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Ce numéro de Téoros porte sur les territoires considérés comme « non touristiques » parce qu’ils sont à la marge, en périphérie, excentrés des destinations touristiques reconnues. Le tourisme se définissant comme un séjour « hors de l’environnement habituel », cet ailleurs doit néanmoins être suffisamment « extra-ordinaire » pour encourager le déplacement.

De nombreux territoires excentrés se tournent vers le tourisme pour développer, maintenir ou réorganiser leur économie et améliorer leur qualité de vie. L’attractivité de l’activité touristique ne se limite pas à la venue de visiteurs, mais prend aussi en considération la génération d’effets positifs sur l’économie, la mise en valeur du patrimoine et la fierté locale. « Industrie industrialisante », le tourisme, par une augmentation de la demande dans différents secteurs, aurait la capacité d’engendrer de nouvelles activités économiques. Par exemple, le secteur de l’agriculture est favorisé par une croissance de la consommation liée à la demande touristique et l’artisanat (très présent dans les pays du Sud) est stimulé par l’achat de souvenirs par les visiteurs. Il est possible de mieux saisir l’ampleur des répercussions du secteur touristique sur l’ensemble de l’économie en observant la typologie de la demande touristique (Dwyer et al., 2010). Celle-ci s’appuie sur un effet d’entraînement agissant sur cinq principaux secteurs : les attractions, le transport, l’hébergement, les installations de support et les infrastructures. Les attraits touristiques et leur mise en valeur incitent le touriste à venir visiter un pays. Les moyens de transport permettent de réaliser effectivement cette visite ; l’hébergement et les installations de support (telles que les boutiques, les banques et les restaurants) veillent à ce que le visiteur soit à son aise durant le séjour ; et les infrastructures de circulation assurent le fonctionnement essentiel de tous ces éléments. Bien entendu, l’asymétrie des ressources entre les pays et/ou les régions contribue à réduire, voire à inverser l’effet d’entraînement du tourisme.

Certaines régions réussissent à développer des activités et des services touristiques divers, devenant ainsi des centres touristiques. Les stations littorales et de montagne, certains parcs naturels et même certaines friches industrielles illustrent ce type de « recentrement » et peuvent devenir des espaces prisés. Dans ce contexte, le statut de périphérie ou de marge n’est pas immuable, certains centres ont déjà périclité tandis que d’autres lieux excentrés sont parfois devenus les nouveaux lieux à la mode et se retrouvent alors « au centre » de l’intérêt (Hall et al., 2013).

Le tourisme n’est cependant pas une panacée, tant s’en faut. Nombre de « régions », à l’échelle nationale ou internationale, demeurent dans l’ombre, malgré un certain potentiel géographique, climatique ou patrimonial. Pensons aux pays ou régions dits « en développement », dont les conditions politiques, économiques, sanitaires ou sécuritaires les placent en marge des principaux flux économiques et touristiques. Dans un contexte international, depuis la théorie de la dépendance proposée par Samir Amin (1973) pour expliquer les inégalités de développement économique, les notions de centre et de périphérie ont évolué au sein d’un débat touchant les ressources, leur appropriation, leur accumulation et les flux qui en découlent.

La notion de dépendance est une caractéristique des sociétés capitalistes, où le centre correspond au lieu d’accumulation du pouvoir, et la périphérie est composée des zones drainées de pouvoir et de ressources par le centre (Hartwick, 2009). Ainsi, selon la théorie de la dépendance, le centre, ou les pays dits « développés », utilisent leur supériorité technologique, politique et financière pour orienter l’allocation des ressources des territoires périphériques au profit de leurs besoins (Lacher et Nepal, 2010). Cette relation s’observe à une échelle globale entre les pays « développés » et « en développement », mais également à plus petite échelle, au sein des régions et des pays (Hartwick, 2009 ; Sarrasin, 2009a ; 2009b ; Chaperon et Bramwell, 2013).

On reproche à la théorie de la dépendance son déterminisme, caractérisé par une tendance à identifier les périphéries comme passives, dominées par les forces externes et incapables de s’organiser en dehors des structures de l’économie mondiale. Cette théorie ne prendrait pas en compte la capacité des acteurs à influencer leurs propres trajectoires de développement (Chaperon et Bramwell, 2013 ; Bianchi, 2018). Dans ce numéro de Téoros, nous avons voulu illustrer la diversité des cas de figure de cette relation centre–périphérie, et présenter quelques outils théoriques et conceptuels pour les appréhender. En complément aux articles de ce numéro, voici donc quelques perspectives théoriques qui peuvent aider à définir les contours du phénomène.

Centralité et excentricité touristiques

La périphérie touristique peut être définie comme les sites situés hors des marchés principaux. Elle peut ainsi être périphérique au sens où elle représente un marché secondaire en matière d’offre de produits, de demande ou de fréquentation, ou parce qu’elle est éloignée géographiquement, c’est-à-dire isolée. La périphérie peut aussi s’exprimer culturellement lorsque certains groupes minoritaires sont mis de côté, voire invisibilisés, par la culture dominante. Le tourisme peut alors être utilisé comme une stratégie pour s’exprimer, se recentrer dans une recherche de légitimité face à la culture dominante. Les inégalités entre centre et périphérie seraient constitutives du mode d’accumulation capitaliste et à la source de la différenciation territoriale entre centre et périphérie. Le centre et la périphérie deviennent une expression d’une fracture territoriale propre au capitalisme (Klein, 2008), fracture qui s’exprime à travers des inégalités économiques, mais aussi de reconnaissance culturelle (Lapointe et Bélanger, 2019). C’est pour contrer ces phénomènes de concentration et d’intégration économique, mais aussi les phénomènes de délestage de certains secteurs d’activités et territoires, que des espaces périphériques jouent la carte du tourisme comme spécialisation à même de restructurer leur économie et de les aider à s’intégrer au système économique.

Centre ou périphérie ? La position de centre n’est ni absolue ni définitive. Un lieu peut être le centre d’une activité, et totalement secondaire pour d’autres événements, réseaux, communautés. Un lieu peut aussi être un « entre-deux », un passage, une route entre un haut lieu touristique, ou un lieu central et un lieu secondaire, sinon à la marge. Le texte de Jérôme Piriou dans ce numéro met en perspective ces positions de haut lieu et de lieu ordinaire, des positions présentées comme binaires, alors qu’un ensemble d’autres lieux, entre les deux, sont aussi fréquentés par les touristes. Le texte vise donc à démontrer non seulement la hiérarchie entre ces lieux, mais également la complémentarité entre les lieux choisis pour leur offre de services, leur pratique de contemplation ou d’exploration plus engagée. Dans une perspective régionale, les sites apparaissent souvent complémentaires, créant ainsi un archipel touristique aux îles, îlots et îlets plus ou moins bien arrimés les uns avec les autres au gré des itinéraires des visiteurs et de la main-d’œuvre, ce qui relativise largement ces positions extrêmes de centre ou de périphérie.

Cette relativité du centre se manifeste également par une variation dans le temps. Les infrastructures technologiques ou routières, comme l’arrivée d’une personne ou d’une activité vedette, ou encore l’actualité, peuvent faire passer un lieu d’une position à l’autre. Le ciné-tourisme ou plus largement le « tourisme de contenu » illustre comment certains lieux sont devenus tout à coup touristiques à la suite de leur « parution » dans un média, qu’il s’agisse d’un film ou d’une plateforme électronique de partage (McWha et Beeton, 2018). Les plateformes d’évaluation des sites touristiques et les médias sociaux peuvent ainsi rendre soudainement célèbre un restaurant situé dans un secteur non touristique et jusqu’alors fréquenté uniquement par les résidents du quartier. De la même façon, ces plateformes permettant la location d’hébergement dans des secteurs résidentiels modifient la perception des résidents quant à ce qui est défini comme « quartier touristique » et quartier non touristique.

La périphérie n’est pas non plus une question de distance physique. Les notions de centre et de périphérie résonnent certes avec celle de proximité, mais cette distance peut être aussi bien géographique, symbolique que temporelle (Urry, 1995). Par exemple, le concept du « lointain », s’il faisait initialement appel à la distance spatiale, se manifeste aussi par la distance temporelle (un lointain passé) et par la distance mentale, imaginaire (se sentir sur une autre planète), l’ailleurs s’inscrivant dans un rapport à l’altérité plutôt qu’à la distance. Dans un monde de plus en plus urbain, la ruralité peut aussi être considérée comme un ailleurs, un espace exotique, non pas en termes de kilomètres, mais plutôt en termes de distance symbolique. Moins familière, la campagne est davantage rêvée, tant sur le plan spatial que temporel. Elle est imaginée comme inchangée, comme le lieu des origines, permettant de faire un voyage dans le passé, un lieu qui donne accès à un autre temps. Son image romantique ne correspond généralement pas aux activités industrielles qui s’y produisent (Dubois et al., 2017).

Des imaginaires aux destinations excentrées

La perception de centralité ou d’excentricité d’un lieu tient notamment à l’imaginaire qui lui est associé. L’imaginaire peut être défini comme à la fois individuel et collectif. S’il est propre à chacun, il puise dans un ensemble d’images et d’idéations partagées et transmises, comme des « courants de mémoire » (voir : « Imaginaire » dans le Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines de Mucchielli, 2009). À cet égard, le texte de Nathanaël Wadbled illustre comment les ruines, selon qu’elles soient précieusement conservées en état de ruine ou cachées et abandonnées, génèrent des imaginaires touristiques tout à fait différents. Les ruines abandonnées, non aménagées pour l’accueil de visiteurs, et non patrimonialisées, apparaissent ainsi excentrées d’un point de vue touristique. Ruines cachées, ou même barricadées pour en empêcher la visite à cause de leur condition de dégradation, leur visite peut même être considérée comme une pratique illicite. Toutefois, les ruines abandonnées révèlent des significations communes, issues d’un imaginaire occidental partagé, ce qui rend leur visite signifiante, qu’elle soit tentante ou terrifiante. Ces ruines abandonnées peuvent ainsi être lues, perçues ou ressenties d’un point de vue romantique et nostalgique, leur condition reflétant la condition humaine, celle d’un retour apaisé à la nature. Elles peuvent également être considérées du point de vue post-apocalyptique, comme des créations humaines se dégradant inexorablement, sans que la nature réussisse à y reprendre ses droits. Leur fin est donc chaotique.

Le compte rendu du livre Study Abroad Pedagogy, Dark Tourism, and Historical Reenactment. In the Footsteps of Jack the Ripper and His Victims de Kevin A. Morrison met en exergue le rôle de l’imaginaire associé à certains « personnages » ou faits historiques dans la création de sites touristiques. Reprenant le cas de Jack l’Éventreur, l’auteur du livre nous amène à réfléchir sur le fait que ce meurtrier, qui a bel et bien existé, est un « personnage » central dans l’imaginaire occidental. Il a suscité d’innombrables romans, films et produits touristiques, tels qu’un musée et des visites guidées offertes en de très nombreuses langues. Cette histoire sordide rend ainsi un quartier, somme tout périphérique de Londres et éloigné des principaux attraits, un centre intérêt.

La mobilité

Dans une société marquée par la mobilité, le franchissement de grandes distances physiques n’est plus garant d’inconnu, ni la proximité physique, de familiarité. L’idée même du « tour » – soit de partir de chez soi pour y revenir – tend à se transformer dans un milieu touristique où l’on propose aux touristes de se sentir chez soi ailleurs, et ailleurs chez soi (Cohen et Cohen, 2012). La dé-différenciation sociale, mais aussi spatiale, des pratiques touristiques accroît la fusion et la confusion entre le tourisme et la vie quotidienne, le loisir et le travail, l’extra-ordinaire qui doit se vivre au quotidien (Edensor, 2007). C’est ce qui amène certains auteurs à remettre en cause cette dichotomie loisir/travail, quotidien/non quotidien. En effet, qu’est-ce que le non-quotidien à l’époque du micro-travail (Stevens et Shearmur, 2020) et de la mobilité technologique qui amène le travail avec soi peu importe les lieux et les heures ? L’ailleurs chez soi, la touristification du quotidien (Bélanger et al., 2020), invitent à vivre en touriste dans sa propre ville (Russo et Scarnato, 2018 ; Stock, 2019).

Ne pas être au centre, être excentré, se caractérise aussi par l’absence : d’accessibilité, de communication, de services publics et privés, de main-d’œuvre, de capital de risque, de pouvoir politique et économique (Hall, 2007 ; Müller et Jansson, 2007 ; Carson et Koster, 2015). Les marges ou les périphéries sont dès lors perçues comme désavantagées par leur difficulté ou leur incapacité à offrir certains services, que ce soit par manque de ressources, par un marché trop restreint, donc non viable, par une faible accessibilité ou par un manque de reconnaissance. Cette lecture présente les régions « excentrées » comme des territoires « vides » ou « vidés », qu’il faut soit combler, en les dotant comme les centres, soit protéger, en maintenant ce « vide » pour le contraste qu’il offre au « plein » du centre. Les parcs nationaux et les réserves apparaissent comme des représentations de ces lieux hors centre, à garder « intacts » (Schmallegger et Carson, 2010). La beauté des paysages, la nature, le calme, l’absence d’infrastructures lourdes magnifient ces lieux « différents ». Les centres peuvent également avoir intérêt à maintenir leur position de centre, en instaurant des politiques qui leur seront profitables économiquement et politiquement (ibid.).

Les marges peuvent donc être perçues comme des territoires à ramener au centre, dans le droit chemin, à développer ou, a contrario, à volontairement laisser en marge. La marginalité devient alors attractive pour certains touristes qui recherchent l’ailleurs. Elles pourraient alors préserver les territoires naturels, hors des sentiers touristiques. Mais cet ailleurs s’inscrit dans une forte dialectique où la protection et la fréquentation deviennent des oppositions où s’expriment des représentations et des pratiques contradictoires et conflictuelles qui posent des questions sur des lignes de fractures profondes. Quelle nature définie par qui ? Quel développement pour qui ?

Théorie du développement touristique et périphérie

Aux périphéries en manque de développement économique, le tourisme a souvent été proposé comme solution. C’est entre autres un des points de départ de l’article d’Audrey Morin et Dominic Lapointe dans ce numéro. Ces derniers présentent le cas de l’île d’Anticosti (Québec, Canada), un grand territoire peu accessible et dévitalisé, pour lequel certains acteurs misent sur le tourisme comme alternative à l’extraction de ressources naturelles. Toutefois, comme le soulignent les deux auteurs, si le développement touristique désiré est présenté comme une alternative à l’extractivisime, le tourisme s’inscrit tout de même à l’intérieur du système d’accumulation capitaliste. Cette situation met en lumière les contraintes structurelles d’un développement que l’on voudrait différent, mais où les conditions d’accumulation dans l’espace et le temps ne sont pas présentes pour l’industrie touristique, ce qui risque de lancer un nouveau cycle d’accumulation par dépossession aux profits d’acteurs exogènes au territoire périphérique.

Que les « régions » soient périphériques à l’échelle mondiale (par exemple certains pays du Sud par rapport aux « centres » que sont les pays occidentaux et du Nord), ou à l’échelle nationale (notamment les régions rurales), le recours au tourisme pour atténuer les répercussions du développement économique a longtemps été justifié par la théorie du ruissellement. Cette théorie, qui soutient que les dépenses des plus riches profitent aux plus pauvres, a d’ailleurs été l’assise des politiques touristiques favorables aux pauvres et longtemps soutenues par les grandes organisations internationales (voir Peyvel, 2017). Plusieurs auteurs ont cependant montré que le développement touristique renforce les inégalités entre le centre et la périphérie, par la création d’enclaves touristiques, le manque d’intégration de l’industrie touristique au sein des économies locales des périphéries et la fuite des revenus touristiques vers le centre (Lacher et Nepal, 2010 ; Chaperon et Bramwell, 2013 ; Sarrasin et Renaud, 2014). Dans ces conditions, le tourisme représente un catalyseur de développement inégal, puisqu’une part importante des revenus du tourisme est retenue par les entreprises du centre, qui sont à la source du capital et de l’expertise dont les périphéries ont besoin pour leur développement touristique (Lepp, 2008 ; Chaperon et Bramwell, 2013).

Par exemple, la création d’enclaves sous forme de complexes hôteliers est souvent contrôlée par des investisseurs étrangers, limitant l’intégration à l’économie locale et les retombées économiques potentielles. Si la relation de dépendance entre le centre et la périphérie est alimentée par la difficulté d’absorber les revenus du tourisme à l’échelle locale, la création de liens entre l’industrie touristique et l’économie locale contribue chez la communauté locale à limiter la perte de revenus et à tirer profit des opportunités du tourisme (Lacher et Nepal, 2010). La position géographique des périphéries contribue à la difficulté qu’ont celles-ci à maintenir les revenus du tourisme, alors que les principales dépenses (transport, tours guidés, etc.) sont effectuées au sein de pôles jouant le rôle de points d’entrée pour les destinations en périphérie (Sarrasin, 2007 ; Lacher et Nepal, 2010).

Dans les enclaves touristiques, les organisations présentes, surtout si elles relèvent d’entreprises internationales et répondent à une clientèle internationale, standardisent leurs modes de fonctionnement et d’approvisionnement et peuvent prendre moins en considération l’environnement et les traditions locales (Snowdon et al., 2000). Les dépenses des touristes y sont souvent plus élevées, mais les sommes dépensées sont alors engrangées par ces organisations extra-territoriales et les effets multiplicateurs se répercutent peu à l’échelle locale (ibid.). Bien entendu, pour que les dépenses se réalisent sur place, il faut que des entrepreneurs locaux puissent offrir les services et que la main-d’œuvre locale puisse assurer le service. La mise en place d’un plan de développement régional permettant d’avoir une vue d’ensemble est donc essentielle pour suivre les flux monétaires et s’assurer que la région en bénéficie.

La théorie des principales ressources et de la dépendance à l’égard des ressources premières est également utile pour comprendre les investissements dans le domaine touristique dans certaines régions éloignées. Le tourisme y est alors convoqué comme un moyen de diversification économique, ou afin de réduire la dépendance à des activités traditionnelles souvent en déclin (comme l’agriculture ou la foresterie), ou encore à des secteurs économiques qui s’appuient sur des matières premières peu transformées, des secteurs soumis à des marchés extérieurs et à des cycles chute–croissance brusques (Schmallegger et Carson, 2010). Il s’agit donc de transformer ces régions pour qu’elles passent d’« extractives » à « attractives », selon l’expression consacrée (entre autres par Carson et Carson, 2014). Mais cela ne peut se faire sans une transformation des structures d’accumulation afin de permettre aux collectivités territoriales de capter la valeur produite par le tourisme, comme le rappellent Morin et Lapointe.

Pour peu que les régions possèdent un environnement naturel propice, le tourisme est ciblé comme mode de développement et devient dès lors responsable d’instaurer ou de maintenir le développement social (Snowdon et al., 2000). Cet argument a d’autant plus de force que, dans la majorité des cas, les infrastructures nécessaires – telles que les routes ou les ports – sont existantes. Ces grands territoires, peu transformés par l’urbanisation, auraient en outre l’avantage indéniable d’être « authentiques ». Ils seraient donc tout à fait propices à l’accueil des marchés de niche et de spécialité comme ceux associés au plein air.

La perception que l’industrie touristique puisse être un moyen de développement économique adéquat, ou même simplement une roue de secours, pour développer ces régions périphériques, c’est-à-dire ces régions « pauvres » en termes de moyens politiques et économiques, a donc été largement et maintes fois critiquée (voir notamment Peyvel, 2017, pour une synthèse). L’implantation du tourisme n’est pas aisée et ne tient pas à quelques beaux paysages. Plusieurs études démontrent en effet que la mise en place de services touristiques ne garantit pas automatiquement des bénéfices économiques (Biddulph, 2015). Même les investissements massifs de l’État dans de grands projets (comme les parcs à thème) pour sauver des « déserts touristiques » affichent souvent des résultats mitigés (Bernard et al., 2017). Un marché restreint, même qualifié positivement de niche, ne justifie pas la création d’équipements phares, et les ambitions d’en faire des icônes ne se transforment pas toujours en des images touristiques claires et fortes de la destination (ibid.). La dépendance aux politiques gouvernementales et aux investissements extérieurs, même si elle peut être moindre en termes de capital financier dans le domaine touristique, est tout aussi présente pour cette industrie que pour les autres types d’industries (Snowdon et al., 2000).

Les périodes d’incertitudes économique, politique et sanitaire ont révélé la fragilité du secteur touristique. Par exemple, la pandémie de la COVID-19 a montré combien les pays qui ont fortement misé sur la mobilité pouvaient subitement perdre leurs principales sources de devises. Plus généralement, la détérioration de la conjoncture économique internationale qui s’est traduite par une détérioration des termes de l’échange pour les pays du Sud, jumelée à l’apparition de problèmes politiques (terrorisme, conflits au Moyen-Orient, etc.) et environnementaux (pollution de la Méditerranée, etc.), a constitué un frein supplémentaire à l’essor du tourisme et aux revenus qui y sont associés. En plus des doutes sur la capacité du secteur à parfaire le développement du pays d’accueil, ces conditions ont révélé certains effets indésirables ayant mené des territoires périphériques (pays ou régions) à contester leurs attentes face au tourisme et à remettre en cause la notion de croissance économique comme objectif unique de développement (Sarrasin, 2013 ; Lapointe et al., 2015).

Les trente dernières années ont montré que le tourisme ne représentait plus « l’activité économique miracle » ne nécessitant qu’un investissement minime et procurant la plus grande manne possible de devises comme cela était présenté au cours des premières décennies d’après-guerre. Les contraintes qui limitent ou pervertissent les effets du tourisme international sur le développement des pays relèvent de la « dépendance excessive à tous les stades » vers l’extérieur, que ce soit dans la réalisation d’infrastructures d’accueil, dans la gestion des ressources, dans la commercialisation du produit hôtelier et touristique ou dans la formation de la main-d’œuvre.

Le développement du tourisme dépend tout autant de l’étranger qu’un autre poste d’exportation, et sans une redéfinition des rapports qui régissent les pays du centre et ceux de la périphérie, le tourisme n’offre pas plus les moyens aux pays du Sud ou aux régions excentrées de se développer sans sacrifier leur indépendance économique et politique. Il est nécessaire, pour favoriser l’émergence d’une politique maîtrisée du tourisme, que les pays dits « en développement » veillent à sauvegarder leur indépendance décisionnelle vis-à-vis du pays émetteur. Mais comme la plupart des pays du Sud évoluent dans un univers économique et politique instable, ayant les pieds et les mains liés par une dette grandissante et une division internationale du travail désavantageuse, cette indépendance demeure pour eux peu accessible.

Du développement international au développement régional

Dans le cas des régions dites « ressources », les défis sont nombreux et de taille pour rompre le cercle vicieux de la dépendance (voir Carson et Koster, 2015). Même si des infrastructures sont présentes, elles sont développées pour la production et le transport de marchandises, et non le confort et l’esthétique recherchés par les touristes. Ces régions dépendent exclusivement du marché extérieur, la faible population ne permettant pas un soutien du marché local, mais aussi parce que les attraits touristiques s’appuient sur une activité principale ou une iconique (pensons à l’observation de mammifères exceptionnels ou de merveilles naturelles telles des chutes) qui n’incitent pas aux visites répétées, sauf peut-être pour des amateurs spécialisés comme les ornithologues ou les chasseurs (Schmallegger et Carson, 2010). Ces espaces deviennent aussi le lieu de conflit de représentation où l’espace naturel de l’un est un espace productif de l’autre, où les représentations de l’espace et de son usage deviennent divergentes et négociées (Lapointe, 2011 ; Lebon et Lapointe, 2018). Le tourisme, grâce à sa force discursive (Dann, 1996), se trouve à recoder les lieux, les personnes et l’histoire (Hollinshead et Suleman, 2018) à travers des rapports de pouvoir inégaux.

Loin des marchés, la saisonnalité touristique est accrue et la concentration des visiteurs sur de courtes périodes génère entre autres des écarts importants dans la demande de main-d’œuvre et, donc, la possibilité de maintenir des activités et des offres touristiques variées, amplifiant du coup l’instabilité. Les employés ne provenant pas de la région doivent avoir des incitatifs pour s’y installer, incitatifs d’autant plus grands que les emplois en tourisme sont perçus comme peu rémunérateurs (Schmallegger et Carson, 2010). Si elles sont éloignées des grands centres, ces régions peuvent alors être prisonnières du « chemin de la dépendance », contribuant à reproduire continuellement un même modèle (Carson et Carson, 2014). Il peut en effet paraître difficile de rompre la force d’inertie, alors que tous les systèmes économiques, culturels et sociaux ont été établis pour poursuivre cette relation de domination des centres sur les périphéries.

Les critiques soulignent également la perpétuation des inégalités entre le centre et les régions excentrées, le peu de profits qui restent dans les régions réceptrices et les conséquences néfastes du tourisme dans des sociétés vulnérables (par exemple le tourisme sexuel). Un tourisme ainsi conçu semble en effet perpétuer un système colonial misérabiliste, niant aux communautés leurs capacités à s’organiser et dictant, de l’extérieur, les « bonnes » façons de commercialiser la destination. Même si la planification et les modèles de développement tiennent maintenant davantage compte des résidents, l’équilibre entre les directives et les capitaux qui arrivent de l’extérieur et les besoins et les demandes exprimés par les résidents locaux est toujours fragile (Schmallegger et Carson, 2010).

Il faut dès lors comprendre les modèles établis pour changer le statut de région périphérique en centre. Ces modèles qui s’expliquent notamment par le manque d’expérience et des absences : de leaders locaux, de connaissances locales, d’industries non traditionnelles, de mobilisation interne. Ces lacunes sont parfois telles qu’elles peuvent entraver sérieusement le développement des régions (Hall, 2007), surtout s’il s’agit de convoquer la participation de plusieurs acteurs institutionnels et privés, de plusieurs juridictions, et de différentes échelles territoriales (Bernard et al., 2017).

Des régions innovantes

Ce tableau sombre, qui recadre les limites du tourisme quant à sa capacité de transformer un lieu « exclu » ou dévitalisé en haut lieu, ne doit pas non plus amener à considérer systématiquement les régions périphériques comme étant démunies de ressources, sans ressort. Ainsi, si certaines régions subissent un pouvoir extérieur ou « d’en haut », leur mode de vie peut également être le résultat de la force de liens locaux et de réseaux favorables à l’innovation.

Parce qu’elles sont moins denses et éloignées du centre politique et économique, les régions excentrées peuvent être confrontées à des facteurs défavorables à l’innovation, y compris une plus faible mise en réseau, un accès réduit à des connaissances variées et de pointe. Elles sont généralement peu dotées en termes d’établissements d’éducation supérieure, de centres de recherche et de grappes industrielles, toutes des institutions initiatrices de transfert de connaissances (Isaksen et Karlsen, 2016). Cette faible densité locale accentue également la dépendance à l’égard des investisseurs et des fournisseurs de connaissances qui sont situés hors de la région, et est moins propice au transfert de connaissances spontané. Toutefois, les écrits portant sur le système régional d’innovation démontrent que l’innovation est liée à un contexte sociopolitique et culturel particulier et qu’elle dépend de la nature des liens entre les individus pour favoriser les échanges d’idées et de connaissances (voir Shearmur et al., 2016).

Les échanges entre les organisations, les savoirs, les politiques et les institutions peuvent favoriser l’apprentissage collectif, l’innovation continue et l’activité des organisations. Ces liens sociaux internes, le partage de mêmes normes et valeurs favorisent un capital social fort, et ce, bien qu’ils tendent à produire davantage de conformité. Les organisations innovantes s’appuient aussi souvent sur des compétences externes et visent à élargir leur réseau de collaborateurs. L’avènement d’entreprises nouvelles permet alors de diversifier les façons de faire. De même, la présence de leaders ou de meneurs de réseau charismatiques est considérée comme propice à l’innovation (Biddulph, 2015).

Le développement touristique des régions excentrées qui exige l’implication de nombreux intervenants publics et privés, des entrepreneurs et des résidents, agissant à des échelles territoriales différentes et dans des domaines variés (transport, ressources naturelles, culture, agriculture), peut contribuer à la création de liens entre ces acteurs. Les écrits scientifiques démontrent d’ailleurs que les succès touristiques régionaux s’appuient sur des réseaux internes forts, des histoires touristiques puissantes et des leaders régionaux solides. La région excentrée est alors perçue comme un réseau idéal, basé sur la réciprocité, la confiance et la coopération (voir Carson et Koster, 2015). Le tourisme rural intégré (Saxena et Ilbery, 2008) se définit aussi comme une forme de développement endogène, basé sur une économie, des ressources culturelles et environnementales, locales, qui pourront être attractives pour les touristes, mais qui profiteront également à la localité. La complémentarité entre les organisations et les ressources, la prise de décision par les membres locaux, la présence d’un capital social permettent aussi une organisation autonome des ressources locales, une compréhension commune, ainsi que l’établissement d’objectifs communs.

L’innovation, notamment en tourisme, est largement associée à la mise en place de réseaux, qu’ils soient géographiques ou sectoriels. La dispersion des entreprises ou leur très faible présence dans certains secteurs géographiques posent des défis supplémentaires à l’établissement de ces réseaux d’innovation (Sørensen, 2007). Le faible capital social, la faible identité régionale et la faible capacité de travailler ensemble, entre partenaires, permettent difficilement de générer une image régionale forte. En effet, si la région ne se considère pas elle-même comme un pôle uni, avec des forces internes, il est difficile pour les touristes potentiels de la considérer comme tel. En revanche, la création de ces réseaux permet à la région de se projeter non pas comme un regroupement de compétiteurs individuels, mais comme une même entité, portée vers les mêmes buts.

L’attractivité des régions excentrées

Malgré les critiques que nous avons présentées, la périphérie peut ne pas représenter une tare pour les entreprises touristiques et les visiteurs qui les fréquentent. Pour ces derniers, ces lieux peuvent paraître plus authentiques, parce que non transformés pour répondre aux besoins des touristes. Le tourisme rural, considéré comme excentré, se caractérise ainsi par des activités dans un espace avec une faible densité de population, des villages de petite taille, une économie basée sur des activités traditionnelles et une structure sociale traditionnelle (Carson et Koster, 2015). L’activité touristique en région rurale peut aussi s’expliquer par la volonté de déconcentrer le tourisme dans la périphérie « proche » des hauts lieux touristiques. Cette stratégie peut donner lieu à l’offre d’hébergement de type auberge ou de villégiature, quoiqu’elle risque aussi de ne pas générer un grand nombre de nuitées, les visiteurs y réalisant des excursions d’un jour et donc dépensant moins (Bernard et al., 2017).

La demande grandissante pour le milieu rural couplée à une mobilité assurée par les infrastructures et la technologie amène donc de plus en plus d’individus dans les campagnes, entraînant un embourgeoisement important du milieu rural (Carson et Koster, 2015). On peut ajouter que la mobilité en tourisme ne concerne pas seulement les touristes eux-mêmes, mais aussi les produits et les employés (Biddulph, 2015). L’attractivité vers la région excentrée pourrait être tributaire d’un produit agroalimentaire et de son paysage. Le résident urbain suit alors sa curiosité envers le produit en visitant la région dans laquelle celui-ci est produit. Il passe alors de l’épicerie ou du restaurant dans lequel il a consommé le produit à la région agrotouristique.

Dans l’analyse de l’ailleurs, la compréhension du tourisme est teintée par la vision de la région centre, région émettrice des touristes et de résidence d’un grand nombre de chercheurs et d’universités. Les études scientifiques et professionnelles s’appuient le plus souvent sur des données urbaines concernant des consommateurs qui adoptent un style de vie urbain. Certes, la majorité de la population est maintenant urbaine, mais lorsque, comme au Québec, 80 % des établissements touristiques sont situés hors des régions touristiques urbaines (Tourisme Québec, 2014), comment les solutions préconisées pour les grandes villes s’appliquent-elles en dehors des grands centres urbains ? On peut notamment penser aux défis de la rétention de la main-d’œuvre et du vieillissement de la population, mais aussi à comment les défis de la ruralité et de l’habitation du territoire seront relevés si leur économie repose de plus en plus sur la satisfaction des désirs et des représentations des urbains et de la mobilité de leurs loisirs (ainsi qu’au loisir de leur mobilité). En effet, le tourisme devient potentiellement un front pionnier d’urbanisation, comme le faisait remarquer Serge Gagnon (2003). Les positions touristiques dans l’espace rural seraient des espaces d’expression spatio-anthropologiques urbains basés sur la consommation et la contemplation plutôt que sur un environnement productif. Ces positions deviennent donc des lieux où les valeurs et les comportements des urbains en quête de détente, de loisirs et de ressourcement s’incarnent dans ce qui est nommé par certains the pleasure periphery.

Cycle de vie

Entre déclin et croissance, décentrement et recentrement, disparition et apparition d’acteurs déterminants pour l’ensemble d’une destination, plusieurs régions ont vécu, et vivront encore, de tels cycles. Des régions aujourd’hui inconnues deviendront des destinations à la mode, fréquentées par des visiteurs qui auront délaissé une autre destination devenue moins attrayante. Non seulement les acteurs et les régions peuvent évoluer dans de tels cycles, mais les modèles de développement économique et leurs critères de performance changent et ne se mesurent plus seulement à l’aune d’une croissance à tout prix (Lapointe et al., 2018).

Se pose ainsi la question de savoir quels sont les critères de performance et par qui sont-ils définis et appliqués ? Considérant que les critères de réussite et de performance se basent largement sur la taille et la croissance du nombre de visiteurs, de dépenses, de nuitées, les critères de réussite et les modèles devraient-ils s’appliquer différemment aux territoires centraux, périphériques ou excentrés ?

Les cycles des destinations peuvent être expliqués par le concept de cycle de vie qui permet de mettre en exergue les transformations des destinations et des produits touristiques. Ces destinations apparaissent sur le marché, accueillent un nombre grandissant de visiteurs, se maintiennent dans une relative stabilité de fréquentation et celles qui ne répondent plus à la demande changent ou même disparaissent plus ou moins rapidement (Butler, 1980). Le cycle de vie ne peut servir à prédire le futur, mais peut contribuer à identifier les facteurs et les causes de changement dans l’histoire des destinations ou des produits et leur passage d’une situation centrale à excentrée.

Le cycle de vie des destinations dépend d’une grande variété de facteurs et de la sensibilité de la destination elle-même à ces facteurs. La mondialisation de l’offre et de la demande – dont les outils de commercialisation technologiques accroissent d’ailleurs les effets, la volonté et les investissements des politiques pour favoriser le tourisme, l’arrivée soutenue de nouveaux produits touristiques sous l’injonction actuelle de l’innovation – fait partie de ces facteurs qui influent sur la courbe de cycle de vie (Butler, 2009). Ces interférences nombreuses ne permettent donc pas d’établir un modèle linéaire où le passé serait garant de l’avenir.

Certains éléments influençant le démarrage d’une destination peuvent être identifiés : la présence et la qualité de l’hébergement, l’accessibilité, la concentration d’attraits, la présence des entrepreneurs locaux et la présence des résidents (soit d’un marché local) (Cole, 2009 ; Russell et Faulkner, 1999). Ainsi, la forte présence d’une offre d’hébergement, par exemple avec des hôtels de grande capacité, favorise une croissance plus forte au départ qu’un modèle de développement de niche s’appuyant sur de petites structures (Cole, 2009).

L’attraction des destinations croît également avec la concentration et la mise en réseau des activités et des services, ainsi qu’avec l’offre et la qualité des services publics (Cole, 2009). En effet, les services utilisés par les touristes sont – au départ – généralement soutenus et financés par la population locale, dont les entrepreneurs et les services publics. La consommation des services par les résidents assure une demande et, donc, soutient l’offre. Les dépenses des touristes s’y ajouteront, créant alors un phénomène de multiplication. La génération de revenus ne dépend donc pas uniquement des touristes et des activités touristiques, mais aussi des résidents (ibid.). L’offre des activités débordant généralement du site touristique, d’autres activités dont le terrain de prédilection se trouve dans les régions de proximité pourront alors s’établir (comme les sentiers de randonnées) (Buckley et al., 2000).

À travers le cycle de vie de la destination, l’attractivité varie donc selon le type de visiteurs, les explorateurs recherchant des destinations peu connues, moins développées et offrant moins de services, en un mot : excentrées. À l’opposé, la majorité des touristes se déplacent dans des destinations connues où les capacités d’accueil sont plus grandes. Ces destinations seront alors des centres. La phase de déclin sera atteinte lorsque « la capacité de charge » sociale, environnementale ou d’expérience aura été atteinte. Les touristes n’y trouvant plus ce qu’ils cherchent choisiront une autre destination. De centre, la destination retrouvera un statut périphérique.

Si la théorie du cycle de vie des destinations occupe une position centrale dans la gestion des destinations et la compréhension de leur évolution, des critiques émergent et plusieurs auteurs (dont Tooman, 1997 ; McKercher, 2005 ; Muangasame, 2014) soulignent la forte simplification du concept de destination. Les territoires touristiques sont un tissu complexe d’organisations impliquées dans des flux relationnels politiques et économiques multiscalaires. Il est donc difficile de statuer qu’une destination est au point de stagnation quand, par exemple, une expérience à destination peut être en forte croissance alors qu’un secteur complet de la restauration locale pourrait être en déclin. La seule croissance dans le temps comme indicateur de développement est aussi réductionniste, démontrant un fort biais envers un discours d’une croissance vertueuse. Les exemples où la croissance menace la destination sans qu’une baisse du régime de croissance se fasse sentir sont nombreux, pensons entre autres à Venise et à Barcelone (Milano et al., 2019). Finalement, le cycle de vie de la destination reste peu explicatif des chocs et des crises que les territoires touristiques peuvent vivre et de l’importance de l’intersection entre tourisme et société. Lorsque la société d’accueil entre en crise – politique, sanitaire, économique –, le tourisme entre en crise, et ce, même dans ses déclinaisons les plus enclavées.

Développer une destination touristique, en assurer la croissance tout en respectant ses ressources, dépendent donc de facteurs géographiques, comme l’accès, la diversité des attraits et leur mise en réseau, la capacité d’accueil (dont l’hébergement), mais c’est surtout une question éminemment politique, de la conjugaison des intérêts parfois opposés des résidents, des entrepreneurs et des élus qui ne partagent pas tous les mêmes critères de réussite et de saturation.

Les théories et les concepts présentés dans cette introduction et dans le présent numéro de Téoros expliquent donc en partie que le tourisme ne peut, à lui seul, modifier les carcans sociaux et économiques structurels. Il n’empêche que certaines périphéries permettent de changer l’image d’un ailleurs situé « au milieu de nulle part » en un lieu valorisé, désiré, un « nulle part ailleurs ».