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Introduction

L’enquête est un univers riche, subtil et polymorphe animé par une diversité d’acteurs. Elle fait toutefois l’objet d’un nombre encore limité d’études et de recherches scientifiques, en particulier le raisonnement et la démarche intellectuelle qui lui sont sous-jacents (Cusson et Louis, 2019). Dans la pratique des enquêtes et dans la formation, les raisonnements restent essentiellement implicites et les approches intuitives, empiriques et pragmatiques sont prépondérantes.

Plusieurs théories de l’enquête et des formes de raisonnement associées ont toutefois été proposées, certaines publiées dans des revues scientifiques, d’autres dans des guides professionnels, des procédures et des normes (Barlatier, 2017 ; Brodeur, 2005). Si ces théories sont incontestablement fécondes, les fractionnements qu’elles introduisent souvent s’accompagnent d’effets indésirables. Ils fragilisent premièrement le développement d’une vision holistique, collective et multidisciplinaire de l’enquête qui garantisse une intégration adéquate des connaissances et des données, mais aussi une cohérence, une progression et une continuité du début à la fin du processus d’enquête. Deuxièmement, d’une façon beaucoup plus concrète et pratique, ces fractionnements et découpages accentuent l’incapacité à partager l’information, à travailler ensemble et à assembler les pièces du puzzle, renvoyant aux notions de wall effect et de linkage blindness (Egger, 1984 ; Kean et Hamilton, 2004). Cela met en péril la bonne collaboration entre les enquêteurs au sens large, incluant les inspecteurs généralistes ou spécialisés, les criminalistes ou policiers scientifiques, les investigateurs numériques ou encore les analystes criminels, qui traitent différentes perspectives d’une même affaire ou d’un même problème criminel.

Plusieurs auteurs ont proposé de façon convergente un remarquable paradigme de l’enquête en trois chapitres (Barlatier, 2017, p. 98 ; Brodeur, 2005 ; Kind, 1994 ; Simms et Petersen, 1991). Celui-ci modélise l’enquête et le raisonnement qui l’accompagne de façon séquentielle, les découpant en étapes plus ou moins étanches, éclipsant les zones d’entrelacement ou de transition. Le passage d’un chapitre à l’autre repose sur des éléments matériels et procéduraux, comme l’identification et la localisation de l’auteur, son arrestation ou son déferrement au tribunal. Ces éléments sont pourtant pour partie indépendants du raisonnement et sont susceptibles de varier d’une juridiction à l’autre, ou selon le type de crime ou d’évènement qui fait l’objet d’une enquête. Des découpages encore plus marqués ressortent de théories formulées au sein des communautés professionnelles de l’investigation (National Centre for Policing Excellence, 2005), de l’analyse criminelle (United Nations, 2011) et de la police scientifique (European Network of Forensic Sciences Institute [ENFSI], 2015 ; Jackson, Jones, Booth, Champod et Evett, 2006 ; National Institute of Forensic Science Australia New Zealand, 2017). Celles-ci opèrent chacune dans leur domaine une distinction plus ou moins analogue entre une première phase de l’enquête dite investigative, où le raisonnement serait tacite et informel, et une phase dite évaluative, où le raisonnement serait formel, étroitement documenté et encadré par la procédure (Jackson et al., 2006). Outre la façon de raisonner supposément différente, certaines pratiques et méthodes d’enquête se voient prescrites lors d’une phase et proscrites pour l’autre. À titre d’exemple, il n’est pas rare que des analystes criminels s’interdisent de produire dans le dossier judiciaire les schémas qui ont pourtant aidé l’enquête dans sa progression. En science forensique, un courant important impose une interprétation mathématisée des indices en phase évaluative, tout en se dédouanant complètement de la sélection et de l’évaluation des hypothèses sur les faits (Australia New Zealand Policing Advisory Agency, 2017 ; ENFSI, 2015). Bien que certains auteurs reconnaissent l’importante zone d’entrelacement entre ces phases distinctes, celle-ci reste pourtant largement absente des modèles proposés (Evett, 2015), quand bien même les enquêteurs y opèrent précisément souvent en pratique.

Ce fractionnement par phases de l’enquête et du raisonnement est amplifié par un inévitable second fractionnement de nature organisationnelle et structurelle. Plusieurs acteurs concourent en effet à la conduite des enquêtes, se positionnant et définissant leurs standards en se regroupant en professions dont certaines ont déjà été mentionnées plus haut. Ces communautés professionnelles se définissent souvent en insistant sur ce qui les distingue des autres plutôt que sur ce qui les réunit (Pease, 2010 ; Ratcliffe, 2008 ; Ribaux et Tournié, 2010 ; Robertson, 2011), alors que tous ces partenaires poursuivent le même but – résoudre l’enquête –, qu’ils participent au même processus, partagent des modes de raisonnement et contribuent collectivement aux décisions clés (Ribaux, 2014).

Au même titre que d’autres observateurs, ces différents fractionnements nous préoccupent (Roux, Crispino et Ribaux, 2012 ; San Pietro, Kammrath et De Forest, 2019). Cela nous a amenés à réfléchir à une approche alternative de l’enquête, qui capture mieux son caractère polymorphe, progressif, holistique et collaboratif, vision promue par un nombre croissant d’auteurs (de Gruijter, Nee et de Poot, 2017 ; DeHaan, 2008 ; Fortin, Rossy, Boivin et Ribaux, 2019 ; Roux et al., 2012 ; Roux, Talbot-Wright, Robertson, Crispino et Ribaux, 2015 ; San Pietro et al., 2019). L’article présente le modèle innovant[3] issu de ces réflexions, ainsi que ses enjeux, avantages et limites. Il l’illustre par des exemples issus de notre pratique. Dans le prolongement des théories susmentionnées, le modèle offre un guide pour le raisonnement en cours d’enquête, qui s’articule autour de la notion d’entropie et d’un raisonnement hypothético-déductif. Il se veut itératif plutôt que séquentiel puisqu’il est possible, voire même impératif, de revenir en arrière et rebrousser le chemin du raisonnement à n’importe quel moment du processus. Le modèle prétend à la généralité et cherche, à l’inverse d’autres modèles, à s’abstraire des éléments de procédure pour se concentrer sur la démarche inférentielle et intellectuelle de l’enquête. Il donne ainsi aux acteurs de l’enquête les meilleures chances de comprendre et de traiter ensemble un problème criminel ou sécuritaire, de résoudre une affaire, ou plus généralement de soutenir des décisions (Barclay, 2009 ; Margot, 2011b).

Un modèle décrivant le processus de raisonnement et de progression durant l’enquête

Par enquête, nous entendons ici une opération ou un ensemble d’opérations ayant pour objectif la découverte et la compréhension d’évènements litigieux et de problèmes d’ordre criminel ou sécuritaire particuliers, ainsi que l’amélioration des connaissances sur ceux-ci, avec une finalité pragmatique, telle que contribuer à la résolution du cas ou du problème qui fait l’objet d’une enquête (Barlatier, 2017).

La Figure 1 présente le modèle qui exprime la nature progressive, continue et non linéaire de l’enquête, ainsi que du raisonnement qui lui est sous-jacent. Il postule que l’enquête est une discipline holistique ancrée dans une approche scientifique (Cusson et Louis, 2019 ; Locard, 1920 ; San Pietro et al., 2019) susceptible de contribuer à un large éventail d’objectifs dans des contextes divers (De Forest, 1999 ; Kind, 1987, 1994 ; Margot, 2011b). Il considère aussi que la pensée historique est un élément essentiel de la logique qui sous-tend l’enquête, au-delà de l’inductivisme et du falsificationnisme (Cleland, 2013 ; Harrison, 2006 ; Ribaux, Roux et Crispino, 2017). Les paramètres qui fondent le modèle sont détaillés ci-après.

Figure 1

Le modèle continu décrivant le processus de raisonnement et de progression durant l’enquête, émaillé d’exemples de points de décision figurés sous forme de questions (figure adaptée de Baechler et al. [2020])

Le modèle continu décrivant le processus de raisonnement et de progression durant l’enquête, émaillé d’exemples de points de décision figurés sous forme de questions (figure adaptée de Baechler et al. [2020])

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L’entropie

La notion d’entropie se rapporte à l’état de désordre, de chaos ou d’incertitude d’une situation ou d’un système donnés. En théorie de l’information, l’entropie maximale est un principe utilisé pour décrire un système sur la base de l’information disponible (Favretti, 2018). La notion d’entropie peut aussi être abordée selon sa définition thermodynamique, à savoir la mesure du changement du degré de désordre qu’un système subit entre un état initial et un état final (Perez et Lagoute, 2020). Tant dans la théorie de l’information qu’en thermodynamique, l’entropie est maximale quand tous les évènements et les entités sont équiprobables. Cette notion d’entropie nous apparaît féconde pour modéliser le processus d’enquête, comprendre les raisonnements sous-jacents et guider les décisions. Au début du processus, par exemple en phase initiale de traitement d’une affaire ou lorsqu’on amorce la gestion d’un problème de sécurité, l’entropie (ou le désordre) prévaut complètement car toutes les causes, toutes les explications et tous les scénarios sont possibles pour expliquer la situation rencontrée. De nombreuses hypothèses et pistes sont envisageables et équiprobables – l’entropie est maximale. À cette étape initiale, les enquêteurs se trouvent dans une situation analogue à celle d’un conducteur qui roule par un épais brouillard (Margot, 2011a). Ils ne savent pas exactement ce qu’ils doivent chercher, ce qui est pertinent ou deviendra un élément essentiel. Leur appréhension de la situation est elle-même incertaine puisqu’ils ne savent pas s’ils sont les plus qualifiés ou compétents pour la traiter (Von Clausewitz, 1832). Dès lors que commencent les démarches d’enquête et la collecte d’observations, l’information s’agrège et les enquêteurs progressent vers un état de connaissance moins incertain, plus structuré et ordré. Les hypothèses sont petit à petit affinées, certaines viennent à être exclues, d’autres sont renforcées et mises en avant. Des analogies avec des situations similaires apparaissent. Un édifice de connaissances cohérent se cristallise progressivement, permettant de reconstruire les évènements et leur déroulement et d’en expliquer les causes probables.

Par l’accumulation d’observations et d’inférences, les enquêteurs contribuent à réduire l’entropie et accroissent la compréhension de l’évènement ou du problème criminel. La diminution de l’entropie tout au long du processus reflète l’objectif de l’enquête, à savoir reconstruire l’unité d’action, de temps et de lieu (Guéniat, 2019). Il faut souligner que l’entropie ne dépend pas de la situation elle-même (un évènement s’est produit), mais plutôt de la perception et de la compréhension que les enquêteurs ont de cette situation (ils déchiffrent ce qui s’est passé). Autrement dit, l’entropie ne décrit pas un état de la nature mais un état de l’esprit. Des expressions du langage courant associées à l’enquête reflètent d’ailleurs cette idée de réduire l’entropie et de mettre de l’ordre, telles que « la phase initiale de chaos » qui préside au début de l’enquête, « fermer des portes », « imbriquer les pièces du puzzle », ou encore « stabiliser les éléments de l’enquête ».

Dans cette démarche, chaque élément qui ne correspond pas à l’explication ou au scénario qui se cristallise doit appeler un retour en arrière dans le processus, une révision du raisonnement. Il est nécessaire de rechercher des hypothèses, des explications ou des informations jusqu’ici manquantes, qui pourraient jeter un nouvel éclairage sur l’élément discordant, sans quoi le risque d’erreur se concrétise. L’accroissement d’entropie que cela représente s’accompagne d’une instabilité, d’une insécurité et d’un inconfort permanents, dont il faut pourtant s’accommoder si l’on veut ne pas compromettre le succès de l’enquête (voir section La nature itérative du modèle).

Raisonnement hypothético-déductif

Les processus d’inférences qui sous-tendent le modèle continu peuvent se décrire par le raisonnement hypothético-déductif [4] (Ribaux, 2014 ; Roux et al., 2012 ; Schuliar et Crispino, 2019). Ce raisonnement combine le développement d’hypothèses basé sur les observations d’une part avec le test de ces mêmes hypothèses par l’expérimentation ou des observations supplémentaires d’autre part. Tout ceci prend place dans une démarche cyclique (De Forest, 1999 ; DeHaan, 2008 ; Harris, 2012 ; Kind, 1994 ; Nordby, 2000), systématique et scientifique (Locard, 1920 ; San Pietro et al., 2019). La particularité du raisonnement dans l’enquête est que l’accent glisse progressivement du développement d’hypothèses (abduction) vers la confirmation/infirmation de ces mêmes hypothèses (déduction). En d’autres termes, la recherche des causes des observations (causes des effets) par un raisonnement abductif laisse une place grandissante au raisonnement déductif de type « si l’hypothèse X est vraie, alors on doit observer Y » (effets des causes). Un raisonnement déductif permet d’évaluer les probabilités des effets à la lumière des différentes causes envisagées. C’est par ce mécanisme de raisonnement progressif des effets vers les causes, puis des causes vers les effets que l’enquête parvient à réduire l’entropie (Figure 2).

Figure 2

Raisonnement hypothético-déductif : évolution progressive de l’accent sur l’abduction, respectivement sur la déduction au cours de l’enquête (Baechler et al., 2020 ; Rossy, 2011)

Raisonnement hypothético-déductif : évolution progressive de l’accent sur l’abduction, respectivement sur la déduction au cours de l’enquête (Baechler et al., 2020 ; Rossy, 2011)

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En phase initiale des enquêtes, lorsque l’entropie est la plus élevée, une approche exploratoire, entreprenante, effervescente et abductive est requise pour envisager un nombre illimité d’hypothèses, les examiner et les tester (Peirce, 1995). À ce stade du processus, on valorise la pensée latérale et la capacité d’imaginer une large gamme de scénarios pour expliquer l’information disponible (Atkin, 1998 ; Carson, 2009 ; de Gruijter, Nee et al., 2017 ; Kelty, Julian et Robertson, 2011 ; Ribaux et Caneppele, 2018). Ainsi, lorsqu’une enquête s’amorce à la suite de la disparition inquiétante d’une jeune adolescente, les hypothèses de la fugue, de l’enlèvement, d’un accident, d’un suicide, d’un homicide, d’une fausse alarme ou encore d’un simple égarement temporaire viennent à l’esprit des enquêteurs. Cette démarche de recensement systématique de toutes les hypothèses possibles ou probables renvoie en médecine à la méthode du diagnostic différentiel.

Ensuite, la compréhension de la situation ou du cas évolue vers des états moins entropiques. Une approche plus informée, fiable et déductive est progressivement adoptée pour travailler sur un ensemble de plus en plus délimité d’hypothèses stabilisées (Ribaux et Caneppele, 2018). Une attitude plus formelle, rigoureuse et prudente est alors valorisée.

En guise d’illustration du raisonnement hypothético-déductif, considérons l’exemple de l’enquêteur qui se rend sur une scène de cambriolage dans une entreprise. Bien avant d’arriver sur la scène de crime, il développera déjà toute une série d’hypothèses – par exemple « c’est un cambriolage isolé » par opposition à « c’est un cambriolage qui s’inscrit dans une série de cambriolages d’entreprises qui a frappé récemment la région », ou encore « c’est une fraude à l’assurance, il n’y a pas eu véritablement de cambriolage ». Ces hypothèses initiales sont basées sur les informations obtenues au cours de la requête de service (la description faite par l’appelant à la police) et sur des connaissances générales de la criminalité principalement issues de la formation, de l’expérience, du renseignement sur l’environnement criminel actuel et, plus généralement, des savoirs criminologiques (Resnikoff, Ribaux, Baylon, Jendly et Rossy, 2015). À son arrivée sur place, l’enquêteur sera tenté d’évaluer ces hypothèses initiales, par exemple en examinant les sols à la recherche de traces de chaussures n’appartenant pas aux occupants légitimes des lieux, ou en examinant les lignes conchoïdales sur les morceaux restants de la vitre brisée (Delémont, Esseiva, Jacquat et Martin, 2010). Cet examen permettra de déterminer si la force qui a brisé la fenêtre provient de l’extérieur ou de l’intérieur du bâtiment, auquel cas cela peut soutenir l’hypothèse d’un cambriolage mis en scène. Au gré de l’accumulation des observations, il devient possible de préciser les hypothèses ou d’en générer de nouvelles, par exemple que le cambrioleur est un opportuniste ou a contrario que l’auteur savait très bien où chercher le butin. Une telle hypothèse peut venir à l’esprit lorsque la voie d’introduction a tiré avantage d’une vulnérabilité cachée, ou lorsque le coffre-fort pourtant bien dissimulé a été trouvé par le cambrioleur sans qu’il y ait de traces d’une fouille approfondie des lieux. Pour tester cette hypothèse, l’enquêteur pourra observer si les traces de chaussures sur le sol se rendent directement auprès du coffre-fort ou non. Si c’est le cas, l’hypothèse qu’un employé pourrait être l’auteur prend de l’intérêt. S’il s’avère que les sols ont été nettoyés dans un court délai avant la commission du délit, les traces de chaussures deviennent particulièrement pertinentes et l’enquêteur sera alors tenté de comparer les traces aux chaussures des employés. Toujours pour tester cette hypothèse, l’enquêteur pourrait vérifier les connexions qui se sont faites au réseau wifi de l’entreprise dans la tranche horaire nocturne à laquelle on attribue le cambriolage, révélant peut-être la connexion du téléphone portable d’un employé à une heure inattendue. Ce processus de raisonnement se poursuivra pour la suite de l’examen de la scène de crime, mais aussi lors de l’audition de témoins, voire de suspects, ou lors de la consultation de bandes de surveillance, ceci jusqu’à restreindre le jeu d’hypothèses aux scénarios qui intéresseront le tribunal, à savoir par exemple « l’employé Jean Lambert a commis le cambriolage », par opposition à « Jean Lambert est innocent, l’auteur est quelqu’un d’autre ».

La même démarche de raisonnement s’applique dans le traitement plus général de problèmes criminels. Prenons l’exemple de l’analyste criminel qui cherche à comprendre la structure et la dynamique des marchés des produits stupéfiants dans un pays donné. Ses hypothèses initiales seront que le marché de la cocaïne et celui de l’héroïne sont aussi structurés l’un que l’autre, ou l’un est significativement plus structuré que l’autre, ou encore la structure des deux marchés fluctue énormément dans le temps et dans l’espace. L’analyste affinera ses hypothèses de départ et les testera progressivement en sollicitant de multiples sources. Il tirera par exemple parti des informations policières, des rapports publiés par les organismes internationaux, du profilage chimique des saisies policières ou douanières informant sur la pureté et la composition des produits stupéfiants, de la surveillance des espaces numériques, ou encore des informations collectées auprès des consommateurs. Au final, l’analyste parviendra peut-être à la conclusion que le marché de l’héroïne est plus structuré et beaucoup moins dynamique que celui de la cocaïne (Broséus, Baechler, Gentile et Esseiva, 2016 ; Morelato, Franscella, Esseiva et Broséus, 2019 ; Zobel, Esseiva, Udrisard, Lociciro et Samitca, 2017, 2018). L’entropie qui prévalait autour du problème de départ se voit ainsi significativement réduite.

D’un point de vue pratique, le raisonnement hypothético-déductif prend corps au moyen de différentes méthodes, techniques ou outils d’enquête qui contribuent de façon différenciée à la réduction de l’entropie et qui trouvent leur place plutôt vers le début ou la fin du processus. Sur la scène de crime, les scripts criminels (Cornish, 1994 ; Leclerc, 2016), l’analyse situationnelle de la commission du crime (Felson et Clarke, 1998 ; Ribaux, 2014) et la méthode qui consiste à penser comme le criminel sont des moyens utiles à l’enquêteur pour guider son raisonnement et ses actions, comme formuler des hypothèses pertinentes sur ce qui a pu se passer et où porter ses observations (Ribaux, Baylon, Lock et al., 2010 ; Ribaux, Baylon, Roux et al., 2010). Le questionnement systématiquequintilien offre un guide afin de ne pas négliger de dimension pertinente d’un problème et de poser des hypothèses qui tiennent compte de ces dimensions – le quoi, le qui, le où, le quand, etc. (Aepli, Ribaux et Summerfield, 2011 ; Delémont, Esseiva, Ribaux et Margot, 2013 ; United Nations, 2011). En cours d’enquête, on pourra tirer parti des méthodes d’analyse criminelle de sorte à minimiser les biais, à visualiser utilement l’information (p. ex. par la modélisation entités-relations, les schémas temporels ou l’analyse spatio-temporelle) et à interpréter des données de masse pour faire jaillir des hypothèses ou les affiner (Rossy et Morselli, 2018 ; Rossy et Ribaux, 2014). De même, les notions de frame et de form définies par Kind (1987) facilitent la compréhension du problème et la progression de l’enquête en déterminant les entités d’intérêt (traces, personnes, objets, lieux) (Baechler et Caneppele, 2018), les évènements dans le temps (Weyermann et Ribaux, 2012) et les liens qui les rassemblent.

Avec la réduction de l’entropie et l’accent progressif mis sur la déduction, le traitement de plusieurs hypothèses en parallèle devient un challenge et génère une pression sur les enquêteurs en termes cognitifs et de ressources (Pottier, 2011). Pour faire face à cela, les enquêteurs peuvent réduire la liste des hypothèses par la méthode de la réfutation (les scénarios improbables sont laissés de côté, alimentant éventuellement une démarche par exclusion), ou au moyen de l’analyse d’hypothèses concurrentes, une approche développée dans le cadre du renseignement (Heuer, 1999). Cela les conduit naturellement (le plus souvent inconsciemment) à prioriser les décisions et actions afin de réduire le plus possible l’entropie, ce qui explique d’ailleurs la stratégie générale d’enquête qui consiste à exclure en priorité l’hypothèse de l’intervention d’un tiers.

Plus on progresse vers un raisonnement déductif, plus les méthodes quantitatives et formelles prennent de l’importance. Celles-ci font appel aux calculs de probabilités, comme l’évaluation préliminaire, l’assignation de rapports de vraisemblance ou l’évaluation bayésienne complète (Jackson et al., 2006 ; Taroni, Aitken, Garbolino et Biedermann, 2006). L’exemple décrit en fin d’article (voir section Exemple illustrant le modèle) illustrera qu’un facteur de succès des enquêtes réside dans la capacité des enquêteurs à progresser d’une approche plus informelle et qualitative vers une approche plus formelle et quantitative et à combiner ces deux approches de façon cohérente en fonction des besoins.

La nature itérative du modèle

Le continuum qui sous-tend le modèle ne doit pas être perçu comme linéaire ou comme une fonction monotone décroissante. Il s’agit plutôt d’une démarche itérative et cyclique car le raisonnement doit impérativement être révisable. Les inférences posées doivent régulièrement être remises en question, voire même révoquées lorsque de nouvelles observations ou informations contredisent l’état de connaissance actuel de l’enquête.

La démarche d’enquête requiert une capacité à anticiper le plus possible les problèmes et questionnements futurs qui pourraient apparaître au fur et à mesure du processus. Par exemple, l’enquêteur doit déjà penser sur la scène de crime aux questions qui seront éventuellement débattues devant le tribunal (Kelty et al., 2011). Idéalement, lorsque la défense et l’accusation fourniront leurs scénarios respectifs devant la Cour, l’enquêteur ne devrait pas être surpris. Cette capacité d’anticipation est essentielle et suppose une cohérence du début à la fin de l’enquête. Elle est liée à la notion de pertinence (Hazard, 2016), qui guide l’examen efficace et sélectif des données et éléments d’information tout au long du processus d’enquête.

Lorsque l’enquêteur travaille sur un cas ou un problème criminel, les observations, les inférences et les idées sont continuellement mises à jour. Ces évolutions peuvent parfois mettre en évidence des pistes qui étaient initialement restées inaperçues ou omises. Ces nouvelles pistes apparaissent à l’enquêteur soit instinctivement, notamment par association d’idées ou par analogie (Hofstadter et Sander, 2013 ; Kahneman, 2011), soit par un processus systématique. Dans les deux cas, elles doivent faire l’objet d’une analyse critique, d’un traitement scientifique et d’un raisonnement hypothético-déductif. Une nouvelle observation ou une nouvelle inférence peut jeter un nouvel éclairage sur une information ou une lecture préexistante, voire rouvrir des portes qui avaient été fermées. Le raisonnement en enquête n’est pas unidirectionnel et exige une pensée itérative et des retours en arrière permanents. Des changements de direction, des accélérations et des ruptures s’imposent parfois, même souvent. C’est notamment le cas lorsqu’une nouvelle information change radicalement la vision ou la compréhension de la situation.

Prenons comme exemple un cas de mort suspecte d’une personne âgée à son domicile. Après avoir considéré toutes les hypothèses pertinentes (mort naturelle, accident, suicide ou meurtre), l’enquêteur pourrait considérer l’hypothèse d’une mort naturelle comme la plus probable en se basant sur l’absence de signes d’effraction sur la porte d’entrée, l’absence de traces de semelles étrangères sur le sol de l’appartement, l’âge avancé de la victime et son mauvais état de santé général, ainsi que sa position sur le lit sans signes apparents de violence. L’enquêteur décidera peut-être d’examiner la salle de bain en se basant sur l’hypothèse que la victime a pu prendre des médicaments ou vomir dans les toilettes. Cet examen pourrait le conduire à observer que la fenêtre de la salle de bain n’était pas complètement fermée et qu’une trace de semelle, initialement non détectée, était présente sur le rebord de la fenêtre. Cette nouvelle information change complètement la manière dont le cas est compris et la recherche se focalisera désormais sur des informations qui confirmeront ou au contraire infirmeront l’hypothèse de l’intervention d’un tiers, par exemple les observations issues de l’examen externe du corps, voire d’une autopsie. Dans le même ordre d’idées, la découverte de messages menaçants reçus sur le téléphone portable du défunt conduira aussi à revoir subitement les hypothèses privilégiées.

Le raisonnement itératif et cyclique constitue un facteur de succès dans les enquêtes criminelles (Salet, 2017). Des recherches ont montré que lorsque l’enquêteur considère de nouvelles informations et met à jour son raisonnement, il développe des hypothèses plus fiables (de Gruijter, de Poot et Elffers, 2017 ; de Gruijter, Nee et al., 2017). Kind (1994) a d’ailleurs choisi la notion de chapitre pour souligner les transitions douces et réversibles entre les phases d’une enquête. Cependant, les retours en arrière et les remises en question ne vont pas de soi car ils supposent nécessairement un accroissement de l’entropie. Pour les enquêteurs, il est généralement déstabilisant d’admettre que certaines informations remettent en question la compréhension et la reconstruction des évènements privilégiées jusque-là. Ils doivent donc faire preuve d’ouverture d’esprit, d’humilité et de discipline intellectuelle (Ribaux, 2014 ; Salet et Terpstra, 2013). Le réexamen des affaires classées (cold case) représente un exemple éloquent de raisonnement itératif et de retour en arrière. Une nouvelle équipe est amenée à recommencer l’enquête, à faire en sorte de recréer l’entropie ou le chaos original. Pour que l’enquête réussisse, les inférences et hypothèses préalables doivent être réexaminées, révisées, parfois révoquées. Les décisions préexistantes doivent être le plus souvent défaites pour donner des orientations nouvelles et ambitieuses à l’enquête (Gaylor, 2002 ; Kind, 1987 ; Salet et Terpstra, 2013).

Les points de décision

De nombreuses décisions doivent être prises tout au long du processus d’enquête. Les points de décision présentés à la Figure 1 ne sont pas exhaustifs mais constituent des exemples emblématiques. Une des premières mesures à prendre est de déterminer si l’incident ou le problème en question vaut la peine d’être considéré comme tel et mérite qu’on s’y intéresse. Une autre est d’estimer si l’enquête a des chances d’apporter quelque chose. À cet égard, des systèmes d’aide à la décision ont été proposés pour éviter d’ouvrir des enquêtes sur des causes vaines et de gaspiller des ressources (Cusson et Louis, 2019 ; Delémont, Bitzer, Jendly et Ribaux, 2018 ; Dinh, Azeb, Fortin, Mouheb et Debbabi, 2015). Si la réponse à ces points initiaux est positive, il est temps de lancer concrètement l’enquête, par exemple en envoyant une équipe sur la scène de crime. Une fois celle-ci arrivée sur place, d’autres décisions devront être prises : où et comment délimiter le champ d’investigation ? Par quoi commencer ? Que chercher, où et comment ? Lors des points de situation entre les membres de l’équipe d’enquête, il faudra notamment examiner quels éléments exploiter, lesquels prioriser et quel degré d’urgence leur donner. Et ainsi de suite.

Les décisions reviennent parfois aux enquêteurs eux-mêmes, parfois à d’autres acteurs. Les incertitudes liées aux décisions et la manière dont on en tient compte peuvent varier fortement selon les acteurs ou l’organisation (Delémont et al., 2018 ; York, 2011). Néanmoins, on s’intéresse ici moins à qui décide qu’à comment il décide. Ce qui diffère véritablement en fonction de la progression dans le processus d’enquête, ce sont les risques qu’on peut s’autoriser, leur impact potentiel et les conséquences qui y sont associées. Pour guider les enquêteurs dans leur prise de décision, nous définissons cinq paramètres clés inspirés d’études antérieures, à savoir l’utilité, la crédibilité, l’intégrité, le facteur temps et la flexibilité (Baechler et al., 2015, 2020).

Il est question d’utilité lorsque l’on considère à quel point les résultats possibles de la décision sont préférables au sens des objectifs de l’enquête mais aussi la valeur ajoutée informationnelle attendue (Aepli et al., 2011 ; Bitzer, Ribaux, Albertini et Delémont, 2016 ; Gittelson, 2013). Ce caractère préférable doit aussi tenir compte de toutes les formes de conséquences et d’impacts possibles associés aux différentes options de la décision. Des dimensions clés sont les ressources (financières et humaines), les erreurs potentielles, ainsi que l’impact sur la vie privée et les droits fondamentaux, ou encore le caractère réversible ou non de la décision.

Concernant les erreurs potentielles, deux paramètres concurrents affectent toujours une décision, à savoir la crédibilité et l’intégrité. La crédibilité dépend de la capacité à limiter les informations positives erronées (erreur de type I, faux positif) (Baechler et al., 2015). Par exemple, lorsqu’il s’agit d’établir un profil géographique afin de localiser un délinquant sériel, l’enquêteur va généralement maximiser la crédibilité en concentrant l’analyse sur les cas qui ont le plus de chances d’appartenir effectivement à l’activité de l’auteur recherché. La décision d’inclure dans la série un ou plusieurs cas incertains peut altérer considérablement l’exactitude de la localisation du point d’intérêt (domicile de l’auteur, lieu de travail ou zone d’activité récurrente) (Ruffell et McKinley, 2008). À cet égard, les données criminalistiques permettent d’optimiser la crédibilité du résultat du profilage géographique, comme le montre l’enquête sur un violeur et un meurtrier en série à Las Vegas où il a été décidé d’accorder un poids plus élevé aux cas liés à la série sur la base de l’ADN et des empreintes digitales (Canter, Coffey, Huntley et Missen, 2000). À l’inverse, l’intégrité est la capacité de limiter les erreurs de type II ou faux négatifs (Baechler et al., 2015). Par exemple, lors d’une recherche en sources ouvertes sur Internet ou dans une banque de données quelconque, l’intégrité est parfois favorisée pour éviter de passer à côté de résultats potentiellement pertinents, même si très incertains. Dans le même ordre d’idées, les investigateurs numériques décident généralement de maximiser l’intégrité lorsqu’ils recherchent puis extraient des images à caractère potentiellement pédophilique sur un ordinateur ou un smartphone. L’objectif est de ne rater aucune image litigieuse, quitte à transmettre trop d’images, c’est-à-dire pour partie non pertinentes, aux enquêteurs chargés de l’examen de détail de chaque image pour en confirmer le caractère illicite ou non.

Dans chaque situation, un équilibre adéquat doit être trouvé entre crédibilité et intégrité ; il s’avère essentiel, de l’amorce de l’enquête jusqu’à sa fin. À ce titre, les décisions ayant les conséquences les plus importantes et irréversibles ne se situent pas nécessairement en toute fin du processus d’enquête, au tribunal (Salet, 2017). Lors d’une intervention pour une mort suspecte, la décision de clore l’enquête parce que la cause la plus probable est considérée comme naturelle, plutôt qu’un homicide ou un accident, peut avoir des conséquences dramatiques car il n’y a généralement pas de retour en arrière possible (Jackowski, Hausmann et Jositsch, 2014). Là où les recours et les demandes en révision sont possibles devant les tribunaux, les toutes premières étapes d’une enquête constituent souvent un travail qui ne peut tout simplement pas être répété ou corrigé. Les investigateurs de scènes de crime ont coutume de se rappeler que l’« on ne retrouvera pas une seconde fois la scène de crime dans le même état. Surtout ne pas se rater. Une erreur commise maintenant et la vérité s’enfuit à jamais » (Quinche, 2014, p. 128). En cours d’enquête, la fausse exclusion d’un suspect peut conduire à suspecter des innocents, à dépenser des ressources dans le vide et à ne jamais traduire en justice le véritable coupable. Une fausse inclusion n’est pas moins dénuée de conséquences et c’est précisément pour pondérer celles-ci que la recherche constante du bon équilibre entre intégrité et crédibilité est essentielle.

Le facteur temps est associé à la capacité de l’enquêteur de prendre des décisions en temps opportun (Baechler et al., 2015). Le temps à disposition pour décider en cours d’enquête – qui va de microsecondes à plusieurs mois – a une influence sur la prise de décision et ses modalités, de la plus intuitive, immédiate et tacite à la plus rigoureuse, mathématisée et explicite (Kahneman, 2011). Certaines prises de décision sont conditionnées par des impératifs temporels indépendants des enquêteurs, tels que les délais fixés par le cadre procédural par exemple, à l’image de la durée de garde à vue en droit français ou d’arrestation provisoire en droit suisse qui est typiquement de 24 heures.

La flexibilité est la capacité de l’enquêteur à s’adapter et à prendre en compte non seulement les différents contextes et acteurs avec lesquels il opère, mais aussi l’évolution constante de l’environnement criminel. Les décisions dépendent ainsi des priorités stratégiques posées par les organisations, de la culture organisationnelle, du système juridique et de ses règles, des pressions exercées ou ressenties, ainsi que des interactions sociales entre décideurs et entre membres de l’équipe d’enquête (Salet, 2017). Comme l’illustre l’exemple présenté en fin d’article, une même information est souvent utilisée dans divers contextes au sein d’une même enquête, mais elle doit l’être différemment, ce qui exige de l’enquêteur de la flexibilité pour reconfigurer autant que nécessaire les autres paramètres clés.

En définitive, la prise en compte de ces cinq paramètres permet à l’enquêteur de décider de façon plus consciente, rationnelle, explicite et transparente, conduisant à poser les actions les plus adéquates. Ces paramètres nous apparaissent fondamentaux pour comprendre et orienter les décisions dans l’enquête. Au-delà de soutenir le caractère scientifique de cette dernière, l’intégration de ces paramètres au sein du modèle lui permet de tenir compte aussi des dimensions stratégique et juridique de l’enquête que décrivent Cusson et Louis (2019).

Approche collaborative et multidisciplinaire

Les sources de données et d’informations qui alimentent la démarche d’enquête sont multiples. Prise isolément, chacune des sources se révèle souvent fragile et peu utile, rendant nécessaire une approche par essence collaborative et multidisciplinaire (Aepli et al., 2011 ; Rossy et Ribaux, 2014 ; San Pietro et al., 2019). Afin de poser les bonnes hypothèses et prendre les bonnes décisions, une enquête performante combinera le plus souvent des éléments issus d’entretiens avec des témoins et des suspects, d’examens criminalistiques ou médico-légaux, de l’exploitation de traces numériques, du renseignement criminel, des recherches en sources ouvertes, d’informateurs, d’une analyse juridique, ainsi que de savoirs criminologiques. Ces éléments hétéroclites, une fois mis ensemble, constituent un faisceau d’indices qui permet bien souvent de réduire considérablement l’entropie et de considérer raisonnablement l’enquête comme aboutie (Cleland, 2011).

En science forensique par exemple, la littérature consacre l’importance de prendre en compte des informations circonstancielles en complément aux observations purement matérielles, ceci à tous les stades de l’enquête, mais de façon différenciée bien sûr. Ainsi, l’investigation de scène de crime est avantageusement guidée par le renseignement criminel (Delémont et al., 2018 ; Resnikoff et al., 2015 ; Ribaux, Baylon, Lock et al., 2010 ; Ribaux, Baylon, Roux et al., 2010) et il est reconnu que les entretiens avec les témoins et victimes, ou encore la consultation des bandes de vidéosurveillance, constituent autant d’informations qui facilitent la recherche et la détection de traces pertinentes, sous réserve bien sûr de veiller aux biais (Wyatt, 2014). En fin de processus d’enquête, dans la phase plutôt déductive, les informations circonstancielles sont explicitement prises en compte dans les formules bayésiennes utilisées pour évaluer mathématiquement la valeur indiciaire des observations (Aitken et Taroni, 2004 ; Evett et Weir, 1998 ; Gittelson, 2013 ; National Commission on Forensic Science [NCFS], 2015).

Le regard croisé et complémentaire de plusieurs professionnels est assurément un facteur de succès de l’enquête. Malheureusement, cette vision d’une véritable équipe d’enquête ne s’impose actuellement pas assez souvent (Barclay, 2009 ; Fortin et al., 2019 ; Ribaux, 2014 ; Schuliar et Crispino, 2019). Le stéréotype de l’enquêteur seul au centre, aidé par des acteurs vus comme de simples appuis ponctuels, est encore largement répandu. Face à cela, le modèle que nous proposons offre un cadre facilitateur pour la collaboration car il permet de situer les rôles, les champs de compétences et surtout les contributions de chacun, en les mettant en perspective vis-à-vis de l’ensemble du processus d’enquête. Il offre en ce sens un cadre de référence aux initiatives qui visent à améliorer la communication, les échanges et la confiance entre les différentes parties impliquées dans l’enquête. Une initiative de ce type est la création de la fonction de conseiller forensique dans un nombre croissant de pays. Ces conseillers agissent comme liant entre magistrats, inspecteurs de police, criminalistes, analystes criminels et experts judiciaires (Bitzer, 2019 ; Bitzer et al., 2018 ; Schuliar et Crispino, 2019).

Exemple illustrant le modèle

Un soir de fin janvier, un investigateur de scène de crime est appelé par des patrouilleurs pour intervenir sur les lieux du cambriolage d’une maison individuelle (cas 1). Une des portes-fenêtres a été forcée et la maison fouillée. À ce stade primordial de l’enquête, l’entropie est à son maximum, tout étant possible. Se basant sur la brève description de la situation qui lui a été faite par un des patrouilleurs dépêchés sur place, se basant sur son expérience personnelle ainsi que sur ses connaissances en criminologie, la première hypothèse qui vient à l’esprit de l’investigateur est que ce cas s’inscrit dans le phénomène des cambriolages du crépuscule, qui touche des maisons individuelles en première partie de soirée à la saison hivernale (Ribaux et Birrer, 2008 ; Sorensen, 2004). Ce type de cambriolage est souvent sériel et commis par des auteurs à la fois prolifiques et professionnels. Ici, avant même d’avoir mis les pieds sur la scène, les seules observations à la disposition de l’investigateur sont celles relayées oralement par les patrouilleurs. C’est le renseignement criminel qui fonde les premières inférences permettant d’amorcer la décroissance de l’entropie.

Sur le chemin vers la scène de crime, l’investigateur décide déjà de donner la priorité à l’intégrité[5] dans son travail de recherche de traces, tout en restant critique et prêt à remettre en question son hypothèse initiale. L’investigateur se doit de garder l’esprit ouvert pour envisager tout autre scénario, tel qu’un cambriolage isolé plutôt que sériel, la mise en scène d’un cambriolage par la (prétendue) victime visant à frauder l’assurance, ou encore un cambriolage qui a pu dériver en homicide non encore découvert. Dans l’hypothèse d’un cambriolage sériel, le cas pourrait être le premier de la série ou être relié à une série préexistante.

Après avoir entrepris l’examen de la scène, l’investigateur observe et collecte diverses traces, notamment des traces de chaussures de deux motifs différents, A et B (Figure 3). Cela soutient le développement d’hypothèses sur le nombre d’auteurs, en l’occurrence au moins deux, sur leurs activités respectives et leur degré de participation (guetteur versus fouilleur par exemple), ainsi que sur leurs cheminements sur les lieux. Ces cheminements orientent utilement la recherche de points de contact potentiellement porteurs d’autres types de traces, comme des traces papillaires ou biologiques. Au terme de l’examen de la scène, les observations accumulées par l’investigateur l’invitent à confirmer son hypothèse initiale, à savoir que ce cas est un cambriolage du crépuscule. Il répond en effet positivement à l’analyse situationnelle qui tient compte de la nature de la cible, du mode opératoire, de la voie d’introduction choisie par le ou les auteurs, ainsi que des informations spatio-temporelles sur la commission du délit.

De retour au laboratoire, l’investigateur compare les traces de chaussures qu’il a collectées avec la banque de données de gestion de l’information de son unité de police scientifique, mais cette recherche s’avère négative. Ceci le conduit à infirmer l’hypothèse que le cas A est sériel, du moins provisoirement. L’investigateur décide par conséquent de considérer que c’est un cas isolé et de ne pas y accorder d’efforts particuliers pour l’analyse et l’exploitation des autres traces collectées.

Le soir suivant, dans la même région, un autre cambriolage du crépuscule est annoncé (cas 2), pris en charge par un autre investigateur de scène de crime, qui collecte sur les lieux deux traces de chaussures de motifs B et C (Figure 3). Au laboratoire, en effectuant une comparaison à l’aide de la banque de données susmentionnée, l’investigateur observe une similarité avec le motif B collecté dans le cas 1. Le motif C ne donne aucune correspondance. La similarité des motifs de chaussure d’un des auteurs, associée à la similitude situationnelle (typologie de cambriolage et proximité relative sur le plan spatial et temporel), invite à poser l’hypothèse d’un lien entre les cas 1 et 2 et, de façon subséquente, l’hypothèse d’une série émergente de cambriolages du crépuscule. Ceci requiert de revoir l’inférence sur le caractère isolé du cas 1. Il est décidé de lier ces deux cambriolages au sein de la série appelée Z, c’est-à-dire de considérer que ces cas ont été commis par un même auteur ou groupe d’auteurs.

La survenance d’un troisième cambriolage du crépuscule le lendemain soir (cas 3), sur le lieu duquel sont observées des traces de chaussures de motifs B et C, renforce encore la perception du caractère sériel de la situation. Les investigateurs de scène de crime alertent par conséquent leurs collègues analystes criminels ainsi que les spécialistes de la brigade dédiée aux investigations contre les infractions au patrimoine. Ce collectif multidisciplinaire qui se crée sera désigné dans la suite de l’exemple sous le terme « enquêteurs » ou « équipe d’enquête ». Se basant sur la convergence des éléments criminalistiques et des autres éléments d’information, les enquêteurs suggèrent deux hypothèses raisonnables sur la série Z : elle est le fait de l’activité d’un duo ou encore d’un trio d’auteurs, selon que l’on explique les motifs de chaussures A et C par le changement de chaussures par un même auteur entre le premier soir et le second, ou non.

Figure 3

Traces de chaussures collectées sur les scènes

Traces de chaussures collectées sur les scènes

Cas 1 (encadré avec trait plein, motifs A en haut et B en bas), du cas 2 (encadré traitillé, motifs B en haut et C en bas) et du cas 3 (encadré pointillé, motifs B à gauche et C à droite)

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Tenant compte du caractère sériel des cambriolages, les enquêteurs décident de traiter en priorité les différentes traces collectées sur les trois scènes (traces ADN, traces papillaires, traces d’outils, etc.) et d’activer une veille détaillée sur la série Z et les cambriolages du crépuscule en général. Grâce aux comparaisons de traces de chaussures et de traces d’outils, combinées aux analyses de données spatio-temporelles, une dizaine de cas supplémentaires sont venus s’ajouter à la série Z dans les jours et semaines qui ont suivi. Un schéma relationnel et chronologique est produit et tenu systématiquement à jour, prenant en compte les nouvelles informations ainsi que les éléments à réviser. Lors de ces démarches d’analyse criminelle, l’intégrité est jugée plus importante que la crédibilité quand il s’agit de décider d’inclure ou non un cas dans la série Z. L’équipe d’enquête juge préférable de ne pas passer à côté de cas potentiellement liés, au risque bien sûr d’en inclure trop. En effet, aucune conséquence indésirable (utilité) n’est entrevue à cette étape précoce de l’enquête dans la mesure où ces décisions n’ont, à ce stade, aucun impact sur la sphère privée de quiconque et qu’elles sont prises au sein d’une petite équipe bien informée et coordonnée.

Parallèlement, connaissant la nature généralement sérielle et trans-juridictionnelle des cambriolages du crépuscule, les enquêteurs développent l’hypothèse que la série n’affecte pas que le territoire dont ils ont la responsabilité. Pour tester cette hypothèse, ils décident de comparer les traces de chaussures qu’ils ont collectées avec celles recueillies par les services d’enquête des juridictions voisines. Sur la base des comparaisons de détails entre traces, vingt cambriolages du crépuscule supplémentaires, commis dans quatre autres juridictions, viennent s’ajouter à la série Z. Chose intéressante, un tiers de ces cas ont été commis antérieurement à la date du cas 1, ce qui démontre que la série préexistait à cet évènement mais qu’elle était restée non détectée et inaperçue par les services d’enquête.

À la mi-février, les résultats des analyses ADN commencent à tomber. Plusieurs profils ADN distincts sont obtenus. Certains de ces profils donnent des correspondances, ce qui permet d’une part de confirmer certains des liens établis jusqu’ici entre les cambriolages de la série Z, d’autre part de lier dix cambriolages supplémentaires à la série. À ce stade, contrairement à ce qui est usuellement le cas, le calcul statistique de la valeur indiciaire des comparaisons trace-trace est jugé important par l’équipe d’enquête, en particulier pour les profils ADN partiels ou mélangés, de sorte à pouvoir décider sur une base solide si chacun des cas doit être conservé dans la série ou au contraire exclu. Cette démarche met un accent plus prononcé sur la crédibilité en visant à retirer de la série les éventuels faux positifs, c’est-à-dire les cas qui ont de bonnes chances de ne pas lui être liés.

Ici, les correspondances ADN mettent en relation des cambriolages commis dans une même fenêtre de temps et qui présentent tous le profil type du cambriolage de crépuscule, à l’exception d’un seul commis dans une entreprise deux ans plus tôt. Ce dernier semble constituer une anomalie et la correspondance ADN, pourtant extrêmement fiable, amène les enquêteurs à se poser des questions (l’entropie s’accroît). Ceux-ci envisagent alors deux hypothèses pour expliquer cette correspondance : soit un auteur impliqué dans la série Z s’est aussi rendu sur les lieux de ce cambriolage au profil anormal et y a laissé une trace ADN – peut-être que cet auteur se rendait responsable d’une autre typologie de cambriolages par le passé et aurait changé de mode opératoire depuis ; soit le lien ADN s’explique par l’activité d’une personne accédant légitimement aux deux lieux qui ont été cambriolés. La seconde hypothèse est testée en priorité par l’équipe d’enquête, qui se renseigne sur les victimes et prélève l’ADN de l’une d’entre elles. Ceci révèle que l’individu à la source de l’ADN est bien ladite victime, à la fois propriétaire de la maison récemment cambriolée et employé de l’entreprise cambriolée deux ans auparavant. Grâce à ce contrôle, qui n’est pas neutre en termes de coûts et d’atteinte à la sphère privée de la victime, ce profil ADN et ce cas « anormal » ont pu être reconnus comme non pertinents et donc exclus de la série. Ceci conduit à renforcer l’homogénéité du profil de la série et, par voie de conséquence, à faire baisser l’entropie tout en accroissant la crédibilité. La compréhension de la série s’affine progressivement.

Quant aux autres profils ADN relevés dans différents cas de la série Z, certains ont la qualité suffisante pour être transmis à la banque de données nationale, mais aucune relation avec une personne fichée n’est mise en évidence. Afin d’évaluer tout de même le nombre d’auteurs ayant agi dans le cadre de la série, les enquêteurs décident de ne considérer que les profils ADN récurrents, c’est-à-dire ceux qui sont apparus dans au moins deux cas distincts. Ce critère maximise la crédibilité des profils ADN qui subsistent puisqu’on vise à exclure les contaminations et pollutions dues aux victimes, aux occupants légitimes des lieux ou encore aux policiers[6]. Bien entendu, cela affecte négativement l’intégrité dans la mesure où l’on peut rater des profils ADN pertinents mais non récurrents (par ex. : le profil d’un des membres du groupe d’auteurs qui n’aurait été mis en évidence que dans un seul cas). Au final, ce sont trois profils ADN récurrents distincts que l’on retrouve dans la série, alimentant l’hypothèse que le groupe d’auteurs serait au nombre de trois (au moins).

Les correspondances ADN lient des cas dans lesquels des traces de chaussures de huit motifs différents ont été collectées. Par rapport à cela, deux hypothèses alternatives sont formulées et testées, à savoir qu’un même groupe de trois auteurs change de chaussures régulièrement pour commettre les cambriolages (témoignant de leur caractère préparé et professionnel, car cela permet de brouiller les pistes), ou alors que trois auteurs « centraux » ont commis les cambriolages accompagnés de plusieurs complices en compositions variées (équipe dite « à tiroirs »). Après un examen longitudinal attentif de la série, notamment au moyen de schémas d’analyse criminelle, les enquêteurs détectent que les combinaisons de motifs de chaussures observées constituent des ensembles cohérents qui se succèdent dans le temps, c’est-à-dire qu’une combinaison de motifs de chaussures succède à l’autre si on les représente selon la période de commission des cambriolages. Par ailleurs, après avoir procédé à l’analyse des données spatiales et temporelles des cas de la série, notamment en dressant un schéma chronologique combiné avec une représentation cartographique, les enquêteurs ne constatent aucune incompatibilité entre les lieux et les moments de commission des délits, malgré le nombre conséquent de cambriolages commis dans des régions parfois distantes. Autrement dit, les enquêteurs déterminent qu’il est physiquement possible qu’un même auteur ou petit groupe d’auteurs se soit rendu coupable de la totalité de la série de cambriolages. Forts de ces observations, la première des deux hypothèses susmentionnées est considérée comme la plus vraisemblable par l’équipe d’enquête – on aurait donc affaire à trois auteurs vraisemblablement chevronnés. Tout ceci réduit fortement l’entropie et engage l’enquête dans une direction prometteuse, bien qu’incertaine.

Tirant parti de l’ensemble des observations accumulées et des inférences posées jusqu’ici, l’équipe d’enquête fait l’hypothèse que les auteurs frapperont à nouveau. Les enquêteurs décident donc d’engager des surveillances ciblées. Pour ce faire, ils mettent en oeuvre un profilage géographique (voir section Les points de décision) en ne considérant que les cas liés par des éléments criminalistiques de sorte à maximiser la crédibilité. Ce choix s’impose pour cibler les efforts de surveillance (qui sollicitent beaucoup de ressources) sur la zone géographique la plus fiable. Quelques jours plus tard, début mars, un groupe de cambrioleurs est surpris en flagrant délit par l’occupant d’une maison ciblée. Il met les auteurs en fuite et appelle sans attendre la police. Le nombre accru de patrouilles dédiées à la surveillance dans le secteur rend l’intervention extrêmement rapide, permettant de repérer les auteurs, qui prennent la fuite dans une voiture. Une course-poursuite s’engage avant que la voiture des fuyards ne s’accidente. Deux des trois occupants du véhicule sont arrêtés, le troisième parvient à prendre la fuite.

Grâce au raisonnement systématique et aux efforts de collecte et d’analyse d’informations fournis jusqu’à présent par l’équipe d’enquête, en amont d’une quelconque arrestation, un dossier solide à charge peut être constitué très rapidement le temps de la garde à vue, soulignant ici l’importance du facteur temps. De plus, les observations et inférences accumulées jusque-là permettent aux enquêteurs et au procureur, désormais saisi, de parfaire leur stratégie d’interrogatoire. Soumis aux questions, les deux suspects n’admettent leur participation qu’aux trois cambriolages commis le soir même de leur arrestation, dont celui sur lequel ils ont été mis en fuite. Les suspects nient fermement être impliqués dans la série Z. Toutefois, le motif des chaussures portées par un des deux suspects s’avère être similaire au motif observé dans sept cas associés à la série Z. En outre, les suspects et leur véhicule correspondent aux signalements donnés par des témoins pour plusieurs des cambriolages de la série. Une perquisition menée dans le logement des suspects conduit à retrouver du butin provenant de plusieurs cambriolages de la série. Quelques jours plus tard, les résultats des analyses des téléphones portables des suspects et de leurs profils ADN viennent confirmer l’essentiel des hypothèses qui avaient été formulées par rapport à la série et à la composition du groupe d’auteurs. En particulier, les profils ADN des suspects correspondent à deux des trois profils récurrents de la série. À côté de ces éléments à forte valeur indiciaire, de nombreux cambriolages ne restent liés à la série que par des similitudes de motifs de chaussures. En accord avec le procureur, l’entropie étant jugée encore trop élevée, il est décidé de procéder à l’évaluation formelle des comparaisons entre traces de chaussures et de présenter les valeurs indiciaires obtenues sous forme de rapports de vraisemblance.

Au final, la combinaison de l’ensemble des observations accumulées – éléments criminalistiques, récits de témoins, analyses téléphoniques, interrogatoires des suspects, résultats de perquisitions – soutient le scénario reconstruit par l’équipe d’enquête, à savoir qu’un groupe de trois cambrioleurs, professionnels et prolifiques, s’est rendu responsable d’une cinquantaine de cambriolages de maisons individuelles sur le territoire de cinq juridictions en l’espace de 41 jours.

À ce stade, l’entropie est fortement réduite, mais pas nulle, en particulier car un auteur reste non identifié. Sur base du rapport de synthèse élaboré par l’équipe d’enquête, détaillant la logique et le raisonnement appliqués par les enquêteurs, incluant des schémas d’analyse criminelle ainsi que des démonstrations des comparaisons criminalistiques, les deux suspects se voient condamnés en première instance, puis en appel. Au-delà de cette finalité judiciaire, le travail réalisé sur la série Z contribue à mettre à jour le renseignement criminel sur les cambriolages du crépuscule.

Cet exemple illustre les contributions multiples des observations et inférences accumulées par une équipe multidisciplinaire d’enquête au fil d’un processus continu, non linéaire et progressif. Le progrès est parfois rapide, avec une décroissance significative de l’entropie, parfois marqué par des phases de stagnation, de révision et d’itération, ou parfois même par des ruptures lorsque des résultats contradictoires sont mis en évidence.

Outre les crimes contre la propriété illustrés ici, le modèle se généralise aux enquêtes relatives à toutes les formes de criminalité ou de litige, telles que les violences, les agressions sexuelles, le trafic de stupéfiants, les fraudes ou encore les incendies, qui pourraient remplacer les cambriolages de notre exemple. Le modèle et ses paramètres sont associés au processus de raisonnement et de décision de l’enquêteur, ils sont indépendants du type d’évènement particulier sur lequel porte l’enquête, comme l’ont montré les différents exemples présentés au fil de l’article.

Conclusion

Là où les différents acteurs de l’enquête sont perçus aujourd’hui encore souvent comme distants, voire séparés les uns des autres, le modèle proposé promeut une vision fondamentalement collective, collaborative et holistique de l’enquête (Bitzer, 2019 ; Fortin et al., 2019 ; San Pietro et al., 2019 ; Schuliar et Crispino, 2019). Il offre ainsi un guide pour fédérer les acteurs pertinents dans la résolution d’une affaire particulière ou d’un problème criminel plus large. Cette vision est essentiellement ancrée dans une approche scientifique, néanmoins les dimensions stratégique et juridique de l’enquête (Cusson et Louis, 2019) sont aussi prises en compte par rapport à cinq paramètres clés proposés pour encadrer et guider la prise de décision durant l’enquête. En recourant aux notions d’entropie et de raisonnement hypothético-déductif, le modèle conduit aussi à lisser et entrelacer les démarcations usuellement aménagées entre phases d’investigation et d’évaluation. Il met ainsi en lumière les zones d’entrelacement et d’interface qui restent souvent ignorées par les théories précédentes (Evett, 2015), alors même que la capacité des enquêteurs à naviguer et progresser dans un environnement dynamique et évolutif, aux besoins changeants, apparaît comme un facteur de succès de l’enquête (Barclay, 2009 ; Gould, Carrano, Leo et Young, 2012 ; Margot, 2018).

Le modèle nous apparaît compatible avec certaines théories préexistantes de l’enquête criminelle, du renseignement ou encore de l’action de sécurité (Aepli et al., 2011 ; Harris, 2012 ; National Academies of Sciences Engineering and Medicine, 2018 ; National Centre for Policing Excellence, 2005 ; Ratcliffe, 2007). En particulier, le continuum non linéaire proposé n’entre pas en contradiction avec les paradigmes de l’enquête en trois chapitres posés par plusieurs auteurs[7], mais les développe (Brodeur, 2005 ; Kind, 1994 ; Simms et Petersen, 1991).

Il reste nécessaire de poursuivre les efforts de recherche afin d’englober plus complètement et plus finement encore l’ensemble des aspects, des méthodes et des techniques d’enquête. De même, les interfaces entre ce modèle de l’enquête et la résolution de problèmes criminels ou sécuritaires, placée au centre des nouveaux modèles de l’action de sécurité, doivent être explorées. Il semble aussi intéressant d’étudier de façon plus approfondie les cinq paramètres clés susmentionnés, par exemple en étudiant comment les acteurs de l’enquête recherchent en pratique l’équilibre adéquat entre crédibilité et intégrité. Une telle recherche pourrait se faire par l’étude rétrospective de dossiers d’enquête ou par des entrevues. De même, la multitude de points de décision qui émaillent le processus d’enquête mériterait d’être étudiée plus avant. Le modèle offre quoi qu’il en soit un cadre facilitateur pour aborder plus sereinement les transformations numériques de l’enquête (Casey, Katz et Lewthwaite, 2013), ou encore les défis que pose le positionnement traditionnel de certains services bien installés dans une zone de confort vraisemblablement amenée à disparaître (Casey, Ribaux et Roux, 2019).