2012b) a montré qu’une fois l’intimidation traditionnelle prise en compte comme variable de contrôle l’effet de la cyberintimidation sur l’estime de soi devenait statistiquement et cliniquement non significatif. Cette étude indique également un chevauchement important entre l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation. Ainsi, 88 % des élèves ayant été victimes de cyberintimidation étaient aussi victimes d’intimidation traditionnelle. Ce chevauchement est aussi relevé dans d’autres recherches. Par exemple, dans une méta-analyse de Kowalski, Giumetti, Schroeder et Lattanner (2014) répertoriant 81 études, la corrélation entre l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation était modérée (r = 0,40, 95 % IC [0,37, 0,42]). Une autre recherche estime qu’entre 57 % et 90 % des victimes de cyberintimidation sont aussi victimes d’intimidation traditionnelle (Ersilia, 2012). Pour Olweus (2012b), la cyberintimidation ne créerait qu’un faible nombre de nouvelles victimes, et il émet l’hypothèse que ce n’est pas la cyberintimidation vécue chez les victimes qui explique leurs difficultés, mais bien l’intimidation traditionnelle ou une combinaison des deux. D’autres recherches ont pris en compte d’une manière statistique l’effet de l’intimidation traditionnelle et ont montré que la cyberintimidation n’était pas un prédicteur des problèmes internalisés des élèves (Dempsey, Sulkowski, Nichols et Storch, 2009; Díaz et Fite, 2019; Hase, Goldberg, Smith, Stuck et Campain, 2015; Williford et al., 2018). Notamment, Williford et al. (2018) ont utilisé plusieurs modèles d’équations structurelles pour évaluer l’effet de la cyberintimidation sur trois variables endogènes (dépendantes), telles que les symptômes dépressifs, les symptômes d’anxiété ainsi que l’estime de soi d’élèves du primaire en prenant en compte l’intimidation traditionnelle et en contrôlant l’âge et le genre des élèves. Une fois l’intimidation traditionnelle prise en compte et le contrôle statistique effectué, la cyberintimidation avait un effet statistiquement non significatif sur l’ensemble des variables endogènes de l’étude, alors que l’intimidation traditionnelle avait un effet important sur ces mêmes variables. Malgré tout, d’autres recherches, en contrôlant elles aussi pour l’intimidation traditionnelle, ont montré que la cyberintimidation restait un prédicteur significatif dans la qualité de l’adaptation psychosociale des élèves (Bonanno et Hymel, 2013; Landoll et al., 2015; Sjursø et al., 2015; Waasdorp et Bradshaw, 2015). De surcroît, une récente méta-analyse a indiqué qu’une fois contrôlée pour l’intimidation traditionnelle la cyberintimidation présentait un effet significatif, mais faible (r = .12) sur les problèmes internalisés (Gini, Card et Pozzoli, 2018). Cette méta-analyse comporte cependant certaines limites dont la diversité géographique des études utilisées ainsi que la méthode statistique employée pour évaluer l’effet unique de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation. Plus précisément, la méthode statistique employée ne permettait pas d’inclure plusieurs recherches dans l’analyse, dont celle d’Olweus (2012b) qui n’avait montré aucune relation entre la cyberintimidation et les problèmes internalisés.

1.4 L’étude actuelle

À ce jour, il n’existe aucun consensus sur l’effet réel de la cyberintimidation sur les problèmes internalisés. Qui plus est, à notre connaissance, une seule étude a évalué l’effet unique de la cyberintimidation sur le sentiment de bien-être des élèves. Il est essentiel de mieux explorer ces informations puisqu’une partie des interventions mises en place auprès des élèves résulte des difficultés vécues. Ainsi, ces données permettraient de mieux cibler les interventions auprès des élèves en fonction de leur réalité. En outre, dans un contexte où les ressources des milieux scolaires sont limitées (p. ex.: argent, temps disponible, encadrement), il est recommandé de diriger celles-ci vers des besoins qui maximiseront l’adaptation des élèves (Hase et al., 2015). Par conséquent, il importe de départager le rôle respectif de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation en évaluant dans quelle mesure celles-ci influencent d’une manière unique les problèmes internalisés (problèmes dépressifs, problèmes d’anxiété et problèmes somatiques), ainsi que le sentiment de bien-être chez les élèves du secondaire. À la lumière des informations précédentes, l’hypothèse de recherche est que tant l’intimidation traditionnelle que la cyberintimidation permettent d’expliquer les problèmes internalisés et le bien-être des élèves, mais en revanche l’intimidation traditionnelle sera le prédicteur le plus important.

2. Méthodologie

2.1 Échantillon

L’échantillon de cette étude est composé de 1 087 élèves, 509 filles et 578 garçons, de la première à la cinquième année du secondaire, âgés de 12 à 17 ans (M = 14,66, SD = 1,42) et provenant de 11 écoles secondaires francophones du Québec. Parmi ceux-ci, 12,3 % des élèves provenaient de la première secondaire, 11,3 % de la deuxième secondaire, 30,4 % de la troisième secondaire, 24,6 % de la quatrième secondaire et 21,6 % de la cinquième secondaire. Afin de catégoriser les élèves entre victimes et non-victimes tant pour l’intimidation traditionnelle que la cyberintimidation, nous avons utilisé le critère proposé par Solberg et Olweus (2003) qui est d’avoir fait l’objet d’intimidation traditionnelle au moins deux à trois fois par mois au cours des trois derniers mois. Le tableau 1 présente le nombre et le pourcentage d’élèves victimes d’intimidation traditionnelle et de cyberintimidation selon l’âge et le genre. Les résultats de l’étude indiquent que les filles sont davantage victimes d’intimidation et de cyberintimidation que les garçons. De plus, le pourcentage d’élèves victimes d’intimidation traditionnelle et de cyberintimidation est plus élevé chez les élèves âgés de 15 ans et plus.

Tableau 1

Nombre et pourcentage d’élèves qui ont subi de l’intimidation traditionnelle ou de la cyberintimidation au moins deux à trois fois par mois au cours des trois derniers mois selon l’âge et le genre

Nombre et pourcentage d’élèves qui ont subi de l’intimidation traditionnelle ou de la cyberintimidation au moins deux à trois fois par mois au cours des trois derniers mois selon l’âge et le genre

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2.2 Procédure

Les données ont été recueillies entre la fin du mois de novembre et le début du mois de décembre 2013 à l’aide d’un questionnaire en ligne. La participation des élèves était volontaire. Après avoir obtenu le consentement éthique de l’université d’attache pour réaliser le projet de recherche, nous avons contacté aléatoirement des écoles secondaires du Québec afin de connaître leur intérêt à participer à l’étude. Les écoles qui ont accepté de participer ont consenti à transmettre à leurs élèves les informations du projet de recherche ainsi qu’un code d’identification unique, créé par le chercheur principal. Ce code à usage unique permettait à chaque élève de se connecter à la plateforme de questionnaire en ligne en plus d’éviter que des élèves répondent à plus d’une reprise.

2.3 Mesures

Dans la première partie des questionnaires, les élèves ont dû indiquer leurs caractéristiques sociodémographiques, telles que leur âge, leur genre, leur niveau d’études secondaires et le nom de l’école fréquentée. Par la suite, les élèves devaient répondre à des questionnaires mesurant leur fréquence d’exposition à l’intimidation traditionnelle et à la cyberintimidation, leur niveau de bien-être ainsi que l’intensité de leurs problèmes internalisés. Le niveau de cohérence interne de chaque échelle a été évalué par l’alpha de Cronbach (α) et l’oméga de McDonald (Ω) à l’aide de la version 0.9.2.0 du logiciel JASP (JASP Team, 2019). L’utilisation de l’oméga de McDonald permet de pallier différentes lacunes de l’alpha de Cronbach en plus d’être un estimateur plus précis de la cohérence interne d’une échelle de mesure (Béland, Cousineau et Loye, 2017; Dunn, Baguley et Brunsden, 2014; McNeish, 2018).

2.3.1 Intimidation traditionnelle

L’intimidation traditionnelle subie a été mesurée à l’aide de neuf items de la version française de l’Olweus Bullying Questionnaire traduit et validé en langue française par Kubiszewski, Fontaine, Chasseigne et Rusch (2014). Ce questionnaire, utilisé à la fois dans les milieux scolaires et scientifiques, serait le plus fréquemment utilisé dans les écrits scientifiques pour mesurer les comportements d’intimidation subis en plus d’avoir connu plusieurs études de validation (Lee et Cornell, 2009). Les élèves devaient indiquer sur une échelle à cinq niveaux la fréquence à laquelle ils ont été confrontés à l’intimidation traditionnelle en allant de jamais à plusieurs fois par semaine, et ce, au cours des trois derniers mois (p. ex.: «Un ou plusieurs camarades t’ont-ils exclu ou complètement ignoré?»; «Un ou plusieurs camarades t’ont-ils fait des remarques méchantes ou déplacées?»). Dans cette étude, le score continu de chacun des items de l’échelle et non pas la dichotomie victime/non-victime a été utilisé. Cette technique apporte ainsi une analyse plus fine de la fréquence de l’intimidation traditionnelle chez les élèves. La cohérence interne des items utilisés dans le cadre de cette recherche s’avère élevée (α = 0,844; Ω = 0,854).

2.3.2 Cyberintimidation

La cyberintimidation subie a été mesurée à l’aide d’une adaptation du questionnaire de Kowalski et Limber (2007). Cet instrument comporte cinq items (p. ex.: «Un ou plusieurs camarades t’ont-ils fait des remarques méchantes ou déplacées par courriel, messagerie instantanée, dans des salles de clavardage?»). Les élèves devaient indiquer sur une échelle à cinq niveaux la fréquence à laquelle ils ont subi différentes formes de cyberintimidation allant de jamais à plusieurs fois par semaine, et ce, au cours des trois derniers mois. Dans le cadre de la présente recherche, le score continu de chacun des items de l’échelle et non pas la dichotomie cybervictime/non-cybervictime a été utilisé. Dans cette étude, la cohérence interne est élevée (α = 0,877; Ω = 0,892).

2.3.3 Problèmes dépressifs

Les problèmes dépressifs ont été mesurés à l’aide des 13 items de l’échelle de problèmes dépressifs (p. ex.: «Je pleure beaucoup.») de la version française du Youth Self Report (Achenbach et Rescorla, 2001). Ce questionnaire, basé sur des décennies de recherche et d’expériences pratiques, est fréquemment employé par les professionnels comme un outil diagnostique clinique dans les écoles, les milieux médicaux, les services à l’enfance et autres. Il a également été utilisé dans un vaste nombre d’études en plus de faire l’objet de plusieurs validations sur une vaste population d’élèves d’âges variés et dans divers contextes culturels (Achenbach, Becker, Döpfner, Heiervang, Roessner, Steinhausen et Rothenberger, 2008; Wyss, Voelker, Cornock et Hakim-Larson, 2003). Les échelles de ce questionnaire, de même que les deux suivantes (problèmes d’anxiété et problèmes somatiques) constituent des mesures autorapportées par les adolescents utilisant une échelle à trois niveaux allant de pas vrai (0) à très vrai (2). La cohérence interne de cette échelle s’est avérée acceptable (α = 0,787; Ω = 0,811).

2.3.4 Problèmes d’anxiété

Les problèmes d’anxiété ont été mesurés à l’aide des six items de l’échelle de problèmes d’anxiété (p. ex.: «Je suis nerveux, tendu ou irritable.») de la version française du Youth Self Report (Achenbach et Rescorla, 2001). La cohérence interne de cette échelle est faible (α = 0,688; Ω = 0,695).

2.3.5 Problèmes somatiques

Les problèmes somatiques ont été mesurés à l’aide des sept items de l’échelle de problèmes somatiques (p. ex.: «J’ai des problèmes physiques sans cause médicale connue: maux de tête.») de la version française du Youth Self Report (Achenbach et Rescorla, 2001). Dans cette étude, la cohérence interne est acceptable (α = 0,705; Ω = 0,720).

2.3.6 Sentiment de bien-être

Le bien-être des adolescents fut évalué en utilisant la composante cognitive évaluative du concept du bien-être qui est défini par la satisfaction générale que la personne peut entretenir à l’égard de sa vie et a été mesuré à l’aide de la version française du Satisfaction with Life Scale (Diener, Emmons, Larsen et Griffin, 1985). Ce questionnaire, abondamment utilisé dans les recherches et dans les milieux cliniques comme marqueur du bien-être subjectif, comprend cinq énoncés (p. ex.: «En général, ma vie correspond de près à mes idéaux.»; «Jusqu’à maintenant, j’ai obtenu les choses importantes que je voulais de la vie.») auxquels les élèves doivent répondre sur une échelle de Likert en sept points allant de fortement en désaccord (1) à fortement en accord (7). La version française a démontré une qualité psychométrique acceptable comparable à la version originale anglaise (Blais, Vallerand, Pelletier et Brière, 1989). Dans cette étude, la cohérence interne obtenue fut élevée (α = 0,871; Ω = 0,878).

2.3.7 Genre

Le genre des élèves a été codifié d’une manière factice, à savoir 0 pour les garçons et 1 pour les filles.

2.4 Analyse des données

Les analyses de données descriptives et corrélationnelles ont été menées à l’aide de la version 25 du logiciel SPSS (IBM Corp, 2016). Étant donné que la majorité des difficultés manifestées chez les élèves victimes de cyberintimidation sont également présentes chez les victimes d’intimidation traditionnelle, des méthodes d’analyses statistiques permettant de tenir compte de ces relations complexes ont été utilisées (Williford et al., 2018). Une analyse factorielle confirmatoire a ainsi été réalisée afin d’évaluer si l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation sont deux facteurs latents distincts. De plus, une série de modèles par équations structurelles en utilisant un estimateur du maximum de vraisemblance a été réalisée à l’aide de la version 24 du logiciel AMOS (Arbuckle, 2016). Ce type d’analyse a été utilisé dans le but de mieux prendre en compte les erreurs de mesure compte tenu de la corrélation élevée attendue entre la cyberintimidation et l’intimidation traditionnelle (Weston et Gore Jr., 2006). Afin d’évaluer la qualité de l’ajustement de chacun des modèles, quatre différents critères ont été utilisés. Pour chacun des indices, les valeurs critiques minimales considérées comme acceptables selon Hu et Bentler (1999) sont indiquées entre parenthèses. Les indices sont le root mean square error of approximation (RMSEA; ≤ 0,08), le Tucker-Lewis index (TLI; ≥ 0,90), le confirmatory fit index (CFI; ≥ 0,90) ainsi que le standardized root mean squared residual (SRMR; ≤ 0,08).

Dans le présent échantillon, les données obtenues concernant l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation ne suivent pas une distribution normale et cette dernière est décalée vers la droite. Cela s’explique par le fait que de nombreux élèves n’ont jamais été la cible ou très rarement de l’une ou l’autre de ces formes de violence. Dans une distribution non normale, les erreurs types du maximum de vraisemblance sont sous-estimées (Enders, 2001). Afin de tenir compte de cet effet, une méthode de rééchantillonnage bias-corrected bootstrap pour estimateur du maximum de vraisemblance avec 10 000 itérations a été utilisée. Cette méthode a montré son efficacité et sa robustesse pour tenir compte d’un type de distribution non normale à l’intérieur de modèles d’équations structurelles (Finney et DiStefano, 2013; Walker et Smith, 2017).

3. Résultats

Les résultats de notre étude seront répartis en deux sections. Tout d’abord, nous présenterons une analyse factorielle confirmatoire des échelles de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation. Ensuite, seront exposés les résultats de quatre modèles par équations structurelles qui ont été réalisés afin de mieux comprendre le rôle respectif de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation sur les problèmes internalisés (problèmes d’anxiété, problèmes dépressifs et problèmes somatiques) ainsi que le bien-être chez des élèves du secondaire.

3.1 Analyse factorielle confirmatoire

Les résultats de l’analyse factorielle confirmatoire, qui a été réalisée pour évaluer si l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation étaient deux construits distincts, ont montré un ajustement adéquat sur l’ensemble des indices: SRMR = .0478; RMSEA = 0,079, 90 % IC [.073, .086]; CFI = 0,943; TLI = 0,929. En ce qui concerne l’intimidation traditionnelle, les résultats de l’analyse montrent que tous les items pouvaient être chargés sur un seul facteur. Les coefficients de saturation des items variaient de 0,77 à 0,27. Un item comportait un coefficient de saturation faible (0,27), soit «Un ou plusieurs camarades t’ont-ils pris de l’argent, volé des affaires ou cassé des affaires durant les deux/trois derniers mois?». Afin d’améliorer l’ajustement du modèle, cet item a été supprimé en se basant sur son coefficient, mais aussi sur une base théorique puisqu’il implique une forme plus intrusive et rare d’intimidation traditionnelle. Pour ce qui est de la cyberintimidation, les résultats de l’analyse montrent que tous les items pouvaient être chargés sur un seul facteur. Les coefficients de saturation des items variaient de 0,86 à 0,59. Les corrélations entre l’ensemble des variables à l’étude sont présentées dans le tableau 2. Les corrélations les plus élevées ont été obtenues entre l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation (r = 0,67), entre les problèmes d’anxiété et les problèmes dépressifs (r = 0,60) ainsi qu’entre les problèmes somatiques et les problèmes dépressifs (r = 0,53).

Tableau 2

Corrélations entre l’ensemble des variables à l’étude

Corrélations entre l’ensemble des variables à l’étude

Genre: fille = 1; garçon = 0, ***p < 0,001; **p < 0,01; *p < 0,05.

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3.2 Modèles d’équations structurelles

Le premier modèle d’équations structurelles a évalué le rôle de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation sur les problèmes d’anxiété en contrôlant l’âge et le genre des élèves. La qualité de l’ajustement du modèle est adéquate pour tous les indices à l’exception du TLI qui était sous le seuil critique acceptable (SRMR = 0,063; RMSEA = 0,066, 90 % IC [0,062, 0,069]; CFI = 0,904; TLI = 0,891). Les indices de modifications, calculés à l’aide du logiciel AMOS, ont été utilisés afin d’évaluer si l’addition de corrélations entre deux termes d’erreur pouvait améliorer l’ajustement de notre modèle. Les indices de modifications a posteriori pour ajouter des corrélations entre des termes d’erreur sont fréquemment utilisés dans les recherches en sciences sociales et devraient être employés prudemment en prenant en compte tant les données statistiques que théoriques (De Carvalho et Chima, 2014; Weston et Gore Jr., 2006). Deux liens de corrélations ont été retenus et ajoutés au modèle. Le premier lien se situe entre le terme d’erreur de la question 7 de l’échelle de l’intimidation traditionnelle et la question 3 sur l’échelle de la cyberintimidation. Ces questions ont pour but d’évaluer la fréquence à laquelle les élèves sont victimes de rumeurs ou de mensonges à leur égard par leurs pairs, la première d’une façon traditionnelle, la seconde d’une manière virtuelle. Le second lien de corrélation était entre le terme d’erreur de la question 9 de l’échelle de l’intimidation traditionnelle et la question 5 sur l’échelle de la cyberintimidation. Ces deux items mesuraient le début du premier événement d’intimidation ou de cyberintimidation vécu. Après l’ajout de ces deux corrélations, la qualité d’ajustement du modèle était adéquate sur l’ensemble des indices (SRMR = 0,062; RMSEA = 0,059, 90 % IC [0,055, 0,063]; CFI = 0,924; TLI = 0,913). Le modèle final standardisé est présenté à la figure 1. Les résultats montrent que l’intimidation traditionnelle permet de prédire significativement les problèmes d’anxiété (β = 0,47, p < 0,001), tandis que la cyberintimidation permet de prédire d’une manière négative les problèmes d’anxiété (β = -0,12, p < 0,05), ce qui signifie que plus l’élève est exposé à la cyberintimidation, moins il présente un niveau élevé de problèmes d’anxiété. Concernant le genre et l’âge des élèves, les filles (β = 0,25, p < 0,001) et les élèves plus âgés présentent davantage de problèmes d’anxiété (β = 0,13, p < 0,001).

Figure 1

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de problèmes d’anxiété selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de problèmes d’anxiété selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

Anxié et ax = Problèmes d’anxiété, Tradi et it = Intimidation traditionnelle, Cyber et ci = Cyberintimidation, ***p < 0,001; **p < 0,01; *p < 0,05.

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Le second modèle d’équations structurelles a évalué le rôle de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation sur les problèmes dépressifs en contrôlant encore une fois l’âge et le genre des élèves. La qualité de l’ajustement du modèle est inadéquate pour deux indices, soit le TLI et le CFI qui sont sous le seuil critique acceptable (SRMR = 0,055; RMSEA = 0,07, 90 % IC [0,067, 0,072]; CFI = 0,846; TLI = 0,832). Comme pour le précédent modèle, compte tenu des indices de modifications et de raisons théoriques, deux liens de corrélations entre le terme d’erreur des items 3 et 7 et entre les items 5 et 8 ont été ajoutés. Malgré tout, la qualité de l’ajustement du modèle était inadéquate sur les deux mêmes indices (SRMR = 0,054; RMSEA = 0,066, 90 % IC [0,063, 0,069]; CFI = 0,861; TLI = 0,847). Une analyse subséquente des indices de modifications a montré un lien fort entre les termes d’erreur des items 18 et 91 de l’échelle de problèmes dépressifs. Ces deux items sont utilisés pour mesurer les comportements suicidaires, et certaines recherches ont montré leur efficacité lorsqu’utilisées conjointement pour évaluer le niveau d’agissement suicidaire (Van Meter, Algorta, Youngstrom, Lechtman, Youngstrom, Feeny et Findling, 2018). À la suite de ces considérations théoriques et statistiques, un lien de corrélation a été ajouté entre les deux termes d’erreur de ces items, ce qui a permis de rendre le modèle adéquat sur l’ensemble des indices (SRMR = 0,054; RMSEA = 0,058, 90 % IC [0,055, 0,061]; CFI = 0,912; TLI = 0,901). Le modèle final standardisé est présenté à la figure 2. Les données révèlent que l’intimidation traditionnelle prédit significativement les problèmes dépressifs (β = 0,60, p < 0,001). Toutefois, la cyberintimidation n’est pas prédite significativement dans ce modèle. En ce qui concerne le genre et l’âge des élèves, les filles présentent un plus grand nombre de problèmes dépressifs que les garçons (β = 0,22, p < 0,001), tandis que les élèves plus âgés présentent davantage de problèmes dépressifs (β = 0,12, p < 0,001).

Le troisième modèle évalue le rôle de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation sur les problèmes somatiques, et ce, en contrôlant l’âge et le genre de l’élève. Encore une fois, la qualité de l’ajustement du modèle est inadéquate pour un indice, soit le TLI qui était sous le seuil critique acceptable (SRMR = 0,049; RMSEA = 0,063, 90 % IC [0,059, 0,066]; CFI = 0,902; TLI = 0,891). Comme pour les deux modèles précédents, à l’aide des indices de modifications et de raisons théoriques, deux liens de corrélations ont été ajoutés entre le terme d’erreur des items 3 et 7 et entre les items 5 et 8. À la suite de cette modification, le modèle présente un ajustement adéquat sur l’ensemble des indices (SRMR = 0,047; RMSEA = 0,056, 90 % IC [0,052, 0,060]; CFI = 0,923; TLI = 0,912). Le modèle final standardisé est présenté à la figure 3. Les résultats indiquent que l’intimidation traditionnelle est reliée significativement aux problèmes somatiques (β = 0,26, p < 0,001), tandis que la cyberintimidation n’est pas un prédicteur significatif dans ce troisième modèle. Les filles ont davantage de problèmes somatiques que les garçons (β = 0,26, p < 0,001). Les élèves plus âgés présentent davantage de problèmes somatiques (β = 0,08, p < 0,01).

Figure 2

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de problèmes dépressifs selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de problèmes dépressifs selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

Dépr et de = Problèmes dépressifs, Tradi et it = Intimidation traditionnelle, Cyber et ci = Cyberintimidation, ***p < 0,001; **p < 0,01; *p < 0,05.

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Figure 3

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de problèmes somatiques selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de problèmes somatiques selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

Som et so = Problèmes somatiques, Tradi et it = Intimidation traditionnelle, Cyber et ci = Cyberintimidation, ***p < 0,001; **p < 0,01; *p < 0,05.

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Le dernier modèle a pour but d’évaluer le rôle de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation sur le niveau de bien-être en contrôlant l’âge et le genre. La qualité de l’ajustement du modèle est adéquate sur l’ensemble des indices (SRMR = 0,048; RMSEA = 0,065, 90 % IC [0,061, 0,069]; CFI = 0,927; TLI = 0,917). Malgré tout, compte tenu des informations théoriques et statistiques présentées précédemment, deux liens de corrélations ont été ajoutés entre les termes d’erreur des items 3 et 7 et entre les items 5 et 8. À la suite de cette modification, le modèle présente un ajustement supérieur et adéquat sur l’ensemble des indices (SRMR = 0,046; RMSEA = 0,058, 90 % IC [0,053, 0,062]; CFI = 0,944; TLI = 0,936). Le modèle final standardisé est présenté à la figure 4. Les données montrent que l’intimidation traditionnelle permet de prédire le niveau de bien-être (β = -0,42, p < 0,001), ce qui signifie que plus l’élève est victime d’intimidation traditionnelle, moins il présente un niveau élevé de bien-être. Cependant, la cyberintimidation ne permet pas de prédire le bien-être. Les filles présentent un niveau inférieur de bien-être que les garçons (β = -0,06, p < 0,05). Enfin, l’âge n’est pas un prédicteur du niveau de bien-être des élèves.

Figure 4

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de bien-être selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

Modèle d’équations structurelles prédisant le niveau de bien-être selon l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation à l’aide d’estimations normalisées

bê = Bien-être, Tradi et it = Intimidation traditionnelle, Cyber et ci = Cyberintimidation, ***p < 0,001; **p < 0,01; *p < 0,05.

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4. Discussion

L’objectif de cette étude vise à évaluer dans quelle mesure l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation affectent d’une manière indépendante les problèmes internalisés et le sentiment de bien-être d’élèves du secondaire. L’hypothèse de recherche est confirmée partiellement et montre que l’intimidation traditionnelle représente un prédicteur plus important des problèmes internalisés et du bien-être des élèves que ne l’est la cyberintimidation. Cependant, contrairement à l’hypothèse formulée, la cyberintimidation est liée uniquement aux problèmes d’anxiété chez les élèves.

4.1 Implication théorique

Les résultats de la présente étude vont dans le même sens que ceux obtenus d’autres recherches qui montrent qu’une fois contrôlée pour l’intimidation traditionnelle subie, la cyberintimidation ne serait pas reliée d’une manière supplémentaire aux problèmes internalisés (Dempsey et al., 2009; Díaz et Fite, 2019; Hase et al., 2015; Olweus, 2012b; Williford et al., 2018). Plus spécifiquement, l’étude de Williford et al. (2018), ayant utilisé un plan d’analyse statistique comparable à cette recherche, mais utilisant un échantillon d’élèves du primaire, montre des résultats quasi identiques aux nôtres. Comme prévu, les données indiquent que l’intimidation traditionnelle est un prédicteur statistiquement significatif des problèmes internalisés et du bien-être des élèves. Ces résultats vont également dans le même sens que de nombreuses études qui montrent que plus les élèves sont victimes d’intimidation traditionnelle, plus ils présentent des problèmes dépressifs (Beaulieu, 2007), d’anxiété et de somatisation (Gini et Pozzoli, 2009, 2013; Hawker et Boulton, 2000; Moore et al., 2017; Reijntjes et al., 2010).

Comment expliquer que plusieurs recherches, dont la nôtre, rapportent que la cyberintimidation n’est pas liée aux problèmes internalisés une fois contrôlée pour l’intimidation traditionnelle, alors que d’autres études montrent l’inverse? À la lumière des résultats obtenus, deux principales hypothèses peuvent être formulées. La première hypothèse est que la cyberintimidation n’entraînerait que peu de problèmes internalisés supplémentaires chez les élèves déjà victimes d’intimidation traditionnelle. De prime abord, cette hypothèse pourrait sembler aller à l’encontre des études qui, contrairement à la nôtre, ont observé un lien unique entre la cyberintimidation subie et les problèmes internalisés une fois l’intimidation traditionnelle prise en compte (Bonanno et Hymel, 2013; Landoll et al., 2015; Sjursø et al., 2015; Waasdorp et Bradshaw, 2015). En revanche, l’analyse de ces études révèle que dans la majorité d’entre elles l’intimidation traditionnelle reste le prédicteur le plus important des problèmes internalisés, ce qui rejoint les résultats de notre recherche. À l’instar des problèmes internalisés, nos résultats évoquent que seule l’intimidation traditionnelle est un prédicteur significatif du sentiment de bien-être. À notre connaissance, notre recherche est la première à souligner l’absence de relation statistiquement significative entre la cyberintimidation et le bien-être des adolescents. Malgré tout, bien qu’ayant identifié une relation statistiquement significative entre la cyberintimidation et le niveau de bien-être, l’étude de Wigderson et Lynch (2013) a montré que cette relation était faible, alors que la relation avec l’intimidation traditionnelle était modérée. Somme toute, notre étude et celle de Wigderson et Lynch (2013) vont dans le même sens en montrant que l’intimidation traditionnelle est un facteur plus important que la cyberintimidation pour prédire le niveau de bien-être des élèves.

La seconde hypothèse qui pourrait expliquer la grande divergence entre les études provient d’un problème d’ordre théorique, principalement l’absence de définitions communes en ce qui concerne l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation, de même que la grande variété d’instruments de mesure utilisés pour évaluer le phénomène (Olweus, 2012b). Compte tenu de cette divergence dans les instruments de mesure, il est donc possible que les études, incluant la nôtre, mesurent des formes sensiblement différentes d’intimidation traditionnelle et de cyberintimidation, ce qui a pour effet de produire des résultats distincts, mais qui pour la plupart semblent malgré tout aller dans la même direction – comparativement à l’intimidation traditionnelle, la cyberintimidation permettrait de prédire dans une moindre mesure les problèmes internalisés. Cette absence de balises communes s’ajoute aussi au fait qu’il existe dans les écrits scientifiques divers questionnements théoriques à savoir si la cyberintimidation se différencie de l’intimidation traditionnelle ou s’il ne s’agit que du prolongement d’un même phénomène (Dooley, Pyżalski et Cross, 2009; Wachs, Wolf et Pan, 2012).

Enfin, cette recherche relève un résultat inattendu en rapportant que la cyberintimidation est liée faiblement, mais de façon statistiquement significative, uniquement aux problèmes d’anxiété. Par contre, cette relation était négative, ce qui implique que le fait de subir de la cyberintimidation serait relié d’une manière faible à moins de problèmes d’anxiété. Ce résultat est inattendu et nécessite une analyse plus exhaustive de la relation entre la cyberintimidation et l’anxiété. D’abord, les corrélations entre les variables présentées dans le tableau 2 montrent une relation positive et significative entre la cyberintimidation et l’anxiété (r = 0,22 p < 0,001). La réalisation d’un modèle par équations structurelles similaire à celui présenté dans la figure 1, mais ne prenant pas en compte l’intimidation traditionnelle, révèle aussi que plus l’élève subit de la cyberintimidation, plus celui-ci présente un niveau élevé de problèmes d’anxiété (β = 0,23, p < 0,001). Ces derniers résultats montrent donc que les élèves qui subissent de la cyberintimidation présentent davantage de problèmes internalisés, ce qui est similaire à la majorité des études à ce sujet. Cette relation s’inverse uniquement lorsque l’intimidation traditionnelle est simultanément prise en compte. Compte tenu de l’absence d’étude de validation, il pourrait être possible que la qualité psychométrique de notre questionnaire sur la cyberintimidation ait pu entraîner un biais statistique.

4.2 Limites de l’étude

Notre recherche comporte certaines limites importantes. Tout d’abord, l’échantillon d’élèves du secondaire n’était pas distribué d’une manière égalitaire entre les années d’études. Plus spécifiquement, les élèves de la troisième et de la quatrième secondaire étaient représentés en plus grand nombre dans l’échantillon. Compte tenu de l’absence d’outils comparatifs validés au moment de la collecte des données, une autre limite provient de l’utilisation d’une échelle non validée pour évaluer la fréquence de cyberintimidation subie. Malgré la réalisation d’une analyse factorielle qui indique un bon ajustement et la présence d’un construit unique pour la cyberintimidation, le manque de validation externe augmente les risques de mesurer inadéquatement le concept à l’étude. D’autre part, la collecte de l’échantillon a eu lieu à l’automne 2013, soit environ six ans avant la soumission de cet article. Comme le rappellent Livingstone et Haddon (2008), les recherches sur la cyberintimidation deviennent rapidement désuètes compte tenu de l’évolution rapide des technologies et de leur usage auprès des adolescents. Il est donc possible que la relation entre la cyberintimidation et l’adaptation psychosociale soit différente auprès des élèves d’aujourd’hui. Compte tenu de ces deux dernières limites, la réplication de cette étude en utilisant un questionnaire sur la cyberintimidation ayant subi une validation francophone serait pertinente. Enfin, l’information sur le fait de perpétrer de l’intimidation ou de la cyberintimidation n’a pas été utilisée dans cette étude. Bien que l’objectif de l’étude visait en partie à répliquer les recherches précédentes qui intégraient uniquement l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation subies, la prise en compte des comportements d’agression pourrait permettre d’avoir une analyse plus précise selon le profil des élèves (p. ex.: victime et agresseur simultanément).

4.3 Implication pratique

Cette étude présente certaines implications pratiques. Tout d’abord, les résultats confirment l’importance de mettre en place des actions pour prévenir et réduire la prévalence de l’intimidation traditionnelle à l’école. Tant le niveau de bien-être que l’ensemble des problèmes internalisés sont prédits par l’intimidation traditionnelle une fois l’âge et le genre des élèves pris en compte. Les résultats révèlent ainsi qu’un élève victime d’intimidation risque de présenter d’importantes souffrances qui ne peuvent être ignorées. Il en est autrement pour ce qui est de la cyberintimidation. Les données obtenues ne permettent pas d’affirmer que la cyberintimidation possède d’une manière directe le même effet délétère que l’intimidation traditionnelle. Toutefois, cela ne signifie aucunement qu’il n’est pas important de sensibiliser les élèves sur cette forme de violence manifestée dans l’espace virtuel ni de détecter les élèves qui en sont victimes. Ainsi, à la lumière des résultats indiquant un très fort chevauchement avec l’intimidation traditionnelle, nous sommes amenés à partager le point de vue d’autres auteurs qui proposent que la cyberintimidation subie par un élève n’est pas à banaliser. Ainsi, la cyberintimidation se révèle être un indicateur important de la possibilité de subir parallèlement de l’intimidation traditionnelle et d’entraîner par le fait même des problèmes internalisés. Autrement dit, un élève victime de cyberintimidation est à haut risque d’être victime d’intimidation traditionnelle et donc à risque élevé de présenter des problèmes internalisés et un faible niveau de bien-être.

5. Conclusion

L’objectif de cet article était de mieux comprendre le rôle respectif de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation auprès des adolescents. Nos résultats révèlent que lorsqu’on prend en compte d’une manière simultanée l’intimidation traditionnelle et la cyberintimidation, cette dernière n’entraîne pas davantage de problèmes internalisés ou un plus faible niveau de bien-être chez les élèves. La présence d’une relation positive entre la cyberintimidation et les problèmes internalisés une fois l’intimidation prise en compte présente un élément inattendu qui est à interpréter avec prudence, mais dont davantage d’études permettraient d’éclaircir certains des questionnements qu’elle soulève. Nos résultats rappellent enfin le grand chevauchement entre les deux formes d’intimidation et la nécessité, pour les acteurs du milieu scolaire, de rester à l’affût de l’intimidation traditionnelle, mais aussi de la cyberintimidation tant elle semble être un indicateur, même indirect, d’une souffrance chez les adolescents. Au-delà de l’amélioration des connaissances théoriques du phénomène de l’intimidation traditionnelle et de la cyberintimidation, mieux comprendre de quelle manière la qualité de l’adaptation psychosociale des élèves est influencée selon le type de violence subie permet de mieux cibler les programmes de prévention en milieu scolaire et les interventions à l’égard des victimes, témoins ou auteurs.

Malgré la taille satisfaisante et la variété des écoles de notre échantillon, il n’en reste pas moins que cette recherche présente une réalité contextuelle à un moment précis, et ce, pour l’étude d’un phénomène qui est en constante évolution. Il reste ainsi toujours nécessaire de mettre en place des études évaluant l’adaptation scolaire et psychosociale des élèves victimes d’intimidation traditionnelle et de cyberintimidation. Une meilleure connaissance du phénomène de la cyberintimidation de même que la prise en compte des nouvelles plateformes de diffusion multipliant ainsi de nouvelles possibilités d’interactions (p. ex.: TikTok, Twitch, Discord, Instagram) et des nouvelles tendances et réalités numériques chez les élèves (p. ex.: sextage, utilisation grandissante des ordinateurs et tablettes à l’école) pourraient permettre de mieux comprendre et suivre l’évolution de la problématique de la violence à l’école dans son ensemble (Smith, 2012).