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L’ouvrage de Dominique Turcq occupe une place intéressante dans le paysage intellectuel français, puisqu’il propose une réflexion sur le devenir du travail à un horizon de 10 ans, sans relever exactement d’une étude scientifique à proprement parler. Cela tient tout d’abord à l’originalité du profil de l’auteur, sorti d’une école de commerce prestigieuse, avec une carrière de haut niveau dans plusieurs cabinets de conseil en stratégie. En toute humilité, l’auteur reconnaît aussi avoir emprunté des idées à diverses sources émanant d’un nombre important de penseurs, de philosophes et de sociologues, ainsi que d’enseignements issus du collège de France, de l’ENS ou de l’EHESS et de recherches diverses. Afin d’organiser sa prospective, Dominique Turcq propose de mieux cerner l’objet du travail par une définition, à savoir : « une activité humaine consistant à mettre en forme une capacité, pour l’usage d’autrui, de manière indépendante (travail indépendant comme celui de l’artisan) ou sous la direction d’un autre (travail salarié ou employé) en échange d’une contrepartie monétaire, ou en nature, ou même de façon bénévole dès lors que ce bénévolat peut faire partie des catégories précédentes quand un modèle d’affaire viable est mis en place » (p. 11).

Or, l’immixtion du digital dans ce processus a changé les conditions du travail, mais n’a rien changé à sa nature profonde et à ses finalités. L’ère post-digitale est alors anticipée, en partant du principe que les apports et les transformations du numérique seront, sous peu, tout autant banalisés que le fut l’usage de l’électricité en son temps. Ce faisant, les décideurs, gestionnaires, politiques, sont invités à la fois à ne pas tout mélanger (« tout serait à ramener à l’aune de la transformation numérique ») et à ne pas anticiper systématiquement les transformations de manière négative (« le verre ne pourrait être vu qu’à moitié vide »). Le travail ne peut être ainsi saisi dans sa dynamique qu’à partir d’une vision systémique plus globale, qui nécessite une certaine prudence en termes de prospective. L’avenir ne peut être non plus prédit avec certitude. On peut toutefois cerner une séries de macro-tendances et de mutations qui pourraient influer sur les pratiques de travail (marché du travail organisé en fonction de la rareté des compétences, transformation des attentes par rapport au travail, nouvelles formes de relation au travail, changement du lieu de travail et télétravail, nouveaux paradoxes managériaux avec plus de liberté et en parallèle d’une surveillance digitale accrue). Toutefois, cette dynamique n’est pas seulement qu’intrinsèque au travail lui-même. Elle est également liée à des phénomènes sociaux plus globaux. Par ailleurs, il semble important de se départir d’une pensée médiatique et de l’influence de la « vulgate », afin d’anticiper les changements à venir comme des sources d’opportunités et non comme des menaces systématiques, dont on ne pourrait se remettre. Et l’auteur de déclarer : « Oui, le digital a réduit considérablement les coûts de transaction et a permis à certaines innovations d’apparaître plus vite et de façon plus efficace. Il a donc enrichi la possibilité d’innovation, comme l’électricité le fit avant lui » (p. 20). Cette référence à la théorie des coûts de transaction illustre l’importance du digital dans les arbitrages entre entreprise et marché, au sens de Coase et Williamson, et montre bien la transformation des chaînes de valeur qui en découle. Dominique Turcq oscille alors entre optimisme et prudence, en montrant que les technologies sont souvent porteuses de promesses, mais nécessitent d’être maîtrisées si l’on souhaite éviter les désillusions.

Les décideurs publics appelés à lire cet ouvrage ne trouveront pas d’application directe aux secteur des administrations, mais ce point n’est pas handicapant. L’ « intelligence artificielle appliquée » (IA), premier objet d’analyse retenu, s’applique tout autant au secteur privé qu’au secteur public. Selon l’auteur, l’IA devrait permettre un accroissement des emplois, dans la balance des destructions et des créations (cf. aussi étude de McKinsey), en révélant de nouveaux besoins et produits/services, en permettant une montée en compétence des travailleurs (« intelligence augmentée »[1], grâce à des systèmes de conseil en temps réel), tout en laissant une place privilégiée à l’intelligence humaine, afin de décider en dernier ressort. Ce point fait toutefois débat, car il n’écarte pas le risque que l’humain perde en autorité et soit dépassé par l’expertise-conseil de l’IA. Dans ce dernier cas, l’opérateur n’aurait plus les moyens de contester la décision proposée par l’IA, comme par exemple lorsqu’il s’agit d’accorder un prêt bancaire. Dominique Turcq insiste à ce niveau sur le risque que les données (« data ») soient incomplètes, mal organisées, rendant alors la prise de décision de l’IA inappropriée. Ces réserves montrent la nécessité de continuer d’accorder de l’importance et de la valeur au travail humain, qui ne peut être entièrement automatisé. Un autre avertissement se situe au niveau des données, devenant désormais un actif intangible crucial pour élaborer des services reposant sur une capacité prédictive (exemples multiples dans tous les secteurs, probabilité d’achat d’un consommateur, de nécessité de maintenance d’une pièce d’avion, etc). Les managers publics sont ainsi appelés à demeurer vigilants lors de la mise en place et de la diffusion des dispositifs d’IA, en veillant à la qualité des données traitées[2] et en laissant une place à l’appréciation humaine en dernier ressort. Ces développements appellent également à une refonte des services publics, en repensant en profondeur les interfaces de services fournis auprès des citoyens, des usagers et des contribuables. Ces nouvelles interfaces induisent alors des redéploiements massifs de personnels vers de nouvelles fonctions. Ces mouvements conduisent aussi à s’interroger sur la capacité des services publics à opter pour une telle évolution.

Dans ce sens, un premier défi réside au niveau des moyens financiers et humains nécessaires pour opérer une telle transformation digitale. Un second défi se situe au niveau de l’acceptabilité sociale et de la vitesse d’un tel changement. Sur ce dernier point, un retard trop important pris par les services publics représenterait une source de perte de compétitivité pour tous les secteurs de l’économie. L’accompagnement de cette transformation digitale passe, selon Dominique Turcq, par une analyse fine des compétences métier par métier, et poste par poste.

L’intelligence artificielle amène aussi à se pencher sur les avancées scientifiques permettant de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain, outil de travail par excellence[3], et certaines de ses caractéristiques rendant l’Homme non-robotisable, telles que sa créativité et sa plasticité. Il s’agit en d’autres termes des sciences cognitives, qui s’appuient sur la psychologie et la psychanalyse, et plus récemment, des neurosciences. L’ensemble de ces sciences conduit également à s’interroger sur les conditions optimales d’utilisation de notre cerveau, que ce soit en situation d’apprentissage et de formation (avec un accroissement de la volonté, et de la concentration), ou de travail plus courant (risques psycho-sociaux, d’épuisement au travail). Les rapports entre la psychologie, traitant du bien-être ou du stress, et la capacité du cerveau à accomplir de nouvelles tâches correctement sont avérés. Encore faut-il pouvoir en tenir compte lorsque l’on organise un environnement de travail ! En l’occurrence, cela revient à s’interroger in fine sur les compétences dans ces domaines des dirigeants, des managers, des responsables RH (« ressources humaines ») et des salariés, ou fonctionnaires, et d’une manière plus générale encore, sur les conditions de la rationalité de la décision publique, dans sa version « augmentée », bien que celle-ci soit condamnée à demeurer « limitée »[4]. Les enjeux d’un travail collaboratif efficace, non bureaucratique, sont également sous-jacents à un tel questionnement, avec une meilleure attention portée à la diversité des individus (par parcours, âge, atypicité), aux cadres et à l’architecture favorisant les bénéfices induits des interactions sociales physiques, non virtuelles, autrement dit ne reposant pas que sur du travail distant ou télétravail. Sans « plaisir, diversité, complexité », on ne peut espérer, selon D. Turcq, obtenir le rendement acceptable d’un cerveau. Une réflexion qui pourrait amener à revisiter le contenu de bon nombre de postes et de missions dans la fonction publique, face à des tâches sans grande valeur ajoutée et trop répétitives. Cette quête d’optimisation pourrait aussi tourner à l’obsession et la poursuite de la perfection, en recourant jusqu’aux techniques de biotechnologies et de transformation génétique de l’être humain. Les données d’ADN rendues plus accessibles pourraient alors poser de nouveaux problèmes redoutables, sur un plan éthique, juridique, économique. Cela pourrait concerner des entreprises ou des administrations souhaitant sélectionner les meilleurs candidats ou les traiter (par thérapie génique), mais aussi des salariés ou des fonctionnaires souhaitant aussi faire valoir leurs droits face aux mauvais traitements dont ils ont pu faire l’objet sur leur lieu de travail.

L’autre tendance venant bouleverser les représentations sur le travail, et ses pratiques, provient des nouvelles proximités créées entre les personnes via les réseaux sociaux et plus largement les outils numériques de communication. Ces derniers conduisent à une circulation nouvelles des connaissances, mais aussi à de nouvelles possibilités de contestations sociales ou de comportements déviants. Comme on l’a vu récemment dans le cas de pages Facebook, le devoir de réserve des fonctionnaires n’est plus respecté, par la tenue de propos répréhensibles. Ces derniers peuvent de ce fait porter atteinte à l’image et à la légitimité de certains corps professionnels, et du service public dans son ensemble. L’organisation des échanges sur les réseaux sociaux ouvre de nouvelles perspectives aux phénomènes de contestation de groupe. A contrario, certaines organisations tentent de récupérer ces mécanismes en inversant la dynamique négative, afin de les orienter vers la thématique du « bonheur au travail ». Si celui-ci ne peut se décréter, ou être obtenu par des recettes artificielles et anecdotiques, chaque salarié ou fonctionnaire en a manifestement une véritable aspiration. Repris à un échelon territorial, via des plateformes, ces nouvelles proximités devraient permettre de déboucher sur de nouveaux services et de nouveaux emplois, notamment dans les zones urbaines. Le phénomène de tripadvisorisation[5] va s’ajouter, puisque les services rendus sont désormais immédiatement notés par ceux qui en bénéficient. La qualité des prestataires est donc désormais de notoriété publique, et il devrait en être de même pour les administrations publiques. La donnée sur la qualité des services publics ne sera donc plus gérée en interne, mais elle sera disponible en « opendata » et partagée de facto avec l’ensemble des parties prenantes, nous faisant basculer de facto dans une « société d’évaluation et de surveillance ». Cette mise en transparence, avec ses dérives possibles, est de nature à modifier significativement notre rapport au travail et à la satisfaction des usagers. L’individu, en sa qualité de prestataire, disposera de facto d’une e-réputation, avec un scoring de sa qualité. Il en sera de même pour tout employeur, dont les salariés seront désormais invités à s’exprimer sur leurs conditions de travail (voir le site Glassdoor.com). L’autre versant négatif des réseaux sociaux est lié aux phénomènes de communautés, échangeant des informations plus ou moins justes (« fake news »), et y adhérant non plus sur des bases logiques, mais sur des critères d’appartenance communautaire, de confiance et d’émotion. Ce phénomène est qualifié de « société de la post-vérité », où le travailleur peut être lui-même entraîné dans cette spirale, en manipulant ses collègues, ses clients et les parties prenantes externes à son organisation. Pour retrouver le sens du travail, Dominique Turcq met alors en avant la notion de contribution au « bien commun », c’est-à-dire toute commodité matérielle ou immatérielle servant à la société dans sa globalité, et qui vient renouveler la notion plus classique d’ « intérêt général ».

Sur un plan plus structurel, les nouvelles technologies facilitent via la digitalisation de l’information la fragmentation du travail individuel, en tâches toujours plus éclatées et plus ponctuelles, avec un temps de transmission immédiat et un coût de transmission quasi nul. Il s’en suit une précarisation du travail. Si l’on perçoit les prémices d’un « travail en essaim », les technologies n’apparaissent pas pour autant encore matures. A ce jeu de la transformation des méthodes de travail, nombreux sont ceux qui se tournent ainsi vers le modèle des start-up. En outre, on notera que l’aplatissement de leur hiérarchie ne signifie pas sa disparition totale, avec des rapports subsistant de respect et de dépendance. Les nouvelles générations aspirent cependant à un travail au profit de l’employeur, mais un « travail pour soi », dans un contexte historique où le temps passé au travail est passé de 40 % en 1900 à 12 % en 2019[6]. Cette statistique montre bien que les organisations sont confrontées à une véritable problématique de soutien de l’engagement au travail. Non pas que ces jeunes générations sont individualistes. Elles aspirent plus à l’ « individuation », c’est-à-dire la reconnaissance de leur différence et de leurs besoins propres. En termes de management, surtout dans le cadre de contrats peu flexibles, on voit toute la difficulté que cela peut engendrer, notamment pour fidéliser les talents les plus prometteurs. Pour les plus doués, ce mouvement est donc précurseur d’une inversion du rapport de force employeur-employé, avec l’émergence d’un salarié-consommateur, consommateur de sa propre organisation, avec toutes les exigences que l’on prête à juste titre aux consommateurs.

Comme nous l’avons vu, la digitalisation de l’économie ne devrait pas laisser faussement à penser que l’organisation de demain pourrait être entièrement automatisée, et se passer d’humains. Encore faut-il prendre en considération, avec respect et éthique, le « capital humain » des organisations, qui est aussi celui des équipes et des individus qui les composent. Sans l’évoquer directement, Dominique Turcq traite ici de la notion de « contrat psychologique » entre l’employeur ou l’administration et le salarié ou le fonctionnaire, avec un sens du « bien commun » et de la « responsabilité sociétale ». L’appel aux neurosciences et aux sciences cognitives apparaît alors comme un formidable levier d’amélioration des compétences des individus. L’économie de la connaissance, monde connecté, donne au final une prime à ceux qui font preuve de « socialibilité, adaptabilité, agilité, capacité à gérer les liens humains » (p. 191).

Reste que les organisations dans leur ensemble connaissent mal leurs travailleurs. Ces derniers ne s’arrêtent pas seulement à ceux qui travaillent dans l’organisation, ils englobent ceux qui travaillent pour l’organisation. On pourrait même étendre le périmètre à ceux pour lesquels l’organisation travaille, et qu’elle contribue à faire mieux travailler. Il s’en suit une véritable problématique de métriques, et de tableau de bord stratégique. Les indicateurs requis devraient ainsi permettre de mieux suivre l’obsolescence des compétences, ou les trajectoires individuelles des salariés, qui peuvent d’ailleurs être bien renseignées via des réseaux comme Linkedin, et l’accompagnement fourni par l’organisation. Le regard sur les profils a aussi profondément changé, certaines grandes structures n’excluant plus d’embaucher d’anciens « start-upeur », ou de réembaucher des personnes qui avaient démissionné de chez elles pour vivre une autre expérience.

Ce nouvel environnement technologique, largement diffusé désormais à l’échelle mondiale, tend alors à renforcer les inégalités, en poussant à une mise en concurrence des individus pour un savoir-faire donné et en entraînant à la baisse la valeur marchande de ces savoir-faire. Seuls les détenteurs d’expertise rare sont susceptibles de faire croître le prix de leur travail. Face aux immenses besoins en travail bassement rémunéré, l’économie n’apparaît plus ainsi à même d’intégrer cette demande sociale de travail. Inversement, un déficit de personnes hautement diplômées est prévu, avec un manque de 85 millions pour 2030 selon un rapport édité par le cabinet de conseil Korn Ferry. Les métiers de contact apparaissent aussi en déficit de candidats, ce qui soulève au niveau français un problème d’image et de valorisation sociale. La régulation d’un tel déséquilibre passe de ce fait par une réforme du système éducatif, tourné vers le transfert de savoirs en phase avec les besoins et la capacité de reconvertir certains individus vers de nouveaux métiers. Dans ce sens, les périodes de reconversion devront s’appuyer sur un nouveau « contrat social » permettant d’en couvrir les frais. Une autre voie de résolution consistera à approcher le travail d’une manière beaucoup plus multidisciplinaire qu’auparavant. L’auteur appelle de ses voeux un retour à l’éthique, en prenant mieux en considération le client, de même que l’usager des services publics. Cette éthique a vocation à rendre le travail plus acceptable, en évitant une captation indue des richesses créées, et leur meilleure réallocation en faveur des salariés et des consommateurs. Les administrations publiques ont ici un rôle à jouer, en encadrant mieux les pratiques et en limitant les abus. Cela passe aussi par le développement d’une administration publique davantage à l’écoute de son environnement, plus flexible et humaine dans l’application de ses règles internes, dans sa structure et ses processus établis, dans sa culture (attitudes, codes de conduites). L’expérimentation doit reprendre une place importante, afin d’inventer de nouvelles façons de travailler. D’autres pistes, plus innovantes encore, peuvent être envisagées, comme le « hacking » organisationnel. Le « leadership » des responsables s’avère aussi indispensable pour écarter les obstacles au changement.

Une variable clé en lien avec le travail est celle du temps. Or, force est de constater que notre gestion du temps est encore loin d’être optimale, avec des décalages de vitesse d’adaptation entre les sphères privée (autonomie), professionnelle (contrainte) et publique (norme). Une autre variable clé en rapport avec le travail est notre vision et capacité à réinventer notre modèle social. C’est dans ce cadre que les technologies devraient être maîtrisées, afin qu’elles soient mises au service d’une meilleure allocation des ressources et circulation de la richesse créée.

Au final, l’ouvrage de Dominique Turcq est stimulant. Il évite de tomber dans une vision pessimiste des nouvelles technologies et des effets désastreux sur l’emploi résultant du digital. Il est aussi une invitation pour le décideur public à revisiter ses préceptes de bon management, en laissant une place à de nouvelles méthodes de gestion, et en mobilisant de nouvelles pistes, comme l’équilibre entre l’intelligence artificielle et l’expertise humaine, les neurosciences et plus largement les approches multidisciplinaires, l’expérimentation et plus globalement la recherche d’un nouveau modèle social capable de rémunérer le travail d’une manière descente et valorisante. Au jeu de la prospective menée avec certitude, Dominique Turcq préfère l’exercice d’une co-construction collective, pour laquelle il aura indubitablement contribué à dessiner certaines perspectives prometteuses et innovantes.