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Décidément, ces pauvres Français ne sont que de grands enfants qui ne sauront jamais ce qu’ils veulent et qui seront constamment ballottés entre l’anarchie et la réaction.

Octave Crémazie, 3 avril 1871[1]

Lors du siège, les Prussiens ont certes contribué à endommager les plus beaux endroits de cette ville. Néanmoins, une partie des Parisiens eux-mêmes – les Communistes – a, dans une folle frénésie, fait dix fois plus de saccage que le victorieux Moltke. C’est un pitoyable spectacle que la destruction de cette ville par ces fous. Le vandalisme de la Commune met en exergue le côté excitable et instable des Français, ce qui leur garantit, je le crains, un avenir aussi mouvementé que leur passé.

John Cameron, 1873[2]

Peu de nations se créent exclusivement de l’intérieur. Que ce soit géographiquement, ethniquement ou linguistiquement, la plupart d’entre elles, sinon toutes, se sont partiellement définies vis-à-vis d’un ou de plusieurs autres. Ce ou ces derniers peuvent prendre des formes multiples, s’incarner dans un ennemi héréditaire, consister en une idée rédhibitoire au projet national ou encore sonner comme une langue étrangère. Mais la construction nationale ne se limite pas à un moment x dans un espace y. Il s’agit d’un phénomène dynamique qui peut se conjuguer autant au passé composé ou au présent qu’au passé simple. Ainsi, la plupart des nations, qu’elles s’estiment exister depuis des temps immémoriaux ou qu’elles sortent à peine de leur coque, font régulièrement face à des (re) définitions de ce qui constitue l’autre, le non-national. En effet, ces doutes existentiels continuent de miner même de vieux pays comme la France et le Royaume-Uni, qui pourraient à première vue paraître confortables dans leur légitimité[3].

Bien entendu, alors que les interrogations nationalo-identitaires semblent interminables, le centre gravitationnel de ces questionnements change en fonction du contexte géohistorique. Néanmoins, il existe des constantes. Pour ce qui est du Canada, le projet national repose sur l’idée d’une société fondée sur la culture du consensus. Le mythe national canadien se fonde donc en partie sur le rejet des excès, qu’ils soient de droite ou de gauche. Le projet récent, loué par la grande majorité de la classe politique (du Nouveau Parti démocratique au Parti progressiste-conservateur), de bâtir un monument aux victimes du communisme (qu’il faut, espérons-le, entendre ici comme « régime totalitaire de type soviétique ») constitue un exemple parlant de ce modérantisme dont le corollaire est forcément la condamnation de la tentation révolutionnaire[4].

Ce rejet du communisme, voire du socialisme (perçus comme des créations étrangères), correspond en partie à la nature même de la construction nationale canadienne, qu’on la conçoive du point de vue des anglophones ou des francophones, des catholiques ou des protestants, ou encore selon des perspectives régionales. En effet, bien qu’il soit tentant de voir l’affirmation de l’entité canadienne comme la combinaison de facteurs internes, ainsi que de la politique extérieure des États-Unis et de celle du Royaume-Uni vis-à-vis de sa colonie, il serait injuste d’ignorer le rôle du socialisme dans la consolidation du projet national. Ce rôle a été évidemment négatif, dans la mesure où les principaux acteurs du processus confédéral se sont mis d’accord pour condamner les idées socialistes en tous genres. Ainsi, la Commune de Paris, un gouvernement insurrectionnel républicain et socialiste qui a administré la capitale française au printemps 1871, a procuré une cible commune aux participants du projet confédéral, même aux plus progressistes d’entre eux.

Alors que les communards se sont évidemment peu souciés du Canada, la presse de ce pays a traité quotidiennement des événements du printemps 1871. En effet, le programme politique des révolutionnaires parisiens va à l’encontre des préceptes inhérents au projet confédéral. Cependant, la presse ne se confine pas à condamner la Commune, dans la mesure où elle utilise les événements de Paris comme contre-exemple de la philosophie libérale sur laquelle repose le nouveau dominion. À l’instar d’un bacille insidieux, d’une maladie contagieuse, le socialisme infecterait et saperait donc les fondements de toute société fondée sur la valeur du travail, une piété et un ordre moral implicitement chrétiens, et le droit à la propriété. De fait, quiconque contesterait l’ordre naturel consacré lors de l’établissement de la Confédération succomberait à une peste qu’il aurait lui-même contribué à répandre. Syndicalisme, agitation sociale, révolution deviendraient alors les ennemis de leurs propres partisans, les poussant sur le chemin de la paresse, de l’envie, de la débauche et amenant sur eux les foudres du pouvoir en place. La métaphore du bacille s’accorde donc parfaitement au traitement médiatique de la Commune de Paris, dont la vocation universaliste renforce la possibilité d’exportation et donc de contamination. Cela d’autant plus que la diabolisation de la révolution s’accompagne d’un effort manifeste pour la consolidation d’un consensus libéral vu comme sain, naturel et donc forcément antisocialiste. Ces principes libéraux ont non seulement servi de réponse immunitaire à une possible contagion socialiste, mais ont aussi fait fonction de mortier pour la jeune fédération.

À cela, il faut ajouter le rôle central qu’a joué la presse dans la création et la propagation du modèle libéral canadien. Comme Paul Rutherford l’a souligné dans A Victorian Authority, l’invention de mythes nationaux a joué un rôle essentiel dans le processus de construction nationale. Ainsi, la presse quotidienne agirait comme « le principal faiseur de mythes » dans ledit processus[5]. En effet, dans sa couverture de la Commune, la presse s’intéresse surtout à la restauration de l’ordre public, un facteur d’importance au moment où l’édifice politique de la Confédération en est à ses débuts.

Cette étude soutient que la couverture médiatique de la Commune a joué un rôle dans l’élaboration d’une base morale consensuelle en vue de renforcer le projet confédéral. Bien que des Canadiens se soient certainement reconnus dans les idées de la Commune, la plupart des journaux se rejoignent sur un point : le régime alors en place à Paris est une aberration. Ainsi, les pages qui suivent s’inscrivent dans le sillage de l’article d’Ian McKay intitulé « The Liberal Order Framework : A Prospectus for a Reconnaissance of Canadian History ». Dans cet article qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, McKay soutient que le Canada a vécu une « révolution libérale » entre les années 1830 et 1940. Pour résumer, il voit le projet national canadien comme « un processus de domination libérale remarquablement contradictoire et complexe, tout en étant malgré tout cohérent ». L’idéologie libérale – définie ici crûment comme le droit à la liberté, à un certain degré d’égalité, et (principalement) à la propriété – aurait joué un rôle majeur dans la conciliation des intérêts divers et souvent divergents impliqués dans le projet de construction nationale[6]. Inspiré par la théorie gramscienne de l’hégémonie, McKay voit le libéralisme comme un rouage essentiel à l’édification du Canada.

L’une des critiques les plus fréquentes envers McKay concerne justement son interprétation du libéralisme comme une idéologie homogène. Pour ce qui concerne le Québec, certains, dont Yvan Lamonde, ont souligné la diversité du camp libéral de cette époque, ainsi que l’hostilité des ultramontains envers un parti qu’ils accusent toujours de « rougisme[7] ». D’autres historiens ont émis des réserves similaires pour ce qui concerne le Canada anglophone. Dans le cas de la Colombie-Britannique, Robert McDonald insiste sur la nécessité de mieux prendre en compte les différentes variétés de libéralisme au niveau provincial[8]. Pour sa part, Bruce Curtis regrette le manque d’attention portée au libéralisme comme « mode de gouvernement », autrement dit, plus dans la pratique qu’en théorie[9].

Néanmoins, il s’agit là d’une question principalement sémantique. L’ordre libéral de McKay ne peut se comprendre dans une logique purement partisane, car il sous-tend une idéologie qui transcende les divisions et investit la plus grande partie du spectre politique. Nous sommes ici en présence d’un programme libéral minimum (mais néanmoins révolutionnaire), dont les concepts de base peuvent facilement accorder les grands partis. De plus, McKay traite d’un libéralisme déjà centriste et donc dans une situation idéale pour syncrétiser des tendances conservatrices. En effet, et bien qu’Yvan Lamonde voie (avec raison) 1877 comme une année charnière en la matière, la transformation du Parti libéral paraît déjà bien engagée vers 1871[10].

Outre la malléabilité tactique de l’idéologie libérale, McKay souligne son caractère révolutionnaire. Le terme de révolution étant généralement attribué à des soulèvements issus de cercles extrémistes, souvent violents, son association à l’assertion des principes libéraux au Canada peut d’abord surprendre. Il faut néanmoins garder à l’esprit que plusieurs aspects du libéralisme fin XIXe siècle restent liés à sa radicalité originelle. Alors que le libéralisme de cette période peut paraître modéré aux lecteurs et lectrices d’aujourd’hui, les partisans de ces idées ne sont nul autre que les héritiers des Lumières et, dans certains cas, de la première phase de la Révolution française (1789-1791). Ainsi, le modèle politique et socio-économique que les libéraux canadiens de l’époque confédérale promeuvent s’inscrit toujours dans la tradition révolutionnaire. En effet, leur but consiste à diminuer le pouvoir des Églises ainsi que celui des élites (dont la raison d’être se fonde sur des notions d’honneur et de privilège)[11].

D’après McKay, la révolution libérale se périodise en « sept moments marquants[12] ». Dans le cas présent, nous nous intéresserons au troisième « moment » (l’époque confédérale), une période qui ne se limite pas aux années 1864-1867, mais s’étend jusqu’à la fin des années 1890. Du point de vue de McKay, ces décennies ne se résumeraient pas à « la Naissance d’une Nation », mais marqueraient plutôt la « Consolidation d’un Programme pour un État Libéral[13] ». On peut donc déjà noter que la Commune se déroule alors même que des idées presque diamétralement opposées à celles qu’elle soutient dominent au Canada. Le cas des révolutionnaires parisiens procure ainsi une opportunité magnifique d’illustrer les dangers d’un anti-Canada.

Les journaux de cette époque ont, sans surprise, agi comme le principal vecteur de diabolisation anti-communarde. Avec un taux d’impression de 670 000 exemplaires en 1872 (plus d’un par foyer), la presse canadienne assume donc incontestablement le rôle d’ « agent de “légitimation” », de créateur de « héros et de méchants[14] ». La couverture médiatique de la Commune illustre parfaitement cette fonction légitimatrice. En effet, la condamnation unanime de l’insurrection transcende les clivages linguistiques, religieux et politiques. Vue comme un abîme à éviter à tout prix, la Commune a par conséquent contribué à unir le pays dans un rejet général de l’égalitarisme socialiste ainsi que de tout ce qui remet en cause la propriété bourgeoise et le pouvoir religieux.

Les sources de cette étude consistent en articles et notes télégraphiques sélectionnés dans dix-neuf journaux. Le choix de ces sources s’est effectué selon des critères géographiques, linguistiques et politiques. La diversité de la sélection est en effet indiscutable. Du point de vue géographique, tout d’abord, deux journaux représentent les provinces maritimes, sept le Québec, sept l’Ontario, un Winnipeg et deux la Colombie-Britannique. Pour ce qui est de la représentation linguistique, cinq de ces sources sont francophones. Cette sélection reflète aussi les principales tendances politiques de l’époque, dans la mesure où sept de ces journaux sont alors généralement conservateurs/progouvernement (comme le Weekly Manitoban) et huit libéraux (le Globe, par exemple). Enfin, d’autres tendances, plus marginales, sont représentées dans quatre journaux : La Gazette de Sorel (plutôt indépendant et sceptique quant au projet confédéral), Le Pays (démocratique/radical), l’Irish Canadian (pro-Home Rule) et le Mainland Guardian de New Westminster (plutôt progressiste et favorable à la Confédération, bien que souvent critique vis-à-vis de cette dernière).

Pour ce qui concerne la méthodologie, cette étude se concentre essentiellement sur des dépêches télégraphiques, des correspondances et des articles originaux. Il faut noter à ce propos que la grande majorité (à peu près 80 %) des informations provenant de l’étranger apparaît dans les colonnes dédiées aux dépêches télégraphiques. La présence de ces dernières a visiblement exacerbé la réaction hostile à la Commune. En effet, le câble transatlantique, établi pour de bon en 1866, constitue une nouveauté. Au-delà de l’exploit technique, cette réduction drastique du temps et de l’espace établit une logique d’immédiateté relative « distincte du mouvement des personnes et des biens[15] ». Les effets de cette mondialisation médiatique transparaissent d’ailleurs clairement en lisant le traitement souvent sensationnaliste, voire fébrile, de la Commune. Il faut noter à ce propos qu’une dépêche européenne parvient alors au Canada en moyenne entre deux et trois jours après que l’information a émergé. Au Québec, le temps de traduction peut retarder la publication[16], mais en général les nouvelles sortent en même temps qu’en Ontario et deux ou trois jours avant d’atteindre les lecteurs de l’Ouest. Ce délai peut paraître long de nos jours, mais représente à l’époque un gain d’une à plusieurs semaines, selon les cas[17].

À cela, il faut ajouter le fait que les « dépêches ont le désavantage […] d’être choisies par le correspondant du Herald de New York à Londres, le représentant attitré de l’Associated Press[18] ». Le monopole de cette dernière ne donne donc aux médias canadiens qu’une vision partielle et souvent partiale des événements. Cependant, comme l’a noté Pierre-Louis Lapointe dans le cas de la presse québécoise, les journalistes avaient aussi accès à la presse écrite, qui mettait plus de temps à arriver, mais permettait d’accéder à des points de vue variés et détaillés[19]. Toujours selon Lapointe, « [e]n temps de crise […] la précipitation des événements rend la dépêche prioritaire », ce qui plonge « [l]e journaliste québécois […] en plein désarroi, n’ayant plus le temps d’analyser[20] ». Mais Lapointe traite des années 1866-1867. Quatre ans plus tard, la dépêche a pleinement acquis droit de cité dans les colonnes des journaux francophones comme anglophones.

Il est impossible de suivre avec précision le processus de sélection des dépêches et leur degré d’influence sur les articles originaux. On peut bien sûr contester leur pertinence, dans la mesure où des messages rédigés pour la plupart en Grande-Bretagne ou aux États-Unis n’en disent évidemment pas long sur la construction nationale canadienne, même si le choix de privilégier des dépêches anti-communardes est révélateur des opinions des rédactions[21]. Cela dit, pour ce qui concerne les publications canadiennes contemporaines à l’insurrection, cette étude comprend approximativement 84 % d’articles originaux[22]. Le reste consiste en dépêches télégraphiques et seulement un extrait de correspondance, ce type de source étant relativement rare[23].

Une brève histoire de la Commune de Paris

La Commune de Paris est officiellement établie le 28 mars 1871 et dure jusqu’au terme de la répression connue sous le nom de Semaine sanglante, le 28 mai de la même année. Le régime communard est la conséquence de plusieurs facteurs. Tout d’abord, la lourde défaite de la France, au cours de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, l’abdication de Napoléon III et la proclamation de la Troisième République, le 4 septembre 1870, amènent une période d’instabilité dans le pays. L’armistice, signé le 27 janvier 1871, ne fait rien pour calmer les ardeurs révolutionnaires de nombreux Parisiens, qui ont subi un siège de quatre mois, ainsi qu’un hiver particulièrement rude. Pendant le siège, des républicains radicaux organisent plusieurs manifestations. Ils fondent aussi des comités d’arrondissement et démocratisent la Garde nationale[24].

Les objectifs de ces républicains sont multiples et parfois incompatibles. Cependant, les rebelles s’accordent pour demander la création d’une république sociale et le droit d’élire le maire de Paris[25]. Le nationalisme joue aussi un rôle dans l’insurrection. D’après Robert Tombs, les communards ont certainement été sensibles au « nationalisme révolutionnaire engendré par la guerre et la chute de Napoléon III[26] ». Cette vue transparaît dans le nom du régime, qui se lie ainsi à la première Commune de Paris de 1789-1795. Ainsi, les fondations idéologiques de la Commune de 1871 ne sont pas uniquement socialistes, mais aussi républicaines et patriotiques.

Une autre cause de l’insurrection est exclusivement politique. En effet, les élections nationales de février donnent une majorité écrasante aux monarchistes, ce qui inquiète surtout Paris, ville fortement républicaine. La nouvelle Assemblée ne fait pas grand-chose pour rassurer les républicains. Très vite, les députés votent le transfert de l’Assemblée de Bordeaux (où elle a siégé pendant la guerre) à Versailles. Outre sa portée symbolique, cette décision a aussi été lue comme un signe de méfiance envers la capitale. En outre, la décision des députés d’annuler le moratoire sur le paiement des loyers et des arriérés rend le nouveau gouvernement particulièrement impopulaire à Paris. Finalement, le projet de désarmer les milices citoyennes d’arrondissement a été la goutte qui fait déborder le vase. En effet, la tentative du gouvernement de Versailles de s’emparer, le matin du 18 mars, de canons entreposés sur la butte Montmartre se solde par un échec. Les résidents du quartier, craignant l’imminence d’un coup monarchiste, s’opposent à l’opération et parviennent même à mettre une partie des soldats de leur côté[27]. C’est ainsi que l’insurrection commence.

Une fois la ville ralliée aux insurgés, des élections communales ont lieu le 26 mars. Cependant, même si une certaine entente règne parmi la majorité des 85 élus, ce nouveau corps n’a rien de monolithique. Bien que l’Association internationale des travailleurs (AIT), en tant que principale organisation socialiste, ait joué un rôle important au Conseil, elle ne forme pas une majorité. En outre, l’AIT est très hétérogène et Karl Marx n’en est pas le membre le plus influent, car les partisans de Pierre-Joseph Proudhon, un des pères du mouvement anarchiste, dominent cette organisation. Les internationalistes doivent alors s’entendre avec les néo-jacobins, les blanquistes et des républicains de tendances diverses[28]. Il faut néanmoins noter la fluidité de ces catégories, qui ne peuvent être systématiquement analysées selon un spectre droite-gauche.

Par sa nature simultanément exécutive et législative, le Conseil de la Commune parvient à prendre plusieurs mesures, notamment la séparation de l’Église et de l’État, la laïcisation de l’éducation, l’abolition de la peine de mort, le rétablissement du moratoire sur les loyers non payés, l’abolition du travail de nuit dans les boulangeries, la restitution des biens prêtés sur gage pendant le siège. De plus, certaines des entreprises abandonnées par leurs propriétaires sont appropriées et gérées par les employés. Quant au système judiciaire, il connaît une réforme radicale, avec la création de jurys élus et le droit à une défense gratuite pour tous. La conscription est abolie et remplacée par une garde nationale démocratisée et accessible à tous les citoyens valides.

Mais tout ne peut se résumer aux changements par le haut. Malgré sa courte existence, la Commune voit éclore de nombreuses associations et clubs, dont beaucoup élisent résidence dans des églises désertes. Bien que le Conseil n’accorde pas le droit de vote aux femmes, nombre d’entre elles s’impliquent dans des clubs et en créent. Certaines prennent aussi part dans les opérations insurrectionnelles comme infirmières ou combattantes[29].

Néanmoins, le Conseil n’est pas aussi performant dans le domaine militaire, le régime ne comptant que peu de stratèges expérimentés et de haut gradés. Par conséquent, les chefs de la Commune commettent plusieurs erreurs fatales qui, ajoutées les unes aux autres, contribuent à la prise de Paris par les troupes de Versailles[30]. Le 21 mai, les versaillistes entrent dans Paris. C’est ainsi que débute la tristement célèbre Semaine sanglante : sept jours d’exécutions sommaires et d’arrestations. De nombreux survivants parviennent à s’exiler. D’autres sont emprisonnés en France ou déportés en Nouvelle-Calédonie.

Même aujourd’hui, le nombre de morts reste incertain. Du 18 mars au 28 mai, les communards auraient tué entre un millier et deux mille de leurs ennemis[31]. Quant aux victimes communardes, elles se situeraient entre 10 000 et 50 000. Mais la période la plus controversée reste la Semaine sanglante. Alors que Robert Tombs, un spécialiste du sujet, a récemment changé son estimation des victimes communardes d’entre 10 000 et 30 000 à 6 000 et 7 500, Pierre Milza penche plutôt vers un nombre autour de 20 000[32].

De nombreux ouvrages ont été publiés sur la Commune. Depuis la redécouverte du sujet, au début des années 1970, presque tous les aspects de la Commune ont été explorés. Cependant, la Commune demeure un épisode assez mal connu du public français et surtout peu enseigné à l’école. De plus, comme l’a noté Kristin Ross, « on ne peut qu’être frappé du peu d’attention qu’a reçue la pensée communarde, y compris chez des auteurs et des chercheurs politiquement favorables à l’événement[33] ». Mais au-delà de la nécessaire intégration de cet épisode dans le récit français, une réévaluation de sa portée à l’étranger ne peut qu’apporter de nouveaux éléments sur les questions liées au socialisme et aux projets de constructions nationales[34].

La presse canadienne et la Commune

De plusieurs points de vue, les idéaux de la Commune s’opposent au libéralisme. La présence, parmi les insurgés, de nombreux socialistes qui considèrent que la propriété capitaliste n’est rien d’autre qu’un vol a suffi à mettre les libéraux sur le sentier de la guerre[35]. Attachés par-dessus tout au droit à la propriété, ceux-ci ne pouvaient que voir d’un mauvais oeil des mesures telles que l’annulation (provisoire, il est vrai) du paiement des loyers dus pendant le siège et l’abolition du travail de nuit. De plus, l’appropriation par la Commune des biens de l’Église et l’emprisonnement de plusieurs ecclésiastiques s’opposent directement aux principes du « dominion moral[36] » au Canada. Bien que le projet national canadien ait déjà pris une trajectoire sécularisatrice, les élites libérales se doivent, toujours d’après McKay, de ménager les institutions religieuses. Alors que les apôtres du libéralisme et les communards se seraient peut-être entendus sur le principe de laïcité, leurs vues auraient divergé quant aux moyens à mettre en oeuvre afin d’atteindre leurs fins et même en ce qui concerne la désirabilité d’une séparation complète des Églises et de l’État[37].

Il faut cependant éviter la caricature (d’un côté comme de l’autre). La majorité des communards ne sont alors pas partisans de l’appropriation des moyens de production par les travailleurs et de l’abolition future des frontières. En plus d’avoir engagé des réformes plutôt modérées, la Commune a des racines profondément patriotes[38]. En fait, la plupart des communards ne voient pas de contradiction entre leur patriotisme et leur internationalisme. Nombre d’entre eux, convaincus de leur statut d’héritiers des idées révolutionnaires, associent leur type de patriotisme à la glorification de la France des Lumières, la nation des droits de l’homme et du citoyen supposément tolérante, égalitaire et universaliste.

Mais les médias canadiens ignorent presque totalement la modération relative de la Commune. Que l’on ouvre le Globe de George Brown, journal torontois éminemment libéral, ou le Franc-parleur, un organe conservateur et catholique basé à Montréal, la même approche aux événements de Paris habite les dépêches et les articles. Plus précisément, la couverture médiatique de la Commune s’axe sur trois thèmes : la religion, la place des femmes dans la société et l’éthique de travail capitaliste. Bien sûr, on peut arguer du fait qu’en ce temps-là, peu de pays sont irréligieux, non patriarcaux ou (encore moins) socialistes. Cependant, l’incomplétude, en 1871, du projet confédéral rend la perspective canadienne particulièrement intéressante par rapport à celle d’autres pays.

La naissance du dominion, le 1er juillet 1867, ne peut évidemment suffire à la création immédiate d’une conscience nationale. En outre, le fait que le Canada ait été créé par le haut n’est pas un secret, les origines de la Confédération trouvant leurs racines dans les considérations économiques de l’époque, la puissance grandissante des États-Unis, les intérêts commerciaux britanniques et la menace réelle ou apparente des Fenians. Malgré l’existence officielle de la Confédération, le pays reste divisé des points de vue géographique, linguistique, économique et religieux[39]. Dans ce contexte difficile, il n’est pas surprenant que la presse, en tant que médium omniprésent et incontournable, ait pris l’initiative d’impliquer les lecteurs dans un projet commun : le renforcement du sentiment national (et, entre les lignes, libéral) canadien.

Des dépêches en tout genre parviennent aux journaux, dont celles émises par Le Cri du peuple, l’organe principal de la Commune. Mais les rédactions ne cherchent visiblement pas à aller chercher les informations à la source, la Commune ne pouvant supposément pas être digne de confiance. Ainsi, dans sa revue des dépêches télégraphiques, le New Westminster Mainland Guardian rapporte que « les Parisiens respectables sont stupéfaits… la populace est triomphante et quasiment maîtresse de la ville. L’ivrognerie est omniprésente, les femmes sont armées et tous les notables s’échappent de la ville[40] ». Ici, la notion de respectabilité doit être comprise simultanément comme un statut acquis par son propre mérite et un certain taux de capital socioculturel inné, une interprétation hybride omniprésente dans la vaste majorité des articles sur la Commune. Comme Tina Loo et Carolyn Strange l’ont écrit, le type de moralité promu par le projet national canadien s’incarne dans des registres de tempérance, de classe, de genre et d’ethnicité[41]. Enfin, la religiosité, comprise alors comme l’affiliation à une Église (catholique, protestante ou autre), fournit à un individu donné une garantie nécessaire (mais insuffisante) de respectabilité.

La presse, qu’elle soit anglophone ou francophone, s’attache régulièrement à traiter la question de la religion (et, plus précisément, de l’Église catholique) sous la Commune. Bien que le Conseil de la Commune, les comités locaux et les clubs révolutionnaires ne soient pas aussi anticléricaux que leurs prédécesseurs de la Révolution française, les journaux canadiens ont choisi de mettre l’accent sur les aspects les plus irréligieux de l’insurrection[42]. Cette insistance sur la nature supposément mécréante du régime communard ne doit pas surprendre. Comme Loo et Strange l’ont remarqué, les Églises protestantes et catholique sont alors, avec les pouvoirs fédéral, provinciaux et locaux, les principaux dépositaires de la régulation morale au Canada[43].

De fait, la centralité des Églises chrétiennes dans le creuset du projet confédéral accentue l’immoralité du régime parisien. Alors que les journaux américains agrémentent souvent les nouvelles de Paris d’informations sordides et apocryphes, leurs équivalents canadiens ajoutent à ces exagérations une dimension nationalistoreligieuse[44]. Suivant l’adage « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », les protestants et les catholiques se doivent donc de mettre de côté leurs désaccords théologiques et politiques afin de s’unir pour défendre la chrétienté soi-disant menacée. D’une vision panchrétienne à une démarche fédérative, il n’y a qu’un pas. Le Mainland Guardian, par exemple, dénonce les communards comme « les vils produits de l’irréligion », ajoutant plus loin que « leur liberté est le vol et le meurtre, leur égalité est dans le vice, et leur fraternité est celle des démons[45] ». L’Irish Canadian, un hebdomadaire hostile à la Commune malgré son soutien à l’autonomie irlandaise, décrit les insurgés comme une « populace turbulente et profanatrice » et souhaite sa « soumission complète[46] ». Quant au très catholique Nouveau Monde, il prédit que « [d]es gredins, des faquins et des crétins conjurés contre Dieu, son Christ, son Église, une seule chose demeurera : leur infamie[47] ». Même Le Pays, dont la ligne radicale s’est, il faut le concéder, atténuée, voit dans les communards des « [t]yrans rouges » persécuteurs de prêtres prétendant « interdire tout exercice du culte religieux[48] ».

La condamnation de l’irréligiosité communarde prend deux formes : abstraite et concrète. Alors que cette dernière consiste en récits souvent romancés ou carrément faux des maltraitances faites au clergé, la critique abstraite s’oppose au principe de sécularisation à la mode parisienne[49]. Parmi les nombreux exemples de condamnations concrètes, on peut citer un article du Weekly Manitoban, qui constate que « Paris [est] toujours sous le contrôle d’une foule enragée qui a commis de terribles excès en passant sa rage sur les églises et particulièrement les prêtres, et en tirant, d’après la rumeur, sur vingt jésuites[50] ». Comme le montre cet extrait, le Weekly Manitoban, ainsi que les autres journaux canadiens, a tendance à dramatiser les événements de Paris. En effet, l’histoire de l’attaque sur les vingt jésuites s’est révélée fausse[51].

Mais l’exactitude des nouvelles importe apparemment peu aux rédactions canadiennes. Tout dialogue avec de tels mécréants est tout simplement impossible. Ainsi, une dépêche publiée dans le Halifax Citizen conclut, après avoir évoqué le pillage d’églises et l’annulation des messes du Vendredi saint, qu’une « intervention allemande reste le seul espoir[52] ». Quant au Perth Courier, il rapporte, dans son numéro du 19 mai, que « les Communistes, à présent désespérés […] détruisent ou effacent rapidement toutes traces de chrétienté » dans Paris, entraînant de désastreuses répercussions pour la « belle ville[53] ». Chacun à leur manière, ces deux derniers extraits considèrent le comportement des insurgés comme impardonnable. Pour ces journaux, une telle absence de piété et d’humanité, un tel iconoclasme rend toute négociation impossible. Par sa décision de publier cette dépêche, l’Halifax Citizen se range implicitement à l’opinion que l’insurrection ne s’arrêterait qu’avec une prompte et probablement violente intervention de la part des troupes allemandes. Pour le Perth Courier, l’absence supposée de sensibilité aux canons de l’art religieux dont font preuve les insurgés ne peut que les reléguer au rang de barbares bestiaux.

Non seulement le contenu, mais aussi la forme des attaques journalistiques contre la Commune ne changent pas vraiment d’un journal à l’autre. Ainsi, deux journaux aussi opposés que La Minerve (un journal francophone et conservateur de Montréal) et le Globe (un quotidien anglophone et libéral basé à Toronto) recourent aux mêmes arguments et à la même rhétorique pour traiter de l’insurrection. Alors que l’utilisation fréquente de qualificatifs tels que « populace », « foule », « soldatesque plébéienne », « foule enragée » ou encore « les rouges » peut s’expliquer par l’influence des dépêches, le rejet des politiques communardes vis-à-vis de la religion, du droit à la propriété et de l’ordre en général n’en découle pas moins d’une mentalité politique commune à la plupart des acteurs politico-médiatiques canadiens[54]. Bien que cette réaction ne soit pas surprenante en soi, les angles d’approche des différents journaux comportent des similitudes frappantes, surtout pour ce qui concerne le thème de la religion.

Un autre aspect saillant du traitement de la Commune concerne l’implication des Parisiennes dans l’insurrection. D’après l’historienne Gay L. Gullickson, les femmes de l’époque se trouvent cataloguées comme « victimes innocentes » ou « mégères rusées[55] ». Pour les journaux canadiens, les communardes n’appartiennent qu’à la dernière catégorie. Bien que cette approche manichéenne ne se confine pas au Canada, la représentation de ces femmes comme véritables furies immorales participe au processus de construction nationale. En effet, les articles qui traitent des communardes contribuent souvent à synthétiser des valeurs libérales et conservatrices. D’une part, les rebelles sont invariablement présentées comme hystériques et peu féminines, comparées à l’idéal bourgeois de la femme pudique et apolitique – le modèle à émuler, selon les journaux. D’autre part, l’idée plus ou moins implicite que la femme est essentiellement corrompue depuis la chute d’Adam et Ève apporte une dose d’obscurantisme religieux à la perspective libérale-classiste[56].

Malgré leur statut de citoyennes de seconde classe, les communardes prennent part aux combats comme aux débats[57]. En partie à cause de la visibilité des femmes dans l’insurrection, les journaux canadiens voient les Parisiennes comme des harpies en transe, toujours prêtes à brûler et à piller les biens des « honnêtes gens ». Vue sous cet angle, la diabolisation des insurgées sert d’hyperbole à l’opposition entre la « respectabilité » des anti-communards et la soi-disant sauvage irrationalité des rebelles. Pour la presse canadienne, les Parisiennes constituent un groupe spécial au sein des révolutionnaires. En quelque sorte, elles forment une populace au sein de la populace et sont par conséquent doublement coupables : par leur soutien à leurs compagnons masculins dans leur défi à l’autorité et par leur refus d’assumer le rôle que la société leur a octroyé. En s’engageant dans des combats hors de ces limites imposées, ces femmes commettent le crime d’hybris.

Les communardes font aussi régulièrement l’objet de moqueries. Ainsi, un auteur du Perth Courier observe, à propos de la formation d’un « corps d’Amazones », que son succès reste douteux et qu’il y a de grandes chances qu’on « n’en entende plus parler[58] ». Mais les articles de ce genre ne se confinent pas à ridiculiser les insurgées. Ils les animalisent aussi. Par exemple, le Weekly Manitoban ne manque pas de remarquer, dans son numéro du 13 mai, qu’ « un horrible spectacle a eu lieu devant les portes de l’hôpital Beaujon : [u]ne foule de femmes aux cheveux détachés réclamaient leurs maris, leurs frères et leurs enfants en poussant des hurlements puissants[59] ». Il faut noter que cette description est de loin la plus bienveillante envers les communardes. Cependant, même dans ce cas, elles sont présentées comme des bêtes sauvages.

Dans son principe, cette réprobation du comportement des Parisiennes n’a rien d’exceptionnel. Mais alors que les journaux d’autres pays condamnent également l’implication des femmes dans la révolution, le rappel constant du rôle idéalisé de la femme dans la famille bourgeoise canadienne occupe une place majeure dans le contexte du projet national et, plus précisément, dans celui du « dominion moral[60] ». De ce point de vue, les communardes ne font pas qu’enfreindre les normes sociales, car c’est aussi leur implication dans les débats politiques qui indigne les journaux canadiens. Ainsi, rappelle Le Franc-parleur rappelle :

Il y avait en France sous le règne de la terreur [sic] des femmes sans culottes auxquelles on donna le sobriquet de : Les tricoteuses. Quand la femme veut s’élever elle monte à des hauteurs sublimes où elle s’environne de beauté, de gloire et de majesté, mais aussi lorsqu’elle veut s’abaisser elle descend bien bas, oh ! Bien bas dans les profondeurs de la crapule et de l’infamie[61].

Ici, l’établissement d’un lien chronologique entre la Terreur de 1793-1794 et la Commune insinue clairement que les révolutions exacerbent la face prétendument sombre, cruelle de la femme.

D’autre part, l’article du Franc-parleur illustre deux dissimilitudes entre la couverture médiatique anglophone et francophone : l’une d’ordre stylistique, l’autre concernant le paradigme historique du récit anti-communard. Alors que les journaux francophones recourent à un style plus enflammé, plus littéraire, la presse anglophone se veut objective, plus laconique. Concernant les différences de cadres chronologiques, les anglophones se focalisent habituellement sur le présent et ne font que rarement et vaguement allusion aux révolutions passées. En revanche, les journaux francophones évoquent souvent la Révolution de 1789. Malgré tout, il faut noter que tous, anglophones comme francophones, se focalisent sur le spectre de la guillotine, à laquelle « les détenus de nombreuses prisons » auraient soi-disant été destinés[62]. Ironiquement, bien que l’héritage des années 1789-1794 ait eu une place importante dans la rhétorique communarde, la plupart des révolutionnaires condamnent la Terreur, au point que deux guillotines ont même été brûlées en public[63].

De fait, la presse canadienne s’intéresse plus au thème de la violence qu’aux demandes des communards et à leurs origines sociales. En effet, la notion même de « travailleur » brille par son absence dans la presse anglophone et dans La Minerve. Alors qu’en France les journaux socialistes regorgent de références au « prolétariat », la presse canadienne décrit quotidiennement les insurgés comme des bons à rien dont le seul but est la destruction de la propriété et l’exécution de prêtres[64]. Pour un journaliste de l’Ottawa Free Press, par exemple, les communards sont des « desperados enragés » ayant sacrifié des centaines de vies et ayant « perdu toute notion du bien et du mal[65] ». Ainsi, le but principal des rebelles ne peut être que la destruction complète du monde civilisé. En soulignant la prétendue violence aveugle de l’insurrection, les journaux se permettent d’occulter les causes de la Commune, ainsi que son programme.

Du point de vue de la couverture des événements, les journalistes opposés à la Commune n’ont pu, de quelque manière que ce soit, prétendre ignorer les demandes des insurgés parisiens. Une grande part de leur hostilité trouve ses racines dans l’idée que chacun d’entre eux (et les journaux auxquels ils contribuent) se fait du Canada et des valeurs qui lui sont inhérentes. Grâce aux dépêches venant d’Europe, et plus particulièrement de Paris, ils auraient certainement pu se forger une opinion assez précise de la situation. Il leur aurait été aisé de constater que la « populace » avait en fait passé des lois pour la préservation de l’ordre et aboli la peine de mort[66]. En outre, les journalistes auraient facilement noté l’hétérogénéité sociale de la Commune. De nombreux communards, comme Charles Beslay et Louis Rossel, n’ont jamais rechigné à clamer leur appartenance à la haute bourgeoisie. Il semble donc que la caractérisation des communards comme une foule plébéienne, haineuse et barbare ait été un choix conscient des journaux canadiens. Le fait que le Conseil de la Commune ait eu en tête un projet politique n’a que peu d’importance, dans la mesure où ce qu’ont retenu les rédactions et les journalistes concerne l’aspect apparemment blasphématoire de l’insurrection.

Alors que le contenu de La Minerve ne diffère pas grandement de celui de la presse anglophone, Le Franc-parleur, Le Nouveau Monde et Le Pays consacrent tout de même quelques lignes au programme socio-économique de la Commune, dont l’égalitarisme et le sécularisme les intéressent tout particulièrement. Cependant, ces journaux utilisent les informations plus ou moins exactes qu’ils glanent dans les dépêches pour dénigrer le comportement prétendument impie des révolutionnaires et, par opposition, glorifier celui des travailleurs canadiens. Ainsi, observe Le Franc-parleur :

Il fait bon de voir nos artisans s’unir, dans un but commun, pour faire le bien et marcher comme un seul homme à l’ombre du drapeau de la religion. Tandis que la populace française, sans frein, s’égorge dans les rues de Paris, nous devons être heureux de voir nos intelligents ouvriers arborer le drapeau de la Foi qui sait offrir des joies à la famille et des consolations aux malheureux… Honneur à vous qui comprenez que pour être dans des classes modestes, vous n’en êtes pas moins l’ornement d’une société qui vous admire. Tant que vous serez ce que vous êtes, vous n’avez rien à envier aux professions libérales qui ne seront elles-mêmes dignes de respect qu’autant qu’elles vous respecteront[67].

Dans ce cas comme dans de nombreux autres, la Commune sert de contre-exemple, d’avertissement aux travailleurs canadiens. Bien que les dimensions socio-économiques n’échappent guère au Franc-parleur, ce dernier voit les événements de Paris comme le résultat de la jalousie des travailleurs envers les classes aisées. En bref, la question de la justice sociale est absente de cette analyse, car le sens éthique des travailleurs semble dépendre de leur loyauté envers l’Église (ici, catholique) et de leur acceptation des hiérarchies sociales en place.

Mais malgré la reconnaissance, souvent du bout des lèvres, de la dimension sociale de l’insurrection, la presse francophone, tout comme son homologue anglophone, voit les insurgés plus comme une masse informe que comme les représentants d’une classe socio-économique. Alors que Le Franc-parleur et d’autres journaux s’intéressent à la conjoncture socio-économique, ils n’ont que peu, sinon pas de sympathie pour les communards. De fait, aucun débat n’a lieu d’être, dans la mesure où tous s’accordent à blâmer l’immoralité des révolutionnaires.

Pour ce qui concerne les différences de perspectives historiques, il est évident que les francophones se réfèrent plus souvent à la Révolution française. La présence notable de cette dernière dans plusieurs journaux de langue française a pour double effet, d’une part, de souligner la spécificité du Québec, mettant ainsi en évidence l’absence de potentiel révolutionnaire dans cette province ; d’autre part, elle associe les souffrances des ecclésiastiques parisiens à celles, réelles ou apparentes, de l’Église catholique au Canada[68].

Quant aux journaux anglophones, ils mettaient plutôt en relief le récit de la supériorité britannique. Ainsi peut-on lire, dans le Mainland Guardian du 8 avril :

Les Anglo-Saxons ne sont pas aussi impressionnables que les Français, […] auxquels les rapports avec les Anglais ont [cependant] imprégné un certain amour du gain par le commerce. Par conséquent, le tempérament français n’est pas aussi inflammable qu’en 1830… Libéré du chancre du républicanisme rouge, [la France] s’épanouira tel un arbre sain qui, comme il l’avait fait jusqu’à présent, étendra son influence dans le monde entier[69].

Alors que la presse francophone s’efforce de distinguer la trajectoire historique des Canadiens français de celle de leurs cousins d’outre-Atlantique, les journaux anglophones dénigrent la volatilité gauloise (“Gallic”), comprise comme un trait inné, mais pouvant néanmoins être bridée. Bien que ces deux perspectives diffèrent l’une de l’autre, elles n’en sont pas pour autant incompatibles en ce qui concerne le diagnostic du « mal français ».

À ces observations d’ordres culturel et linguistique s’ajoutent des commentaires d’une nature plus exclusivement politique. À ce sujet, il faut noter que les journalistes n’établissent presque pas de parallèles entre l’impulsion décentralisatrice de la Commune et les défis posés au projet confédéral. Cet aspect du régime parisien est complètement (et probablement volontairement) ignoré. Alors que les journaux auraient pu voir dans les demandes des communards des similitudes avec les prérogatives provinciales et municipales au Canada, ils choisissent tous de se focaliser sur l’irréligiosité et l’antilibéralisme du régime parisien. De tous les journaux étudiés, seuls trois admettent (bien modestement cependant) que les insurgés n’ont quand même pas tort de demander plus de démocratie au niveau municipal. Le Pays, par exemple, citant le Sun de New York, concède que les communards « se bornent à désirer des privilèges que nous possédons en grande partie dans les villes des États-Unis et du Canada[70] ».

Pourtant, les questions liées au poids du pouvoir fédéral dans la Confédération jouent un rôle central dans le projet national. En effet, bien que les médias accueillent avec enthousiasme l’adhésion, en juillet 1871, de la Colombie-Britannique, les expressions d’allégeance provinciale n’en cessent pas pour autant, à l’ouest comme à l’est[71]. Mais le régionalisme a néanmoins ses limites. L’amour de sa province reste acceptable dans la mesure où il ne contredit pas les sacro-saints principes du droit à la propriété, de la famille patriarcale et des valeurs chrétiennes.

La couverture médiatique des événements a donc aussi une facette discrètement régionaliste. Alors que les informations provenant de France sont souvent présentées de la même manière, les termes utilisés n’ont pas toujours la même signification selon le contexte. Le cas du Weekly Manitoban est, de ce point de vue, particulièrement révélateur. Ce journal, dans un article traitant de la rébellion de la rivière Rouge, se défend d’accusations de déloyauté envers la Couronne, clarifiant au passage qu’ « [i]l n’y a pas de rebelles proprement dits dans cette province, et il n’y en a jamais eu plus qu’une demi-douzaine, même à l’époque [illisible] du règne de Riel ». Après tout, Riel ne s’est « jamais déclaré contre la suprématie britannique : il a toujours hissé le drapeau britannique, mais s’est opposé à ce que le Canada prenne possession de ce pays sans consulter ses habitants sur ladite absorption ». Une fois l’article terminé, le lecteur peut difficilement manquer de remarquer un bref reportage sur les « rebelles » parisiens[72]. Implicitement, donc, le Weekly Manitoban utilise la Commune de Paris comme exemple de trahison nationale, contrairement à la rébellion de la rivière Rouge, qui, elle, n’a pas menacé la Confédération.

Mais ce qui inquiète le plus les journaux n’est autre que le spectre des « classes dangereuses », vecteur du développement du socialisme et de sa contagiosité. Malgré le peu de comparaisons entre la Commune, les révolutions de 1848 et les rébellions canadiennes de 1837-1838, la peur que l’agitation sociale se répande au Canada est omniprésente. Dans le contexte du développement de la classe ouvrière au Canada, le principal souci des chantres du libéralisme reste le maintien de l’ordre. Cette préoccupation se reflète, sans surprise, dans les organes de presse. Bien que les syndicats canadiens n’en soient qu’à leurs balbutiements, les élites politiques et commerciales n’ont jamais vraiment cessé de voir les artisans et les travailleurs non qualifiés comme une menace à contrôler absolument. Ainsi que d’autres corporations, les imprimeurs jouent un rôle pionnier dans le développement du syndicalisme au Canada. La création du syndicat des typographes, déjà actifs dans les années 1830 et en pleine croissance dès les années 1860, pousse les magnats de la presse à rester sur leurs gardes. En 1869, le Syndicat des imprimeurs de Toronto demande une réduction du temps de travail. Les employeurs refusent, ce qui a pour conséquence la création, en 1872, du Mouvement pour les Neuf Heures[73]. L’accentuation des conflits de travail, depuis la fin des années 1860, contribue certainement à l’infléchissement de cette ligne dure prise par les magnats de la presse et les rédacteurs en chef.

Dans les médias canadiens de l’époque, la condamnation du socialisme sous toutes ses formes a précisément pour but de renforcer les valeurs qu’il veut réformer, à savoir la propriété privée, la religion et la famille traditionnelle. Ainsi, il n’est pas surprenant que la critique de la Commune (comprise alors comme l’incarnation du socialisme) transcende les divergences religieuses, linguistiques et politiques. Bien entendu, certains journaux s’attaquent occasionnellement à leurs rivaux politiques. Par exemple, un article de La Minerve déplore que les événements de Paris se révèlent être « une édition sanglante des jours si lugubres de 89 et 92, origines des “immortels principes” de nos libéraux[74] ». Dans ce cas, la pique appartient au registre de la basse politique et ne concerne pas la nature du projet national. En outre, les journaux conservateurs ne mentionnent que rarement les (lointains) aïeuls que partagent les libéraux canadiens avec les rebelles parisiens.

Peu de journalistes expriment leur crainte que la Commune ait encouragé des velléités révolutionnaires au Canada et ait causé ce que Bryan Palmer a appelé une « insurrection du travail[75] ». Comment donc expliquer l’absence du travailleur canadien ? La question n’est peut-être pas adéquate, dans la mesure où cette absence n’est que de surface. En effet, bien que les travailleurs français et canadiens ne fassent que rarement l’objet de comparaisons, la couverture médiatique suit un schéma de diabolisation implicite. Alors que les journaux n’évoquent qu’occasionnellement le risque de contagion communiste, ils mettent régulièrement les travailleurs en garde contre les tentations subversives. En fait, la presse canadienne relaie les poncifs de l’époque selon lesquels le « travailleur » n’est pas un véritable homo politicus. Comme dans d’autres domaines, donc, les journaux se font les porte-voix d’un système élitiste dans lequel le régime censitaire empêche les classes laborieuses de se faire entendre dans l’arène politique[76]. Comme susmentionné, les journaux ont sans doute eu accès aux dépêches de la Commune et n’ont, par conséquent, pu prétendre ignorer le programme et les réalisations du régime parisien. Parmi les demandes des communards, certaines, comme la démocratisation de la société à tous les niveaux, ont certainement trouvé des partisans au Canada. Mais la plupart des articles montrent une méfiance incontestable envers les conséquences possibles d’une réforme égalitariste du régime électoral. Pour la presse canadienne de 1871, la démocratie absolue ne compte évidemment pas comme un élément majeur du projet confédéral, dont l’adhérence au concept de démocratie « méritocratique » (incarné dans le régime censitaire et lié à la notion de droit à la propriété) forme un des principaux piliers. Une remise en question des privilèges inhérents aux couches les plus aisées de la société ne peut ainsi que fragiliser l’une des bases légitimatrices du projet national : le droit à la propriété.

Certains journaux insistent donc sur le contraste entre les mauvais travailleurs parisiens et l’idéal du bon travailleur canadien. Le mauvais travailleur se trouve présenté comme un cas désespéré, une entité irrationnelle avec laquelle aucune discussion ne peut avoir lieu. Ainsi un journaliste du New Westminster Mainland Guardian s’indigne, en commentant une dépêche, que « [l]es rebelles aient tué, découpé et dévoré les chevaux des officiers d’état-major qu’ils avaient faits prisonniers[77] ». Dans ce cas comme dans d’autres, les insurgés se voient décrits comme des bêtes enragées et donc censées, de cette manière, représenter la soi-disant barbarie de la Commune, elle-même comprise comme l’incarnation de l’inhumain, du non britannique, voire du non canadien (celui-ci pouvant être compris selon plusieurs variantes). Même les institutions judiciaires du régime parisien, pourtant loin d’être radicales ou chaotiques, ne trouvent pas grâce aux yeux des journaux canadiens. Le Globe, par exemple, décrit les procédures judiciaires comme des « farces solennelles », une observation qui rappelle les caricatures antirévolutionnaires des années 1790, où des juges simiesques président à des tribunaux fantoches[78].

L’idée même de communisme est invariablement présentée comme une sorte d’épidémie à contenir à tout prix. Dans cet ordre de choses, un article du New Westminster Mainland Guardian observe que

[le] communisme n’est pas seulement un malheur pour la France. C’est aussi un danger qui menace la société dans le monde entier […]. Les terribles conséquences qui ont récemment affligé la France doivent servir de leçon à l’Angleterre, aux États-Unis et aux autres nations où des symptômes de la maladie peuvent apparaître. Nous n’avons que peu de sympathie pour les républicanismes en tous genres, mais le républicanisme rouge n’est autre que l’anarchie, le crime et le pillage[79].

Cet extrait, et tout particulièrement l’avant-dernière phrase, illustre bien la position des médias de l’époque, pour lesquels la possibilité (minime, soit dit en passant) d’une infection communiste en Amérique du Nord appartient au champ des possibles. Bien que le socialisme n’ait pas représenté une menace sérieuse, l’alarmisme de l’auteur reflète peut-être une peur sous-jacente qu’une révolution ait pu survenir au Canada. Cette menace supposée reste bien entendu très vague, mais découle de certains événements d’une importance certaine : la fondation de l’AIT en 1864, le succès grandissant du socialisme dans les états allemands, le rôle de Giuseppe Garibaldi dans l’unification italienne et, aux États-Unis, la création de plusieurs organisations de défense ouvrière, comme les Chevaliers du travail[80].

Conclusion

De la Nouvelle-Écosse à la Colombie-Britannique, des héritiers du Parti rouge à la droite conservatrice, les journaux sont presque tous d’accord : la Commune représente ce qui pourrait arriver de pire à toute nation dite « civilisée ». À une époque de construction nationale, une telle unanimité est remarquable. Bien que la grande majorité des journaux du monde entier ait aussi condamné l’insurrection, il faut garder à l’esprit la contemporanéité de la Commune avec un moment décisif de l’établissement du projet national canadien. En effet, l’encre de la Loi constitutionnelle est encore fraîche, le territoire s’étant récemment étendu dans les prairies et la Colombie-Britannique allant bientôt adhérer à la Confédération.

En outre, l’affirmation du projet national fait alors face à un obstacle d’un ordre particulier. Alors que les unifications allemande et italienne ont aussi eu lieu entre les années 1830 et 1870, leurs nationalismes respectifs découlent d’histoires millénaires, de langues et de cultures communes, de traditions plus ou moins inventées. Ces structures bien implantées ont facilité l’élaboration de mythes nationaux solides. Il en est autrement de l’expérience nationale canadienne, dont la légitimité a été forgée presque ex nihilo, concurremment à sa course impériale vers l’ouest et le nord.

La simultanéité de l’époque confédératrice et du développement de la presse donne à cette dernière une place centrale dans le projet national. Comme l’a justement écrit Rutherford, la presse a joué le rôle de véritable « quatrième pouvoir, de par sa position intermédiaire entre la population et ses chefs[81] ». Sous un régime ayant pour base la pérennité de l’ordre libéral, les journaux n’ont pu que condamner un mouvement fondé sur une remise en cause du droit à la propriété et du pouvoir de la religion. Bien que la Commune n’apparaisse pas invariablement sur la page principale, elle figure presque toujours dans chaque numéro des journaux étudiés ici pendant toute la période insurrectionnelle. À une époque d’expansion territoriale, de différends commerciaux avec les États-Unis et d’élections en Ontario et en Nouvelle-Écosse, l’importance relative accordée aux événements de Paris doit être soulignée.

Malgré tout, la fièvre anti-communarde n’a pas survécu plus de deux semaines à la fin de la Semaine sanglante. À part quelques mentions, ici et là, de « la commune, la hideuse commune [sic] » ou des principes prétendument détestables des « communistes français », les références à l’insurrection se font rares après l’été 1871[82]. L’importance de la Commune dans le projet national à l’époque confédérale ne repose pas sur la mémoire de l’événement (qui en parle encore au Canada de nos jours ?), mais sur son rôle de conte moral à un moment où l’ordre libéral poursuit sa lancée hégémonique. L’antisocialisme manifeste de la presse canadienne agit donc simultanément comme ingrédient du ciment de la construction nationale et comme lubrifiant pour l’ordre libéral. Bien entendu, les deux phénomènes sont liés, dans la mesure où le projet national se nourrit de l’élan de la révolution libérale, et vice versa.

Mais si les références quotidiennes à la Commune s’estompent dès les mois qui suivent, la mémoire vivante de l’insurrection refait parfois surface, surtout dans les récits de voyage des années 1870 et 1880. Si le poète québécois Octave Crémazie, présent à Paris au début des événements, a gardé un souvenir amer de « la voyoucratie des faubourgs[83] », d’autres, beaucoup moins familiers avec la France et son histoire, ont pourtant choisi de donner une place de choix à la Commune dans leurs écrits. Dans Impressions of a Canadian, le journaliste John Cameron truffe la section dédiée à Paris de quelques remarques cinglantes concernant l’insurrection de 1871. Ainsi, il frémit à l’idée que « les splendides collections de statues, de peintures et d’antiquités [du Louvre] n’ont échappé à la destruction par les communistes que grâce à l’arrivée opportune de l’armée », exprimant plus loin son espoir « que la leçon tirée de la dernière guerre et l’exemple d’une Angleterre pacifique soit bénéfique à La Belle France [en français dans le texte][84] ». D’autres voyageurs, comme le journaliste torontois William Henry Withrow, ont aussi mis l’accent sur l’iconoclasme supposé des insurgés, ainsi que sur les poncifs habituels, tels « le règne de la Terreur », « les affreux crimes » perpétrés par les « hommes et femmes des classes laborieuses » et les « folles orgies » prétendument inhérentes à tout mouvement révolutionnaire[85]. Si la mémoire de la Commune ne s’est, sans surprise, pas ancrée dans la culture politique canadienne, on retrouve ici et là quelques réminiscences tendant à démontrer que l’insurrection a eu un certain impact dans le long terme, du moins chez les lettrés et les journalistes.

* * *

Pour ce qui concerne le cadre rhétorique de l’anticommunardisme, le projet national canadien s’exprime moins dans un récit historique (glorification du passé de la colonie, « exploits » impériaux, etc.) que dans une certaine vision de l’avenir. Ainsi, l’affirmation de l’ordre libéral, héritier d’une idéologie essentiellement progressiste, mais aussi malléable et plastique, comme principe légitimateur de la nation suit une certaine logique. Cette centralité, voire l’hégémonie, du libéralisme dans l’expérience nationale concorde pleinement avec l’analyse d’Ian McKay, pour qui « la fonctionnalité de l’ordre économique se métabolise dans un idéal politique, une historicité vécue, et un complexe national et mythosymbolique. Une fois cette formation “nationale populaire” réalisée, la remise en cause de la “propriété” revient alors à remettre en cause “le peuple”[86] ». Ce dogme du principe de propriété bourgeoise contient donc par essence la condamnation de la Commune et des idéaux socialistes en général.

Le rejet de la Commune en particulier et du socialisme en général n’est donc pas le fruit du hasard, d’une peur instinctive de l’inconnu exacerbée par la distance. Ce rejet a été le produit d’un processus déjà enclenché depuis les années 1830 et centré sur l’assertion de l’individu et son accession à la propriété[87]. Ainsi, l’hostilité unanime de la presse canadienne envers la Commune exemplifie parfaitement le point de vue gramsciste de McKay selon lequel la révolution libérale a pris la forme d’ « un “compromis historique” imposé par le haut via une stratégie hégémonique[88] ». Cette stratégie combine des tactiques

coercitives, fondées sur le consentement, ou/et sur la corruption, par le biais desquelles les gauchistes de tendances diverses et variées […] peuvent se trouver impliqués dans des relations de travail étroites avec les conservateurs, leurs vieux ennemis, qui ont eux-mêmes construit de formidables réseaux politiques et sociaux liés organiquement aux différents états et à l’Empire lui-même[89].

Bien qu’il soit difficile de déchiffrer l’impact réel des journaux sur leurs lecteurs, la presse a joué, à n’en point douter, un rôle de choix dans ce « compromis historique ». En tant que principal média, la presse s’est fait le porte-voix d’un processus consensuel et cependant dominé par la révolution libérale. La couverture médiatique de la Commune reflète donc parfaitement un phénomène qui s’inscrit dans la transcendance des barrières linguistiques, religieuses, sociales et politiques.