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La campagne menée par les Britanniques contre Québec à l’été 1759, menant à la chute de la capitale de la Nouvelle-France, a suffisamment marqué les contemporains pour qu’une profusion d’écrits à son sujet nous soit parvenue. Parmi les témoignages des acteurs – et victimes – de ces événements, l’historien et archiviste québécois Aegidius Fauteux avait identifié et édité en 1921-1922 un Journal du siège de Québec du 10 mai au 18 septembre 1759, hélas anonyme. Bernard Andrès et Patricia Willemin-Andrès (respectivement historien de la littérature et docteure en sémiotique littéraire) avaient proposé en 2009, aux Presses de l’Université Laval, une réédition de ce Journal dans le contexte très controversé des commémorations (manquées sur le terrain) du 250e anniversaire de la prise de Québec par les Britanniques. Près d’une dizaine d’années plus tard, en 2018, les deux auteurs ont proposé, toujours aux Presses de l’Université Laval, une réédition de ce Journal, dont le principal intérêt, outre la mise en format poche et un appareil critique plus étayé, est l’étude permettant d’identifier avec une quasi-certitude l’auteur du manuscrit, déjà entamée dans l’édition de 2009, mais plus ferme dans la présente.

La présentation du Journal du siège de Québec par les auteurs (une postface d’une soixantaine de pages dans cette réédition en format poche) reprend la structure de celle présente dans l’édition de 2009 qui était, elle, placée en préface et s’étendait sur une petite trentaine de pages. On y retrouve ainsi un « dialogue avec Aegidius Fauteux », qui avait édité cette source il y a un siècle, puis un historique du parcours possible du manuscrit, suivi d’une analyse des hypothèses menant aux potentiels scripteurs de celui-ci. Prenant l’exemple de Fauteux dans sa tentative (réussie) d’identification d’un autre manuscrit, les Mémoires du Sieur Aumasson de Courville, les auteurs livrent une belle leçon méthodologique aux chercheurs débutants en quête de documents à identifier, tout en présentant à un public plus large, de manière claire et précise, un aspect parfois obscur de la recherche historique. Si l’édition de 2009 donnait déjà de bons arguments – sans pour autant trancher la question – en faveur de François-Joseph de Vienne quant à la paternité de ce texte (enquête interne et externe de la source par le biais notamment des liens professionnels ou familiaux du mystérieux auteur, d’une enquête de voisinage ainsi que de détails insérés dans le texte), cette réédition permet aux auteurs d’étayer leur argumentation, en détaillant notamment bien davantage certains de ces éléments, mais surtout en présentant sur une demi-douzaine de pages les autres « candidats potentiels » (tout au plus évoqués dans l’édition de 2009), tour à tour méthodiquement écartés, nous ramenant inévitablement au personnage de François-Joseph de Vienne, désormais pleinement accepté comme l’auteur de ce Journal du siège de Québec.

François-Joseph de Vienne était garde-magasin du Roi à Québec, poste qu’il occupait depuis 1756. Il s’agit donc d’un fonctionnaire civil, sous l’autorité de l’intendant de la Nouvelle-France, Bigot, mais appelé par la nature de sa fonction à collaborer fréquemment avec les autorités militaires et différents officiers d’état-major, que ce soit pour l’équipement et l’entretien des troupes ou pour la préparation logistique de diverses opérations militaires précises. Son témoignage sur les événements se situe donc à mi-chemin entre les nombreuses relations écrites par les officiers, français comme britanniques, et les récits de civils comme le notaire Panet, le curé Récher ou encore une religieuse de l’Hôpital général. Comme le relevait Aegidius Fauteux dans la préface de son édition de 1921-1922 (présente dans la réédition de 2009 et dans celle de 2018 aux pages 9 à 12), ce récit des événements nous offre un point de vue certes moins détaillé quant aux opérations militaires, mais donnant à voir les conséquences de celles-ci sur la population civile. C’est dans cette optique que Bernard Andrès et Patricia Willemin-Andrès trouvent tout l’intérêt du journal de François-Joseph de Vienne, qui permet de « bien comprendre la façon dont l’événement fut vécu en son temps [italique des auteurs] par les acteurs, les victimes et les témoins du siège » (page 198). Une telle démarche demande nécessairement de se pencher sur les façons qu’avaient les contemporains de penser et de concevoir les événements, sur leurs mentalités. C’est justement là que le bât blesse. La réédition de 2018, « remaniée et mise à jour », ne présente pas de correction, de la part des auteurs, d’une lacune déjà présente dans celle de 2009. S’appuyant sur une note d’Aegidius Fauteux à ce sujet ainsi que sur un autre texte de Bernard Andrès (« Québec : chroniques d’une ville assiégée [II : 1759] », dans Les Cahiers des Dix, no 62, 2009, p. 61-91), les auteurs reprennent allègrement le cliché de la « guerre en dentelles » que se livreraient les officiers européens au détriment des malheureux Canadiens. Si on peut en quelque sorte « pardonner » à Fauteux son opinion, celui-ci écrivant à un moment où l’historiographie intégrait encore pleinement ce jugement hâtif sur les guerres du XVIIIe siècle, des chercheurs actuels sont bien moins excusables sur ce point, au vu des efforts répétés d’une nouvelle historiographie (notamment lors de la dernière décennie) de revisiter les cultures et mentalités militaires de ce siècle, de les exposer dans toute leur complexité, dans le but justement de combattre la persistance de ce genre de clichés grossiers, et ce des deux côtés de l’Atlantique. Les nombreuses allusions à cette guerre « en dentelles » (pages 201, 247, 253) traduisent une profonde méconnaissance de la part des auteurs des cultures et mentalités militaires du XVIIIe siècle européen (et des pratiques qui les accompagnent), ce qui est quelque peu préjudiciable au ton général adopté pour présenter le Journal et son auteur…

Celui-ci est présenté comme étant un « Canadien d’adoption » (François-Joseph de Vienne est présent en Nouvelle-France depuis 1738), parfaitement au fait des affaires (et des mentalités) de la colonie. C’est presque à regret que les auteurs lui attribuent, nouveauté de cette réédition de 2018, une similarité avec les officiers métropolitains défendant Québec à l’été 1759 en évoquant, en conclusion de leur présentation (page 250), le défaitisme de Montcalm et des autres officiers de l’armée, relayé et partagé par de Vienne. Leur propos manque ici singulièrement d’une vision plus « globale » de l’événement : un regard plus large sur le conflit, englobant aussi la guerre en Europe, montre les échos de celle-ci dans les colonies, et la prépondérance écrasante du théâtre européen de la guerre dans l’esprit des décideurs militaires, ce dont étaient pleinement conscients les défenseurs de la Nouvelle-France (ou du moins la grande majorité d’entre eux), ce qui semble échapper aux auteurs. Cette analyse est d’autant plus étonnante que leur enquête pour déterminer l’identité de l’auteur a justement su dépasser cette vision très « locale » au profit d’une vision plus large, utilisant notamment les suites de la cession de la colonie et la fameuse « Affaire du Canada ».

En définitive, bien qu’elle aurait mérité une « mise à jour » bien plus complète sur certains points, l’attrait majeur de cette nouvelle réédition d’une source bien connue des historiens de la guerre de Sept Ans en Amérique est l’identification affirmée de son auteur, qui permet de mettre en lumière de manière plus nette un autre des acteurs de la campagne de Québec de l’été 1759.