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La question des valeurs est un sujet chaud, non seulement au Québec, mais également un peu partout en Occident. Il est toutefois rare que ceux – politiciens, journalistes ou simples citoyens – qui interviennent dans le débat se fondent sur autre chose que des impressions. Il est vrai que les travaux scientifiques qui étudient ce que les individus valorisent ne sont pas légion au Québec, contrairement aux États-Unis et à l’Europe, où les différents sondages du World Value Survey (WVS) sont à l’origine, depuis les années 1980, de nombreux travaux. Chercheur titulaire au CNRS en France et membre associé du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST) de Montréal, le politologue et sociologue français Kristoff Talin est un des seuls, avec Neil Nevitte, à avoir utilisé les riches données du WVS concernant le Canada.

En quatre parties (ou dix chapitres), son ouvrage se donne deux objectifs : « Dessiner une cartographie des valeurs des Canadiennes et Canadiens » (p. 1) et comparer les valeurs des Québécois avec celles des Canadiens des autres provinces pour confirmer ou infirmer l’idée répandue d’un particularisme québécois. La première partie de l’ouvrage se veut une « mise en perspective théorique des valeurs au Québec et au Canada » (p. 6). L’auteur se demande d’emblée ce que signifie le mot « valeur », une notion qu’il qualifie, non sans raison, d’ « ambiguë » (p. 9). Il fait finalement sienne la définition du sociologue belge Olgierd Kuty, qui décrit les valeurs comme des « sentiments puissants fondateurs de légitimité[1] ». Le chercheur revient ensuite sur la pertinence de choisir le Canada comme terrain d’études et sur la possibilité d’existence – ou non – de « valeurs communes » canadiennes.

La deuxième partie traite des « valeurs dans l’espace privatif ». L’auteur commence par s’interroger sur « l’individu face à lui-même et aux autres ». L’examen des données du WVS lui permet d’affirmer que les Québécois se différencient moins des autres Canadiens par rapport à leur perception d’eux-mêmes (bonheur, santé, situation financière, etc.) qu’en regard de leur perception des autres, les répondants québécois ayant par exemple tendance à moins faire confiance aux individus évoluant hors du cercle familial. Quant aux valeurs concernant la famille, il apparaît que les citoyens québécois se distinguent en donnant moins d’importance au mariage, mais aussi par leur plus grand respect des aînés. La province se détache également du reste du Canada par rapport aux valeurs que les parents veulent transmettre à leur progéniture. Si les Québécois portent davantage leur choix sur « la générosité, la persévérance et le sens de la responsabilité », les autres Canadiens privilégieraient quant à eux « le travail, l’indépendance, l’imagination et la foi religieuse » (p. 79). Les rapports homme-femme impliquent également un certain nombre de valeurs spécifiques, notamment concernant le partage des rôles dans le couple. Les données fournies par les enquêtes ont permis à l’auteur de délimiter quatre types de répondants, allant du type A, composé essentiellement de Québécoises promouvant des valeurs égalitaristes, au type D, constitué d’hommes catholiques ou protestants pratiquants provenant de partout au Canada et généralement plus âgés qui optent pour un rôle plus prépondérant de l’homme dans la société.

La troisième partie du livre sort du « privatif » pour se pencher sur les valeurs concernant « l’espace sociétal ». En ce qui a trait au travail, qui arrive au troisième rang des valeurs à travers le pays (après la famille et les amis), le Québec se distingue en le considérant comme une forme d’accomplissement personnel, en partie grâce aux liens entretenus avec les collègues, alors que le reste du Canada le considère davantage comme un facteur d’amélioration des conditions matérielles. Autre aspect incontournable de la vie en société, la religion est davantage évaluée positivement par les femmes et les aînés, et ce d’un océan à l’autre. Si les Québécois se démarquent par leur rejet des institutions religieuses, ils n’en restent pas moins attachés à la spiritualité, notamment à la prière. Dernier aspect du social étudié par le chercheur, la politique appelle également des réponses contrastées chez les personnes sondées. Si la majorité des citoyens québécois s’intéressent en général moins à la participation politique que leurs voisins, ceux qui prennent la « chose publique » à coeur le font de manière nettement plus « contestataire et spontanée » (p. 144), notamment en privilégiant des moyens d’action moins prisés dans le reste du Canada comme la manifestation. Les Québécois auraient également tendance à préférer des leaders forts et à se méfier davantage de la démocratie.

Au terme de cette analyse apparaît une question importante, discutée dans la quatrième et dernière partie : est-ce que ces valeurs font système ? L’analyse factorielle permet à Kristoff Talin d’esquisser quatre « types » moraux. Le premier, représenté par un jeune diplômé au revenu plutôt élevé, et le deuxième, par une femme à bas revenu peu scolarisée, sont tous les deux prompts à s’engager pour promouvoir des valeurs campées à gauche et se déclarent plus volontairement sans religion. Les troisième et quatrième types ont également de nombreuses similitudes : des personnes âgées catholiques ou protestantes pratiquantes, plus ou moins à droite. Les deux se distinguent cependant par leur rapport au pouvoir, le troisième type appréciant les leaders forts, au contraire du quatrième type. Il est également intéressant de savoir que les deux premiers types sont généralement moins satisfaits de leur vie que les deux derniers. Alors, distincte, la société québécoise ? Il semble que oui, en quelque sorte, car même si on retrouve des exemples des quatre types à travers le pays, les citoyens québécois se retrouvent davantage dans le deuxième et le troisième, en plus d’être nettement moins attachés au Canada que leurs voisins des autres provinces.

Malgré sa portée évidente, l’utilisation de sondages d’opinion présente de nombreuses lacunes. Pierre Bourdieu a bien souligné l’ « effet d’imposition de problématique » induit par les sondages d’opinion, qui poussent à questionner des personnes sur des sujets avec lesquels elles ne sont pas nécessairement familières[2]. Spécialiste de la sociologie des valeurs, Nathalie Heinich a en outre déploré le fait que les données du World Value Survey ne permettent pas de connaître la « grammaire axiologique » – les règles relatives à la formation des valeurs – des personnes sondées[3]. Si 94 % des Canadiens considèrent la famille comme une valeur très importante (p. 42), est-ce, comme se demande Heinich, « en tant qu’elle incarne la solidarité, la tradition ou la proximité[4] » ? Et les valeurs sont toujours contextuelles : une chose peut être évaluée positivement dans certains contextes et négativement dans d’autres. C’est peut-être l’observation des valeurs « en situation » et l’enquête orale qui permettent de faire ressortir avec le plus de clarté toutes ces nuances. Kristoff Talin est bien conscient des lacunes de son approche, puisqu’il précise lui-même en conclusion que « la genèse de ces systèmes de valeurs distincts reste à faire » et qu’ « il faudrait notamment chercher leurs origines et expliquer les critères qui les structurent » (p. 211). Malgré ces bémols, l’ouvrage Les valeurs de la société distincte, écrit dans une langue accessible et assorti d’éloquents tableaux et graphiques reste une contribution non négligeable pour la compréhension des valeurs au Canada et au Québec.