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Il est couramment admis chez les spécialistes de la politique québécoise et canadienne que la mise sur pied et la conduite de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme – communément appelée commission Laurendeau-Dunton – est un évènement phare de la décennie 1960. Elle figure comme l’une des principales entreprises qui, au fil de l’histoire contemporaine du Canada, se sont penchées sur une question fondamentale de la vie politique du pays : comment le fédéralisme peut-il assurer la cohabitation harmonieuse des groupes nationaux qui y vivent ? Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Panser le Canada, première monographie à lui être exclusivement consacrée, l’historienne Valérie Lapointe-Gagnon atteste avec force la place importante qui est donnée à cette commission dans l’histoire canadienne. Le cadre conceptuel dans lequel l’analyse prend place donne en outre à la commission une portée toute particulière.

Aux yeux de Lapointe-Gagnon, en effet, Laurendeau-Dunton représente la saisie du kairos – le moment opportun – pour trouver un remède à la question nationale, qui prend une ampleur nouvelle dans les années 1960. L’un des objectifs de l’autrice est de dépeindre ce « moment Laurendeau-Dunton » où le temps politique est quelque peu freiné pour que la réflexion puisse s’étendre sur une échelle jusque-là inégalée dans la société canadienne. À cet égard, elle explique de manière convaincante les raisons pour lesquelles la commission d’enquête la plus importante de l’histoire, sur le plan des ressources déployées, a été lancée : le nouvel intérêt pour les relations conflictuelles entre le Canada français et le Canada anglais dans les départements universitaires et dans le monde politique au cours des années 1950 et 1960 ; la présence d’intellectuels engagés qui souhaitent apporter leur contribution à la construction d’un pays différent de celui pensé au XIXe siècle ; un premier ministre fédéral – Lester B. Pearson – ouvert aux demandes du Québec ; le développement des sciences sociales ; ou encore la montée de l’indépendantisme au Québec et la peur de la puissance de la culture américaine.

Un autre objectif du livre est de montrer comment les intellectuels oeuvrant au sein de la commission ont ébauché les pistes de solutions pour « panser les plaies » du Canada. La pensée des commissaires et de certains de leurs auxiliaires[1] est passée au crible à la faveur d’une utilisation judicieuse d’un corpus de sources diversifié, et certains des acteurs les plus impliqués, ou de ceux qui ont laissé le plus de traces, obtiennent un traitement plus étoffé. En tissant des liens entre les débats des commissaires – encadrés par les mécanismes internes et les façons de faire de la commission, décrits ici avec précision – et les éléments de contexte susmentionnés, Lapointe-Gagnon dépeint ce véritable microcosme des débats linguistiques et constitutionnels des années 1960, et livre ainsi un exposé d’histoire intellectuelle exemplaire qui évite les écueils les plus fréquents de ce courant historiographique.

Une des grandes qualités de ce livre est de nuancer le constat d’échec fréquemment attribué à cette commission dans l’historiographie francophone. Certes, l’autrice explique bien qu’entre la vision d’André Laurendeau – qui prônait une véritable refondation du Canada sur les bases de l’égalité entre les deux peuples fondateurs – et celle de Frank Scott – dont la vision multiculturaliste était bien plus proche de celle d’un certain Pierre Elliott Trudeau (qui deviendra d’ailleurs premier ministre pendant les travaux de la commission) –, c’est cette dernière qui l’emportera. En revanche, Lapointe-Gagnon montre aussi comment le moment Laurendeau-Dunton en est un où on a sérieusement considéré toutes les options de réforme du régime politique et où s’est vraiment élargi l’espace réflexif sur la gestion de la diversité. Le temps rapide du politique – rythmé par les élections et les changements de gouvernement – a tout de même fini par exercer une pression insurmontable sur la commission, qui cherchait sincèrement à régler un problème qui, en définitive, n’était pas de son seul ressort. Plutôt qu’un récit fermé où toute l’entreprise est racontée en matière de réussite ou d’échec, on a devant soi la chronique des débuts des débats contemporains sur la gestion de la diversité au Canada.

Une autre qualité de ce livre est qu’il prête une attention à des détails qui, mêmes marginaux dans l’ensemble du corpus de sources exploité, servent à attirer l’attention sur des acteurs historiques souvent réduits au silence. Lapointe-Gagnon, par exemple, décrit de quelle manière la commission a cherché tant bien que mal à prendre en compte la réalité des Autochtones du Canada, que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui de véritables peuples fondateurs. Bien intentionnés, les commissaires posent néanmoins sur eux un regard de colonisateur et en parlent à peine dans le rapport final, ce qui montre bien l’état des sensibilités à l’aube du Red Power. Un exemple supplémentaire de cette attention aux détails réside dans le traitement que l’autrice fait à la seule femme commissaire, Gertrude Laing. En exploitant au maximum le journal que la commissaire a tenu, Lapointe-Gagnon réhabilite l’engagement politique et intellectuel d’une femme qui, à l’époque, était bien souvent gardée dans l’ombre de ses collègues masculins. Malgré certaines imperfections, cette approche demeure exemplaire de la manière par laquelle celles et ceux qui pratiquent l’histoire politique et intellectuelle peuvent intégrer des groupes qui, encore aujourd’hui, sont en mal de représentation dans ces courants historiographiques.

Panser le Canada a remporté en octobre 2019 le Prix du livre politique de l’Assemblée nationale du Québec. Il convient de conclure cette recension en affirmant que l’historienne Valérie Lapointe-Gagnon mérite tous les honneurs qui lui ont été décernés à cette occasion.