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Une société d’épiciers

Octave Crémazie

Nous ne sommes pas des comptables

Hector De Saint-Denys Garneau

On a juste besoin d’une meilleure adéquation entre la formation et les besoins du marché. Et les robots et l’intelligence artificielle remplaceront les emplois répétitifs à 12 ou 15 $ l’heure.

François Legault[1]

Demander à un historien[2] si l’histoire est socialement nécessaire, c’est comme demander à un banquier si on devrait abolir les taux d’intérêt. La réponse ne risque guère de surprendre !

Une riche tradition autolégitimante court au coeur de la discipline historique, souvent prolongée d’ailleurs par les enseignants et les fonctionnaires. De Seignobos jusqu’aux programmes d’enseignement secondaire en passant par les Annales et la New Left, les arguments n’ont jamais manqué pour convaincre son prochain – et sa cousine – que l’histoire est d’une utilité incontournable pour les sociétés et qu’elle doit par conséquent s’enseigner à tous les cycles de notre système scolaire. Tenant pour acquis leur droit à se reproduire, entraînés à défendre leur passion sur la place publique, les disciples de Clio ont développé une forte tolérance à l’égard des discours, fort goûtés en certains cénacles, qui nient l’intérêt d’enseigner une matière si peu rentable d’un point de vue matériel, voire qui contestent l’utilité même du savoir historique. Devenus durs d’oreille à force d’entendre crier au loup, ils se sont accoutumés à la précarité sereine de leur discipline. Ils se sont efforcés surtout d’institutionnaliser son inutilité, ce qu’ils ont fait, il faut le dire, avec passablement d’application et de succès.

Or, pour paraphraser Paul Valéry, nous savons maintenant que les disciplines sont mortelles. Parlez-en aux chimistes, dont la discipline, au noble passé pourtant, se retrouve aujourd’hui souvent dissoute dans de nouveaux ensembles multidisciplinaires ou instrumentalisés par d’autres secteurs de la connaissance. Habitués quant à eux à contempler ce grand buffet froid du passé, les historiens n’aiment pas pour autant regarder la mort dans les yeux et considérer la disparition de cette fameuse « chimie de l’intellect » que redoutait tant le poète susnommé[3]. Dans un bel article publié en 1969, Fernand Dumont rappelait que l’histoire n’est qu’une des manières par lesquelles les êtres humains ont donné, au fil du temps, un sens à leur existence[4]. À regret, il constatait que, dans ce mandat particulier, l’histoire a été supplantée au XXe siècle par différentes techniques sociales et gestionnaires. Quand on y songe, il n’allait pas de soi que l’activité de se souvenir, banale et propre à chaque individu, devienne un jour un métier reconnu ; il n’est pas assuré qu’elle le demeure pour toujours.

Sans sortir les violons, il n’est peut-être pas contre-indiqué, quand frappe la grisaille froide et humide des temps de crise, de réfléchir la tête penchée au-dessus du gouffre en gardant en arrière-pensée la possibilité de sa propre disparition. La commande qui m’a été passée par les responsables de ce dossier consistant à identifier de possibles causes de la baisse généralisée des inscriptions en histoire au premier cycle universitaire, je laisse à d’autres le soin d’en indiquer les voies de sortie.

Afin de hasarder quelques hypothèses fondées avant tout sur mon expérience de professeur à l’UQAR, je distinguerai entre les causes endogènes et exogènes à la discipline. Je tenterai aussi, dans la mesure du possible, de séparer les enjeux, distincts à mon avis, de la demande sociale d’histoire d’un côté, et celui des études universitaires en histoire de l’autre.

* * *

Parmi les causes internes au champ qui nuisent potentiellement à son attractivité auprès des étudiants, je me limiterai à en présenter quelques-unes.

D’abord, je mentionnerais le caractère résolument masculin et blanc de la communauté historienne. Je ne suis ni le premier ni le dernier à le souligner : il est grand temps que la discipline incarne, dans sa composition même, une diversité qu’elle se targue pourtant de retrouver dans le passé. Le peintre est certes capable d’étendre quelques couleurs primaires sur la toile ; trop souvent, cependant, il évolue lui-même dans un univers monochrome. À se contenter de rêver, au mieux, en technicolor, la « corporation » se prive d’expériences, de perspectives et de sensibilités qui permettraient d’élargir la palette, d’enrichir le tableau et, peut-être même, de produire ces narrations nouvelles et intégratrices dont le Québec, comme tant d’autres sociétés, a grand besoin.

Je signalerais ensuite la difficulté que les historiens éprouvent souvent à agir sur le débat public. Peu formés en ce sens, freinés par les contraintes de champ, nombre d’entre eux – moi le premier – hésitent à sortir des cercles spécialisés, limitant par le fait même leur rôle social et la visibilité de la discipline. Garant d’une certaine qualité de rapport au passé, l’historien doit pourtant lever ses inhibitions disciplinaires s’il veut espérer « accepter la demande de mémoire […] pour la transformer en histoire[5] ». Habitué à entrer dans le passé sans enlever ses chaussures, à revoir l’agencement des meubles, la couleur des murs, à ajuster l’éclairage au gré des conventions disciplinaires, des modes théoriques et des préoccupations du moment, il présume parfois les mêmes facultés relativistes chez les non-spécialistes à qui il s’adresse. Ceux-là à qui on a dit et répété à quel point l’histoire est fondamentale pour leur compréhension du présent, pour leur identité, se voient reprocher implicitement de s’accrocher à leur représentation désuète du passé. Tiraillée entre différentes tendances qui la font osciller sur le plan théorique – les aspérités s’aplanissant considérablement dans la pratique – entre le respect de la tradition et la critique du passé[6], la communauté historienne saura-t-elle faire preuve d’assez de pédagogie pour porter son savoir livresque jusque dans la conscience des citoyens ? Comme l’illustrent les événements récents sur les monuments commémoratifs et les revendications sur la place des minorités dans l’histoire québécoise, l’occasion est belle pour un vaste débat public sur le passé québécois. Mais quels sont ces lieux « publics » où la parole historienne pourrait résonner ? Et quelle parole prévaudra ? Avouons-le candidement : les historiens peinent à trouver leur place dans le tumulte des enjeux mémoriels, patrimoniaux et commémoratifs de notre époque. Ce qui, sans doute, n’est pas l’image idéale à renvoyer à ceux et celles qui se magasinent un métier…

On peut pointer également vers un paradigme dominant d’histoire culturelle. Ce paradigme offre une liberté inédite aux historiens en matière de choix d’objets et de méthodes. Toutefois, on accuse parfois, à tort ou à raison, d’être autoréférentiel et de ne pas être animé par un projet émancipateur aussi mobilisant que le projet moderniste habitant naguère l’histoire sociale ou même la bonne vieille histoire nationale. Au début des années 1980, dans l’Anthropologie en l’absence de l’homme, Dumont affirmait qu’il n’y a plus rien, sauf « le pur sentiment de l’historicité », à la source de l’historiographie moderne[7]. Il exagérait, bien sûr, mais il faut certainement une communauté au nom de qui penser l’histoire – une communauté de référence. Et comme le rappelle Gérard Bouchard dans son plus récent ouvrage[8], les projets de société, les rêves collectifs, ne sont plus tellement de saison.

Cela dit, même si on s’entendait pour dire que les causes que je viens d’énumérer sont réelles, il reste périlleux d’établir un rapport trop étroit entre la nature du savoir produit par les historiens et l’état des inscriptions dans les différents programmes d’histoire au Québec. Je crains que la lecture de la revue History and Theory, ou même de la Revue d’histoire de l’Amérique française, ne soit pas à la source d’un nombre considérable de vocations historiennes… Il n’existe pas non plus de lien de nécessité entre l’état objectif de la discipline, son organisation, sa composition, et le recrutement d’étudiants. On a refusé des propositions de communications au dernier congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (72e édition), mais il n’est pas dit que les universités crouleront demain sous les demandes d’admission. La température à l’intérieur de la tour d’ivoire n’est pas toujours indicatrice de celle ressentie sur le trottoir d’en face.

Sur le plan social et intellectuel, il y a d’excellentes raisons de modifier la composition de la communauté historienne, de bousculer les interprétations et l’épistémologie qui les sous-tend[9], de faire en sorte que la voix des historiens porte plus fort et plus loin dans leurs sociétés d’appartenance. Il y va de la capacité des historiens d’aider leurs contemporains à mieux vivre, pour reprendre la belle formule de Marc Bloch. Toutefois, il faut garder à l’esprit qu’il n’y a aucune garantie pour que cela se traduise par une hausse des inscriptions dans les études de premiers cycles en histoire.

En marge de ceux que je viens d’évoquer, on peut aussi identifier une série de facteurs externes à la discipline. Des facteurs sur lesquels les historiens ont, malheureusement, moins de prises. Mes collègues en suggéreront certainement d’autres, mais, pour ma part, j’évoquerais les suivantes :

Premièrement, une démographie peu conciliante. On le ressent avec une cruauté particulière à l’UQAR : même si la ville de Rimouski est plutôt bien portante, les populations de la Gaspésie et du Bas-du-Fleuve sont en déclin, en plus d’être vieillissantes[10]. Leur bassin de recrutement « naturel » se rétrécissant comme peau de chagrin, les universités en région sont obligées d’investir dans le recrutement étranger ou encore de prospecter dans les zones plus populeuses. Elles se retrouvent ainsi à jouer sur la patinoire des grandes universités, tout en étant sérieusement désavantagées sur le plan du personnel et du budget. Les résultats sont rarement à la hauteur des attentes, des efforts et des investissements, ce qui à la longue, avouons-le, devient franchement démobilisant.

Deuxièmement, l’utilitarisme ambiant. Il s’agit ici, selon moi, de la cause première. Un historien américain, Benjamin Schmidt, soulignait que même si les humanities ont souvent été enterrées depuis les années 1960, quelque chose a changé depuis la crise financière de 2008[11]. Non pas que les jeunes Américains soient moins intéressés par l’histoire ou répugnent à embrasser la carrière d’historien ; c’est leur conception du monde de l’emploi qui a changé. Ils sont persuadés – et on se demande bien qui leur a mis cela dans la tête… – que les perspectives d’emploi sont meilleures dans d’autres domaines, surtout les STEM (Science, Technology, Engineering, Mathematics). Malgré certaines différences, un phénomène similaire existe chez nous. À la réalité économique de la dernière décennie, aux désinvestissements étatiques dans le système scolaire, aux dettes qui obèrent les étudiants, j’ajouterais la grève de 2012. Avec les discours édifiants entendus sur les étudiants buvant de la sangria aux terrasses, la mauvaise blague du premier ministre invitant les contestataires à se trouver des emplois dans le Nord[12] a envoyé le message aux étudiants, particulièrement à ceux qu’on qualifie de « premières générations », que la société ne souhaite pas les voir perdre leur temps et l’argent des contribuables, à étudier dans des domaines dont personne n’aurait que faire et qui sont supposément sans débouchés.

Troisièmement, en rapport avec le point précédent, le recul de la formation générale. Au Bas-Saint-Laurent, les programmes pré-universitaires en sciences humaines des cégeps ont connu de fortes baisses d’inscriptions. Et même au sein de ces programmes, dont les contenus sont d’ailleurs actuellement en révision, la place et la popularité des cours d’histoire sont en retrait. La dernière tendance en matière de recrutement, ce sont les passerelles entre le collégial et le baccalauréat. Toutefois, on conviendra qu’un pont qui part d’un endroit où il n’y a pas âme qui vive pour aller là où personne ne veut aller, c’est encore plus fantasmagorique que le projet de 3e lien entre Québec et Lévis ! À l’UQAR, en ce moment, on note que les programmes les plus fréquentés sont souvent ceux qui possèdent un caractère professionnalisant et qui sont encadrés par des ordres professionnels. Je le disais : les étudiants misent désormais sur les valeurs prétendument sûres.

Quatrièmement, l’anti-intellectualisme et la méfiance accrue envers les experts. En ce règne postmoderne de l’opinion qui ne semble avoir de goût que pour le noir et le blanc, les 60 nuances de gris des historiens risquent de les faire passer pour les « poètes » et les « pelleteurs de nuages » des temps nouveaux, sinon les complices du pouvoir établi. La plupart des historiens, je l’ai souligné, ne demandent pas mieux que de partager leur savoir. Sans nier la part de crédibilité dont profitent encore les universitaires auprès de la population, il est clair que leurs arguments n’ont plus d’emblée valeur d’autorité. Qui plus est, leurs voix ont toutes les chances d’entrer en concurrence avec d’autres discours ou de se perdre dans le bruit environnant. À l’ère des médias sociaux et de YouTube, entre les théories de la Terre plate et Hitler déclassifié, tout un marché de l’histoire échappe aux institutions du savoir historique et plus largement au royaume de la rationalité. Il faut se garder de généraliser, mais plusieurs, dans une sorte de vengeance de Mr. Everyman[13], entendent être les seuls juges de leurs représentations du passé. Tout le monde veut et a besoin de l’histoire, mais est-ce que tout monde veut et a besoin des historiens patentés ? C’est moins sûr…

Cinquièmement, l’affadissement du national. Qu’on le veuille ou non, le sentiment national, la perspective de pouvoir écrire l’histoire de sa nation, peu importe laquelle, a longtemps été un catalyseur de la production historique[14]. L’ « expérience collective », le « rendez-vous exceptionnel avec l’histoire » qu’a pu représenter, pour la génération de Paul-André Linteau, la vocation historienne au tournant des années 1970[15] paraissent difficiles à recréer. Le visage de la société québécoise s’est transformé en profondeur au cours des dernières décennies. La référence collective doit impérativement être réaménagée, ce qui constitue une perspective exaltante, mais le rôle que la discipline historique pourrait jouer dans cette entreprise reste à définir. Trop souvent, dans le tohu-bohu de la discussion collective, les historiens en sont réduits à jouer les arbitres entre les acteurs idéologiques, ce qui les laisse bien loin de la fonction d’interprète ou de passeur qu’ils aiment s’assigner dans leurs publications et leurs déclarations publiques. Sans aller jusqu’à prétendre qu’elle a perdu toute pertinence, on peut se demander si l’histoire est encore perçue par les jeunes comme un outil de transformation du réel[16].

Enfin, on peut accuser un positionnement déficient dans le marché des professions. L’histoire, en tant que métier, reste méconnue. Elle a rarement son kiosque dans les foires à l’emploi ou des métiers. Un étudiant du secondaire ou du cégep aura une vague idée de ce qu’est un informaticien ou une infirmière pour avoir dû faire appel à leurs services un jour ou l’autre. En comparaison, l’historien ressemble à une sorte de « bête lumineuse » : il n’est connu généralement que de manière indirecte, à travers un professeur, des écrits ou des paroles, des formules comme « les historiens disent que », « les historiens ont démontré que… ». Le métier dans ses différentes facettes, à l’université tout autant que dans le privé et la fonction publique, gagnerait ainsi à être mieux connu, dans sa quotidienneté, je dirais. Qui sait si, grâce à une publicisation accrue du métier – il vaudrait peut-être mieux dire des métiers d’historien – et à un portait plus détaillé des nombreuses avenues professionnelles qui y sont associées, l’histoire ne remontera pas, au moins un peu, dans la liste des orienteurs du secondaire et du collégial ?

* * *

Il n’est sans doute pas venu le temps où l’on parlera du métier d’historien comme de celui de ferblantier, c’est-à-dire au passé. Malgré le ton dramatique que j’ai sciemment adopté – ce que je me plais à voir comme du pessimisme tonique –, je ne doute pas que l’histoire, en tant que discipline, saura se relever. Les crises sont souvent l’occasion de saines remises en cause.

La question des inscriptions en histoire se situe quelque part entre le fort besoin d’histoire qui ne cesse d’émaner des sociétés et l’évolution nécessaire de la discipline historique. Si on peut penser que, nourrie par le constant changement des sociétés[17], cette demande se maintiendra encore longtemps, et si l’espoir peut être entretenu que la discipline saura se donner les moyens intellectuels et institutionnels d’affronter les nombreux défis auxquels elle fait et fera face, on peut craindre cependant que susciter une poussée de vocations d’historiens exigera un changement de culture plus significatif : un rapport renouvelé à la connaissance, au travail, à la citoyenneté. Il faudra trouver le moyen de convaincre à nouveau les étudiants, et la société à laquelle ils appartiennent qu’investir dans l’étude du passé, ce n’est pas sacrifier l’avenir.