Corps de l’article

Introduction

L’analyse des données téléphoniques constitue l’une des premières étapes dans l’enquête judiciaire (Ferrara, De Meo, Catanese et Fiumara, 2014a ; Guéniat, 2017). Au même titre que les traces matérielles dites « traditionnelles », telles que les traces biologiques, digitales et de semelles, l’exploitation des traces téléphoniques s’inscrit dans les trois temps de l’enquête judiciaire : le problème de trouver, la reconstruction des évènements et le problème de prouver (Brodeur et Ouellet, 2005 ; Kind, 1994 ; Simms et Petersen, 1991). Le premier temps de l’enquête a pour objectif d’identifier le ou les auteurs et de formuler des hypothèses sur leur implication dans une activité donnée. Le deuxième a pour objectif de reconstruire les évènements et de structurer les éléments de preuve recueillis en regard des hypothèses émises. Finalement, le troisième temps comprend la présentation et l’évaluation des éléments de preuve en vue de leur intégration au procès devant un tribunal (Brodeur et Ouellet, 2005 ; Kind, 1994). La trace téléphonique s’intègre aux différents temps de l’enquête pour répondre à de nombreux objectifs.

Dans un premier temps, les traces téléphoniques peuvent être exploitées afin de détecter des numéros de téléphone pouvant être utilisés par des personnes d’intérêt pour l’enquête. La détection de ces numéros peut passer par l’analyse des données téléphoniques des protagonistes et victimes préalablement identifiés ou l’analyse des données des antennes situées à proximité spatiale et temporelle de l’activité litigieuse investiguée. Une fois que des numéros d’intérêt sont détectés, des hypothèses peuvent être émises sur l’identité de leur utilisateur, notamment par des demandes auprès des opérateurs, des recherches dans les bases de données des polices ou par l’analyse de médias sociaux en ligne par exemple. La trace téléphonique peut également contribuer à localiser l’utilisateur d’un téléphone ou localiser un suspect sur les lieux d’une activité litigieuse, à partir de la position d’une antenne activée par un téléphone dont il serait l’utilisateur, ou par le biais de localisations présentes dans les extractions de son téléphone (Delle Donne et Fortin, 2018 ; McMillan, Glisson et Bromby, 2013).

Dans un deuxième temps, cette trace peut contribuer à reconstituer les évènements et à obtenir des inférences sur l’activité criminelle, par l’analyse du contenu des communications, disponible dans les écoutes téléphoniques et dans les extractions de téléphones saisis. Chaque interaction étant horodatée, l’analyse des données téléphoniques peut également contribuer à établir des chronologies de façon précise, ce qui s’avère souvent plus complexe avec d’autres types de traces matérielles (Guéniat, 2017 ; Weyermann et Ribaux, 2012). Les données téléphoniques sont également très efficaces pour reconstruire les relations entre les protagonistes d’une investigation (Ferrara et al., 2014a).

Finalement, la trace téléphonique peut être utilisée à des fins de preuve au tribunal, en particulier lorsqu’elle est combinée avec d’autres éléments d’enquête. En 2013, McMillan et ses collaborateurs reportaient déjà que l’apparition de traces téléphoniques dans les jugements de tribunaux était de plus en plus fréquente depuis 2008. Dans cette étude, McMillan et al. (2013) indiquaient que les traces téléphoniques étaient exploitées afin d’établir les relations entre plusieurs individus et de confronter les déplacements du téléphone, par géolocalisation, à la version des faits du suspect.

Dans les enquêtes de trafic de stupéfiants en particulier, les surveillances téléphoniques sont un des principaux moyens utilisés afin de reconstruire l’activité délictueuse, identifier les acteurs impliqués, les localiser, identifier leurs rôles, ainsi que leurs niveaux d’organisation. En Suisse, les infractions contre la Loi fédérale sur les stupéfiants et les substances psychotropes (LStup, 2017) concentrent 40 % de l’ensemble des demandes de surveillances de la téléphonie entre 2013 et 2018 (Service Surveillance de la correspondance par poste et télécommunication, 2020). L’une des particularités du trafic de stupéfiants est qu’il y a un déplacement de la marchandise depuis le lieu de production vers le consommateur, qui ne se trouve souvent pas dans le même pays (Aziani, Berlusconi et Giommoni, 2019). L’acheminement de la marchandise requiert ainsi une séquence d’opérations et de transactions qui composent la chaîne de distribution et qui impliquent souvent de nombreux individus. Cette chaîne peut être décrite en quatre étapes principales : 1) la culture et la production des substances stupéfiantes ; 2) l’importation et la contrebande depuis le pays producteur vers le pays consommateur ; 3) la distribution en gros à une échelle régionale ; 4) la vente de détail à une échelle locale (Natarajan, Zanella et Yu, 2015). La téléphonie est fréquemment utilisée pour organiser et coordonner les transactions entre vendeurs et acheteurs aux différents niveaux de la chaîne, ce qui conduit à une production massive de traces téléphoniques pouvant être collectées lors de l’investigation d’un trafic de stupéfiants (Aitken, Moore, Higgs, Kelsall et Kerger, 2002 ; Barmpatsalou, Cruz, Monteiro et Simoes, 2018 ; Johnson, Dunlap et Tourigny, 2000 ; McEwen, 2008 ; Natarajan, 2006 ; Natarajan et al., 2015). Par hypothèse, les traces générées par l’usage de la téléphonie par les auteurs aux différentes étapes de trafic permettent de reconstruire et distinguer différentes formes récurrentes d’organisation des acteurs.

Typologie des rôles dans un trafic de stupéfiants

Les rôles nécessaires dans la chaîne de distribution des stupéfiants sont souvent mentionnés dans les études sur la structure du marché, mais très rarement définis (Bichler, Malm et Cooper, 2017 ; Bright et Delaney, 2013 ; Johnson et al., 2000). Une définition des rôles principaux et de leurs interactions est ainsi proposée (voir Figure 1). Il convient de relever ici que des individus impliqués dans le trafic de stupéfiants peuvent avoir plusieurs rôles et que ces derniers peuvent varier au cours du temps. Plusieurs individus peuvent aussi avoir le même rôle au sein d’un groupe et certains rôles ne sont pas représentés dans tous les groupes actifs dans le trafic de stupéfiants. Finalement, la qualification des rôles est un processus de reconstruction. Une hypothèse qui se fonde sur diverses sources d’information accessibles à l’enquêteur ou l’analyste.

Un coordinateur ou organisateur coordonne le transport de commandes effectuées par des grossistes nationaux auprès de fournisseurs étrangers vers un dépôt national (Zobel, Esseiva, Udrisard, Lociciro et Samitca, 2018).

Figure 1

Classification des rôles observés dans le trafic de stupéfiants

Classification des rôles observés dans le trafic de stupéfiants

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Les fournisseurs sont des individus basés à l’étranger qui se chargent de la distribution de stupéfiants à des grossistes nationaux par l’intermédiaire des transporteurs. Ils organisent l’exportation des produits stupéfiants depuis l’étranger.

Les transporteurs sont chargés du transport de stupéfiants depuis un fournisseur étranger vers un ou plusieurs destinataires dans le pays. Les destinataires peuvent être des grossistes ou des semi-grossistes du pays. En Suisse, les quantités transportées vont généralement jusqu’à 5 kg (Wankhade et Chikhalkar, 2018 ; Zobel et al., 2018). Une « mule » est un type de transporteur, qui ingère des stupéfiants emballés afin de les dissimuler dans son système digestif ou qui les insère dans ses cavités vaginales ou rectales (Pidoto et al., 2002). Pour la cocaïne, la littérature rapporte que les mules ingèrent entre 0,5 et 1,5 kg, conditionné en paquets de 10 à 20 g (Wankhade et Chikhalkar, 2018 ; Zobel et al., 2018). Selon Zobel et al. (2018), les mules seraient directement rémunérées par les fournisseurs à l’étranger ; ces derniers peuvent travailler avec plusieurs mules. Un transporteur ou coursier interne sera, quant à lui, responsable du transport de stupéfiants à l’intérieur du pays. Au cours de cette recherche exploratoire, plusieurs structures liées au trafic de stupéfiants ont été observées. Elles diffèrent en fonction du type de stupéfiants vendu. Ces structures ont recours à une diversité de modes opératoires, dont certaines étapes peuvent néanmoins être communes au trafic de cocaïne et d’héroïne. Deux modes opératoires principaux ont été détectés pour l’importation des stupéfiants en Suisse : le recours à des véhicules chargés en stupéfiants, conduits par des transporteurs, et le recours à des mules qui transportent les stupéfiants in corpore. Ce second moyen est principalement observé pour la cocaïne.

Les responsables dedépôt réceptionnent la marchandise d’un transporteur ou d’un coursier interne, en vue de la remettre au destinataire (grossiste ou semi-grossiste).

Un grossiste, « high level » ou « wholesale distributor », organise l’importation depuis l’étranger et le stockage du produit. Le plus souvent, il organisera également le coupage des produits stupéfiants avec des adultérants. Il procède aussi à la distribution de stupéfiants à d’autres grossistes ou semi-grossistes. Typiquement, il n’a pas de contacts avec les consommateurs. Selon la littérature, les grossistes gèrent ou possèdent des quantités importantes de stupéfiants, généralement de l’ordre de plusieurs kilos (Bright et Delaney, 2013 ; Duijn, Kashirin et Sloot, 2014 ; Johnson et al., 2000 ; Zobel et al., 2018).

Un grossiste intermédiaire/semi-grossiste, « mid-level distributor », se distingue du grossiste par l’absence de distribution à d’autres grossistes ou semi-grossistes. Il se charge de l’organisation de la distribution de stupéfiants aux usagers. Il organise parfois également l’importation, le stockage et le coupage du produit.

Les vendeurs (de rue ou à domicile), « low-level distributors », ont des contacts directs avec les consommateurs de stupéfiants. Ils s’approvisionnement auprès de grossistes ou semi-grossistes et sont « propriétaires » des stupéfiants qu’ils revendent. Les vendeurs peuvent être actifs dans trois typologies de marchés : les marchés ouverts, les marchés semi-ouverts et les marchés fermés (May et Hough, 2004). Les marchés ouverts concernent les transactions en rue dans des points connus des consommateurs et des vendeurs dits « de rue ». Il n’y a pas de contact préalable entre le vendeur et le consommateur afin d’organiser la transaction, et l’acheteur n’a pas besoin de connaître le vendeur. Les marchés semi-ouverts concernent principalement les transactions qui ont lieu dans les bars, les boîtes de nuit et les salons de massage. Dans ce cadre, les vendeurs vont généralement procéder aux transactions sans connaître leur client au préalable (May et Hough, 2004). Finalement, les marchés fermés concernent les transactions qui ont uniquement lieu avec des consommateurs connus des vendeurs, il s’agit généralement de vendeurs dits « à domicile ».

Les livreurs sont chargés de fournir le produit stupéfiant aux usagers sur la base des indications de leur supérieur hiérarchique. Ils ne sont pas propriétaires de la drogue et l’argent remis par les usagers ne leur revient généralement pas directement, ils reçoivent une rémunération de la part du grossiste ou semi-grossiste pour qui ils travaillent. Ils effectuent généralement les livraisons au domicile des usagers et sont donc actifs dans les marchés fermés.

Les revendeurs ou vendeurs-consommateurs sont des consommateurs de produits stupéfiants qui revendent une partie de leurs achats. On parle alors d’approvisionnement social (social supply ; European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction [EMCDDA], 2016) ou de microéchanges (Zobel, Esseiva, Udrisard, Lociciro et Samitca, 2017).

La trace téléphonique

Dès le moment où un appareil fixe ou mobile (ou téléphone, téléphone portable, smartphone) est allumé et connecté au réseau, des interactions ont lieu entre l’appareil et le réseau, conduisant à la production de traces, d’une part sur les infrastructures réseau et de l’autre sur les appareils utilisés (Forte et de Donno, 2010 ; Zinn et Lochner, 2014). Il existe deux types d’interactions : l’interaction active et l’interaction passive (Horsman et Conniss, 2015). L’interaction active comprend l’ensemble des communications réalisées par les interlocuteurs, qu’elles soient vocales, écrites, par images ou vidéo, ainsi que l’accès aux applications et la navigation sur internet (Horsman et Conniss, 2015). L’interaction passive comprend tous les transferts de données réalisés par un fournisseur de service (une application ou un opérateur par exemple) sans intervention active de l’utilisateur de l’appareil.

Dans le cadre de cet écrit, les données primaires des communications décrivent le contenu des communications de la personne surveillée (vocal, écrit, images). Les données secondaires, ou métadonnées, font référence à l’ensemble des informations qui peuvent être extraites de la trace téléphonique autre que le contenu des communications (horodatage, localisations, numéros, etc.). Dans la littérature, ces données secondaires sont également décrites sous les termes « phone communication/call records », « raw phone call records data » « phone log records » (Agreste, Catanese, De Meo, Ferrara et Fiumara, 2016 ; Ferrara et al., 2014a, 2014b).

La collecte des données téléphoniques dans l’enquête implique des mesures de surveillance, dont la mise en oeuvre est dépendante de la législation propre à chaque pays. Il existe deux types principaux de mesures de surveillance de la téléphonie : la surveillance en temps réel et la surveillance rétroactive. La mise en place d’une surveillance de la téléphonie en temps réel permet d’obtenir du matériel utile pour reconnaître, identifier et localiser des personnes, en utilisant notamment le contenu des communications et les données de localisation d’un téléphone. Elle est déclenchée lorsqu’il y a suffisamment d’éléments pour soupçonner qu’une activité litigieuse est imminente ou se produit. Les écoutes téléphoniques génèrent des traces enregistrées sélectivement, dans des stratégies bien définies, afin de suivre et analyser des activités délictueuses, accompagner des opérations de police et consolider le dossier, il s’agit de traces provoquées sélectivement (Ribaux, 2014, p. 212-221). Ainsi, les données primaires de communication sont collectées uniquement lors d’une surveillance en temps réel ou lors de l’extraction d’un téléphone saisi. Les données téléphoniques rétroactives sont quant à elle conservées par les opérateurs à des fins de facturation, indépendamment de toute activité litigieuse, il s’agit de traces provoquées, dites provisionnelles (Ribaux, 2014, p. 212-221). Elles intègrent les données secondaires qui sont systématiquement collectées et enregistrées, mais requises au cas par cas. Elles sont rendues disponibles sur une période définie par le cadre législatif et transmises dans le cadre d’une procédure judiciaire ou d’une situation de crise (disparition, enlèvement, etc.).

Il existe également d’autres mesures de surveillance de la téléphonie telles que les recherches rétroactives par réseau d’antennes, les dispositifs techniques et programmes informatiques spéciaux de surveillance actifs et les extractions de données téléphoniques. Ces types de mesures ne sont pas analysés dans la présente étude.

L’utilisation de traces téléphoniques afin de connaître la structure de réseaux de trafic de stupéfiants présente des limites inhérentes à la qualité des données qui est fonction de trois facteurs principaux (Figure 2) : 1) les données manquantes – à savoir les données liées à l’activité criminelle qui ne sont pas interceptées ; 2) les données « non pertinentes » ; 3) un échantillonnage stratégique des numéros mis sous écoute (Berlusconi, 2013 ; Calderoni et Superchi, 2019 ; Campana et Varese, 2012 ; Duijn et al., 2014).

Les données policières sont dépendantes des stratégies de contrôle déployées. Elles reflètent donc une vision limitée du groupe criminel, telle qu’elle est révélée par l’enquête. Par exemple, les individus ayant des rôles qui requièrent de la visibilité, comme la vente aux consommateurs, peuvent davantage se heurter à l’activité policière. Les individus avec un rôle plus discret et les groupes agissant dans des environnements moins visibles tendent quant à eux à être sous-représentés. Par exemple, les groupes criminels actifs dans les milieux fermés semblent moins souvent faire l’objet d’enquêtes (Duijn et al., 2014).

Figure 2

Limites et pertinence des données (adaptée de Campana et Varese, 2012)

Limites et pertinence des données (adaptée de Campana et Varese, 2012)

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Ainsi, l’échantillon des individus placés sous écoute n’est pas aléatoire, mais dirigé (Calderoni et Superchi, 2019). Les mesures de surveillance concernent généralement les individus ayant un rôle perçu comme clé dans le groupe (Duijn et al., 2014). Cette approche peut conduire à une surreprésentation de certains types de protagonistes, au détriment d’une image représentative du groupe criminel dans son ensemble (Campana et Varese, 2012).

L’utilisation de sources de données distinctes peut contribuer à réduire l’impact du biais induit par les choix faits dans l’investigation (Bright et Delaney, 2013). Toutefois, les données policières exploitables présentent une grande interdépendance. Par exemple, les écoutes téléphoniques peuvent avoir une incidence directe sur le contenu des journaux de police. Ceux-ci peuvent cependant contenir des informations complémentaires issues notamment de surveillances et témoignages humains. Dans tous les cas, le risque d’avoir une vision biaisée du réseau demeure. Néanmoins, l’identification d’activités téléphoniques particulières correspondant à des rôles récurrents transcendant les différentes structures de réseaux est moins influencée par de tels biais de sélection.

Finalement, il convient de relever que la trace téléphonique est une trace d’objets, les dispositifs de communication. Ainsi, elle ne permet pas de détecter des liens directs entre deux protagonistes, mais uniquement entre deux dispositifs de communication. De même, elle ne permet pas de localiser directement un individu, mais uniquement une antenne qui a été activée par un tel dispositif. Il est ainsi nécessaire d’identifier les utilisateurs des numéros au moment des communications d’intérêt afin d’émettre des hypothèses.

Problématique

Les recherches portant sur leur exploitation afin de reconstruire ou de comprendre les réseaux se basent principalement sur des données publiques, notamment des extraits de conversations téléphoniques contenues dans les archives des tribunaux à l’issue de condamnations (Morselli et Petit, 2007 ; Tenti et Morselli, 2014 ; Wood, 2017). Or, à ce stade du processus judiciaire, seuls les extraits des conversations les plus probants et impliquant des protagonistes d’intérêt sont généralement retranscrits afin de prouver les faits (Kind, 1994), il s’agit donc d’échantillons restreints (Berlusconi, 2013 ; Campana et Varese, 2012). La recherche proposée repose quant à elle sur un accès aux données brutes provenant de mesures de surveillance de la téléphonie en temps réel et rétroactive qui sont initialement collectées dans les enquêtes. À ce titre, l’analyse de ces données à des fins de recherche constitue une approche innovante. Cet accès aux données repose sur l’étroite collaboration entre l’École des sciences criminelles de Lausanne et les polices suisses romandes (Baechler, 2017 ; Guéniat, 2017). Cette recherche se focalise sur le lien entre le rôle d’un individu impliqué dans le trafic de stupéfiants et les modèles détectés dans les traces téléphoniques. La question de recherche posée est : le rôle d’un acteur, à savoir la fonction qu’il remplit et la place qu’il occupe au sein du groupe, peut-il être inféré de ses activités téléphoniques ?

L’analyse peut être décomposée selon les quatre dimensions d’analyse principale : relationnelle, spatiale, temporelle et quantitative (Rossy et Ribaux, 2014 ; Rossy, Ribaux, Boivin et Fortin, 2019). Par exemple, les communications d’un grossiste peuvent révéler plus de contacts avec des numéros étrangers que celles d’un individu responsable de la distribution des stupéfiants aux usagers. Les vendeurs de rue peuvent être moins mobiles que les transporteurs ou les grossistes. Ainsi, les données téléphoniques ont le potentiel d’informer sur les rôles des individus, mais il convient de déterminer quels indicateurs peuvent être exploités et avec quel degré d’incertitude.

L’objectif spécifique de cette étude exploratoire est de déterminer si l’analyse spatio-temporelle des données téléphoniques permet d’émettre des hypothèses sur le rôle de l’utilisateur du téléphone. Le cas échéant, des recherches sont effectuées pour déterminer quels indicateurs de mobilité offrent une meilleure discrimination entre les rôles observés dans le trafic de stupéfiants. En effet, l’analyse spatiale des données téléphoniques a l’avantage d’être indépendante de la pertinence factuelle des traces téléphoniques (Hazard, Margot et Ribaux, 2011). Même si les contacts téléphoniques ne sont pas directement liés à l’activité criminelle, la localisation du téléphone d’un suspect peut être exploitée pour apporter des indices sur l’activité globale d’un individu.

Méthodologie

Données

Les traces téléphoniques exploitées dans le cadre de cette recherche sont les contrôles téléphoniques rétroactifs et les données secondaires des contrôles téléphoniques en temps réel concernant 20 individus distincts impliqués dans le trafic de stupéfiants. L’ensemble des mesures de surveillance a été conduit par une police suisse romande entre 2015 et 2018 dans le cadre de neuf affaires. Seuls les individus dont le rôle dans le trafic a pu être déterminé ont été sélectionnés. Pour ce faire, l’ensemble des rapports d’enquête a été lu afin d’identifier les acteurs, de les classer selon la typologie des rôles présentée précédemment et de sélectionner ceux pour lesquels des mesures de surveillance téléphonique avaient été réalisées. Plusieurs téléphones ont ainsi pu être liés à chacun des individus (entre 1 et 6 téléphones, M = 2,5 ; ÉT = 1,5). Lors de l’analyse, toutes les données téléphoniques liées à un individu ont été regroupées et analysées globalement.

Des journaux de police, des auditions et des rapports d’enquêtes ont été exploités pour identifier les rôles des utilisateurs des téléphones dans le réseau de trafic de stupéfiants. Les rôles sont ainsi repris des hypothèses émises par les enquêteurs sur la base des renseignements issus du contenu des écoutes téléphoniques, de l’ensemble des éléments d’enquête à leur disposition (surveillances, auditions de prévenus et de personnes appelées à donner des renseignements, etc.), ainsi que des connaissances qu’ils ont du phénomène criminel. Les individus sélectionnés pour cette étude sont répartis selon quatre rôles : livreurs (n = 4), semi-grossistes (n = 6), grossistes (n = 5) et transporteurs (n = 5).

Mesures et procédures

L’indicateur utilisé pour évaluer la mobilité des acteurs est la localisation des antennes activées par leurs téléphones. D’un point de vue chronologique, plusieurs communications successives peuvent être localisées au même endroit. Ainsi, pour l’ensemble des mesures, seule la première des localisations identiques successives est prise en compte. De plus, les mesures de surveillance contiennent une information de localisation précise uniquement lorsque le téléphone se trouve sur le territoire national.

Quatre mesures de dispersion ont été exploitées dans cette étude exploratoire : 1) nombre de localisations différentes ; 2) moyenne des distances parcourues par jour (km) ; 3) médiane des distances au point médian (km) ; et 4) aire de l’enveloppe convexe (km2).

La moyenne des distances par jour est calculée en prenant la somme des distances entre les localisations successives distinctes divisée par le nombre de jours d’activité du téléphone. La médiane des distances au point médian permet de minimiser l’effet des valeurs extrêmes en calculant, d’une part, le centroïde médian comme point de référence et, d’autre part, la médiane des distances entre chaque localisation du téléphone et le centroïde médian de la distribution. L’aire de l’enveloppe convexe contient l’ensemble des localisations. Elle est exploitée comme indicateur de l’étendue spatiale. L’algorithme QuickHull est utilisé pour son calcul à l’aide de la librairie Python Qhull (Barber, Dobkin et Huhdanpaa, 1996). Cette mesure ne tient pas compte de la fréquence des trajets. Elle est influencée par les valeurs extrêmes et la topographie. L’ensemble des analyses a été réalisé à l’aide du logiciel Tableau Software[3].

Analyses

Pour comparer les rôles des utilisateurs des téléphones dans le réseau de trafic de stupéfiants en fonction de leur dispersion, considérant la distribution asymétrique des données, des tests statistiques bivariés non paramétriques basés sur le rang seront privilégiés. Le test de Kruskall-Wallis (1952) est utilisé pour vérifier les différences entre les groupes, et le test de Spearman (1910) teste la linéarité de la relation, postulant une gradation linéaire entre les différents rôles, de livreur à transporteur. De plus, considérant la petite taille de l’échantillon et le caractère exploratoire de l’étude, un seuil de p < 0,10 est jugé comme significatif.

Finalement, une analyse qualitative des distributions spatiales est menée par une visualisation cartographique de l’ensemble des localisations. Afin de réaliser les comparaisons, des cartes à symboles proportionnels dont l’aire des cercles est proportionnelle au nombre de communications sont réalisées. Toutes les distributions sont superposées pour chaque rôle, afin de comparer l’étendue spatiale globale par rôle et ainsi détecter des similitudes ou des différences entre les rôles. Pour des raisons de confidentialité, les données sont présentées à l’échelle régionale sans intégrer le nom des lieux, ni de carte de fonds.

Résultats et discussion

La totalité des résultats des analyses pour les quatre indicateurs est présentée dans le Tableau 1 et la Figure 3.

De 31 à 450 localisations différentes ont été identifiées dans les données téléphoniques des protagonistes (M = 166 ; ÉT = 133). L’écart-type pour les transporteurs englobe l’ensemble des autres rôles le rendant ainsi globalement difficilement distinguable. Le nombre médian de localisations des livreurs est globalement petit et se distingue fortement des grossistes. Les semi-grossistes semblent avoir un nombre de localisations intermédiaire.

La moyenne des distances parcourues par jour semble être une métrique plus robuste pour différencier les rôles. Elle permet de distinguer les grossistes des livreurs et des semi-grossistes, ainsi que les transporteurs des livreurs et des semi-grossistes. Les livreurs et les semi-grossistes semblent néanmoins parcourir des distances assez similaires.

Tableau 1

Résumé des indicateurs

Résumé des indicateurs

Résultats des comparaisons inter-rôles

a : livreur ≠ semi-grossiste ; b : livreur ≠ grossiste ; c : livreur ≠ transporteur ; d : semi-grossiste ≠ grossiste ; e : semi-grossiste ≠ transporteur ; f : grossiste ≠ transporteur.

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Figure 3

Distribution des indicateurs en fonction des rôles

Distribution des indicateurs en fonction des rôles

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L’analyse des distributions des distances à la localisation médiane semble permettre de différencier clairement les téléphones utilisés par les transporteurs des autres rôles. Pour ces derniers, la médiane des distances ne dépasse pas 21 km, avec 13 médianes inférieures à 10 km, alors qu’elle est toujours supérieure à 30 km pour les transporteurs. Il n’est toutefois pas possible de différencier clairement les livreurs des semi-grossistes ou les grossistes et les semi-grossistes, dont le recouvrement des médianes est plus important.

Finalement, l’aire de l’enveloppe convexe permet également de détecter des différences entre certains groupes. En effet, la moyenne des aires est de 40 pour les livreurs, 309 pour les semi-grossistes, 683 pour les grossistes et 903 pour les transporteurs. Plus spécifiquement, les analyses du Tableau 1 montrent que les livreurs se distinguent des grossistes et des transporteurs en termes de superficie couverte, ces derniers ayant une aire plus grande que les livreurs.

Si les résultats montrent que différents indicateurs de mobilité peuvent permettre une certaine différenciation des rôles, l’analyse qualitative des distributions offre également des opportunités pour mieux appréhender les patterns spatiaux et déterminer des types de zones pertinents en regard des rôles (Figure 4).

Figure 4

Distribution spatiale par rôle pour l’ensemble des individus

Distribution spatiale par rôle pour l’ensemble des individus

L’aire des symboles est proportionnelle au nombre total de communications pour chacun des rôles.

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Des zones de concentration spécifiques sont observables pour certains rôles. En effet, l’usage des téléphones associés à des mules révèle des zones de concentration proches de deux aéroports internationaux. Les transporteurs (véhiculés), quant à eux, se déplacent régulièrement dans des zones différentes des autres rôles, en particulier dans deux régions pouvant correspondre à des points de dépôt desquels les transporteurs acheminent la marchandise vers des grossistes ou semi-grossistes. Comme détecté par les analyses quantitatives, l’activité téléphonique des livreurs se concentre dans une région spécifique. Ainsi, l’analyse des patterns spatio-temporels liés aux déplacements entre des types de zones pertinents pour l’analyse d’un trafic (aéroports, dépôts, passages aux frontières, zone de deals, etc.) pourrait conduire à la détection d’autres distinctions entre les rôles.

Bien que le nombre d’individus étudiés pour chaque rôle soit limité dans cette étude exploratoire, l’analyse de la mobilité en fonction des rôles laisse supposer que certains rôles (en particulier les transporteurs et les mules) conduisent à des patterns dans les données téléphoniques qui permettent de les différencier en ne prenant en compte que la dimension spatiale. Les livreurs dont la dispersion spatiale semble très limitée se distinguent également des grossistes et des transporteurs. Ces observations ne semblent toutefois pas généralisables à l’ensemble des rôles. En effet, semi-grossistes et grossistes semblent être des rôles plus difficilement distinguables en se basant uniquement sur la dimension spatiale des données téléphoniques. Une analyse globale intégrant l’ensemble des dimensions d’analyse, en particulier la dimension relationnelle (types de contact) ainsi que les fréquences et patterns temporels, pourrait par hypothèse améliorer les classifications par l’identification de profils types dans les données de téléphonie.

Il faut relever ici que l’attribution des rôles est également sujette à des incertitudes et des biais, puisqu’ils sont reconstruits par l’enquête. Une approche conservatrice a néanmoins été appliquée pour cette étude. En effet, l’ensemble des rapports des affaires sélectionnées a été relu et seuls les individus, dont un rôle spécifique et a priori clairement identifié, ont été sélectionnés. Finalement, il ne peut être exclu que des téléphones exploités par les individus ne soient pas reconnus comme pertinents dans l’enquête et que des mesures de surveillance soient manquantes. Néanmoins, les patterns spatiaux déterminés dans le cadre de cette étude exploratoire semblent indiquer que des différences sont effectivement observables dans les traces téléphoniques.

Conclusion

L’analyse de la structure des trafics de stupéfiants a fait l’objet de nombreuses études, principalement par le biais d’analyses relationnelles (analyses de réseaux sociaux). Il en ressort que les groupes actifs dans le trafic de stupéfiants ont des structures diversifiées, mais que des rôles génériques peuvent être formalisés. Ces études laissent également entendre que les structures varient en fonction du type de stupéfiant écoulé et de la nationalité des auteurs. Néanmoins, peu d’études se sont intéressées à l’exploitation des traces téléphoniques pour déterminer le rôle des acteurs.

L’analyse des cas colligés dans cette étude exploratoire montre que la téléphonie est partie intégrante de l’organisation des groupes actifs dans ce trafic. En effet, elle permet d’organiser et de coordonner les transactions entre les acteurs tout au long de la chaîne de distribution des stupéfiants. Les données téléphoniques semblent ainsi pouvoir être exploitées afin de reconstruire les structures et modes opératoires. Les résultats de l’analyse exploratoire sont encourageants, ils soutiennent l’hypothèse selon laquelle le rôle de l’utilisateur influence les patterns observés dans ses données téléphoniques. Les transporteurs et les mules semblent ainsi pouvoir être différenciés des livreurs et grossistes selon des patterns géographiques identifiables. Les livreurs peuvent quant à eux être différenciés des grossistes. L’analyse qualitative des patterns spatiaux en regard notamment des types de zones fréquemment visitées et des déplacements semble également prometteuse.

L’analyse des données téléphoniques selon une seule dimension ne permet toutefois pas une différenciation parfaite des rôles. Ce résultat semble confirmer qu’une approche multidimensionnelle combinant les analyses quantitative, relationnelle, temporelle et spatiale devrait être mise en oeuvre dans le futur. Les résultats de la présente étude mettent en valeur l’intérêt et les retombées pratiques potentielles du recours à l’analyse spatio-temporelle des données téléphoniques lors d’enquêtes policières pour inférer les rôles dans un trafic de stupéfiants.