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En 2017, la revue L’Action nationale célébrait ses 100 ans d’existence. C’est là un fait extrêmement rare dans le monde des revues d’idées et d’essais. Afin de souligner cet événement, l’historienne et militante engagée Lucia Ferretti a produit un ouvrage relatant l’histoire de L’Action nationale et de la Ligue d’action nationale (l’organisme qui chapeaute la publication de la revue). Centrée sur la période 1967-2017, l’étude de Ferretti a le mérite de mettre en lumière le récit méconnu de l’évolution idéologique de L’Action nationale durant la seconde moitié du XXe siècle. Car si bon nombre d’historiens se sont intéressés à l’histoire de la revue et de ses réseaux entre les années 1920 et 1950 – pensons aux travaux de Pascale Ryan, Charles-Philippe Courtois et Mathieu Noël –, très peu de spécialistes ont cherché à savoir ce qui advenait de la revue pendant et après la Révolution tranquille – les principaux étant Xavier Gélinas et Ivan Carel. C’est là un symptôme de la « malédiction historiographique » qui continue de peser sur l’histoire contemporaine des mouvements associés – à tort ou à raison – au conservatisme.

S’inscrivant dans le schème de l’histoire des idées, l’étude de Ferretti est centrée sur les prises de position de L’Action nationale dans les débats qui ont marqué le Québec et sur les grandes figures intellectuelles qui lui sont associées. La problématique développée par l’auteure est divisée en trois axes, soit la place de L’Action nationale dans la nébuleuse des revues d’idées québécoises, le contexte politique, social, économique et intellectuel qui influe sur les prises de position de ses directeurs et de ses auteurs et, enfin, les conditions matérielles d’existence du périodique. Selon Ferretti, la pérennité de L’Action nationale s’explique par le dévouement à la cause nationale de ses collaborateurs, la prédominance de la revue dans le panorama intellectuel québécois et, surtout, l’harmonisation de sa ligne éditoriale avec l’évolution idéologique de la société. En d’autres termes, la revue aurait toujours su être de son temps. Afin d’étayer sa thèse, l’auteure a eu recours à tous les numéros publiés de la revue depuis 1967 ainsi qu’au fonds d’archives de la Ligue d’action nationale. L’ouvrage est organisé de manière chronologique et comporte sept chapitres qui recouvrent des périodes caractéristiques liées à l’évolution idéologique de L’Action nationale.

Le premier chapitre nous plonge dans le Québec des années 1960, au moment où les animateurs de L’Action nationale (François-Albert Angers, Jean Genest, Richard Arès, Rosaire Morin) jouent un rôle fondamental dans l’organisation des États généraux du Canada français. La revue, alors l’une des seules encore en circulation dans le Québec de l’époque, s’intéresse également à la réforme de l’éducation amorcée par le gouvernement Lesage et poursuivie par le gouvernement Johnson. On y discute également des politiques économiques interventionnistes qui ont engendré une certaine reprise des leviers économiques par la collectivité francophone, mais aussi de stratégies de défense de la langue française et de la lutte à la centralisation fédérale. Devenue indépendantiste au terme de la décennie 1960, L’Action nationale est redevenue, sous la direction de François-Albert Angers, un périodique pertinent dans le monde intellectuel francophone. Le deuxième chapitre porte quant à lui sur la décennie 1970, marquée par l’arrivée du père Jean Genest à la tête de la revue. Durant cette période, la revue affiche un intérêt marqué pour l’économie solidaire et le coopératisme, perçu alors comme le système socio-économique à instaurer dans un Québec indépendant. Évoluant dans un réseau militant où se retrouvent la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, le Mouvement Québec-français et le Parti québécois (PQ), L’Action nationale prend position de manière avant-gardiste dans certains dossiers, notamment en se positionnant en faveur de l’unilinguisme francophone lors du débat entourant l’adoption de la Loi 22 en 1974 par le gouvernement Bourassa. La revue fait également une place de choix aux artistes émergents et produit un grand nombre de textes visant à faire connaître la nouvelle génération de chansonniers, poètes, peintres et écrivains québécois. L’histoire est également à l’honneur dans la revue, grâce à l’arrivée du jeune historien Pierre Trépanier au milieu de la décennie. Farouchement indépendantistes, les animateurs de la revue sont néanmoins inquiets des tergiversations du PQ à l’égard du projet de souveraineté-association, projet qui frappera un mur lors du référendum de 1980. Le troisième chapitre porte d’ailleurs sur l’atmosphère de déprime post-référendaire qui a cours au Québec durant la décennie 1980. Ces années de « vache maigre » (p. 90) sont marquées par l’épisode du rapatriement de la Constitution mené par le gouvernement Trudeau, mais aussi par la mise en place progressive d’un néolibéralisme à la québécoise durant la seconde moitié de la décennie. Si la revue garde le cap durant cette période trouble, c’est surtout grâce au dévouement du directeur Gérard Turcotte et à un certain retour aux fondamentaux : « la langue, l’indépendance, la social-démocratie, une remobilisation de la société civile et un État québécois fort comme principal outil collectif de la nation » (p. 93). La place de la religion catholique est également discutée durant cette période, certains militants vétérans estimant que le mal-être québécois des années 1980 est en partie lié à l’abandon de ce référent culturel ayant servi de ciment social à la collectivité francophone durant des siècles.

Le quatrième chapitre est quant à lui axé sur la période 1988-1995, marquée par les affrontements constitutionnels entre le Québec et le Canada. Les échecs des accords du Lac Meech et de Charlottetown apparaissent pour les animateurs de L’Action nationale autant de symptômes de l’impasse politique dans laquelle se trouve la fédération canadienne et pour laquelle ils ne voient qu’un seul remède : l’indépendance du Québec. Revigorée par l’arrivée de Rosaire Morin à la tête de la revue, L’Action nationale ouvre ses pages à un grand nombre de collaboratrices et diffuse plusieurs textes portant sur la question féministe. Parallèlement, la revue se fait également le porte-voix de certains démographes qui s’inquiètent du déclin démographique du Québec, un facteur qui rend d’autant plus urgente l’accession à l’indépendance politique. Stimulés par la fondation du Bloc québécois sur la scène fédérale et l’élection du PQ de Jacques Parizeau au niveau provincial en 1994, les animateurs de la revue doivent néanmoins faire leur deuil du pays du Québec à la suite de la deuxième défaite référendaire de 1995. Le cinquième chapitre porte sur les années 1995-2000 et l’effort de relégitimation de la cause nationale, en lien avec la tristement célèbre déclaration de Parizeau sur « l’argent et les votes ethniques ». Rosaire Morin et ses collaborateurs attaquent notamment de manière virulente Jean Chrétien et Stéphane Dion, identifiés comme les « fossoyeurs » du Québec dans leur entreprise de judiciarisation du processus référendaire (Loi sur la clarté référendaire). Répliquant aux nombreuses manifestations de « Quebec bashing » émanant du Canada anglais, les animateurs de la revue martèlent l’idée selon laquelle le mouvement nationaliste doit garder le cap et poursuivre la lutte contre l’ultralibéralisme et l’anglicisation rapide de la métropole. Le sixième chapitre porte sur la période 2000-2008, marquée par l’arrivée de Robert Laplante à la direction de la revue (poste qu’il occupe toujours en 2020) et de Denis Monière à la présidence de la Ligue d’action nationale. Marquée par des difficultés financières importantes et une certaine désaffection de son lectorat traditionnel, la revue est traversée par des divergences d’opinions par rapport à l’appui au projet de souveraineté. Néanmoins, ses animateurs sont unis dans leur dénonciation des politiques du gouvernement Charest, jugées « antinationales et antisociales » (p. 210). Ces critiques à l’égard du néolibéralisme, en lien avec la déconstruction de l’État social québécois, seront au coeur des réflexions entourant la nécessaire revitalisation du projet indépendantiste. Enfin, le dernier chapitre porte sur la période 2008-2017 et montre que L’Action nationale demeure un phare intellectuel incontournable de la vie des idées au Québec. Qui plus est, la revue demeure « l’avant-garde » intellectuelle du projet indépendantiste où se rejoignent les militants engagés pour la cause nationale. Si les conditions matérielles d’existence de la revue demeurent fragiles, L’Action nationale constitue l’une des seules revues de combat en lutte pour un projet de société dans le Québec du XXIe siècle.

Globalement, l’étude de Ferretti a le mérite de lever le voile sur une page méconnue de l’histoire intellectuelle québécoise. Elle met en lumière des figures peu connues ou oubliées qui ont joué un rôle important dans l’évolution des idées. Elle montre également que L’Action nationale n’est pas une revue figée dans le temps et attachée aux idéaux groulxistes des années 1930. De même, Ferretti montre que la revue a su demeurer pertinente dans les débats nationaux qui ont marqué l’histoire du Canada depuis la fin des années 1960 en opérant une certaine influence dans le positionnement idéologique des leaders nationalistes et indépendantistes. Si elle a su reconstruire les réseaux de la Ligue d’action nationale et de sa revue – moins bien toutefois que Pascale Ryan dans Penser la nation – Ferretti a également montré que des militants vétérans conservateurs ont su maintenir leur influence dans les débats publics, et ce, même après la Révolution tranquille. Néanmoins, malgré ces qualités, l’ouvrage souffre de quelques lacunes méthodologiques relevées au fil de la lecture. Par exemple, le découpage chronologique proposé nous apparaît parfois contestable du fait que certaines périodes (1967-1980 ou 2000-2017) auraient très bien pu être intégrées au sein d’un seul et même chapitre étant donné les thèmes étudiés qui se répètent ou le fait que la période proposée ne fait pas de sens, idéologiquement parlant. De même, hormis quelques références en introduction, l’étude de Ferretti aurait bénéficié de plus de références à l’historiographie, notamment lors des mises en contexte en début de chapitre. L’historiographie récente, très fertile par rapport aux thèmes étudiés par l’auteure, est peu exploitée durant la démonstration. Aussi, l’auteure aurait eu intérêt à mieux s’outiller méthodologiquement afin d’analyser la place occupée par la revue dans le réseau intellectuel et nationaliste, en tirant notamment parti du concept de centralité. Cela aurait donné plus de poids aux affirmations relatives à l’influence de L’Action nationale dans les débats publics et au rayonnement des idées émises par ses animateurs. Toutefois, malgré ces quelques lacunes, il s’agit là d’une étude pertinente pour quiconque s’intéresse à l’histoire des idées et qui souhaite en apprendre davantage sur la période post-Révolution tranquille.