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Introduction

La police dont la mission régalienne est de faire respecter la loi et l’ordre public se base sur deux actions essentielles : la prévention de la délinquance ainsi que la détection et la mise à la disposition de la justice des individus suspectés d’infractions (Ratcliffe, 2011). Lorsque des agressions sexuelles sont commises, la mission de la police s’inscrit très souvent dans une approche réactive la conduisant à mener des enquêtes afin d’identifier des suspects. La résolution des infractions est encadrée par deux perspectives théoriques : discrétionnaire et non discrétionnaire (pour une revue complète de la littérature, voir Beauregard et Martineau, 2014 ; Riedel, 2008). La perspective discrétionnaire suggère que le type d’infraction ainsi que les caractéristiques sociodémographiques (âge, statut socioéconomique, profession) des victimes auraient une influence sur le travail des policiers à résoudre les délits (Black, 1976). La perspective non discrétionnaire quant à elle suggère que ce sont les caractéristiques des infractions en elles-mêmes qui influent sur le statut de résolution (Beauregard et Martineau, 2014 ; Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin, Beauregard, Bitzer et Reale, 2019).

Les agressions sexuelles impliquant des enfants sont considérées comme prioritaires par la police en regard de la vulnérabilité des victimes, de la gravité des actes commis et de l’impact médiatique qu’elles suscitent (Du Mont et Myhr, 2000 ; Du Mont et Parnis, 2000). En effet, comparativement aux agressions sexuelles impliquant des victimes adultes, plus de ressources sont allouées à leur résolution, notamment à cause de la pression médiatique et populaire qui pousse les forces de police à identifier rapidement les coupables (Du Mont et Parnis, 2000 ; Riedel, 2008). Les agressions sexuelles commises envers les enfants sont également résolues plus rapidement, car la majorité d’entre elles sont commises par des agresseurs connus de leur victime (Regoecz, Jarvis et Riedel, 2008 ; Riedel, 2008). Cependant, lorsque ces agressions sexuelles sont commises par des agresseurs inconnus de leur victime, le travail d’enquête devient particulièrement complexe (Beauregard et Martineau, 2017b) et, malgré l’allocation de ressources humaines et budgétaires importantes, certaines infractions demeurent non résolues par les forces de police.

Dans la mesure où des infractions présentent des caractéristiques similaires en termes de type de victime et de type d’acte commis, il n’est plus possible d’invoquer la perspective discrétionnaire pour expliquer leur non-résolution. Il faut dès lors déterminer quelles caractéristiques du processus de passage à l’acte des agresseurs compliquent la tâche des enquêteurs. Pour l’heure, seules deux études se sont penchées sur cette question pour les cas d’agressions sexuelles non létales (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et al., 2019) sans pour autant apporter de réponses précises aux cas impliquant des enfants. Plusieurs recherches ont montré que les agressions sexuelles envers les enfants présentaient des dynamiques criminelles spécifiques et qu’il n’était pas opportun d’appliquer par analogie les connaissances concernant les victimes adultes (Beauregard, Leclerc et Lussier, 2012 ; Chopin, 2017 ; Chopin et Beauregard, 2020a ; Chopin et Caneppele, 2019 ; Leclerc, Proulx et Beauregard, 2009). Afin de mieux comprendre pourquoi certaines agressions sexuelles impliquant des enfants ne sont pas résolues par la police, cette étude propose d’analyser le processus de passage à l’acte des agresseurs et de déterminer les facteurs qui compliquent le travail des enquêteurs.

Le choix rationnel et les activités routinières comme cadre théorique

L’approche du choix rationnel propose un cadre théorique qui permet de comprendre les décisions prises par les agresseurs ainsi que les actes qu’ils ont commis et les choix qu’ils ont faits pour mener à terme l’agression. La théorie du choix rationnel considère que les individus prennent des décisions en suivant une analyse des coûts et des bénéfices (Cornish et Clarke, 1986, 1987). Dans l’analyse du processus de passage à l’acte, cette approche suggère que les agresseurs vont faire en sorte de maximiser les bénéfices et de minimiser les risques associés à la commission de l’infraction. Concrètement, l’approche du choix rationnel implique que les décisions prises par les agresseurs et les actes qu’ils commettent vont être diligentés par la volonté de mener l’agression à terme tout en évitant d’être détectés par la police. De nombreuses études ont montré que les agresseurs sexuels en général (voir Beauregard, 2005 ; Beauregard et Leclerc, 2007 ; Beauregard, Rossmo et Proulx, 2007) et ceux qui ciblent des enfants en particulier (voir Beauregard et al., 2012 ; Chopin, 2017 ; Chopin et Beauregard, 2020a ; Chopin et Caneppele, 2019 ; Leclerc et al., 2009), bien que poursuivant des motivations irrationnelles, suivent une perspective rationnelle dans leurs agissements criminels.

Au-delà des comportements des agresseurs, les paramètres des lieux dans lesquels se déroulent les actes pourraient avoir un impact sur la résolution des affaires par la police. En effet, des études antérieures ont largement démontré que le choix de la victime, par l’auteur d’une agression sexuelle, est fortement influencé par les activités routinières de leur proie au moment des faits, de même que par l’environnement physique dans lequel l’infraction est commise (voir par ex. : Beauregard, Proulx, Rosmo, Leclerc et Allaire, 2007 ; Beauregard, Rossmo et al., 2007 ; Deslauriers-Varin et Beauregard, 2010). Le lieu où se trouve la victime aura aussi une forte incidence sur les types de stratégies qu’un délinquant utilisera pour commettre son infraction (Deslauriers-Varin et Beauregard, 2010). Si la victime est à l’extérieur et seule, plutôt que dans un lieu public, l’agresseur n’aura pas à prendre les mêmes mesures pour mener à terme l’agression (p. ex. : devoir agir plus rapidement ou utiliser la violence pour contrôler la victime et réduire le risque d’appréhension). Chacune des décisions de l’agresseur quant à son mode opératoire (p. ex. : sélection de la victime, comportements lors de l’agression, stratégies pour éviter d’être identifié) apparaît donc comme intrinsèquement liée à la possibilité que cet agresseur laisse des traces ou des indices qui auront, à leur tour, une incidence sur la probabilité de résolution d’une infraction.

Cette interaction entre l’aspect comportemental et l’aspect géographique des infractions démontre la pertinence de la perspective du choix rationnel lorsqu’il s’agit de comprendre les scripts de délinquance, car elle aide à illustrer la nature interactionnelle et adaptative du comportement humain (Deslauriers-Varin et Beauregard, 2010).

L’opérationnalisation du concept d’affaires non résolues dans la littérature

L’analyse de la littérature sur le sujet indique qu’il n’y a pas de critères clés ni de méthode spécifique pour opérationnaliser le fait qu’une affaire soit résolue ou non par la police. Les travaux portant sur la résolution policière ne sont pas très nombreux et se basent sur une définition relativement élémentaire de ce que constitue une affaire. Dans une étude portant sur les homicides sériels, Mott (1999) indique qu’il a inclus dans son échantillon de cas non résolus ceux dans lesquels l’agresseur demeurait inconnu au moment de la collecte de données. Cette définition a été reprise dans d’autres études sur les homicides (Sturup, Karlberg et Kristiansson, 2015), sur les homicides sexuels (Balemba, Beauregard et Martineau, 2014 ; Beauregard et Martineau, 2013, 2014, 2016, 2017a), les agressions sexuelles non létales (Beauregard et Bouchard, 2010 ; Chopin et al., 2019) et plusieurs types d’infractions mises ensemble (approche macro-analytique ; voir Lammers et Bernasco, 2013). Dans leur étude, Chopin et al. (2019) proposent une définition formelle et suggèrent que les affaires non résolues sont celles pour lesquelles les enquêteurs n’ont pas identifié de suspect tandis que les affaires résolues sont celles pour lesquelles la police a identifié et mis en cause un suspect. Chiu et Leclerc (2019) poursuivent cet effort de définition et proposent d’inclure un critère temporel permettant de laisser suffisamment de temps pour qu’une affaire soit considérée comme résolue ou non résolue au moment de la collecte des données. Ils décident dans leur cas d’analyser les cas survenus jusqu’à 2011, sans pour autant donner d’information sur le moment de la collecte de leurs données.

Les caractéristiques du processus de passage à l’acte des agresseurs sexuels qui impactent la résolution des affaires par la police

L’étude des facteurs influençant la résolution ou non d’une affaire s’est surtout concentrée sur les homicides non sexuels (voir Braga et Dusseault, 2018 ; Hawk et Dabney, 2018 ; Regoeczi, Jarvis et Mancik, 2018 ; Regoeczi et al., 2008 ; Regoeczi, Kennedy et Silverman, 2000) et les homicides sexuels (voir Balemba et al., 2014 ; Beauregard et Martineau, 2014, 2016, 2017a). Les études ayant comparé les dynamiques d’agression des homicides non sexuels (Chopin et Beauregard, 2019c) et sexuels (Beauregard, Chopin et Winter, 2020 ; Chopin et Beauregard, 2019a ; Chopin, Beauregard et DeLisi, 2020 ; Mieczkowski et Beauregard, 2010) avec les agressions sexuelles ont révélé des différences importantes. Dans leur étude comparant les agressions sexuelles létales et non létales commises envers les enfants, Chopin, Beauregard et DeLisi (2020) trouvent des différences importantes au niveau multivarié en ce qui concerne les caractéristiques des agresseurs, des victimes ainsi que du processus de passage à l’acte. Ils trouvent par exemple que les individus impliqués dans une agression sexuelle létale envers les enfants ont plus de risques d’avoir une personnalité solitaire, des antécédents judiciaires, des problèmes de consommation d’alcool et/ou de drogue et des comportements paraphiliques. Dans leur processus de passage à l’acte, ils ciblent plus souvent des victimes marchant seules dans la rue, commettent plus souvent des actes de pénétration (vaginale/anale), utilisent une arme ou encore ont plus de probabilités de frapper leurs victimes (Chopin, Beauregard et DeLisi, 2020).

Il a donc été décidé de se concentrer sur la présentation des résultats d’études portant sur les cas d’agressions sexuelles non létales.

En recensant les différentes études comparant les cas d’agressions sexuelles résolues et non résolues par la police, force est de constater qu’elles sont particulièrement rares. La première étude empirique comparant le processus de passage à l’acte des agresseurs sexuels dans les cas d’affaires résolues et non résolues par la police a été conduite par Chopin et al. (2019) avec un échantillon de 4354 cas (3243 résolus et 1111 non résolus) survenus en France et impliquant des victimes de tous âges. Ces agressions ont été commises par des agresseurs inconnus de la victime ou qui avaient seulement eu un contact visuel avec celle-ci. Cette étude a testé l’implication des caractéristiques des victimes (sociodémographiques, style de vie, activités routinières), de l’agression (stratégies d’approche, lieux choisis, actes sexuels commis, fin de l’agression) et de l’utilisation de stratégies particulières par les agresseurs pour éviter la détection policière sur la résolution ou non de l’affaire par la police. Les résultats multivariés ont montré que les caractéristiques sociodémographiques (âge, race, sexe) des victimes n’étaient pas associées avec la résolution de l’affaire, contrairement aux activités routinières durant lesquelles elles ont été agressées (Chopin et al., 2019). En effet, les cas où les victimes ont été agressées tandis qu’elles étaient en train de jouer ou de rendre visite à des amis avaient plus de chances d’être résolus, contrairement à ceux où les victimes ont été agressées alors qu’elles faisaient de la course à pied ou qu’elles marchaient seules dans la rue. Les résultats de l’analyse des caractéristiques de l’agression indiquaient qu’elles représentaient la part d’explication majeure de la différence dans le statut de résolution. Le choix aléatoire des victimes, l’utilisation d’un seul lieu pour le contact, la commission de l’agression et la libération de la victime (c.-à-d. que la totalité du temps passé avec la victime l’a été dans un seul et même lieu) et le fait que l’agression se déroule dans un lieu extérieur sont autant de facteurs associés avec la non-résolution des agressions sexuelles. À l’inverse, lorsque l’agression a lieu dans une résidence ou lorsque du sperme est trouvé sur les lieux de l’agression, la résolution s’avère plus probable. Finalement, l’analyse des stratégies utilisées par les agresseurs pour éviter d’être détectés par la police montre qu’elles ont un impact mitigé sur le statut de résolution des affaires. D’un côté, les stratégies consistant à protéger l’identité de l’agresseur (c.-à-d. visage masqué, port d’un préservatif) semblent être efficaces puisqu’elles réduisent les probabilités de résolution des affaires (Chopin et al., 2019). D’un autre côté, au contraire, certaines stratégies se sont avérées contre-productives pour les agresseurs (donner un faux nom, désactiver le téléphone de la victime, menacer la victime) puisqu’elles ont contribué à augmenter les probabilités de détection par la police. Chopin et al. (2019) ont émis l’hypothèse que les échanges verbaux entre l’agresseur et la victime permettent de collecter des informations importantes (intonation de la voix, informations données accidentellement par l’agresseur) qui peuvent faciliter l’identification des auteurs.

Chiu et Leclerc (2019) ont répliqué cette étude en utilisant un échantillon de 542 cas (265 résolus et 277 non résolus) d’agressions sexuelles de nature variée (p. ex. : cas de pénétrations sexuelles, d’actes de sexe oral, d’attouchements sexuels) impliquant des victimes adultes (16 ans et plus) dont l’agresseur était inconnu. Les résultats issus des analyses multivariées de cette étude montrent que lorsque l’agresseur avait consommé de la drogue ou de l’alcool, qu’il y avait des témoins ou qu’un véhicule avait été utilisé, l’affaire avait plus de probabilités d’être résolue par la police. Au contraire, lorsque la victime a été agressée alors qu’elle était en train de marcher et que l’agresseur a utilisé un niveau de force minimal, la probabilité de non-résolution d’une agression sexuelle était plus importante. Chiu et Leclerc (2019) notent ainsi que le statut de résolution des agressions sexuelles est associé à la combinaison de l’efficacité de l’agresseur (p. ex. : absence de témoins, capacité à éviter de laisser des preuves, absence de consommation d’alcool) et de son niveau d’implication avec la victime (p. ex. : sévérité de la victimisation sexuelle, utilisation de la ruse comme stratégie d’approche, interaction entre l’agresseur et la victime).

But de l’étude

Malgré la gravité des gestes posés et la colère que soulèvent les agressions sexuelles, une partie de celles qui sont signalées à la police ne sera pas élucidée (Hazelwood et Burgess, 2017). Malgré l’attention accrue portée aux enquêtes criminelles pour des agressions sexuelles au cours des dernières années, la proportion d’affaires non résolues reste somme toute relativement stable depuis les quatre dernières décennies (Hazelwood et Burgess, 2017). Qui plus est, la recherche sur l’enquête dans le cas d’agressions sexuelles tarde à émerger (Deslauriers-Varin, Bennell et Bergeron, 2018). L’analyse des études précédentes portant sur le sujet a montré que peu de recherches se sont effectivement intéressées à comprendre pourquoi certaines agressions sexuelles demeuraient non résolues par la police. La perspective non discrétionnaire a suggéré que la non-résolution des agressions était liée au comportement suivi par l’agresseur tandis que la perspective discrétionnaire a suggéré que les agressions sexuelles impliquant les victimes les plus jeunes avaient beaucoup plus de chances d’être résolues par la police. Il demeure malgré tout qu’un certain nombre d’agressions sexuelles impliquant des enfants ne sont pas résolues par la police et qu’il n’existe à ce jour aucune réponse empirique qui propose d’expliquer ce phénomène. Cette étude a donc pour objectif de comprendre pourquoi certaines agressions sexuelles d’enfants ne sont pas résolues par la police et d’en trouver les aspects lacunaires afin d’améliorer le taux de résolution de ce type d’agressions sexuelles. Plus précisément, elle vise à analyser les comportements des agresseurs à travers leur processus de passage à l’acte afin de déterminer si les caractéristiques du choix des victimes, les agissements de l’agresseur durant l’agression, les paramètres de lieux associés à l’agression et l’utilisation de stratégies particulières pour éviter la détection policière ont un impact sur le statut de résolution des agressions sexuelles d’enfants.

Méthodologie

Échantillon

Cette étude est basée sur un échantillon de 309 cas d’agressions sexuelles envers des enfants qui ont été commises sur le territoire français entre 1985 et 2015[2]. Parmi ces cas, 109 étaient non résolus au moment de la collecte des données en 2019. Les cas non résolus impliquent qu’aucun agresseur n’a été identifié par la police, tandis que les cas résolus sont ceux pour lesquels les enquêteurs de police ont formellement identifié et mis en cause un suspect. Tous les cas utilisés dans cette étude proviennent d’une base de données policière plus large dans laquelle sont recensées des agressions interpersonnelles survenues sur le territoire français. Les données ont été compilées par une équipe d’analystes criminels spécialisés dans le traitement de ce type d’agression à partir des dossiers d’enquête, des auditions de victimes, de témoins et, le cas échéant, d’agresseurs, de même que les rapports d’expertises fournis par différents experts requis en fonction des besoins (médecin légiste, psychologues judiciaires, psychiatres, experts de la police scientifique). Afin d’optimiser la fiabilité des informations incluses dans la base de données, un processus particulier a été mis en place, faisant en sorte que seuls les membres de l’équipe d’analystes ayant suivi une formation spécifique sont habilités à compléter la base de données.

Les infractions sexuelles incluses dans l’échantillon utilisé pour cette étude répondent à plusieurs critères. Dans un premier temps, il n’existe pas de règle universelle pour opérationnaliser le concept d’enfance. Nous avons donc suivi les études en la matière qui considèrent dans leur majorité que les enfants sont des personnes âgées de moins de 16 ans (Beauregard et al., 2012 ; Leclerc et al., 2007, 2010 ; Proulx et al., 2018). Dans un deuxième temps, afin d’avoir un échantillon homogène, il a été décidé de ne conserver que les cas d’agressions sexuelles dans lesquels une pénétration a été commise par l’agresseur avec son sexe (pénétration vaginale ou anale). Dans la mesure où les cas impliquant plusieurs agresseurs et/ou plusieurs victimes présentent une dynamique différente (voir par ex. : Gidycz et Koss, 1990), il a été décidé, dans un troisième temps, d’inclure dans l’échantillon uniquement les cas impliquant une seule victime et un seul agresseur. Comme mentionné précédemment, ont été également exclus les cas impliquant le décès de la victime, dans la mesure où la dynamique d’agression est totalement différente dans les cas d’homicides sexuels d’enfants (voir par ex. : Chopin et Beauregard, 2020c ; Chopin, Beauregard et DeLisi, 2020). Finalement, pour des raisons évidentes liées à l’étude du statut de la résolution policière (résolus contre non résolus), seules les agressions dans lesquelles l’agresseur et la victime ne se connaissaient pas du tout au moment des faits ont été considérées.

Au final, l’échantillon composé de 309 dossiers d’enquête regroupait majoritairement des victimes de sexe féminin[3] (83,17 % des cas) âgées en moyenne de 12,31 ans (ÉT = 3,02 ; 3-15) au moment de leur agression. Les agresseurs qui ont été identifiés par la police (n = 200) étaient tous des hommes, âgés en moyenne de 30,57 ans (ÉT = 13,91 ; 17-75), et vivant en couple pour la majorité (58 %) au moment de l’agression. Parmi ces agresseurs, 26 % avaient déjà des antécédents criminels.

Mesures

Variable dépendante. La variable dépendante utilisée dans cette étude est une variable dichotomique déterminant le statut de résolution (0 = résolu, 64,72 % ; 1 = non résolu, 35,28 %) au moment de la collecte de données (2019).

Variable indépendante. Afin de déterminer quels facteurs ont un impact sur la résolution ou non de l’infraction, 28 variables indépendantes, réparties sous quatre thèmes, ont été utilisées : la sélection de la victime ; les paramètres des lieux de l’agression ; les comportements de l’agresseur durant l’attaque ; et l’utilisation de stratégies particulières par l’agresseur pour éviter la détection policière.

La sélection de la victime. Les études précédentes (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et al., 2019) ont montré que les victimes d’affaires non résolues présentaient des caractéristiques spécifiques et étaient agressées pendant des activités routinières précises. Afin de tester ces aspects dans le cadre de cas où un enfant a été victimisé, huit variables (une variable continue et sept variables dichotomiques) ont été ici utilisées : 1) âge de la victime (12,31, ÉT = 3,02 ; 3-15) ; 2) la victime était chez elle lorsqu’elle a été agressée (0 = Non, 97,73 % ; 1 = Oui, 2,27 %) ; 3) la victime était dans un cadre scolaire lorsqu’elle a été agressée (0 = Non, 97,09 % ; 1 = Oui, 2,91 %) ; 4) la victime jouait ou était gardée lorsqu’elle a été agressée (0 = Non, 86,41 % ; = Oui, 13,59 %) ; 5) la victime marchait seule pour aller d’un point à un autre lorsqu’elle a été agressée (0 = Non, 33,33 % ; 1 = Oui, 66,67 %) ; 6) la victime était dans un cadre festif lorsqu’elle a été agressée (0 = Non, 90,94 % ; 1 = Oui, 9,06 %) ; 7) la victime était précisément ciblée par l’agresseur (0 = Non, 78,96 % ; 1 = Oui, 21,04 %) ; 8) l’agresseur a utilisé la surprise pour aborder la victime (p. ex. : s’est approché soudainement de la victime et a utilisé une force suffisante pour la maîtriser ; 0 = Non, 63,75 % ; 1 = Oui, 36,25 %).

Les paramètres des lieux de l’agression. Les résultats des précédentes études (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et al., 2019) ont montré que les paramètres des lieux choisis par les agresseurs pour commettre leur agression avaient un impact sur la résolution policière. Pour tester cet aspect, nous avons utilisé cinq variables dichotomiques : 1) le lieu du contact, de l’agression et de la libération de la victime est le même (0 = Non, 62,14 % ; 1 = Oui, 37,86 %) ; 2) le lieu du contact avec la victime était désert (c.-à-d. qu’aucun témoin n’a pu voir ou entendre l’agresseur aborder la victime ; 0 = Non, 63,75 % ; 1 = Oui, 36,25 %) ; 3) le lieu de l’agression était désert (c.-à-d. qu’aucun témoin n’a pu voir ou entendre l’agression ; (0 = Non, 39,48 % ; 1 = Oui, 60,52 %) ; 4) le lieu de l’agression était une résidence (c.-à-d. résidence de la victime, de l’agresseur ou partie commune d’un immeuble d’habitation ; 0 = Non, 67,31 % ; 1 = Oui, 32,69 %) ; 5) le lieu de l’agression était un espace extérieur (p. ex. : espace vert/boisé, rue, sentier d’accès, terrain de jeux, plage, parc public, etc. ; 0 = Non, 37,54 % ; 1 = Oui, 62,46 %).

Les comportements de l’agresseur durant l’agression. Les études ont montré que les comportements sexuels et non sexuels que pouvait avoir un agresseur durant l’agression pouvaient avoir une incidence sur le statut de résolution (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et al., 2019). Afin de tester cet aspect, 11 variables (10 dichotomiques et 1 variable continue) relatives aux comportements non sexuels et sexuels de l’agresseur ont été sélectionnées : 1) l’agresseur a frappé la victime durant l’agression (0 = Non, 86,73 % ; 1 = Oui, 13,27 %) ; 2) la victime a été physiquement blessée (0 = Non, 71,84 % ; 1 = Oui, 28,16 %) ; 3) la victime a été libérée intentionnellement (c.-à-d. en opposition aux situations où la victime a été secourue ou s’est enfuie ; 0 = Non, 23,62 % ; 1 = Oui, 76,38 %) ; 4) l’agresseur a commis une pénétration vaginale avec son sexe (0 = Non, 23,95 % ; 1 = Oui, 76,05 %) ; 5) l’agresseur a commis une pénétration anale avec son sexe (0 = Non, 61,49 % ; 1 = Oui, 38,51 %) ; 6) l’agresseur a forcé la victime à pratiquer une fellation (0 = Non, 57,61 % ; 1 = Oui, 42,39 %) ; 7) l’agresseur a commis une pénétration digitale (0 = Non, 59,87 % ; 1 = Oui, 40,13 %) ; 8) l’agresseur s’est masturbé (0 = Non, 75,40 % ; 1 = Oui, 24,60 %) ; 9) l’agresseur a caressé la victime (0 = Non, 44,34 % ; 1 = Oui, 55,66 %) ; 10) diversité des actes sexuels commis (c.-à-d. le nombre d’actes sexuels différents commis par l’agresseur ; M = 2,36, ÉT = 1,25, 1-8) ; 11) l’agresseur a laissé du sperme sur le corps de la victime et/ou sur les lieux de l’agression (0 = Non, 25,57 % ; 1 = Oui, 74,43 %).

Les stratégies particulières pour éviter la détection par la police. Des études ont montré que les agresseurs sexuels utilisaient parfois des stratégies particulières dans le but précis d’éviter d’être détectés par la police (Beauregard et Bouchard, 2010 ; Chopin et al., 2019). Cet aspect a été testé ici en examinant l’influence de quatre variables (une continue et trois dichotomiques) : 1) l’agresseur a utilisé des stratégies pour détruire ou faire disparaître des preuves (p. ex. : destruction de preuves médicolégales, nettoyage du lieu de l’agression, incendie du lieu de l’agression, etc. ; 0 = Non, 95,79 % ; 1 = Oui, 4,21 %) ; 2) l’agresseur a eu recours à des stratégies pour protéger son identité (p. ex. : préservatif, masque/ gants, etc. ; 0 = Non, 87,70 % ; 1 = Oui, 12,30 %) ; 3) l’agresseur a employé des stratégies pour influencer la victime (p. ex. : menaces ; 0 = Non, 52,43 % ; 1 = Oui, 47,57 %) ; 4) nombre de stratégies utilisées (M = 0,91, ÉT = 1,17, 0-8).

Stratégie analytique

Cette étude est basée sur un processus analytique en deux étapes. Dans la première étape, des analyses bivariées ont été effectuées avec le test du Chi2 (test exact de Fisher lorsque les conditions d’utilisation du Chi2 n’étaient pas réunies) pour les variables dichotomiques et le test de Wilcoxon-Mann-Whitney pour les variables continues afin de déterminer quelles variables indépendantes étaient associées avec la non-résolution des affaires. Le test non paramétrique de Wilcoxon-Mann-Whitney a été préféré à l’ANOVA dans la mesure où les variables continues testées ne suivaient pas une distribution normale. Dans la seconde étape, seules les variables significatives au niveau bivarié (p < 0,05) ont été retenues afin de procéder à une analyse de régression séquentielle binomiale. L’objectif de cette analyse est double : identifier les variables indépendantes associées avec la non-résolution des affaires au niveau multivarié et mesurer l’importance de chaque bloc théorique de variables sur le statut de résolution (c.-à-d. sélection de la victime, paramètres des lieux de l’agression, comportements de l’agresseur durant l’agression et utilisation de stratégies particulières). Nous avons testé la multicolinéarité des variables utilisées pour le modèle multivarié et aucune corrélation n’était supérieure à 0,54, tandis qu’aucun facteur d’inflation de la variance n’était supérieur à 2,47 et aucune valeur de tolérance n’était inférieure à 0,41 (voir Chen et Rothschild, 2010 ; Dohoo et al., 1997 ; Lin, 2008 pour une discussion sur les seuils de multicolinéarité). Premièrement, chaque bloc de variables a été testé individuellement. Puis, dans un deuxième temps, une régression binomiale emboîtée a été réalisée en utilisant toutes les variables trouvées significatives (p < 0,05) lors des premiers modèles effectués afin d’obtenir un modèle final complet. La capacité prédictive de chaque modèle a été évaluée en analysant le R2 de Nagelkerke.

Résultats

Analyses bivariées

Le Tableau 1 présente les résultats des analyses bivariées. Pour les variables relatives à la sélection des victimes, les résultats indiquent que cinq des huit variables analysées sont associées de façon significative au statut de résolution policière (résolution/non-résolution) : les agressions sexuelles impliquant des victimes plus âgées (U = 6803, p = 0,000, r = 0,19), qui ont été agressées alors qu’elles marchaient seules (χ2 = 14,99, p = 0,000) et lorsque l’agresseur a utilisé la surprise comme stratégie d’approche (χ2 = 6,75, p = 0,009), sont moins souvent résolues. À l’inverse, les agressions sexuelles ont plus de chances d’être résolues lorsque les victimes étaient en train de jouer ou étaient gardées lorsqu’elles ont été agressées (χ2 = 19,82, p = 0,000), ou lorsque les agresseurs avaient précisément ciblé leurs victimes (χ2 = 10,19, p = 0,001).

En ce qui concerne les paramètres des lieux associés aux agressions sexuelles, les résultats indiquent que toutes variables analysées sont associées de façon significative au statut de résolution : lorsque les agresseurs ont commis leur agression, sont entrés en contact avec leur victime et l’ont relâchée dans le même lieu (χ2 = 9,76, p = 0,002), que le lieu du contact était désert (χ2 = 20,98, p = 0,000) ainsi que le lieu de l’agression (χ2 = 4,98, p = 0,028), et lorsque le lieu de l’agression était un espace extérieur (χ2 = 7,21, p = 0,000), les affaires ont significativement moins de chances d’être résolues par la police. À l’inverse, lorsque les agresseurs commettent leurs agressions dans une résidence (χ2 = 14,99, p = 0,000), les affaires ont plus de chances d’être résolues.

Tableau 1

Comparaisons de groupes entre les affaires résolues et non résolues quant aux caractéristiques du processus de commission de l’agression (N = 309)

Comparaisons de groupes entre les affaires résolues et non résolues quant aux caractéristiques du processus de commission de l’agression (N = 309)

Tableau 1 (suite)

Comparaisons de groupes entre les affaires résolues et non résolues quant aux caractéristiques du processus de commission de l’agression (N = 309)

Notes : * p ≤ 0,01 ; **p ≤ 0,01 ; ***p ≤ 0,001.

a Moyenne.

b Étendue des valeurs.

c Test de Wilcoxon-Mann-Whitney.

d Test exact de Fisher.

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L’analyse du comportement des agresseurs montre que 5 des 11 variables analysées sont associées de façon significative au statut de résolution des affaires : lorsque la victime a subi une pénétration vaginale (χ2 = 9,60, p = 0,000), l’affaire a moins de chances d’être résolue par la police. Au contraire, les agressions caractérisées par la présence de pénétrations anales (χ2 = 14,99, p = 0,000), de fellation (χ2 = 14,99, p = 0,000) ou de masturbation de l’agresseur (χ2 = 14,99, p = 0,000) ont plus de chances d’être résolues. Finalement, les résultats indiquent que les agressions sexuelles avec une plus grande diversité d’actes sexuels commis (U = 6803, p = 0,000, r = 0,32) ont plus de chances d’être résolues.

Finalement, pour ce qui est des variables en lien avec les stratégies particulières pour éviter d’être détecté par la police, aucune des quatre variables analysées n’est associée au statut de résolution policière.

Le Tableau 2 présente les résultats des régressions binomiales séquentielle et emboîtée. Le modèle 1 inclut les variables relatives à la sélection des victimes et présente un R2 de Nagelkerke de 0,18, avec un pourcentage global de bonne classification des affaires résolues et non résolues de 67 %. Les résultats indiquent que lorsque la victime a été agressée alors qu’elle était en train de jouer/ou était gardée (ß = -1,69, p = 0,032), ou qu’elle était précisément ciblée par l’agresseur (ß = -0,74, p = 0,043), l’affaire a respectivement 5,55 et 2,13 fois plus de chances d’être résolue. À l’inverse, si la victime marchait seule lorsqu’elle a été agressée (ß = 0,62, p = 0,042) ou que l’agresseur a utilisé la surprise comme stratégie d’approche (ß = 0,43, p = 0,041), l’affaire a respectivement 1,85 et 1,54 fois plus de risques de ne pas être résolue.

Le modèle 2 inclut les variables relatives aux paramètres des lieux associés à la commission de l’agression et présente un R2 de Nagelkerke de 0,14 avec un pourcentage global de bonne classification des affaires résolues et non résolues de 68,60 %. Les analyses laissent supposer que lorsque le lieu du contact, de l’agression et de la libération était le même (ß = 0,58, p = 0,039) ou lorsque le lieu du contact était désert (ß = 0,86, p = 0,011), la police avait respectivement 1,78 et 2,37 plus de risques de ne pas résoudre l’affaire. Inversement, lorsque l’agression avait lieu dans une résidence (ß = -0,76, p = 0,011), la police avait 2,03 fois plus de chances de résoudre l’affaire.

Le modèle 3 inclut les variables relatives aux paramètres des lieux associés à la commission de l’agression et présente un R2 de Nagelkerke de 0,23 avec un pourcentage global de bonne classification des affaires résolues et non résolues de 72,50 %. Les résultats montrent que lorsque l’agresseur s’était masturbé (ß = -1,05, p = 0,011) et avait laissé du sperme sur la victime et/ou sur les lieux de l’agression (ß = -0,30, p = 0,011), l’affaire avait respectivement 2,86 et 1,35 fois plus de chances d’être résolue. Plus la diversité des actes sexuels commis pendant l’agression est importante (ß = -0,32, p = 0,038), plus l’affaire aura de chances d’être résolue par la police.

Finalement, le modèle 4 inclut toutes les variables significatives des modèles précédents aux paramètres des lieux associés à la commission de l’agression et présente un R2 de Nagelkerke de 0,35, avec un pourcentage global de bonne classification des affaires résolues et non résolues de 74 %. Les résultats indiquent que lorsque la victime a été agressée alors qu’elle était en train de jouer (ß = -1,84, p = 0,020), qu’elle était précisément ciblée (ß = -0,72, p = 0,045) et que l’agression avait lieu dans une résidence (ß = -0,76, p = 0,017), l’affaire avait respectivement 6,67, 2,08 et 2,12 fois plus de chances d’être résolue. Plus la diversité des actes sexuels commis pendant l’agression est importante (β = -0,32, p = 0,041), plus l’affaire aura de chances d’être résolue. Au contraire, l’affaire au cours de laquelle la victime a été agressée alors qu’elle marchait seule (ß = 0,68, p = 0,043), où l’agresseur a utilisé la surprise comme stratégie d’approche (ß = -0,72, p = 0,050), dont le lieu du contact, de l’agression et de la libération de la victime était le même (ß = 0,60, p = 0,049) et que ce lieu de contact était désert (ß = 0,68, p = 0,024), a respectivement 1,97, 1,11, 1,82 et 1,98 fois plus de risques de ne pas être résolue.

Tableau 2

Régression binomiale séquentielle des caractéristiques du processus de commission de l’agression entre les affaires résolues et les affaires non résolues (N = 309)

Régression binomiale séquentielle des caractéristiques du processus de commission de l’agression entre les affaires résolues et les affaires non résolues (N = 309)

Tableau 2 (suite)

Régression binomiale séquentielle des caractéristiques du processus de commission de l’agression entre les affaires résolues et les affaires non résolues (N = 309)

Notes : † p ≤ 0,1 ; *p ≤ 0,05 ; **p ≤ 0,01 ; ***p ≤ 0,001.

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Discussion

La présente étude est la première à s’intéresser aux facteurs associés à la (non-)résolution des cas d’agressions sexuelles d’enfants par la police. Les recherches antérieures ont révélé que le type d’agression ainsi que les caractéristiques de la victime pouvaient avoir une influence sur le travail mené par les policiers pour résoudre ces affaires (Du Mont et Myhr, 2000 ; Du Mont et Parnis, 2000 ; Riedel, 2008). Afin d’éviter les écueils méthodologiques liés à une possible priorisation par la police des agressions les plus graves, seuls les cas de victimisation sexuelle les plus graves (c.-à-d. pénétration sexuelle, touchant une population d’enfants âgés de moins de 16 ans) ont été analysés dans la présente étude pour comparer le processus du passage à l’acte suivi par les agresseurs (200 cas résolus et 109 non résolus). Plus précisément, la présente étude avait pour objectif d’étudier les décisions et les actions des agresseurs en relation avec la sélection de leur victime, les paramètres des lieux pour lesquels ils ont opté pour le déroulement des agressions, les comportements des agresseurs de même que l’utilisation de stratégies particulières pour éviter la détection policière.

Parmi les dimensions testées dans cette étude, les résultats indiquent que les comportements que l’agresseur adopte pendant le déroulement de l’agression ont la plus forte capacité prédictive pour le statut de la résolution policière, suivis des caractéristiques de la sélection des victimes puis des paramètres des lieux de l’agression. Il faut noter que l’utilisation de stratégies particulières par les agresseurs pour éviter la détection policière ne joue aucun rôle dans cette étude sur la résolution policière des agressions sexuelles envers les enfants.

Une sélection des victimes basée sur leur situation de vulnérabilité

Les résultats indiquent dans un premier temps que les agresseurs qui ne ciblent pas de victimes précises, mais plutôt des situations dans lesquelles les victimes sont en position de vulnérabilité, et où ils ont moins de probabilités d’être détectés par la police. Ce résultat fait échos à ceux des études précédentes concernant les victimes adultes (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et al., 2019) qui montrent que le choix non ciblé des victimes est un facteur de risque de non-résolution. La sélection de situations propices plutôt que de victimes précises peut faire référence à ce que Rossmo (2000) a appelé l’opportunisme prémédité. Ce procédé observé dans certaines agressions sexuelles envers les enfants (par ex. : Chopin et Beauregard, 2020c) permet aux agresseurs d’évaluer les coûts et les bénéfices d’une situation avant de passer à l’acte. Il est ainsi beaucoup plus difficile pour les enquêteurs de déterminer les liens entre un agresseur et sa victime lorsque le choix de cette dernière ne s’est pas fait en fonction de ses caractéristiques propres, mais de la situation dans laquelle elle se trouvait.

Les résultats de la présente étude mettent aussi en lumière que les situations les moins propices à la résolution d’une affaire par la police concernent les cas dans lesquels les victimes ont été agressées alors qu’elles marchaient seules. Comme mentionné dans les études précédentes (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et Beauregard, 2020a ; Chopin et al., 2019), le fait de se trouver seul dans un endroit isolé constitue une situation extrêmement propice pour les agresseurs sexuels qui évitent ainsi d’être vus et identifiés par des tiers. Lorsque les victimes ont été agressées alors qu’elles jouaient ou étaient sous la surveillance d’une personne, la probabilité d’identification du suspect est plus importante. Bien que dans une telle situation il soit probable que la victime ait échappé à la surveillance de la personne qui en était responsable, il est possible d’envisager que des témoins présents sur les lieux aient pu identifier un individu à l’attitude suspecte dont ils ont pu donner la description aux forces de l’ordre. Cette hypothèse est renforcée par les résultats indiquant que les lieux du contact déserts (c.-à-d. sans risque pour l’individu d’être vu par un tiers) diminuent le risque d’identification de l’agresseur par la police.

Il est intéressant de constater que la variable relative à l’âge des victimes est exclue du modèle final. Cela pourrait confirmer que ce n’est pas tant l’âge d’une victime qui influe sur le statut de la résolution policière, mais plutôt les activités routinières qui y sont associées et les conditions spécifiques qu’elles présentent.

Moins de preuves, moins de témoins

Les résultats montrent que lorsque l’agresseur a utilisé le même lieu pour le contact, l’agression et la libération de la victime, la résolution de l’affaire est moins probable. Deux hypothèses peuvent être formulées pour expliquer ce résultat. Premièrement, en évitant de multiplier les lieux associés à l’agression, l’agresseur évite aussi bien les déplacements (Chiu et Leclerc, 2019) que le risque d’être vu avec la victime à différents endroits (Chopin et al., 2019). D’autre part, en accord avec le principe de l’échange de Locard (1920), en multipliant le nombre de lieux et de déplacements entre ces lieux, l’agresseur augmente le risque de laisser des traces forensiques et des preuves qui pourraient permettre à la police de l’identifier. Le fait que les agressions survenant dans les résidences soient plus facilement résolues par la police peut également être expliqué par ces deux hypothèses. Premièrement, il est possible que des tiers (p. ex. des voisins) aient été des témoins visuels ou auditifs de l’agression et soient intervenus. Deuxièmement, les traces forensiques sont plus faciles à relever dans un environnement clos que dans un lieu extérieur où les éléments naturels contribueront à les dégrader plus rapidement (voir Martin et al., 2019).

Un niveau d’interaction limité à son minimum

Les résultats de la présente étude permettent aussi de souligner le fait que plus les interactions entre les auteurs et leurs victimes seront limitées, plus les affaires seront difficiles à résoudre pour la police. Ces résultats font échos aux études précédentes qui indiquaient que le niveau d’implication de la victime ainsi que le degré d’interaction entre l’agresseur et sa victime étaient des dimensions à prendre en compte pour expliquer le statut de résolution des affaires (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et al., 2019). Premièrement, il est possible d’observer que les cas dans lesquels les agresseurs utilisent la surprise comme stratégie d’approche ont plus de risques de ne pas être résolus. Cette approche, qui n’est pas commune parmi les agresseurs d’enfants, qui utilisent généralement plutôt la ruse (Chopin et Beauregard, 2020a ; Leclerc et al., 2011), a été considérée par Chopin, Paquette et al. (2020) comme indicateur d’une certaine expertise dans le mode opératoire poursuivi par les violeurs. En effet, les risques liés à une réaction négative de la victime (p. ex. : réaction de résistance physique) face à une telle approche sont limités, ou à tout le moins gérables, pour un agresseur adulte. Elle leur permet surtout d’éviter les interactions rendues nécessaires lors d’une approche par la ruse (c.-à-d. échanges verbaux et visuels afin de ne pas éveiller les soupçons de la victime). Chopin et al. (2019) ont aussi souligné que ces interactions permettaient aux victimes de récolter des informations précieuses pour l’enquête (c.-à-d. ton de la voix, détails physiques, informations données accidentellement par l’agresseur). Comme cela a été discuté dans les études précédentes (Chiu et Leclerc, 2019 ; Chopin et al., 2019), le témoignage des victimes est d’une importance cruciale dans la mesure où il permet aux enquêteurs de récolter des informations supplémentaires qui augmenteront ainsi les probabilités de résolution des affaires.

Les résultats indiquent en outre que plus les actes sexuels sont diversifiés, plus la résolution des affaires est probable. Cet aspect fait écho à l’une des conclusions de Chiu et Leclerc (2019), suggérant que la sévérité de la victimisation sexuelle est associée avec le statut de résolution des affaires. Il est ici possible d’émettre l’hypothèse que ce n’est pas les actes sexuels commis en eux-mêmes, mais bien l’interaction requise par la multiplication de ces actes qui influe sur la résolution des agressions sexuelles. Comme cela a été mentionné précédemment, d’une part, plus les interactions sexuelles et non sexuelles entre les auteurs et leurs victimes sont importantes, plus les informations fournies par les victimes seront utiles pour la résolution des affaires. D’autre part, la multiplication de ces interactions conduit inexorablement les agresseurs à laisser plus de matériel biologique sur les lieux de l’agression, pouvant ainsi mener à leur identification.

La raison expliquant pourquoi le sperme trouvé sur le corps de la victime et/ou sur les lieux de l’agression n’est pas plus significatif dans le modèle final pourrait être que ce matériel biologique ne peut être utilisé que dans certains cas. En effet, l’analyse du matériel biologique permet l’identification de son auteur seulement si son profil biologique a été prélevé lors de contacts antérieurs avec le système judiciaire (Baskin et Sommers, 2010 ; Chopin, Beauregard et Bitzer, 2020). La collecte de ces informations présente donc un intérêt limité pour la résolution de l’affaire si l’agresseur n’est pas connu des autorités judiciaires.

Des stratégies particulières pour éviter la détection policière ? Pas vraiment…

Malgré l’absence de résultats significatifs, il paraît important de revenir sur l’analyse des stratégies particulières utilisées par les agresseurs sexuels d’enfants. Plusieurs études ont montré que, en lien avec la théorie du choix rationnel, les agresseurs sexuels utilisaient des stratégies précises pour éviter l’identification par la police (voir par exemple Beauregard et Bouchard, 2010 ; Beauregard et Martineau, 2014 ; Chopin et Beauregard, 2020b ; Davies, 1992 ; Davies et Dale, 1995). Les résultats de la présente étude laissent supposer deux choses : la plupart des agresseurs sexuels d’enfants n’utilisent pas de stratégies particulières et, lorsqu’ils en font usage, elles sont peu sophistiquées (c.-à-d. agir sur la victime ; voir Beauregard et Bouchard, 2010 ; Chopin, Paquette et al., 2020) et ne sont pas suffisamment efficaces pour leur éviter d’être détectés. Cet aspect avait été relevé dans des études s’intéressant aux meurtres sexuels d’enfants (Chopin et Beauregard, 2019b, 2020c) et présente un certain nombre de questions concernant les agressions sexuelles non létales. Il est ici possible de formuler l’hypothèse que les agresseurs seraient particulièrement confiants dans leur capacité à convaincre leurs jeunes victimes de ne pas les dénoncer. Il est en effet connu que les enfants se sentent parfois responsables de leur victimisation et peuvent éprouver de la difficulté à rapporter les faits dont ils sont victimes (Finkelhor et al., 2001). Il est également possible de croire que l’absence de lien de connaissance entre les victimes et leurs agresseurs conduise ces derniers à considérer comme non nécessaire l’utilisation de stratégies supplémentaires.

Conclusion

Bien que les agressions sexuelles soient considérées comme faisant partie des infractions les plus graves et qu’elles soulèvent la colère de la population, une partie de celles signalées à la police ne sera pas élucidée. Il apparaît ainsi essentiel que la recherche empirique s’arrête à mieux comprendre les caractéristiques des affaires qui complexifient le travail de résolution des enquêteurs dans le cas agressions sexuelles. En réponse à ce besoin, cette étude est la première à s’intéresser aux facteurs influençant la résolution policière des cas d’agressions sexuelles d’enfants, généralement gérés de façon prioritaire par les corps policiers. En suivant la perspective théorique non discrétionnaire ainsi que la théorie du choix rationnel, la présente étude a analysé le processus de passage à l’acte des agresseurs dans le cadre de 200 cas résolus et 109 non résolus d’agressions sexuelles d’enfants. Les résultats relèvent plusieurs dimensions contribuant à expliquer la difficulté des policiers à identifier certains suspects et résoudre ces cas. Il ressort des analyses que dans les cas non résolus, les agresseurs sélectionnent leurs victimes en fonction des situations de vulnérabilité dans lesquelles elles se trouvent (p. ex. : absence de supervision). Les agresseurs choisissent également des lieux uniques (pour les contact, agression et libération), dans lesquels il n’y a pas de témoins et moins de risques que des traces forensiques soient trouvées. L’analyse des comportements de l’auteur pendant l’agression montre que moins le nombre d’interactions sexuelles (diversité des actes commis) et non sexuelles (surprise comme stratégie d’approche) est important, moins les affaires ont une chance d’être résolues par les enquêteurs. Finalement, de façon surprenante, il est possible d’observer que les auteurs d’agressions sexuelles d’enfants utilisaient très peu de stratégies sophistiquées (protection d’identité, destruction de preuves forensiques) pour éviter d’être détectés par la police, et que, lorsqu’utilisées, celles-ci n’avaient en réalité pas d’impact sur le statut de résolution des affaires dans cette étude.

La présente étude permet de soulever des implications théoriques aussi bien que pratiques. Du côté des implications théoriques, nos résultats confirment que les agresseurs sexuels d’enfants sont capables de suivre une perspective rationnelle dans les choix et actes qu’ils mettent en place pour éviter la détection policière. D’autre part, nos résultats montrent que l’utilisation de stratégies particulières pour éviter d’être détectés par la police n’est pas une constante chez les agresseurs sexuels d’enfants, suggérant ainsi un niveau d’expertise limité. En ce qui concerne les implications pratiques, les conclusions de la présente étude pourraient s’avérer intéressantes pour la pratique des enquêtes policières. Premièrement, les résultats mettent en évidence les principaux facteurs qui compliquent et font obstacle à la résolution des enquêtes d’agressions sexuelles d’enfants. En relevant ces facteurs dans les agressions qui sont portées à leur connaissance, les responsables de police pourraient décider de mettre, et ce, dès le début de l’enquête, plus de moyens à la disposition pour celles qui cumuleraient les facteurs de risque de non-résolution. Deuxièmement, les résultats de la présente étude permettent de souligner, comme mis en évidence par d’autres chercheurs (par ex. : Deslauriers-Varin et al., 2018 ; Westera et Kebbell, 2014), combien le témoignage des victimes peut être utile à la résolution des affaires d’agression. Il est donc fondamental pour la police de récolter ces informations par un processus d’entrevue approprié aux jeunes victimes. Finalement, les résultats montrent que les agresseurs ne font pas particulièrement d’efforts pour effacer les preuves des agressions qu’ils ont commises et que du matériel biologique (sperme) a été trouvé dans la majorité des cas. Dans la mesure où une partie des agresseurs sexuels d’enfants pourraient être des récidivistes, il semble important de renforcer l’identification des traces forensiques et de comparer les résultats obtenus avec les bases de données contenant les profils biologiques des individus ayant eu une expérience judiciaire.

Les résultats de cette étude présentent un certain nombre de limites méthodologiques. Premièrement, la résolution des affaires par la police dépend largement des techniques d’enquête et d’analyse forensique qui ont nettement progressé en 30 ans (1985-2015), période pendant laquelle se sont déroulés les cas inclus dans le présent échantillon. Deuxièmement, les pratiques d’enquêtes évoluent également dans l’espace et il n’est pas certain que les résultats de cette étude puissent être appliqués aux cas survenus dans d’autres pays suivant des paradigmes d’enquêtes différents de ceux pratiqués en France. Troisièmement, si une partie de l’explication de la non-résolution des cas d’agressions sexuelles d’enfants se trouve dans les décisions et actions conduites par les agresseurs, des études ont montré que la non-résolution des affaires pouvait également être liée au travail de la police en lui-même (James et Beauregard, 2018), de même qu’aux circonstances et au manque de chances (Rossmo, 2009).

Les prochaines études devraient répliquer la nôtre afin de déterminer si les résultats sont applicables aux cas survenus dans d’autres pays. Il semble également important de s’intéresser aux facteurs influant sur la durée d’enquête pour laquelle les décisions et actions du processus de passage à l’acte pourraient avoir un impact encore plus direct. Finalement, des entretiens pourraient être menés auprès d’agresseurs sexuels d’enfants pour essayer de comprendre pourquoi peu d’entre eux utilisent des stratégies particulières pour éviter d’être détectés par la police.