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À la fin de chaque décennie depuis 1970, le professeur émérite d’histoire à l’Université du Maryland Warren I. Cohen publie une nouvelle édition de son ouvrage de synthèse intitulé America’s Response to China : A History of Sino-American Relations qui, dès la première édition, s’est imposé en tant que véritable incontournable de l’historiographie des relations sino-américaines. Résumer avec tant de minutie plus de deux siècles d’échanges bilatéraux entre ces deux sociétés foncièrement différentes dans une monographie d’à peine plus de 300 pages relève pratiquement de l’exploit. La sixième édition de cette étude phare, qui intègre désormais une discussion détaillée des années de la présidence de Barack Obama et un bref survol des deux premières années du mandat du président Donald Trump, conserve indéniablement toute sa pertinence dans un contexte où les tensions entre les États-Unis et la Chine sont vives.

D’ailleurs, le ton dans la préface de cette plus récente édition publiée en septembre 2019 s’inscrit dans cette lignée en étant nettement plus pessimiste que celui de l’avant-propos de l’édition antérieure publiée en 2010 : « I write now, in the fall of 2018, with great concern about the future of Chinese-American relations. As I observe China’s rise, […] Xi Jinping’s willingness to take risks unimaginable to his predecessors – and the incompetence of the Trump administration – I must fear that we will stumble into armed conflict before I get to the seventh edition » (p. ix).

Bien que ces critiques envers l’administration républicaine en poste à la Maison-Blanche soient résolument acerbes, le contenu de l’ouvrage, quant à lui, ne nous offre pas de raisons de faire de tels commentaires. La « painful saga » des relations sino-américaines, une expression mise de l’avant par le spécialiste de la politique étrangère Bruce Jentleson, est ainsi présentée chronologiquement, des balbutiements essentiellement économiques de la relation entre la Chine et les États-Unis au début du XIXe siècle, jusqu’à la mi-mandat du président actuellement en poste, Donald Trump, soit la fin 2018.

Notons d’emblée la fluidité du texte, qui se rapproche de celle des meilleurs polars, permettant au lecteur même le plus néophyte d’en comprendre les nuances, et la bibliographie commentée, des plus complètes, qui regroupe la quasi-totalité des ouvrages marquants publiés depuis la première édition. L’index détaillé, disponible en fin de volume, est un élément fort pertinent qui se doit d’être salué. Il convient tout de même de déplorer le choix de ne pas opter pour l’intégration d’images ou d’extraits des nombreux documents d’archives ou officiels cités afin d’étayer les propos fort intéressants tenus.

Quant au contenu, force est d’admettre que les nombreuses révisions au cours des dernières décennies n’ont fait qu’ajouter à la déjà grande justesse de la discussion historique, sauf pour la période de la première moitié du XIXe siècle, qui demeure assez expéditive depuis la publication initiale. Même si les changements dans les chapitres traitant de la période antérieure à la présidence de Barack Obama sont mineurs pour cette sixième édition, il convient de souligner la richesse particulièrement notable de certains d’entre eux en raison de l’apport sans cesse grandissant de nouveaux documents d’archives rendus disponibles et de nouvelles monographies publiées.

Parmi ceux qui nous apparaissent les plus singuliers, mentionnons le chapitre traitant du développement de la République populaire de Chine dès 1949 sous l’égide de Mao Zedong et des liens qui tenteront d’être établis avec les États-Unis à ce moment, ainsi que celui abordant le processus de rétablissement des relations diplomatiques officielles, qui débute par la visite en Chine du président Nixon en 1972 et qui se conclut sous la présidence de Jimmy Carter en 1979. En ce sens, nous devons saluer l’approche de Cohen qui, dans la lignée de plusieurs auteurs comme Jentleson, ne tombe pas dans le piège de conférer une place « spéciale » à la relation sino-américaine : « Whether in strategic, economic, or political contexts, U.S. foreign policy often has sought to use China to resolve problems with other countries while paying relatively little direct attention to Chinese needs and interests[1] ».

Intitulé « In the Shadow of Tiananmen », le chapitre 9 propose une analyse particulièrement judicieuse, l’auteur explicitant de façon limpide l’impressionnante gestion de crise mise de l’avant par les dirigeants chinois à la suite du massacre de Tiananmen en 1989, leur permettant d’éluder l’étiquette permanente de « paria » aux yeux des décideurs politiques américains après ces actes d’une brutalité inouïe envers le peuple chinois. Cohen expose succinctement les liens d’amitié qui unissent George H. W. Bush, l’ancien vice-président de Ronald Reagan (un président qui était en porte-à-faux du principe de la Chine unique en soutenant Taïwan) et le dirigeant chinois Deng Xiaoping en rappelant la connaissance très fine – et souvent négligée par les chercheurs – qu’avait Bush de la Chine communiste : « George Bush probably knew more about China and the issues in Chinese-American relations than any president in the history of the United States. […] After he occupied the White House in 1989, he perceived no need for initiatives on China policy from the Department of State or the National Security Council. He intended to be his own desk officer for Chinese affairs » (p. 233).

Ainsi, malgré l’hécatombe commise par les autorités chinoises sur la place Tiananmen en 1989, les possibilités économiques offertes par la Chine qui s’ouvrait sur le monde ont eu tôt fait de reléguer aux oubliettes les manquements au respect des droits de la personne par le Parti communiste chinois. Sur ce point en particulier, Cohen semble vouloir laisser sous-entendre que ces liens amicaux entre les dirigeants de deux puissances mondiales auraient pu permettre à la Chine de se débarrasser beaucoup plus rapidement de son statut de « paria » aux yeux des sociétés occidentales. De plus, bien que l’administration Clinton ait prétendu que les investissements américains en Chine auraient eu pour effet d’augmenter la pression sur le pays afin qu’il adopte des pratiques démocratiques, Cohen souligne le caractère farfelu de ces affirmations qui étaient communes à cette époque : « It was nonsense, of course, but persuading themselves it was true allowed them to ignore the reality that they were actually strengthening a repressive regime » (p. 263).

Si l’ouvrage réussit admirablement bien à nous faire comprendre toutes les subtilités des relations entre ces deux grandes puissances aux idéologies diamétralement opposées jusqu’à l’élection de Barack Obama en 2008, l’analyse de la présidence de ce dernier et surtout l’avènement au pouvoir de Xi Jingping en septembre 2012 viendront chambouler les certitudes et les analyses du passé. Alors que bien des observateurs prédisaient que ce dirigeant du Parti communiste chinois au caractère intransigeant saurait mettre un terme aux conflits qui opposaient les deux pays (à titre d’exemple, les sévices et l’emprisonnement qu’a subis l’ardent défenseur des droits de la personne et récipiendaire du Prix Nobel de la paix de 2010, Liu Xiaobo), Cohen a aussitôt fait de noter que ces prétentions n’ont pas caractérisé la réalité. Lucidement, il identifie la crise économique profonde qui a frappé les États-Unis de 2007 à 2009 comme le moment pivot de la dynamique de pouvoir, la Chine ayant alors souhaité profiter de cette faiblesse pour accroître sa présence sur l’échiquier mondial : « The 2009 efforts of the Obama administration to ease tensions, to reassure Beijing, confirmed Chinese assessments of American weakness » (p. 296).

L’élection de l’imprévisible candidat républicain Donald Trump en 2016, une rupture de la continuité qui avait été prévue par la victoire annoncée de la candidate démocrate Hilary Clinton, n’est que brièvement abordée par l’auteur, faute d’un recul suffisant envers les événements. Finalement, considérant le bras de fer notamment économique qui s’est ensuivi entre les États-Unis et la Chine, les sages paroles de Cohen en préface de cette nouvelle édition concernant son ébauche d’une discussion sur la présidence Trump trouvent particulièrement leur sens pour le lecteur contemporain : « What you see today may be gone tomorrow. What I dare write today might prove absurb to a reader five years from now – or even next week » (p. ix).