Corps de l’article

Les coopératives jouent un rôle clé dans l’alimentation et l’agriculture à l’échelle mondiale et certains travaux montrent qu’il n’existe pas de systèmes alimentaires avancés sans leur présence (Bijman et al., 2012). Cette centralité des coopératives dans l’alimentation s’explique par leur capacité à fédérer des producteurs de denrées agricoles (vins, céréales, lait, oeufs, viande…) autour de filières industrielles capables d’assurer la souveraineté alimentaire des pays (Assens, 2013; Iliopoulos, Cook, & Chaddad, 2016; Valentinov, 2007). Du fait de cette importance, les orientations stratégiques prises par les dirigeants au niveau des organes de gouvernance constituent des sujets de préoccupation majeurs aussi bien pour les agriculteurs attentifs à leurs revenus que pour les consommateurs soucieux de bénéficier d’une alimentation durablement saine (Bijman, Muradian, & Cechin, 2011; Guthman, 2011; Hollandts & Valiorgue, 2016).

Face à l’importance de ces structures économiques, un certain nombre de travaux ont progressivement mis en évidence les enjeux de gouvernance qui caractérisent les coopératives (Cook, Chaddad, & Iliopoulos, 2004; Cook & Grashuis, 2018; Hollandts & Valiorgue, 2016). En s’appuyant sur les développements de la théorie des droits de propriété et de la théorie de l’agence (Hollandts & Valiorgue, 2019), la littérature fait ressortir trois enjeux (Cook & Iliopoulos, 2000; Cook, 1995; Cornforth, 2004; Royer, 1999) : l’implication des adhérents dans le projet coopératif, la formulation d’un projet stratégique et le contrôle de l’action des dirigeants. Mais si ces enjeux sont clairement identifiés, le fonctionnement concret des organes de gouvernance fait l’objet de rares études empiriques et il est difficile de comprendre et de repérer les pratiques mises en oeuvre pour les solutionner.

Pour éclairer les actions et les initiatives des acteurs en matière de gouvernance des coopératives agricoles, nous proposons de développer un approche pratique (Golsorkhi, Rouleau, Seidl, & Vaara, 2010; Hendry, Kiel, & Nicholson, 2010; Jarzabkowski, Balogun, & Seidl, 2007). L’étude des phénomènes organisationnels est marquée ces dernières années par une importance grandissante apportée aux actions concrètes implémentées par les acteurs afin de traiter un certain nombre d’enjeux comme la fabrique de la stratégie (Golsorkhi et al., 2010; Jarzabkowski et al., 2007), le déploiement de l’innovation (Dougherty, 2004; Mantere, 2005) ou encore la stabilisation de structures organisationnels et le transfert de rôles organisationnels (Bargues & Valiorgue, 2019; Blackler & Regan, 2009). La gouvernance n’échappe pas à ce tournant pratique et des travaux récents se sont intéressés au fonctionnement concret des différents organes de gouvernance et en particulier des conseils d’administration (Bezemer, Nicholson, & Pugliese, 2014; Brennan & Kirwan, 2015; Heemskerk, Heemskerk, & Wats, 2017; Hendry et al., 2010; McNulty, Zattoni, & Douglas, 2013; Pugliese, Nicholson, & Bezemer, 2015). Nous proposons dans cette recherche de mobiliser une approche pratique afin d’observer et documenter les pratiques de gouvernance mises en oeuvre par les administrateurs de coopératives agricoles pour relever les principales difficultés auxquelles les coopératives agricoles sont confrontées (Chaddad & Iliopoulos, 2013; Cornforth, 2004). De manière plus précise, nous souhaitons comprendre comment les administrateurs d’une coopérative agricole parviennent à maintenir l’engagement des adhérents dans le projet coopératif, formuler un projet stratégique durablement créateur de valeur et contrôler l’action des dirigeants.

Pour répondre à cette question, nous avons mené une observation participante de quatre années au sein de la coopérative agricole Limagrain située au coeur de la région Auvergne (France) et spécialisée dans les semences de grandes cultures. Nous nous appuyons sur plusieurs séries d’observations participantes que nous avons effectuées dans les organes de gouvernance de la coopérative (assemblée de section, réunion générale d’information, conseil d’administration, comités de direction) ainsi que sur les dizaines d’interviews réalisés auprès des agriculteurs, des administrateurs et des dirigeants.

Deux contributions se dégagent de cet article. La première concerne la littérature sur la gouvernance des coopératives agricoles qui a identifié les enjeux de gouvernance mais a très peu étudié les pratiques mises en oeuvre par les acteurs. Notre recherche montre et détaille à travers le cas Limagrain un ensemble de pratiques mis en oeuvre par les administrateurs pour impliquer les adhérents, formuler une stratégie durablement créatrice de valeur et contrôler l’action des dirigeants. Le deuxième apport de notre recherche se situe au niveau du courant governance as practice. En centrant notre recherche sur une coopérative agricole, nous proposons d’étudier le fonctionnement d’une gouvernance partagée et démocratique et nous complétons en cela les champs d’investigation du courant governance as practice qui a travaillé plus spécifiquement les formes de gouvernance d’entreprises privées et financiarisées.

Les enjeux en matière de gouvernance des coopératives agricoles

Comme toutes les coopératives[1], les coopératives agricoles se caractérisent par une propriété collective et une mise en commun des moyens de production. Elles sont le résultat d’un partage de ressources et d’une mutualisation d’un outil de production de la part d’agriculteurs qui s’organisent collectivement pour assurer des conditions de production, collecte, transformation et distribution d’une ou plusieurs denrées agricoles (vins, viande, lait, céréales…). Le choix des représentants des agriculteurs qui vont avoir la charge d’orienter le fonctionnement de la coopérative et prendre les décisions stratégiques se fait selon des règles démocratiques et le principe « un homme - une voix ». Ces caractéristiques des coopératives engendrent trois problématiques de gouvernance singulières qui ont progressivement été documentées dans la littérature (Chaddad & Cook, 2004; Chaddad & Iliopoulos, 2013; Cook et al., 2004; Cook & Grashuis, 2018; Cook, 1995; Cook & Iliopoulos, 1999; Royer, 1999).

L’implication des adhérents dans le projet coopératif : une coopérative agricole constitue un bien collectif, un commun, qui par définition bénéficie à l’ensemble des membres (Dardot & Laval, 2014; Hardin, 2009; Ostrom, 2015; Valiorgue, 2018). Il peut arriver que certains membres produisent un effort moins important ou nul et laissent supporter les efforts aux autres membres tout en bénéficiant des mêmes services ou niveaux de rémunération. Ces comportements de passager clandestin en situation d’action collective (Daudigeos, Roulet, & Valiorgue, 2018) sont observables dans les coopératives agricoles à plusieurs niveaux (Cook & Iliopoulos, 2000; Cook, 1995; Royer, 1999). Cela peut être le cas d’un agriculteur non membre de la coopérative qui bénéficie des efforts de celle-ci pour négocier des tarifs avantageux avec la grande distribution ou des normes de production avec les pouvoirs publics sans contribuer aux efforts. Une deuxième forme de comportement opportuniste est observable entre les anciens et les nouveaux agriculteurs qui entrent au sein de la coopérative. Les nouveaux membres d’une coopérative bénéficient dès leur entrée d’une rémunération des parts sociales identiques à celles des anciens membres qui sont parfois à l’origine de la coopérative. Ces nouveaux membres bénéficient également d’un droit de vote identique et d’un accès aux services de la coopérative similaire aux anciens membres. Lorsque ces comportements opportunistes se multiplient et se généralisent c’est tout l’édifice coopératif qui est se retrouve affaibli (Cook & Grashuis, 2018; Grashuis, 2018; Grashuis & Cook, 2017).

Projet stratégique et horizon des retours sur investissement : les membres d’une coopérative en fonction de leurs âges et de leurs types de production agricole n’ont pas tous les mêmes attentes. Certains vont privilégier une performance et des retours sur investissement à court terme pour distribuer plus de bénéfices. D’autres vont inciter les dirigeants à adopter des comportements entrepreneuriaux et augmenter la prise de risques. Certains peuvent enfin pousser à une gestion prudente et limiter les investissements (Hakelius & Hansson, 2016a). La construction d’un projet stratégique dont les administrateurs sont responsables, s’avère être un exercice particulièrement délicat car il faut intégrer des attentes contradictoires et des horizons de temps différents (Cook, 1995; Saitone and Sexton, 2009).

Autonomie et contrôle des dirigeants : dans la plupart des situations, les agriculteurs et les administrateurs d’une coopérative ne dirigent pas la coopérative et n’ont pas en charge la mise en oeuvre du projet stratégique et la conduite des opérations. Ces tâches sont confiées à des dirigeants salariés. Il y a une séparation entre la propriété et le contrôle de la coopérative (Hansmann, 2009). Cette séparation est tout sauf neutre du point de vue de la gouvernance car les administrateurs doivent s’assurer que les dirigeants mettent bien en oeuvre le projet stratégique en lien avec les attentes et les intérêts des adhérents. Ils doivent également veiller à ce que la mise en oeuvre de ce projet se fasse avec un souci d’efficacité. Les coopératives agricoles sont exposées à des problèmes d’agence classiques car l’alignement des intérêts entre les propriétaires et les dirigeants ne va pas de soi (Gomez, 1996; Hakelius & Hansson, 2016b; Hollandts & Valiorgue, 2019). Ces conflits d’agence doivent être résolus sous peine de voir la coopérative s’éloigner peu à peu des agriculteurs au profit du développement de l’outil industriel et d’une caste managérial qui servirait avant tout ses propres intérêts (Bijman, Hanisch, & Sangen, 2014; Chaddad & Cook, 2004; Cook, 1995; Cook & Iliopoulos, 2000; Cook & Burress, 2013; Faleye, 2007).

Les travaux sur la gouvernance des coopératives agricoles ont progressivement mis en évidence les enjeux qui traversent ces entreprises. Ils soulignent les difficultés rencontrées par les acteurs qui doivent stabiliser des solutions pour traiter les tensions et contradictions qui traversent les organes de gouvernance. Mais si ces travaux documentent les enjeux et les grandes orientations en matière de gouvernance que peuvent prendre les coopératives, les connaissances sur les pratiques effectivement mises en place par les administrateurs pour solutionner ces enjeux sont rarement documentées. Les recherches ne montrent pas et n’expliquent pas comment les administrateurs trouvent des solutions aux problèmes et contradictions auxquels ils sont exposés (Forestier & Mauget, 2000, 2001; Koulytchizky & Mauget, 2003).

Une approche pratique des enjeux de gouvernance des coopératives agricoles

L’essence des recherches orientées sur la pratique qu’elles portent sur la stratégie, l’innovation ou la gouvernance consiste à « comprendre comment les individus réalisent leurs actions en contexte, étant entendu que ces actions ne sont pas le seul fait d’une délibération, mais qu’elles s’inscrivent dans un contexte de relations sociales, de significations, de règles et de routines, de savoir-faire et d’objectifs donnant sens à l’action » (Rouleau et al., 2007, p. 17). Dans la logique de l’approche pratique, l’action des individus peut être analysée à l’intersection de trois dimensions : la praxis, les pratiques et les praticiens (Browne, Sharkey-Scott, Mangematin, Lawlor, & Cuddihy, 2014; Vaara & Whittington, 2012; Valiorgue, 2016).

A partir de cette grille d’analyse, un nombre important de travaux ont progressivement détaillé et mis en évidence les pratiques de gouvernance mis en place par les acteurs (propriétaires, administrateurs, dirigeants) pour constituer progressivement le courant de recherche gouvernance as practice. Ces travaux partent du constat dressé par Hendry et al. (2010) sur l’absence de recherche qui documentent et éclairent le fonctionnent concret et quotidien des organes de gouvernance d’une entreprise qu’elle soit familiale, cotée ou sous forme coopérative (Bargues, Hollandts, & Valiorgue, 2017; Bezemer et al., 2014; Hendry et al., 2010; McNulty & Pettigrew, 1999; Stiles & Taylor, 2001). Si l’on sait que le conseil d’administration joue un rôle clé à travers les travaux standards de la théorie de l’agence (Hollandts & Valiorgue, 2019), les auteurs soulignent « qu’il existe peu de consensus théoriques et empiriques relatifs à la manière dont les administrateurs contribuent concrètement à la définition de la stratégie d’une entreprise » (Pugliese et al., 2009; Pugliese et al., 2015). Face à ce manque de connaissance sur les action concrètes en matière de gouvernance, les travaux du courant governance as practice ont progressivement montré et documenté l’importance d’un bon fonctionnement des organes de gouvernance et en particulier du conseil d’administration afin de soutenir le développement d’une organisation (Carter & Lorsch, 2004; Chen, Osofsky, & Stephenson, 2008; Mace, 1971; Roberts, 2002). D’autres travaux ont également montré que les pratiques de gouvernance ne peuvent être réduites à des pratiques formelles qui prennent corps au sein des organes de gouvernance mais s’inscrivent dans un flux continu de pratiques qui s’inscrivent dans le quotidien de l’organisation (Bargues et al., 2017; Bargues, Hollandts, & Valiorgue, 2018; Jaumier, 2017). Nous présentons dans le tableau ci-dessous les principales contributions du courant governance as practice.

Tableau 1

Les apports du courant governance as practice

Les apports du courant governance as practice

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Dans la continuité des travaux de Jaumier et Bagues et al., sur la gouvernance des coopératives de salariés (Bargues et al., 2017; Jaumier, 2017), nous proposons dans cette recherche de développer une approche pratique de la gouvernance des coopératives agricoles pour éclairer les pratiques qui conduisent à stabiliser des solutions. Nous souhaitons mettre en évidence les actions et initiatives concrètes qui conduisent les administrateurs d’une coopérative agricole à trouver des solutions et construire un schéma de gouvernance adapté aux enjeux auxquels ils font face (Bonn & Pettigrew, 2009; Hollandts & Valiorgue, 2016). Nous considérons que la gouvernance d’une coopérative agricole se construit au quotidien à travers un enchainement et un enchevêtrement de pratiques qui prennent corps à l’intérieur des organes formels de gouvernance mais également en dehors (Bargues et al., 2017). Notre unité d’analyse est ainsi constituée des pratiques de gouvernance définies comme le flux d’activités conduit par les administrateurs (individuellement et collectivement) à travers un ensemble d’activités, décisions et initiatives comme la formation, les clés de répartition des bénéfices, la mobilisation d’un référentiel de compétences ou encore les modes de scrutin. Nous souhaitons en particulier comprendre comment les actions et initiatives soutenues par les administrateurs peuvent conduire par un enchainement de pratiques souvent non planifié à traiter les trois principaux enjeux auxquelles sont confrontées les coopératives agricoles : l’implication des adhérents, la formulation d’un projet stratégique et le contrôle des dirigeants (Chaddad & Cook, 2004; Chaddad & Iliopoulos, 2013; Cornforth, 1995, 2004).

Méthodologie de la recherche

Notre design de recherche vise à observer les pratiques de gouvernance mises en place et soutenues par les administrateurs d’une coopérative agricole qui conduisent à maintenir un investissement fort des adhérents dans le projet coopératif, formuler une stratégie durablement créatrice de valeur et contrôler l’action des dirigeants.

Collecte des données

Nous avons collecté nos données auprès de la coopérative Limagrain sur une période qui s’étend de 2012 à 2016. Cette période est marquée par une grande stabilité dans la gouvernance de Limagrain et nous avons observé des pratiques de gouvernance en « régime de croisière ». Nos données empiriques proviennent d’interviews, d’observations, de documents relatifs à la coopérative et d’une participation à des réunions de gouvernance.

Interviews. Nous avons réalisé 30 interviews semi-structurées auprès des adhérents de la coopérative (5), des administrateurs (15) et des dirigeants de la coopérative (10). Il était important d’échanger avec les trois principales catégories d’acteurs impliqués dans la gouvernance d’une coopérative (Desroche, 1976). Ces interviews qui ont duré de 45 à 90 minutes portaient sur les questions liées à l’engagement des adhérents dans le projet de la coopérative, le projet stratégique, le fonctionnement des organes de gouvernance (assemblées de section, assemblée générale et conseil d’administration) et le contrôle de l’action des dirigeants.

Observations. La proximité que nous avons pu établir avec la coopérative et ses dirigeants nous a permis de rentrer au coeur du fonctionnement de la gouvernance. Nous avons participé à trois assemblées de section où seuls les adhérents de la coopérative sont normalement invités. Ces temps d’observation ont fait l’objet d’une prise de note sur un carnet de bord. Ils nous ont aidé à prendre connaissance des relations qui se nouent entre les adhérents, les administrateurs et les dirigeants. Nous avons également participé durant trois années consécutives à une réunion générale d’information durant lesquelles les administrateurs et dirigeants font état des performances de la coopérative et des avancées de son projet stratégique. Ces moment clés de la vie coopérative nous ont permis d’avoir des échanges de nature plus informelle. Nous avons enfin observé des échanges du comité de direction sur les enjeux stratégiques de la coopérative à quatre reprises.

Documents. La coopérative Limagrain a fait de la gouvernance un sujet prioritaire depuis de nombreuses années. Cela se traduit par la publication de textes et documents de référence qui présentent le fonctionnement de la gouvernance. Ces documents offrent en particulier une mise en perspective historique des différentes évolutions des pratiques et des modes de gouvernance implémentés au fur et à mesure du développement de la coopérative Limagrain.

Séminaires de gouvernance. Notre recherche a fait l’objet de restitutions auprès des administrateurs et des dirigeants de la coopérative. Nous avons présenté et discuté une partie de nos résultats devant l’ensemble du conseil d’administration et du comité de direction. Cela nous a permis de préciser, valider ou infirmer certaines de nos interprétations. Nous avons également animé un séminaire de gouvernance devant ce même public. Ce séminaire a fait ressortir toutes une série de pratiques vertueuses que les administrateurs souhaitaient voir perdurer mais également les pratiques péjoratives auxquelles il convenait de mettre un terme.

Analyse des données

Les données recueillies à travers les interviews, les documents, l’observation ainsi que notre participation à des temps forts de la gouvernance de la coopérative Limagrain ont été analysées à partir d’une approche qualitative et abductive (Corbin & Strauss, 2007; Gioia, Corley, & Hamilton, 2012; Langley, 1999). Nous avons navigué entre les données et la littérature sur la gouvernance des coopératives agricoles afin d’éclairer les pratiques mises en place et soutenues par les administrateurs pour stabiliser une gouvernance capable de traiter les principaux enjeux de gouvernance auxquels les coopératives agricoles sont confrontées (Cook, 1995; Cook & Grashuis, 2018; Cook & Iliopoulos, 2000; Cook & Iliopoulos, 1999; Cornforth, 2004).

Nous avons commencé par une identification et une observation des pratiques de gouvernance soutenues ou attendues par les administrateurs qui prennent corps au sein des principales structures de gouvernance de Limagrain : assemblées de section, assemblée générale, conseil d’administration et comité de direction. Nous avons également identifié les acteurs concernés par ces pratiques (dirigeants, managers, adhérents de la coopérative, délégués de section, représentants de parties prenantes) et nous avons recueilli auprès de ces derniers des informations sur leurs effets. Cette analyse de 1er ordre a consisté à « donner de la voix » aux individus interviewés en identifiant des pratiques qui émergent littéralement de la bouche des interviewés (Gioia, Corley, & Hamilton, 2013). A partir de ces informations, nous avons réalisé un codage de premier ordre sur la base des interviews, de la documentation de la coopérative, des discussions formelles et informelles et de nos observations (Clark, Gioia, Ketchen, & Thomas, 2010). Cette analyse de premier ordre a fait émerger un répertoire de 48 pratiques de gouvernance.

Dans un second temps, nous avons procédé à une sélection au sein de ce répertoire de pratiques de gouvernance. Sur les 48 pratiques identifiées, 26 ont été retenues dans le cadre de cette recherche. Cette sélection s’est faite à partir des enjeux de gouvernance que notre revue de littérature a conduit à faire émerger : l’implication des adhérents (9 pratiques), les compétences nécessaires pour construire une stratégie de long terme (9 pratiques) et le contrôle de l’action des dirigeants (8 pratiques). Les pratiques non sélectionnées correspondent à des enjeux qui dépassent et ne concernent pas directement les trois enjeux de gouvernance que nous adressons dans cette recherche.

Une fois les pratiques affiliées à un enjeu de gouvernance sélectionnées, nous avons effectué une seconde phase de codage qui a permis de dégager des relations entre les pratiques de gouvernance de premier ordre et de les intégrer dans des thèmes plus larges liés aux trois enjeux de gouvernance identifiés dans la littérature sur la gouvernance des coopératives. Nous avons fait ressortir 7 thèmes intermédiaires qui regroupent les pratiques de bases dans des catégories plus larges liés à un enjeu de gouvernance précis.

Le codage de nos données a été ainsi réalisé en trois phases que nous détaillons dans la figure 1 : l’identification d’un répertoire de pratiques de gouvernance (48 au total), la sélection des pratiques liées aux trois principaux enjeux de gouvernance des coopératives agricoles (26 pratiques) en enfin le rapprochement des pratiques par enjeu dans des catégories intermédiaires (7).

Résultats

Dans cette section, nous présentons les pratiques de gouvernance mises en place et soutenues par les administrateurs de la coopérative Limagrain pour impliquer durablement les coopérateurs autour d’un projet stratégique mis en oeuvre par les dirigeants. Nous commençons par une présentation de la coopérative Limagrain ainsi que de ses caractéristiques principales en matière de gouvernance. Nous détaillons ensuite les pratiques soutenues par les administrateurs pour solutionner les trois principaux enjeux en matière de gouvernance : l’implication des adhérents, la construction d’un projet stratégique et le contrôle des dirigeants.

La coopérative Limagrain; dates clés et schéma de gouvernance

La coopérative est née en 1942 au coeur de la Limagne, plaine agricole fertile située dans le département du Puy-de-Dôme durant une période difficile pour les agriculteurs et les français en général. La guerre et la sécheresse rendaient nécessaire le développement d’un savoir-faire en matière de multiplication des semences de blé. La coopérative a poursuivi après la guerre son activité de multiplication de semences de blé avant de connaitre une évolution stratégique majeure en 1970 avec la production et la commercialisation de semences de maïs hybride. En 1975, la coopérative décide de se diversifier et rachète le semencier Vilmorin qui lui offre toutes la gamme des semences grandes cultures et potagères et donc l’accès au grand public. En 1993, Limagrain bouscule les lignes de la coopération et décide d’introduire à la bourse de Paris sa filiale de droit commun Vilmorin & Cie. En 1995, la politique de filière prend une dimension nouvelle avec le rachat de l’entreprise Jacquet. Limagrain entre de plain-pied sur le marché de la panification et la transformation des céréales et se rapproche ainsi de la grande distribution et du consommateur final. Les années 2000 sont marquées par l’expansion à l’international. En 2018, Limagrain se présente comme un groupe coopératif crée et dirigé par des agriculteurs. Le groupe coopératif a réalisé en 2017 un chiffre d’affaires de 2,6 milliards d’euros pour un résultat de 92 millions d’euros. Il compte plus de 10 000 salariés dans le monde.

La coopérative Limagrain compte environ 2000 adhérents qui sont tous localisés dans la plaine de Limagne. Ces 2000 adhérents se réunissent en 5 assemblées de section réparties sur le territoire de la Limagne. Le découpage des assemblées de section se fait sur une base territoriale et correspond selon les coopératives agricoles à un ou plusieurs cantons. C’est au niveau de ces 5 assemblées de section que s’organisent des échanges sur la stratégie et les partages d’information sur la vie de l’entreprise. Les assemblées de section représentent à la fois le premier étage de la gouvernance de Limagrain mais aussi un rouage essentiel en organisant le dialogue avec le reste de la structure et l’équipe de direction. C’est également au niveau des assemblées de section que les adhérents élisent les délégués (4 à 8 délégués par section). Une fois élu au niveau des assemblées de section, la trentaine de délégués de section se réunit en assemblée générale. C’est cette assemblée générale qui arrête les comptes, vote les principales résolutions et procède à l’élection des administrateurs qui siègeront au sein du conseil d’administration de la coopérative. Une des particularités de Limagrain dans sa gouvernance est d’avoir créé une section pour les cadres de l’entreprise. Le conseil d’administration est composé de 19 membres : 18 administrateurs qui sont des membres de la coopérative (tous agriculteurs) et un administrateur issu des cadres dirigeants. Le conseil d’administration possède un bureau composé de 7 administrateurs et de trois dirigeants. Le comité de direction est composé de 10 membres autour du directeur général.

FIGURE 1

Structure des données

Structure des données

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Enjeu 1 : l’implication des adhérents dans le projet coopératif

L’implication des coopérateurs dans le projet coopératif constitue un enjeu majeur car sans cette implication c’est la légitimité et la raison d’être de la coopérative qui s’effritent. Les administrateurs redoutent de voir se multiplier les comportements de passager clandestin de la part des coopérateurs qui profiteraient des services de la coopérative sans s’engager (Cook & Iliopoulos, 2000; Hardin, 2009). Pour maintenir une implication des coopérateurs, les administrateurs de la coopérative Limagrain soutiennent trois pratiques complémentaires : l’organisation de conversations stratégiques, le maillage du territoire et la formation des coopérateurs.

Les conversations stratégiques avec les adhérents. Les administrateurs veillent à maintenir des conversations stratégiques avec les coopérateurs pour que ces derniers puissent comprendre, maitriser et amender le projet de la coopérative.

« Chaque année c’est le même rituel, le bureau de la coopérative et le comité de direction font le tour de toutes les assemblées de section. On vient expliquer les résultats et parler de la stratégie du groupe. Tous les adhérents de Limagrain doivent comprendre et pouvoir parler de notre stratégie. On communique en permanence sur la stratégie »

Administrateur 3

Ces conversations stratégiques entre la gouvernance et les adhérents de la coopérative prennent corps autour de trois pratiques.

  1. Les administrateurs organisent de multiples rencontres annuelles entre les coopérateurs et l’équipe dirigeante afin d’échanger sur le projet stratégique et la raison d’être de la coopérative. Ces rencontres avec les dirigeants ont lieu annuellement dans toutes les assemblées de section de la coopérative sur une période de temps délimitée. Elles permettent aux adhérents de prendre connaissance du projet stratégique et aux dirigeants d’amender ou compléter certains éléments qui à la suite des échanges apparaissent comme défaillants. Ces rencontres avec l’équipe dirigeants sont essentielles car elles sont vécues comme des moments de dialogue privilégié qui conduisent à ancrer le projet coopératif auprès des adhérents.

  2. Les administrateurs veillent à ce que les échanges entre les adhérents et les représentants de la coopérative ne se limitent pas à des moments formels à l’occasion des assemblées de section. Ils veillent à ce que des évènements coopératifs soient organisés tout au long de l’année (journée de démonstration, journées d’échanges, réunions d’information).

  3. Les administrateurs soutiennent également une diffusion d’information sur le fonctionnement de la coopérative et son projet stratégique. Cela passe par la rédaction d’un journal à destination exclusive des adhérents qui revient sur les grands évènements et projets de la coopérative mais également sur des expérimentations et témoignages. Ce journal interne participe lui aussi au maintien du lien avec les adhérents et la création d’une identité commune autour de la coopérative et son projet stratégique. Limagrain a également développé un ensemble de services digitaux (intranet, applications mobiles) à destination des adhérents et un community manager qui anime ces outils pour maintenir un lien régulier avec les adhérents.

Le maillage du territoire. Les administrateurs de la coopérative sont élus et doivent par conséquent veiller au maintien des équilibres au sein de la base des coopérateurs. Ils sont attentifs au bon fonctionnement de la démocratie afin de s’assurer de leur légitimité et d’assurer une représentation de l’ensemble des adhérents.

« Vous n’imaginez pas le temps que l’on passe pour savoir si le découpage du territoire est satisfaisant. Tous les six mois on se pose régulièrement cette question ».

Admininistrateur 5

Le maintien du lien avec les coopérateurs et des équilibres passent par deux pratiques sur lesquelles les administrateurs sont particulièrement vigilants. Il s’agit d’organiser le découpage des territoires par avoir un maximum de proximité avec les adhérents et de s’assurer d’une qualité de service identique sur l’ensemble des territoires.

  1. Les administrateurs s’assurent que l’ensemble des adhérents de la coopérative puissent à la fois s’exprimer et être représentés au sein de l’assemblée générale. Ce souci d’expression et de représentation se traduit par un découpage précis du territoire en assemblées de section. Si le découpage est trop large, les administrateurs vont avoir une couverture partielle de la base des adhérents et auront du mal à maintenir un lien de proximité avec ces derniers. Il en découle un éloignement progressif des coopérateurs à l’égard de la coopérative et de son projet stratégique. Si le découpage du territoire est au contraire trop réduit, les administrateurs vont faire face à une multiplication des revendications individualisées qui ne vont pas permettre de maintenir un projet coopératif collectif. Le découpage du territoire fait l’objet de révisions régulières et d’aménagements en fonction de l’évolution (notamment quantitative et démographique) du nombre d’adhérents.

  2. Le découpage du territoire est complété par un travail d’animation sur lequel les administrateurs sont également attentifs. Il s’agit de s’assurer que les dirigeants de la coopérative accordent suffisamment de ressources (financières, techniques, humaines) pour que l’ensemble des adhérents bénéficient de la même qualité de services. Cette animation de la relation aux adhérents est confiée à une équipe de salariés dédiée au sein de la coopérative qui dispose d’un réseau d’animateurs spécialisés sur le terrain.

La formation des adhérents. Les administrateurs s’appuient sur le levier de la formation pour s’assurer d’une implication des coopérateurs et d’une compréhension du projet. Les dispositifs de formation soutenus et validés par les administrateurs font monter en compétence les agriculteurs d’un point de vue technique mais également stratégique. Les administrateurs de la coopérative Limagrain soutiennent un bouquet de quatre dispositifs de formation complémentaires : les clubs de progrès qui sont dédiés à des thématiques transversales, les groupes de travails qui portent sur des technologies ou enjeux émergents, les voyages d’études qui ouvrent des perspectives de comparaison et enfin les formations spécifiques sur des besoins exprimés par les adhérents.

Enjeu 2 : Projet stratégique et compétences des administrateurs

Les administrateurs ont pleinement conscience des responsabilités qui pèsent sur eux en matière de formulation d’un projet stratégique durablement créateur de valeur et de services ajoutés pour les adhérents de la coopérative. Construire et légitimer un projet stratégique pour une coopérative nécessite des compétences que les administrateurs veillent à développer en continu. Sans ces compétences, le projet stratégique de la coopérative perd de sa substance et les administrateurs subissent les pressions politiques et visions à court-terme de certains adhérents (Cook, 1995; Saitone & Sexton, 2009).

« Si vous n’avez rien à dire durant les conseils c’est que vous n’êtes pas à votre place. Les administrateurs qui ne préparent pas les dossiers en général on ne les garde pas très longtemps. On doit s’exprimer, contester, enrichir les propositions du directeur général… On dépense des sommes importantes pour se former alors celui qui ne dit rien, il n’est pas à sa place »

Administrateur 1

Cette montée en compétence et capacité des administrateurs à orienter la stratégie de la coopérative s’effectuent autour de deux pratiques complémentaires : la gestion des parcours des administrateurs et les apprentissages collectifs.

La gestion des parcours. Tous les administrateurs de la coopérative sont élus par les adhérents et leurs représentants au moment de l’assemblée générale. En ce qui concerne les nouveaux administrateurs, cette élection est souvent le fruit d’une préparation et d’un repérage des candidats ayant un potentiel en matière de compréhension des enjeux stratégiques auxquels la coopérative est confrontée. Les administrateurs en place veillent à alimenter un vivier d’administrateurs potentiels qui pourront les succéder à la fin de leurs mandats.

« Je vois très bien qui pourrait me remplacer demain sur ma section quand j’arrêterai mes fonctions. Notre responsabilité est de préparer la suite. Nous ne sommes que des usufruitiers de la coopérative, elle ne nous appartient pas »

Administrateur 7

Une fois élu, le nouvel administrateur est parrainé par un administrateur qui dispose d’une ancienneté. Ce parrainage facilite la compréhension des enjeux et aide le nouvel administrateur à prendre sa place au sein du conseil d’administration. Ce parrainage accélère la montée en compétences et évite l’isolement des administrateurs fraichement élus. Le nouvel administrateur va également suivre un parcours d’intégration, parfaitement balisé et connu de tous, qui va lui permettre de mieux connaitre l’entreprise dans sa globalité, les enjeux stratégiques ainsi que les principaux dirigeants. Une fois cette période d’apprentissage passée, les administrateurs se voient confier le suivi d’une business unit dont ils vont accompagner le développement sur plusieurs années. Cette spécialisation progressive et le développement d’expertises métier permettent aux administrateurs de développer une bonne connaissance des enjeux stratégiques, organisationnels et managériaux de la business unit qu’ils supervisent. A l’échelle du conseil d’administration la combinaison d’une bonne connaissance de l’entreprise de la part de l’ensemble des administrateurs et d’une spécialisation au niveau des différents business units permet de nourrir des discussions précises et argumentées sur les perspectives stratégiques de l’ensemble du groupe coopératif.

« La nature a horreur du vide et c’est aussi vrai en matière de politique d’entreprise. Si vous ne tenez pas votre place et votre rang alors vous vous faites systématiquement débordé. Je le répète sans cesse aux autres administrateurs pour qu’ils prennent bien conscience de leurs responsabilités, la stratégie c’est nous ! »

Administrateur 3

Le développement des apprentissages. La gestion des parcours des administrateurs est corrélée à une série de pratiques qui assurent une montée en compétences et le développement continu des apprentissages. Les administrateurs ont à leur disposition un référentiel de compétences qui offre une vision des compétences individuelles et collectives que le conseil d’administration doit posséder afin de gouverner la coopérative et orienter sa stratégie. Ce référentiel fait l’objet de discussions et d’ajustements entre les administrateurs en fonction de l’évolution et des transformations de la coopérative. En fonction des écarts constatés entre les compétences attendues et les compétences constatées, les administrateurs suivent des formations spécifiques afin de combler les écarts.

« La formation est indispensable et faut savoir se dégager du temps. Les administrateurs qui ne se forment pas, on les voit pas longtemps… En ce moment, nous suivons tous des cours d’anglais pour pouvoir mieux appréhender le fonctionnement et les enjeux de nos filiales à l’étranger »

Administrateur 8

Les administrateurs sont également impliqués dans des réseaux complémentaires du monde agricole qui permettent de développer des apprentissages et de réaliser une veille sur les évolutions susceptibles d’impacter l’activité de la coopérative.

« La plupart des administrateurs sont impliqués dans d’autres réseaux ou dans la gouvernance d’autres structures. Il est important que l’on sache s’ouvrir à d’autres tendances et projets. Notre investissement doit être plus large que celui de la coopérative. »

Administrateur 3

Enjeu 3 : Le contrôle de l’action des dirigeants

A l’implication des adhérents dans la vie de coopérative et la montée en compétences s’ajoute une troisième contribution majeure des administrateurs à la gouvernance de la coopérative Limagrain : le contrôle de l’action des dirigeants. Les coopératives sont exposées à des comportements opportunistes et des conflits d’agence de la part des dirigeants qui peuvent faire évoluer la stratégie dans une direction non bénéfique pour les adhérents (Bijman et al., 2014; Cook & Grashuis, 2018; Cook, 1995).

« On a mis du temps à trouver la bonne organisation du conseil d’administration mais je crois que nous avons désormais une formule efficace. Les ordres du jour sont maitrisés et nous avons un arrimage efficace avec la direction générale. Je ne vous dis pas que cela a été facile »

Administrateur 1

Au sein de la coopérative Limagrain, le contrôle de l’action des dirigeants se réalise à travers deux pratiques complémentaires : le suivi et l’évaluation de l’action et la création d’une identité commune.

Le suivi et l’évaluation de l’action des dirigeants. Pour suivre les décisions prises par les dirigeants et s’assurer d’une cohérence entre ces dernières et le projet stratégique formulé, les administrateurs mettent en place une série de pratiques qui les aident à avoir un suivi rapproché des opérations menées par les cadres et une remontée en continue d’information.

  1. Les administrateurs de la coopérative veillent à organiser avec beaucoup de clarté les questions et problématiques à l’ordre du jour du conseil d’administration. Ce dernier se réunit deux fois par mois pour examiner alternativement les questions liées au fonctionnement et services de la coopérative aux adhérents et les questions liées au fonctionnement et développement des différentes filiales du groupe. Cette distinction nette entre les ordres du jour « coopérative » et « groupe » assure un suivi régulier de problématiques qui sont de nature différente.

  2. La croissance et le développement de la coopérative ont entrainé la constitution d’un groupe coopératif comprenant plusieurs filiales opérant dans plusieurs pays. Pour arriver à suivre les opérations des filiales de la manière la plus rapprochée possible, les administrateurs ont amené les dirigeants de la coopérative à effectuer une segmentation stratégique qui donne une visibilité et une compréhension facilitée des différentes activités. Comme pour le découpage des assemblées de section, le découpage du groupe fait l’objet de questionnements réguliers entre les dirigeants et les administrateurs.

  3. Les administrateurs de la coopérative se répartissent les mandats dans les principales filiales et la présidence des conseils d’administration est systématiquement confiée à un administrateur. Cette pratique garantie un pilotage politique et une remontée d’information à l’échelle du conseil d’administration de la coopérative.

  4. Les administrateurs s’appuient enfin sur des outils de pilotage simples qui les aident à juger des performances des différentes filiales du groupe. Ces outils et les informations qu’ils véhiculent permettent une comparaison des performances des différentes filiales et donnent à voir la pertinence du projet stratégique en fonction des résultats. Ces outils ont fait l’objet d’une délibération entre administrateurs et équipe de direction de manière à avoir une vision et un langage commun sur la performance des entités du groupe coopératif.

La création d’une identité partagée. Le contrôle et le suivi de l’action des dirigeants ne se limitent pas à des mécanismes de remontée d’information et à la réduction des asymétries. Il se réalise également par une convergence des identités et des perceptions entre les dirigeants et les administrateurs. Une des particularités de la coopérative Limagrain est d’avoir créé une section cadres. Cette section regroupe les 300 principaux cadres dirigeants de la coopérative qui élisent un représentant qui siège au conseil d’administration de la coopérative. La création de cette section développe un puissant sentiment d’appartenance de la part des cadres qui s’identifient à la coopérative et sont directement impliqués dans la gouvernance. La propriété et la gouvernance de la coopérative sont ainsi partagées entre les agriculteurs et les cadres ce qui facilite un partage des enjeux et une convergence des identités.

« Avant d’être cadre dirigeant, je ne voyais pas très bien l’utilité et l’apport de cette section cadre. Elle est très importante au final car elle soude l’exécutif autour de la coopérative. C’est aussi un super moyen pour faire remonter des questions au niveau du conseil d’administration »

Directeur 3

Ce souci de partager l’identité et le projet stratégique de la coopérative se retrouve également à travers la mise en place d’un parcours d’intégration des nouveaux cadres qui avant de prendre leurs fonctions dans une des filiales de l’entreprise sont immergés dans l’univers coopératif. Les spécificités de la coopérative sont présentées aux cadres qui font également des visites dans les exploitations agricoles des adhérents afin d’avoir une vision précise des objectifs et finalités du projet stratégique. Un temps fort de la gouvernance réside également dans la participation à un séminaire de gouvernance annuel sur plusieurs journées qui regroupent les administrateurs et les cadres dirigeants de la coopérative.

Discussion

Cette recherche développée à partir une étude de cas de quatre années menée au sein de la coopérative Limagrain éclaire les pratiques de gouvernance mises en place par les administrateurs pour traiter les enjeux auxquels les coopératives sont confrontées : le maintien de l’implication des adhérents, la formulation d’un projet stratégique et le contrôle de l’action des dirigeants. Comme le résume le tableau 2, les résultats de nos travaux contribuent à compléter les développements sur la gouvernance des coopératives agricoles en détaillant les pratiques concrètes qui peuvent être mise en oeuvre et soutenues par les administrateurs pour traiter ces enjeux.

Nous contribuons également à approfondir le champ de recherche des gouvernances démocratiques pour le courant gouvernance as practice qui a plus travaillé les formes de gouvernance privée et capitaliste.

Tableau 2

Enjeux et pratiques de gouvernance dans les coopératives agricoles

Enjeux et pratiques de gouvernance dans les coopératives agricoles

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Apports aux travaux sur la gouvernance des coopératives agricoles

Sous l’impulsion d’auteurs comme Royer, Cook et Chaddad, de solides recherches ont émergé à partir des 1990 pour caractériser les enjeux de gouvernance auxquels sont confrontées les coopératives agricoles (Cook et al., 2004; Cook, 1995; Cook & Iliopoulos, 1999; Royer, 1999). Ces travaux ont progressivement montré que les coopératives agricoles font face à trois grands enjeux qu’elles peinent généralement à solutionner : l’implication des adhérents, la définition d’un projet stratégique et le contrôle de l’action des dirigeants. Le tournant pratique que nous réalisons dans cette recherche permet de compléter cette perspective de recherche centrée sur les structures de gouvernance. Nous montrons que les administrateurs d’une coopérative peuvent parvenir à maintenir une implication forte des adhérents, concevoir un projet stratégique et contrôler l’action des dirigeants. Nos résultats (synthétisés dans le tableau 2) montrent que pour solutionner ces enjeux de gouvernance, les administrateurs s’appuient sur toute une série de pratiques qui débouchent sur des solutions toujours provisoires et des équilibres précaires. Selon l’aveu même des administrateurs et des dirigeants, il n’existe pas de solutions définitives et irrémédiablement acquises pour contrôler l’action des dirigeants, développer un projet stratégique ou encore s’assurer d’une implication des adhérents. Les réflexions permanentes sur le découpage territorial et l’animation des sections de base chez Limagrain montrent bien ce besoin de réflexivité permanente pour maintenir la vitalité du projet coopératif. Notre recherche montre ainsi que les perspectives de recherche centrée sur l’étude des structures de gouvernance qui dominent à l’heure actuelle les recherches en matière de gouvernance des coopératives agricoles peuvent être avantageusement complétées par une étude pratique des solutions inventées et soutenues par les administrateurs.

Etudier les pratiques de gouvernance démocratique au sein du courant governance as practice

Notre recherche a permis de compléter les travaux sur la gouvernance des coopératives agricoles en capitalisant sur les acquis du courant de recherche gouvernance as practice. Elle permet également d’enrichir ce courant de recherche compte tenu de la particularité des coopératives agricoles. Nous apportons plus spécifiquement deux contributions au courant gouvernance as practice.

Comme le montre le tableau 1, les travaux du courant governance as practice se concentrent dans la plupart des cas sur l’étude de la gouvernance des sociétés de capitaux appartenant à des actionnaires privés. Dans la continuité des travaux de Jaumier, notre recherche contribue à ouvrir un nouveau champ d’investigation en étudiant la gouvernance des coopératives qui constituent des acteurs importants du développement de nos sociétés et économies contemporaines (Bargues et al., 2017; Bargues et al., 2018; Deroy & Thénot, 2015; Jaumier, 2017). Nous ouvrons un nouveau champ de recherche sur les formes de gouvernance démocratique caractérisées par une propriété collective des moyens de production et la désignation de mandataires sociaux sur le principe un « homme – une voix ». L’étude pratique de ces formes de gouvernance est susceptible d’apporter des solutions et des innovations par rapport au modèle dominant de la gouvernance actionnariale (Paranque & Willmott, 2014). Le cas Limagrain montre qu’il est possible de réduire et traiter les conflits d’agence entre propriétaires et dirigeants sans avoir recours aux marchés financiers et aux mécanismes de stock-options.

Le deuxième apport de notre recherche porte sur l’étude des organes de gouvernance. La plupart des travaux du courant governance as practice centrent leurs analyses sur le fonctionnement du conseil d’administration (Bezemer et al., 2014; Bezemer, Nicholson, & Pugliese, 2018; Hendry et al., 2010; Pugliese et al., 2009; Pugliese et al., 2015). Sans bien évidemment balayer la centralité de cette structure de gouvernance, notre recherche montre que le fonctionnement de cet organe mérite d’être mis en perspective par rapport aux autres organes de gouvernance que sont l’assemblée générale, les assemblées de section et le comité de direction. Dans le cas des coopératives mais également des sociétés de capitaux, le conseil d’administration n’apparait pas comme le point culminant de la gouvernance, c’est au contraire un organe qui est à la croisée de plusieurs structures comme l’assemblée générale, les assemblées de section et le comité de direction. Si les administrateurs ne disposent pas de la légitimité et des compétences nécessaires alors le conseil d’administration se retrouve affaiblit. Cette légitimité et ces compétences se construisent et se maintiennent en dehors du conseil d’administration. Notre recherche suggère que les travaux du courant governance as practice doivent élargir leurs champs d’investigations et s’intéresser à l’ensemble des pratiques qui prennent corps dans tous les organes de gouvernance et pas seulement au niveau du conseil d’administration. Ils doivent également s’intéresser aux pratiques de gouvernance qui se développent en dehors de ces structures de gouvernance et qui viennent soutenir leur bon fonctionnement.

Conclusion

Une partie importante de l’alimentation provient des coopératives agricoles, ce qui leur donne un rôle essentiel dans la stabilité et la qualité des systèmes alimentaires dans de nombreux pays (Bijman et al., 2014; Bijman et al., 2012). C’est également les coopératives agricoles qui apportent des revenus à une très large majorité d’agriculteurs qui s’appuient sur ces structures afin de collecter, transformer et commercialiser leurs productions (Hervieu & Purseigle, 2013). Les orientations stratégiques qu’elles prennent sont particulièrement sensibles pour les agriculteurs, les consommateurs mais également pour les pouvoirs publics soucieux de la souveraineté alimentaire de leurs pays. Les coopératives agricoles sont également exposées à des marchés concurrentiels de la part d’acteurs de taille très importante qui exacerbent les tensions sur les prix. Elles doivent enfin se projeter dans des dynamiques internationales qu’elles peinent parfois articuler avec leurs enracinements locaux (Assens, 2013). Ces tendances contradictoires doivent être intégrées par les dirigeants des coopératives agricoles qui peinent parfois à trouver les bons équilibres. Dans ce contexte inédit, des auteurs comme Cook et Chaddad expriment leur pessimisme sur la capacité des administrateurs de coopératives agricoles à durablement peser sur les orientations stratégiques du fait d’un manque d’implication, d’information et de compétences (Chaddad & Cook, 2004). Il s’en suit alors des dérives et une perte de contrôle de la part des coopératives agricoles qui s’éloignent de leurs adhérents et privilégient les projets industriels et l’internationalisation. Si le pessimisme de ces auteurs n’est pas sans fondements, la recherche que nous avons menée pendant quatre années au sein de la coopérative Limagrain montre que sous l’impulsion des administrateurs, un projet stratégique durablement créateur de valeur pour les adhérents et les parties prenantes de la coopérative peut se construire. Les enjeux et pressions auxquelles sont confrontées les coopératives agricoles impliquent de travailler et interroger en continu les pratiques de gouvernance ainsi que les compétences des administrateurs. Sans cette réflexivité permanente et une volonté de progrès continu en matière de gouvernance, il est certain comme le note Cook et Chaddad que les adhérents peuvent finir par perdre le contrôle des coopératives qu’ils détiennent et qui sont censées leur garantir des revenus.