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La plupart de mes recherches en histoire du droit et de la justice concernent l’époque de la transition au capitalisme industriel, transition allant du milieu du XIXe siècle aux années 1920. Mes principaux terrains d’enquête sont l’histoire des tribunaux civils (Cour supérieure et Cour de circuit), des femmes, de la famille, de l’argent et du monde des affaires. Durant ces décennies, les familles doivent composer avec des défis de taille : bouleversements du monde du travail (prolétarisation, diffusion du salariat), processus de migration, adaptation à la vie en ville et à ses dangers (notamment démographiques), pour ne nommer que ceux-là. Certains ménages et certaines lignées réussissent à profiter des nouvelles opportunités offertes par les transformations économiques de ce temps ; d’autres, au contraire, expérimentent une précarité permanente ou une mobilité sociale descendante. Et en cette époque d’avant l’État-providence, le droit et les tribunaux constituent des outils fort importants — sinon les plus importants — de régulation sociale, c’est-à-dire qu’il incombe à ces institutions de répondre aux conflits, accidents et vulnérabilités sociales de toutes sortes, aux côtés de l’entraide fournie par le réseau familial et de la charité des communautés religieuses.

Je me réjouis fort que mon parcours académique m’ait conduit à me pencher précisément sur cette période. C’est que bon nombre de mes travaux ne pourront jamais être prolongés après 1920, en raison de l’élagage massif des archives judiciaires ayant suivi le Rapport du comité interministériel sur les archives judiciaires de 1989[1]. Ce comité avait été mis sur pied pour répondre à des problèmes substantiels, en l’occurrence l’accumulation impressionnante et surtout désordonnée de documents produits par les tribunaux.

Je me propose de revisiter l’argumentaire déployé et les choix effectués par ce même comité interministériel sur les archives judiciaires (CIAJ). À mon sens, la décision de procéder à une destruction aléatoire et considérable au sein de certaines séries du XXe siècle — parmi les dossiers de première instance, au premier chef — fut très lourde de conséquences pour le patrimoine historique et mémoriel de la province de Québec. Cette décision a été étayée de manière bancale ; les erreurs et les approximations archivistiques, documentaires et historiques ont pesé lourd dans ce processus.

Plusieurs vies ne suffiraient pas pour épuiser toutes les possibilités offertes par les archives judiciaires civiles, qui sont ma spécialité. Il paraît même difficile de donner une mesure un tant soit peu précise de la richesse de ce qui a été détruit. Ce faisant, je n’aborderai pas le cas des archives criminelles. Un grand spécialiste comme Donald Fyson serait un choix tout indiqué pour rendre compte des impacts des décisions du CIAJ en ce domaine.

Outre le rapport du comité interministériel et ses annexes, j’ai mis à contribution les quelques articles portant sur ses recommandations. J’ai également tenu compte de l’ensemble des travaux publiés par des historiennes et historiens ayant exploité les archives judiciaires civiles du Québec. Remarquons, d’emblée, que le rapport du CIAJ n’a pas suscité beaucoup d’échos à l’époque de sa publication, du moins sous forme d’études publiées. Sauf erreur de ma part, seuls Jean-Marie Fecteau, Evelyn Kolish et Jean-Claude Robert — ce dernier étant membre du comité — ont pris la plume[2]. De plus, je n’ai retracé qu’un seul article qui aille au-delà d’une réflexion sur les recommandations du CIAJ pour aborder en sus leur mise en oeuvre archivistique. Cet article remonte à près de 24 ans[3]. Pour les années récentes, c’est le désert. Cette rareté de publications proprement réflexives interroge. A-t-on bien pris la mesure, au tournant des années 1990, de ce qui était proposé ? L’année 1989 nous renvoie à une époque antédiluvienne sur le plan technologique, eu égard aux possibilités immenses qui ont émergé depuis. Dès lors, les instances concernées se sont-elles donné la peine d’assurer, au fil du temps, une veille attentive de la pérennité de la pertinence des recommandations du comité interministériel, au premier chef celle d’un élagage massif ? La réponse est de toute évidence négative, dans les deux cas. Il est grand temps, de ce fait, de réévaluer ce dossier en profondeur.

Ce sont principalement les représentations relatives à la richesse, à l’encombrement et au potentiel des archives judiciaires qui ont guidé cette petite enquête, sans négliger les résultats de recherche obtenus concrètement par des chercheurs en ayant fait usage. Ainsi, comment a-t-on dépeint ces séries documentaires et leur rapport au passé québécois ? Quelles sont les assises théoriques, pratiques et même rhétoriques des discours tenus sur les fonds légués par les officiers de justice du passé ? Qu’est-ce que les acteurs en cause croyaient pouvoir en tirer et qu’est-ce que des historiennes et historiens en ont tiré ?

Je rappellerai d’abord la composition du CIAJ, les défis — bien réels — qui se présentaient à lui et les principes qu’il entendait mettre en oeuvre. Suivront ensuite le détail et une critique de ses principales recommandations en matière de conservation et d’échantillonnage. Nous nous attarderons subséquemment à la faille la plus profonde du rapport de 1989 : le salmigondis d’inexactitudes et d’erreurs assez stupéfiantes censées justifier l’élagage de grande ampleur des dossiers de première instance du XXe siècle, principales victimes de l’affaire. Je me pencherai pour finir sur les dégâts avec lesquels le monde de la recherche doit composer depuis ce temps, avant de faire part de quelques remèdes, telle la mise sur pied d’un nouveau comité interministériel.

Un comité, ses défis et ses principes

Le congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) de l’automne 2011, tenu à Trois-Rivières, comportait une séance hommage à Jean-Claude Robert, historien émérite de l’UQAM et grand spécialiste de l’histoire sociale[4]. M. Robert avait contribué, à la fin des années 1980, aux travaux du comité interministériel sur les archives judiciaires. Lors de cette séance, le professeur Brian Young de l’Université McGill a demandé à M. Robert de dire un mot sur les conséquences de l’élagage des archives judiciaires. La réponse, livrée sur un ton badin, avait de quoi laisser sans voix. Ce fut quelque chose du genre « si vous cherchez votre beau-frère », c’est sûr que ce sera difficile.

Combien d’historiennes et d’historiens présents alors consacraient le meilleur de leur temps à chercher leurs « beaux-frères » ? Une autre question s’imposait, quoiqu’il eût été indécent de la formuler durant une séance hommage. De quelle manière avait abouti à un comité chargé de statuer sur le sort des archives judiciaires un professeur qui n’avait jamais réellement utilisé ce type de matériel[5] ?

Treize personnes, au total, ont participé aux travaux du CIAJ, incluant le président et le secrétaire[6]. Sa composition, dit-on, a été pensée de manière à rassembler des « représentants des producteurs, des gardiens, des utilisateurs et du public en général[7] ». Y participèrent donc, entre autres, des individus délégués par la magistrature, le Barreau, le ministère de la Justice et les Archives nationales du Québec. Parmi le groupe, un seul historien universitaire, Jean-Claude Robert, désigné par l’Institut d’histoire de l’Amérique française et présent en qualité de « représentant des utilisateurs[8] ». Différents groupes de travail et sous-comités ayant été mis sur pied, M. Robert présida le sous-comité sur l’échantillonnage[9].

La lettre de présentation qui ouvre le rapport du comité, lettre adressée à des sous-ministres, soutient que le comité a rassemblé « autour d’une même table toute l’expérience requise[10] ». Précisons, à la décharge des personnes concernées, qu’il était bien difficile de dénicher une expertise historienne en matière d’archives judiciaires à la fin des années 1980. Seuls J. A. Dickinson, Evelyn Kolish et Sylvio Normand avaient fait usage de dossiers civils et les travaux publiés, pour l’essentiel, n’allaient pas au-delà de l’époque préindustrielle[11]. Le faible développement de la recherche, en revanche, ne justifie pas certaines erreurs magistrales dont je ferai état plus loin ni, à plus forte raison, le fait que les recommandations du comité n’aient jamais été réexaminées. Car une telle expertise a émergé depuis au sein de la communauté des chercheurs et des archivistes.

Le CIAJ faisait face à des problèmes majeurs : la masse très importante d’archives judiciaires accumulées et l’accélération de la croissance de cette masse ; leur inaccessibilité, à toutes fins utiles ; leur conservation dans des conditions inadéquates ; l’absence gênante de vue d’ensemble de ce matériel et d’un plan de gestion cohérent. Au moment où le groupe se mettait à l’oeuvre, les palais de justice et les centres régionaux de conservation étaient engorgés et les archives étaient gérées sans règles claires, à la petite semaine[12]. Bref, les institutions publiques avaient perdu le contrôle, quelque part durant les années 1970 et 1980. L’accumulation d’une quantité considérable d’archives judiciaires est évoquée à maints endroits dans le rapport de 1989. C’est précisément le désir de juguler ce problème qui a suscité la mise sur pied du comité[13]. Son mandat, pour résumer, consistait à produire un diagnostic et à établir un plan de gestion/conservation, tout en chiffrant les réalités en cause[14].

Le comité constate une « nette poussée d’inflation documentaire » au XXe siècle[15]. De 1921 à 1982, les tribunaux ont généré 11 fois plus de dossiers, en volume, que de 1760 à 1920[16]. Le comité enchaîne : « cette croissance quasi exponentielle de l’information judiciaire demeure l’élément fondamental de la problématique étudiée[17] ». La projection, pour 2007, était un doublement de la masse de dossiers[18].

On peut faire l’hypothèse qu’il était plus pressant de harnacher cette masse dans un court délai, précisément en raison de son caractère vertigineux, que d’assurer la préservation d’un maximum d’informations, exercice complexe et coûteux. Or, la conservation à peu près intégrale des archives judiciaires québécoises, comme c’était le cas au moment où le comité a entrepris ses travaux[19], présentait des possibilités informationnelles très importantes malgré les difficultés d’entreposage et d’accessibilité[20]. Dit autrement, les séries héritées du passé étaient alors complètes, à peu de chose près ; le terreau était aussi épais que riche.

La manière dont on s’est représenté cette accumulation d’archives et leur contenu mérite qu’on s’y arrête. De plus, comme nous le verrons plus loin, les analyses destinées à expliquer la croissance de cette masse documentaire au XXe siècle doivent être soupesées avec soin.

Dans un discours prononcé à titre de président de la Société historique du Canada, discours publié en 1990 dans la Revue de la même association professionnelle, Jean-Claude Robert traite de l’accumulation des archives judiciaires au XXe siècle sur un ton plus libre que celui adopté par les rédacteurs du rapport de 1989. Certes, une allocution de ce type doit capter l’attention d’un auditoire. Mais dans le cas présent, les procédés discursifs s’avèrent assez crus ; l’hyperbole côtoie une rhétorique de ridiculisation. Robert dit éprouver, de manière générale, « de la commisération pour les spécialistes du XXe siècle qui sont, eux, confrontés à une mer documentaire dont on arrive à peine à percevoir les contours[21] ». Pire, les pièces versées aux dossiers civils seraient submergées d’items parfaitement inutiles. On trouverait là « un incroyable bric-à-brac où se côtoient pare-chocs d’automobile, climatiseurs défectueux, plans et devis d’architecte ou encore photos documentaires. Le comité n’est pas allé jusqu’à suggérer au ministère de la Justice d’organiser une “vente de garage”, mais c’est peut-être ce que cela prendrait[22] ». La surabondance de la documentation disponible est illustrée au moyen des contraventions et du recours aux cartes de crédit[23]. Robert s’inquiète à nouveau pour ses pairs : « la situation du chercheur de l’avenir travaillant sur le XXe siècle ne sera guère enviable. S’il ne se décourage pas devant l’ampleur des sources nominatives, il aura de sérieux problèmes de choix[24] ».

Les biais du propos sont évidents. Sont dépeintes de manière totalement périphérique, excentrée quant à leur contenu réel et à leur valeur pour l’histoire, les imposantes séries léguées par les tribunaux. N’importe qui aurait souscrit au retrait des « climatiseurs » des voûtes des palais de justice : habile procédé pour grossir les choses et susciter d’emblée l’adhésion. Nous verrons plus loin que le contentieux civil consiste en à peu près tout sauf cela, sur le plan informationnel. En outre, connaît-on d’autres exemples de chercheurs ayant tourné des sources en dérision ? Les historiennes et historiens valorisent habituellement la documentation à laquelle ils ont accès, tout en déplorant les pertes, les classements défectueux, etc. Et que dire de la sollicitude de Robert pour les chercheurs du XXe siècle ? À l’en croire, l’élagage massif des dossiers, principale recommandation du CIAJ, était pour le bien de la communauté des chercheurs.

En somme, c’est sous l’angle de l’évitement qu’autorise le recours à la caricature, d’une part, et d’une recherche du bien commun, d’autre part, que le président de la Société historique du Canada rendait compte en 1990 de l’accumulation des sources issues de l’activité des tribunaux, afin de justifier les choix du CIAJ.

Après cette petite digression sur le noeud de l’affaire (la masse documentaire à harnacher), revenons-en aux travaux du CIAJ. Ce n’est qu’en tenant compte des principes que ce comité entendait suivre qu’une critique contemporaine peut prendre la mesure du travail accompli sans trop d’injustice ni d’anachronisme, c’est-à-dire sans trop projeter les attentes et connaissances de 2020 sur la situation de la fin des années 1980. Le rapport mentionne que « les archives judiciaires sont essentielles à l’exercice de la justice et à l’histoire de la collectivité ; elles rendront un meilleur service le jour où l’on aura pris les moyens de les laisser jouer leur rôle[25] ». Sont aussi mis de l’avant deux principes spécifiques, en l’occurrence « garantir le fonctionnement adéquat de l’appareil judiciaire et le respect des droits des justiciables » ainsi que « sauvegarder et rendre accessible le patrimoine documentaire[26] ». Quant à ce dernier mot d’ordre, l’ambition était au rendez-vous : « les archives judiciaires, tant civiles que criminelles et pénales, forment un corpus d’informations parfois uniques sur le passé de notre société et représentent par le fait même un potentiel inestimable de connaissance sur nos institutions, notre collectivité et sur nous-mêmes[27] ». De même, « il apparaît fondamental de prendre toutes les mesures requises pour sauvegarder parmi les archives judiciaires celles qui pourraient se révéler être d’une richesse irremplaçable[28] ». Le comité dit avoir parfaitement atteint ses objectifs, au final[29].

Harnacher, éliminer et prévoir : les recommandations du CIAJ

Ces déclarations tiennent-elles la route ? Pour répondre à cette interrogation, il faut plonger au coeur du rapport du CIAJ. Ses principales recommandations, en matière de conservation et d’élagage, sont les suivantes : 1) conservation intégrale des archives judiciaires avant 1849 ; 2) conservation, pour toutes les périodes, des plumitifs, des registres de jugements et des index de causes ; 3) élagage intensif des dossiers de première instance à partir de 1920. Ces mesures se doublent de la mise sur pied d’un calendrier de conservation précis et de mesures de gestion de la documentation générée par les tribunaux, en amont du versement aux archives[30]. C’est ce calendrier qui régit depuis le sort des archives judiciaires. La conservation, la destruction ou l’échantillonnage (c’est selon) des documents sont échelonnés dans la durée, en fonction du statut actif, semi-actif ou inactif du matériel et de sa nature.

La conservation intégrale des archives judiciaires inactives est rejetée d’emblée[31]. Les frais auraient été trop importants. Selon les projections du comité qui, rappelons-le, écrit en 1989, il en aurait coûté annuellement près de 2,5 millions de dollars en 2007 pour voir aux 193 kilomètres d’archives prévus[32]. La masse documentaire fait obstacle à l’accessibilité : « le comité est d’avis qu’il n’est pas impérieusement nécessaire de tout conserver pour constituer un patrimoine valable ; il pense, au contraire, que la quantité, en constante progression, constitue une contrainte à l’accessibilité, la masse rendant pour ainsi dire impraticables tout autant le logement convenable des documents que les opérations de traitement préalablement requises pour les rendre utilisables à des fins de recherche ou autres[33] ».

Certains documents sortent indemnes du labeur du comité. Doivent être préservés ce qu’il désigne comme les « registres », terme qui recouvre les plumitifs, les index et les registres de jugements[34]. Ces trois types de pièces sont qualifiés de « registres à forte densité d’information[35] » et le comité soutient qu’avec « ces séries, le généalogiste, l’historien, le sociologue ou le criminologue disposeront d’une base de données exceptionnelle, tant par sa durée que par son caractère complet[36] ». Il fallait n’avoir jamais consulté sérieusement ce matériel pour s’avancer de la sorte. Cet énoncé est empiriquement faux en matières civiles et devrait se lire ainsi : avec ces séries, les chercheurs disposeront de bribes d’informations et d’un accès bien superficiel au travail accompli par les tribunaux. Hormis les noms des parties et les principales étapes du procès (souvent difficiles à déchiffrer), il y a fort peu à tirer des plumitifs et des index. Qui plus est, le comité a commis une erreur fondamentale en ne tenant pas compte de la part importante de procès civils qui ne se rendent jamais à jugement[37]. Le cas échéant, s’il y a destruction du dossier judiciaire en tant que tel, les données du litige sont en fin de compte anéanties[38]. On ne disposera plus ni des déclarations, ni des défenses, ni des témoignages, ni des documents déposés en preuve, pour ne nommer que ces pièces fort riches en détails et en discours.

Les dossiers portés en appel sont également mis à l’abri de destructions futures, en vertu de leur statut de « cause[s] importante[s] »[39]. L’argument détonne au sein d’un argumentaire marqué par une allergie à toute mesure « subjective » qui aurait pu conduire, par exemple, à opérer des choix autres qu’un échantillonnage statistique au sein des dossiers de première instance[40]. Des questions se posent. Importantes pour qui ? Selon quels critères ? On peut voir là la main des juristes et magistrats qui ont siégé au CIAJ ou, à tout le moins, l’influence d’une approche du droit et de la justice de type jurisprudentielle, c’est-à-dire attachée principalement aux inflexions de la mise en oeuvre du droit positif au fil du temps et à l’élucidation de points de droit difficiles. Or, le contentieux des instances d’appel peut porter sur des notions parfaitement abstruses de procédure et ne pas renvoyer, nécessairement, à des enjeux de société cruciaux. Ce n’est pas tout : les rapports de jurisprudence publiés risquent d’avoir gardé la trace de ces litiges[41].

Tout le poids des choix du comité a pesé sur les dossiers de première instance. Dans leur cas, la voie retenue fut celle d’un échantillonnage statistique conduisant à un élagage massif, procédé basé sur les numéros des dossiers[42]. Le comité s’est penché sur les solutions adoptées ailleurs et a fait une place importante à l’expérience du Massachusetts. Évoquant les opérations réalisées dans cet État, le CIAJ mentionne que « l’examen systématique […] de l’intérêt historique démontre qu’à peine 6 à 8 % des dossiers renferment de l’information historique ne se trouvant pas dans les plumitifs et autres registres de cours[43] ». Il y a fort à craindre que les membres du CIAJ ne se soient laissé abuser par ce résultat qui avait pour lui le charme de conforter, d’emblée, l’idée d’un élagage à la fois massif et sûr sur le plan informationnel. Mais une fréquentation intensive des dossiers de la Cour supérieure du début du XXe siècle montre que cette proportion est absolument fausse. Ce sont les dossiers (avec les témoignages, les interrogatoires sur faits et articles, les incidents du procès, etc.) qui recèlent la vaste majorité des données exploitables, même en présence d’un jugement sur le fond. De toute évidence, le comité interministériel ne s’est pas donné la peine de mettre cette assertion à l’épreuve. Aucun passage de son rapport ne traite un tant soit peu en détail du contenu des dossiers judiciaires, au civil ou au criminel. Il aurait fallu le faire, avant d’embrasser la solution du Massachusetts à pleine bouche : élagage de près de 90 % des dossiers en fonction des derniers chiffres des numéros des dossiers, lorsque les « plumitifs et autres livres d’enregistrement » subsistent[44]. Je me permets donc de réitérer l’hypothèse voulant que la dominante de la démarche du CIAJ était de dompter — sinon de littéralement briser — la masse des archives judiciaires[45] et non la « sauvegarde » d’un « potentiel inestimable de connaissance[s][46] », pour reprendre ses mots. Dans le cas contraire, le contenu des dossiers aurait été rendu avec soin.

Des archives « banales » ? La grande coupure de 1920 et ses apories

Tout aussi défectueuses sont les parties du rapport de 1989 censées justifier la grande coupure de 1920, année à partir de laquelle l’élagage massif des dossiers a été opéré. Les arguments avancés sont même d’une lecture stupéfiante. Seul le regretté Jean-Marie Fecteau avait émis de sérieuses réserves à cet égard, à l’époque. Après l’absence de prise en compte du contenu effectif des dossiers et la surestimation des possibilités offertes par les « registres », le choix de 1920 à titre d’année charnière est au coeur des errements du CIAJ. À un état catastrophique d’encombrement et d’inaccessibilité, les membres du comité ont malheureusement répondu par un traitement radical fondé sur des arguments fautifs.

Le comité choisit de conserver les dossiers générés avant 1920 pour trois motifs : leur rareté, en qualité de série documentaire continue sur une longue période, leur richesse en informations et leur utilité pour l’histoire des tribunaux du Québec, histoire qui demeurait à faire en 1989[47]. Suit un développement sur le fait que les archives judiciaires antérieures au XXe siècle sont à peu près uniques en ce qu’elles permettent de documenter la vie des « citoyens ordinaires[48] ». Le récit de la poursuite d’un bûcheron pour salaire impayé est appelé en renfort. On mentionne aussi les possibilités de croisement avec d’autres corpus de données, notamment démographiques[49].

Le lecteur du rapport de 1989 se réjouira spontanément du sauvetage des dossiers antérieurs à 1920. Mais les arguments avancés suscitent rapidement une pointe d’inquiétude. La richesse informationnelle propre aux dossiers judiciaires ne disparaît pas durant les décennies suivantes. Même au XXe siècle, il s’agit là d’une source inestimable de témoignages, de propos — propos certes contraints par les règles de droit et de procédure — tenus par des gens qui n’ont laissé ailleurs que très peu de traces de leur expérience. Surtout, les archives judiciaires, en tant que reflets de la régulation étatique et lourdement normée des tensions sociales, ne perdent en rien leur caractère unique après 1920, à moins de postuler qu’elles sont interchangeables avec d’autres sources. Et supposait-on, en 1989, que l’histoire des tribunaux du XXe siècle allait avoir moins de choses à révéler que l’histoire des tribunaux du XIXe siècle ?

L’élagage massif à compter de 1920, lui, est justifié en deux temps. Abordons ces séries d’arguments de manière séparée, pour plus de clarté. Le comité évoque d’abord une « banalisation du recours à la justice » au XXe siècle, les citoyens se présentant en plus grand nombre devant le juge ; alimentant cette banalisation, « les occasions de conflits [se] sont accrues à cause d’un changement socio-économique majeur, l’urbanisation massive du Québec, qui amène les gens à vivre dans un environnement tout nouveau et surtout plus réglementé que l’ancien[50] ». C’est pourquoi le nombre de causes aurait augmenté plus vite que la population.

Ces arguments ne sont pas probants. Aucun, d’ailleurs, ne prend appui sur des références à des études quelconques ou sur un coup de sonde, même modeste, en archives. La banalisation supposée du recours à la justice ne peut être de nature quantitative ou, dit autrement, « banal » ne peut directement équivaloir à « fréquent ». C’est que l’augmentation de la documentation produite par les tribunaux était déjà en branle avant 1920. Cette banalisation, dès lors, doit-elle être entendue de manière qualitative, soit au sens de « très commun » ou de « très ordinaire », quant à l’expérience des justiciables ? Non. Même en plein milieu du XXe siècle, comparaître en Cour supérieure ou en Cour du banc du Roi pour un litige contractuel d’envergure, une séparation de corps ou un crime grave n’avait certainement rien de banal. D’ailleurs, le rapport à la justice était probablement plus intense, fréquent et commun avant le développement de l’État-providence, en raison de la faible présence de mécanismes étatiques de réponse aux accidents et conflits de toutes sortes[51]. Il convient aussi de se demander : banal pour qui, au fond ? L’abondance de causes civiles inférieures, par exemple, ne doit pas masquer le fait qu’un litige de quelques milliers de dollars aux petites créances représente une affaire considérable pour des gens modestes, même de nos jours. Imaginons maintenant une saisie de meubles dans un quartier ouvrier, en pleine Crise des années 1930.

Cette idée de banalisation du judiciaire a profondément marqué les esprits du CIAJ, qui ajoute que « cette banalisation a aussi une autre signification pour la recherche : la quantité de données risque de faire obstacle à la connaissance par l’accumulation de détails qui deviennent très rapidement répétitifs ; les arbres risquent de masquer la forêt[52] ». Nous avons déjà relevé la sollicitude, assez ambiguë, manifestée par Jean-Claude Robert à l’endroit des chercheurs travaillant sur le XXe siècle. À eux de gérer la quantité d’informations dont ils disposent et leurs stratégies de recherche, serait-on tenté de dire. Surtout, chaque cause, chaque poursuite est née dans des circonstances qui lui sont propres, même si elle renvoie à des phénomènes structurels comme la conjoncture économique, les inégalités de classe, de genre, etc. Faudrait-il jeter aux orties une bonne partie des recensements du Canada du début du XXe siècle sous prétexte que s’y succèdent des pages entières et entières de ménages ouvriers et que chacun de ces « arbres » viendrait masquer la « forêt » de la prolétarisation et de l’industrialisation ? L’unique, le circonstanciel et le structurel ne sont pas nécessairement opposés, sur le plan épistémologique. De quelle manière des individus, des familles, des entreprises, des villes, des débiteurs, des litiges et alii peuvent-ils en « répéter » d’autres, même en cas de similitudes ? Si les approches sérielles subsument des cas particuliers, ces derniers n’en demeurent pas moins… des cas. Des cas nécessairement exceptionnels, au sens littéral du terme[53].

L’attribution de la multiplication des litiges à l’urbanisation n’a pas tellement plus de consistance. Mes travaux dans les fonds de la Cour de circuit et de la Cour supérieure montrent la quasi-absence, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de poursuites reliées spécifiquement à l’environnement urbain. Or, l’urbanisation prend son envol dès le milieu du XIXe siècle au Québec. On s’y perd un peu, au demeurant : après avoir désigné l’urbanisation à titre de cause de la banalisation des recours en justice au XXe siècle et donc de facteur de la « croissance exponentielle » du nombre de dossiers, le comité recommande de conserver les dossiers de 1900-1920 afin… de mieux étudier cette urbanisation[54]. Cette orientation traduit l’influence d’un thème dominant de la recherche en histoire sociale durant les années 1980 et jure avec le reste d’un rapport rétif à toute forme de « subjectivité »[55]. L’urbanisation n’est pas le seul phénomène intéressant de la première moitié du XXe siècle, tant s’en faut, ni le seul bouleversement structurel de ce temps. La diffusion de la grande industrie et du salariat a droit à autant d’égards de la part des chercheurs.

Les meilleures hypothèses en ce qui a trait à l’augmentation du nombre de dossiers, du moins au civil, sont la montée du capitalisme, la monétarisation de la vie sociale ainsi que le développement des appareils de régulation sociale et de la législation. Le contentieux civil est marqué par l’intensification de la circulation de la « valeur » sous toutes ses formes (numéraire, crédit, biens meubles et immeubles, parts d’entreprise, assurances, etc.), par le développement de la consommation, par la financiarisation de l’économie et la multiplication des acteurs économiques (sociétés, corporations commerciales, institutions financières). Certes, la recherche a progressé depuis les années 1980. Il est difficile de croire, en revanche, que ces réalités étaient entièrement méconnues à une époque où l’histoire sociale et économique dominait l’historiographie. Surtout, c’est précisément ce que des sondages en archives, même limités, auraient démontré. Enfin, l’intensification du quadrillage du territoire québécois par l’appareil judiciaire (processus qui s’accélère à partir de la grande décentralisation judiciaire de 1857) est allée de pair avec le développement du capitalisme, qui doit compter sur un appareil efficace de répression des manquements aux obligations de toutes sortes afin d’étendre son emprise. Dès le XIXe siècle, ce resserrement de la présence des tribunaux est précisément ce qui fait en sorte que leurs activités ne concernent plus de manière disproportionnée le monde urbain, comme c’était le cas dans le monde préindustriel[56], et non l’inverse.

Le comité revient à la charge une seconde fois pour justifier l’élagage massif des dossiers du XXe siècle. C’est dire combien cette orientation revêtait de l’importance. D’autres motifs sont mis de l’avant : l’accroissement « incontrôlable » de la masse documentaire, notamment en raison de l’apparition des photocopieuses ; le développement de l’État-providence, qui engendre un « encadrement des populations par les différents paliers de gouvernement […] qui ne s’était jamais vu et qui aboutit à la constitution de nombreuses séries documentaires concernant les individus » ; le développement technologique et de l’automobile, qui suscite son lot de « causes spécifiques » et « dans ce contexte, dit-on, les archives judiciaires perdent leur unicité » ; les changements dans l’administration de la justice, qui se seraient traduits après la Seconde Guerre mondiale par une « standardisation des procédures [amenant une] prolifération des formulaires qui sont souvent très laconiques » ; « enfin, dernière raison, la banalisation du recours à la justice signifie […] que l’importance même de la source sur le plan de la vie sociale s’en trouve altérée ; elle doit donc être traitée différemment[57] ».

On a déjà fait un sort à l’idée de banalisation du judiciaire. Pour le reste, les approximations le disputent aux erreurs intellectuelles. La moindre des choses aurait été d’identifier clairement ces séries étatiques, ces « nombreuses séries documentaires concernant les individus » accessibles aux chercheurs et permettant de documenter aussi bien et de la même manière l’expérience des populations que le contentieux des tribunaux. On voudrait bien se rabattre sur elles, en tant que chercheur, mais de quoi parle-t-on ? Mystère. Jean-Marie Fecteau, dans le seul article véritablement critique à l’égard du rapport de 1989, a déjà remis en doute la perte supposée d’unicité des archives judiciaires au XXe siècle[58]. Fecteau a aussi souligné que l’emprise de l’État-providence sur les populations québécoises était bien faible avant la Seconde Guerre mondiale. L’échantillonnage, par conséquent, n’aurait pu être conduit sans trop de pertes qu’à partir de ce moment[59].

On cherche en vain le lien entre la prétendue perte d’unicité de la documentation judiciaire — dès lors considérée comme redondante — et la croissance du parc automobile, qui a suscité des « causes spécifiques ». L’oxymore n’est pas qu’apparent. S’il y a apparition de causes spécifiques, même fréquentes, même jugées banales, c’est donc que les tribunaux engendraient encore des sources distinctes… et uniques en leur genre. De surcroît, quelques exemples probants de ces formulaires encombrant le contentieux d’un tribunal comme la Cour supérieure auraient été les bienvenus. Il y a une marge, un gouffre entre une dispute successorale et une contravention au Code de la sécurité routière. Signalons, pour finir, que la standardisation du processus judiciaire était pleinement à l’oeuvre dès le XIXe siècle (et même bien avant), réalité qu’illustre la publication du Code de procédure civile en 1867, année suivant l’entrée en vigueur du Code civil du Bas-Canada[60]. Le caractère unique de la documentation judiciaire n’a pas disparu pour autant. Et peu importe l’époque, à Rome comme ailleurs, pas de justice sans standardisation des procédures. Il en va de l’essence même de ce champ étatique particulier que de cadrer, que de restreindre à certaines possibilités et à un certain ordre le processus de gestion des conflits de tout acabit.

En somme, savait-on de quoi on parlait ? Quelle part cette litanie d’erreurs doit-elle au manque d’expertise archivistique et historienne applicable aux fonds des tribunaux à la fin des années 1980 ou au climat d’urgence, au climat de crise dans lequel les membres du comité ont oeuvré ? Laissons ces questions en suspens. Les pertes encaissées par le patrimoine documentaire québécois, elles, sont plus facilement identifiables.

Un aperçu des pertes

Le rapport de 1989 s’achève sur un choix binaire. Sont comparés les frais inhérents à la conservation intégrale des archives judiciaires, d’une part, aux solutions préconisées par le comité, d’autre part. Cela sans aucun moyen terme : on passe de l’inaction totale au lance-flammes. On l’a dit, le comité calcule qu’après le transfert de tout le matériel existant aux Archives nationales, sans échantillonnage, près de 2,5 millions de dollars seraient nécessaires annuellement en 2007 afin d’assurer la conservation des 193 kilomètres linéaires à venir. Après échantillonnage, le montant requis diminuerait des trois quarts, à 691 000 $ par an. Au demeurant, près de 20 millions de dollars seraient épargnés en amont, notamment en frais de transfert, sur 17 ans (1991-2007)[61]. Nos experts terminent en se disant heureux d’avoir répondu aux principes fondamentaux du bon fonctionnement de la justice, de la sauvegarde et de l’accessibilité des archives judiciaires. Ils affirment que « la solution contient tous les éléments pouvant présider à l’atteinte des objectifs établis, c’est-à-dire de procéder à une sélection judicieuse et raisonnable des archives accumulées ainsi que d’établir un mode de gestion efficace et permanent des archives des tribunaux qui soit réaliste et praticable[62] ». À n’en pas douter, la mise en oeuvre des recommandations du CIAJ a permis des économies d’espace considérables. Au milieu des années 1990, Evelyn Kolish indique que les dossiers des matières civiles en général de la Cour supérieure, dans le district de Montréal, ont perdu 382 de leurs 567,6 mètres linéaires, soit une réduction de 67,3 %. C’est là un signe, selon la même, que « le jeu en valait quand même la chandelle[63] ». En 2020, l’heure n’est peut-être plus à la célébration.

Jean-Claude Robert a publié deux articles dans lesquels il rend compte de son implication au CIAJ. C’est dans son allocution à la Société historique du Canada que figure l’évocation, précitée, des pare-chocs et climatiseurs. Il y rappelle le travail accompli par le comité et livre ensuite des réflexions plus personnelles. Ces passages semblent extrêmement significatifs. On est frappé, à 30 ans de distance, par la banalité sidérante de propos destinés d’abord et avant tout à justifier les choix effectués.

Robert soutient que l’historien est menacé par le « fétichisme » du document, que le chercheur préfère étudier les personnes plutôt que les collectivités et que l’exhaustivité, enfin, constitue une « tentation »[64]. Après avoir mentionné la diversification des sources employées par les chercheurs, Robert pose comme « problème de nature épistémologique » le fait qu’à la production plus importante de documents réponde l’usage de sources plus nombreuses par la communauté scientifique. Il s’interroge : « Connaît-on nécessairement mieux le passé parce qu’on dispose d’un plus grand volume d’archives ?[65] ». La sélection, dit-il, est bien préférable une fois mise en regard de « l’illusoire espérance de reproduire intégralement toute la réalité[66] », illusion qui irait de pair avec une conservation intégrale de la documentation. Au surplus, « croire qu’il ne faut rien jeter équivaut à croire que le passé est reconstituable par le menu et qu’il est tout entier contenu dans les documents[67] ».

Tout cela n’est qu’une caricature grotesque des pratiques historiennes qui avaient cours alors. Robert ne mentionne ni travaux, ni chercheurs, ni courants historiographiques. Qui, parmi les historiennes et historiens professionnels, croyait encore en 1990 reproduire intégralement le passé ou que les sources disaient tout ce que l’on désirait savoir ? L’essentiel est ailleurs, dans la rhétorique sous-jacente. Chacune de ces positions scientifiques fictives — nos collègues anglophones verraient là des straw men — est liée au fait, bien réel celui-là, que l’on va jeter. Et que l’on va jeter en quantité. Au fond, seule une solution radicale peut faire écho au caractère énorme d’erreurs comme le fétichisme du document et la quête insensée de l’exhaustivité… du moins dans l’esprit du lecteur qui se sera laissé berner.

Les recommandations du comité ont aussi été appuyées par la principale autorité en matière d’archives judiciaires dans la province, Evelyn Kolish, mais avec moins d’errances dans le propos. Selon elle, « les ANQ ont adopté une approche proactive et se sont impliquées dans une démarche visant un processus d’évaluation solide et rigoureux, mais également rassembleur, capable d’établir de larges consensus sur des choix de conservation potentiellement controversés[68] ». Mme Kolish, il faut le préciser, a fait énormément pour rendre accessible le monde des archives judiciaires. La communauté des chercheurs lui doit beaucoup[69].

Elle est en revanche tombée dans un piège identifié par Jean-Marie Fecteau, celui de n’avoir tenu compte que de l’analyse sérielle comme mode d’exploitation des fonds des tribunaux, approche qui n’épuise en rien les possibilités de cette documentation. Il s’agit d’ailleurs d’une méthode qu’elle a privilégiée dans ses propres travaux en histoire[70]. Dans un article paru en 1993, Kolish fait état des conséquences du rapport de 1989 : la recherche sérielle sera facilitée au XXe siècle, car l’échantillonnage laissera tout de même une masse impressionnante de dossiers derrière lui ; « les chercheurs intéressés par des cas individuels verront leurs possibilités restreintes » ; a contrario, les chercheurs « qui étudient le fonctionnement du pouvoir judiciaire auront amplement, sinon trop, à dépouiller parmi les échantillons et les séries conservées intégralement[71] ». Kolish mentionnera ensuite que « l’étude de phénomènes rares et […] les recherches de cas particuliers » seront plus difficiles à mener[72].

« Possibilités restreintes » est un euphémisme. Dans certains districts, il y a maintenant 90 % de risques de ne pas trouver un litige de première instance spécifique. La dichotomie entre étude sérielle et cas individuels pèche aussi par simplisme. C’est faire l’impasse sur les enquêtes de calibre intermédiaire, telle la recherche de certaines catégories de litiges. Par exemple, les poursuites en dommages pour atteinte à la réputation ou pour séduction de jeunes filles, déjà peu nombreuses avant l’élagage, sont certainement devenues rarissimes malgré leur richesse sociologique substantielle[73]. L’idée de « rareté », d’ailleurs, doit être maniée avec soin lorsqu’il est question d’activité des tribunaux. Le CIAJ et ses thuriféraires auraient dû se montrer sensibles à la question du chiffre noir, donnée cruciale des rapports entre droit et société : qui dit rareté dans les sources ne dit pas rareté dans les faits, tant s’en faut. On n’a qu’à penser à la rareté abracadabrante des affaires de viol entendues par la Cour du banc du Roi durant l’après-guerre, soit quelques-unes par année seulement. Les agressions sexuelles étaient-elles si peu fréquentes ? L’échantillonnage a ainsi réduit à une peau de chagrin le nombre de certains dossiers qui, déjà rares, éclairent pourtant des phénomènes structurels.

En matières civiles, les pertes éprouvées sont certainement considérables pour l’histoire du XXe siècle, à toutes les échelles, de l’histoire des familles à l’histoire de l’État québécois en passant par l’histoire du monde des affaires. Il paraît difficile de donner une idée exacte du naufrage — il faudrait avoir épuisé les possibilités offertes par cette documentation et plusieurs vies n’y suffiraient pas — sans parler de ce qui intéressera les chercheurs dans le futur. Laissons également de côté les climatiseurs, le fétichisme, la quête de l’exhaustivité et autres hyperboles. Je me contenterai de relever quelques approches et thèmes d’investigation lourdement affectés par l’élagage, tout en soulignant à grands traits l’utilité des unes et des autres pour la compréhension de l’expérience des populations du passé.

Une des grandes victimes du comité interministériel est la reconstitution de trajectoires individuelles et familiales spécifiques, notamment en ce qui a trait aux conflits qui ont pu émailler le parcours de certaines lignées ou en ce qui concerne les apparitions, très fugaces, d’individus et ménages de milieu populaire. À l’instar de la notion de « rareté », le terme « cas » est d’un emploi plus délicat qu’il n’y paraît. Reconstituer le cas du parcours en justice d’une famille déchirée par des disputes implique de retracer tous les dossiers de première instance la concernant, autant que faire se peut[74]. Un dossier pertinent, dès lors, n’a plus le statut de cas, mais celui de pièce de puzzle… probablement manquante désormais. Des recherches sérielles peuvent également dépendre de cas précis, mais non interchangeables et non aléatoires, malgré des similitudes. Par exemple, il sera maintenant parfaitement oiseux de tenter de croiser un échantillon de patronymes tirés des recensements décennaux du Canada du XXe siècle (cet échantillon constituant le groupe cible d’une étude) avec des archives judiciaires. Cette stratégie conviendrait très bien au moment d’examiner la manière dont les ménages ont fait l’expérience de la monétarisation de la vie sociale : rapport au crédit, consommation, souscription d’assurances, écueils financiers, etc.[75] Cette recherche sérielle dépendrait de la possibilité de retracer des personnes précises, membres de ménages à la configuration démographique particulière et dotés de ressources variables. Les stratégies individuelles et familiales en matière de ressources n’ont de sens qu’en tenant compte de ces données. J’insiste sur cet aspect : il existe des ponts entre les séries documentaires royales que sont les recensements, l’état civil, les greffes de notaires et les affaires entendues par la justice. Des archives notariales mettent en lumière des stratégies familiales de transmission de biens génératrices de conflits qui échoueront en Cour supérieure. Les recensements successifs témoignent de la mobilité sociale ascendante ou descendante de lignées dont les déboires, le cas échéant, risquent d’alimenter le contentieux des tribunaux civils.

À la différence d’Evelyn Kolish, je doute que le « fonctionnement du pouvoir judiciaire » et la litigiosité de première instance puissent être reconstitués de manière probante pour le XXe siècle avec un taux d’élagage de près de 90 %. En l’absence d’une vaste majorité de dossiers, impossible de détailler les réclamations, les allégations, les stratégies discursives et judiciaires de la poursuite et de la défense, le cheminement de la preuve et j’en passe. Sont-ce là des réalités étrangères au « fonctionnement du pouvoir judiciaire » ? Non, évidemment, à moins de réduire ce phénomène à une typologie de causes entendues. De plus, comme un grand nombre d’affaires s’interrompent avant un jugement sur le fond, ne subsistent seulement, dans bien des cas, que des plumitifs laconiques et imprécis. Ce qui a été brisé par l’échantillonnage, du moins pour la Cour supérieure, c’est la mécanique réunissant plumitifs, dossiers et registres de jugements. En réduisant de neuf dixièmes la taille d’un joueur clé de ce trio, une combinaison documentaire qui fonctionne de manière remarquable pour le XIXe siècle[76] n’est plus que l’ombre d’elle-même pour le XXe siècle.

Même dans le cas de catégories de litiges très largement représentées dans le contentieux civil de première instance, l’élagage a eu des conséquences dramatiques. L’insistance sur la représentativité statistique de certains types de poursuites n’a de sens que dans l’optique d’une caractérisation du contentieux d’une cour donnée. C’est négliger, pour le reste, tout ce que ces sources ont à dire sur la société de leur temps. Les poursuites pour billet promissoire impayé sont extrêmement communes dans les dossiers de la Cour de circuit au tournant du XXe siècle[77]. Ces affaires procèdent rondement. Le billet fait preuve de la dette, le défendeur désargenté ne comparaît pas et le créancier repart avec un jugement favorable. Les montants en cause, au demeurant, sont assez peu élevés. Dans l’esprit du comité interministériel, c’est plus qu’assez pour signer un arrêt de mort documentaire : voilà des causes peu « importantes », « banales », similaires les unes aux autres et présentes en quantité… Mais si le chercheur prend garde au biais qui consiste à ne voir dans les dossiers des tribunaux que des cas en série, il constate que des phénomènes lient ces poursuites les unes aux autres. Dans certaines régions, le contentieux de la Cour de circuit et de la Cour du magistrat, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, montre que le marché du crédit et de l’argent était contrôlé par certains clans familiaux. La petite bourgeoisie locale pressurait ses concitoyens en spéculant sur leur pauvreté, au moyen de prêts à intérêt ou en rachetant des obligations détenues par des tiers avant d’y surimposer des taux d’intérêt supplémentaires[78].

La destruction massive de dossiers de première instance a introduit un biais de classe évident dans le patrimoine documentaire québécois. Porter une cause en appel impliquait des frais importants. Les ouvriers apparaissent rarement dans les séries de la Cour supérieure et se cantonnent aux niveaux inférieurs de la hiérarchie judiciaire. On savait bien avant 1989 que les citoyens de modeste condition n’ont laissé que très peu de traces écrites de leur passage. Hormis les enquêtes orales, qui ont la particularité de voir disparaître leurs sources au fil du temps, seules les archives judiciaires permettent de documenter efficacement le sort des gens du commun et d’entendre leur voix, précautions méthodologiques à l’appui. Les recommandations du CIAJ ont anéanti les seuls discours consignés par écrit de maints acteurs parmi les plus modestes de notre passé collectif.

Enfin, il sera dorénavant inutile de chercher à faire correspondre des rapports de jurisprudence aux dossiers judiciaires originaux concernant les mêmes litiges. Comme il n’existe pas, au civil, de moyen aisé de repérer certains types de causes (à la différence des affaires criminelles), le dépouillement de périodiques de jurisprudence comme les Rapports judiciaires de Québec constitue une excellente façon d’identifier des poursuites aux enjeux semblables sans avoir à dépouiller directement des milliers de dossiers. Le rapport de jurisprudence et le dossier judiciaire engendrés par la même action en justice ne sont pas redondants. Les dossiers recèlent bien plus de pièces (témoignages, documents déposés en preuve, etc.) et autorisent une reconstitution assez précise, souvent, du déroulement du procès. Le rapport de jurisprudence, axé sur le résumé des faits, de la preuve et le jugement en tant que tel contient parfois des réflexions des magistrats qui ne figurent pas au dossier. J’ai récemment fait usage de cette technique de croisement entre jurisprudence et dossiers originaux dans le cadre d’une étude des droits financiers des femmes de la bourgeoisie entre 1900 et 1930[79]. Les seuls dossiers originaux des années 1920 retracés concernent des affaires portées en appel, comme le comité a décidé d’épargner celles-ci. Il sera impossible de mener une étude semblable portant sur les décennies subséquentes, alors que la condition féminine connaîtra des transformations très importantes.

Déjà vicié à l’époque même de sa rédaction, le rapport de 1989 porte maintenant très mal son âge. Plus de trente années se sont écoulées depuis ; c’est fort long en histoire et en archivistique. J’ai interrogé des cadres de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) afin de savoir si les recommandations du comité avaient été corrigées pour partie ou si, à tout le moins, des acteurs du milieu étaient chargés d’un suivi ou d’une veille quant à la pérennité de la pertinence des mêmes recommandations. La réponse fut négative, dans les deux cas[80]. Les mêmes calendriers de conservation sont en vigueur. La destruction massive de dossiers de première instance suit toujours son cours.

Soyons justes. Les membres du comité interministériel ont soupesé les solutions technologiques à leur disposition. Elles montrent à quel point leur rapport est parfaitement caduc, en 2020, pour ne pas dire antédiluvien. Microfilmer les archives amassées en 2007 (sans élagage) aurait coûté 231 millions en dollars de 1986 ; l’autre technique évoquée, le « stockage sur disque optique », était encore plus dispendieuse[81]. De plus, le problème de repérage des informations serait demeuré entier avec des microfilms[82].

À l’heure de la généralisation de la photographie numérique, des bases de données relationnelles et des connexions web haute vitesse, les coûts de conservation et d’entreposage qui ont justifié une bonne part des recommandations du comité interministériel ne tiennent plus la route. Si on ajoute à cela les nombreuses erreurs intellectuelles qui ont émaillé ses travaux, il appert qu’il faut de toute urgence se remettre à l’oeuvre, archivistes et historiens, afin d’opérer un virage à 180 degrés. Un paradoxe a de quoi faire rougir. Les officiers de justice du passé avaient réussi à faire parvenir jusqu’à nous un patrimoine documentaire absolument considérable, des séries souvent complètes, tout en composant avec des conditions matérielles qui feraient crier au scandale : humidité ou sécheresse excessive, variations de température, éclairage à l’huile, etc. Peut-on maintenant, en 2020, mettre à profit les progrès de la recherche fondamentale et des technologies pour leur faire honneur, à rebours, et pour mieux faire en matière de conservation du patrimoine documentaire québécois ?

Quelques remèdes… bien tardifs

On doit faire le deuil du matériel qui n’est plus. Cela étant, la mise sur pied d’un comité interministériel sur les archives judiciaires « 2.0 » s’impose avec force. Les efforts réunis des professionnels de l’histoire et des professionnels de l’archivistique pourraient se solder par des résultats rapides. À ce titre, il me faut remercier la conservatrice et les directeurs des Archives nationales du Québec Hélène Laverdure, Valérie D’Amour, Hélène Fortier et Martin Lavoie. Ils ont accepté que les archives judiciaires non traitées hébergées par le centre de Trois-Rivières de BAnQ et sujettes à élagage en vertu du calendrier de conservation soient conservées intégralement. Cette initiative s’inscrit dans la foulée de la signature en 2013 d’un partenariat réunissant l’UQTR et BAnQ, partenariat dans le cadre duquel la Chaire de recherche du Canada en histoire du droit civil au Québec a financé à hauteur de près de 20 000 $ la réalisation d’un inventaire sommaire des 200 mètres linéaires d’archives judiciaires non traitées du centre de Trois-Rivières[83]. Les bénéfices furent réciproques. Plusieurs étudiants de l’UQTR ont pu acquérir une expérience de travail en archives à cette occasion. Surtout, le centre de Trois-Rivières abrite peut-être maintenant les fonds judiciaires les plus complets, dans la durée, de tout le Québec. Ce type de partenariat est venu renforcer d’autres collaborations, comme l’accueil d’étudiants dans le cadre de cours, accueil qu’a toujours facilité la directrice du centre de Trois-Rivières, Mme Sophie Morel.

Si d’autres antennes de BAnQ retracent des archives judiciaires du XXe siècle non traitées et non élaguées, ce matériel doit impérativement être conservé. Peu importe l’instance judiciaire en cause, ces pièces satisfont maintenant un critère clé de conservation, celui de la rareté extrême. En amont, dans les palais de justice et centres de préarchivage, des ressources doivent être affectées à la photographie numérique des dossiers de première instance et à la constitution de bases de données sommaires servant à les indexer, au moins en ce qui concerne le matériel produit par des tribunaux supérieurs comme la Cour supérieure[84]. Ces affaires sont « importantes » pour l’histoire du droit et l’histoire sociale du Québec contemporain. Le dépôt des photographies numériques et des bases de données sur des serveurs viendra réduire à néant l’espace nécessaire. Seront requis les bons soins de professionnels de l’informatique pour assurer la mise à niveau de cette infrastructure, de temps à autre, et la supervision d’archivistes pour voir aux règles de protection de la vie privée des justiciables et aux normes de classement.

Conclusion

Les conditions d’accessibilité et de conservation des archives judiciaires étaient lamentables au début des années 1980. Leur accumulation rapide avait de quoi apeurer. Il n’en demeure pas moins que le Rapport du comité interministériel sur les archives judiciaires est parsemé d’erreurs archivistiques et historiques tellement grossières qu’il aurait dû, à l’époque même de sa parution, être revu en profondeur sinon rejeté en totalité. Les possibilités offertes par les registres de cours (plumitifs, index et registres de jugements) ont été profondément surestimées. La supposée banalisation des recours en justice au XXe siècle ne repose sur rien. Le contenu des archives judiciaires a été tourné en ridicule. Ont même été imaginés d’invraisemblables chercheurs fétichistes qui auraient pu fomenter une résistance futile et stupide à l’élagage massif des fonds des tribunaux… La communauté des chercheurs attend toujours, d’ailleurs, l’identité des séries documentaires censées remplacer ces mêmes fonds au XXe siècle.

La conjoncture intellectuelle et technologique de 1989 a cependant complètement disparu. Ainsi, après le choix malheureux de 1920 comme date charnière, proposons 2020 à titre de nouveau départ pour les archives judiciaires, ce pan entier, unique et précieux de notre patrimoine collectif.