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Dans Touristes et habitants. Conflits, complémentarités et arrangements, Marie Delaplace et Gwendal Simon nous offrent un regard complexe sur les enjeux liés aux rapports entre touristes et habitants dans un même espace. Cet ouvrage, proposé par le Laboratoire d’excellence futurs urbains (LABEX) et publié en 2017, est composé de deux textes rédigés par chacune des auteures. Celles-ci proposent une lecture disciplinaire distincte à travers une lecture économique et sociologique d’une même problématique. Ainsi, les deux perspectives distinctes et complémentaires scrutent les effets du développement touristique sur deux grands types d’acteurs. Dans les deux contributions, l’accent est mis sur les points de convergence et de divergence entre une population résidente et un groupe de personnes qui séjournent temporairement au même endroit. Une vue générale et contemporaine de cette problématique est ainsi présentée dans le contexte particulier d’un pays développé, puisque les deux textes s’intéressent au cas de la France.

La mise en tourisme d’un territoire entraîne des changements sur celui-ci, souvent au profit de personnes externes à la communauté locale. Ce type de transformations accentue des enjeux liés aux relations de proximité et à l’altération des usages de l’espace. Les problèmes associés aux dynamiques résidentielles et à l’apparition d’antagonismes entre la population locale et les visiteurs en sont de bons exemples. Partant de ce fait, l’étude des rapports entre ceux qui restent et ceux qui passent a longtemps donné aux conflits une place dominante. Dans cet ouvrage, cette problématique a été l’objet d’une analyse plus étendue, qui se focalise sur les relations de coprésence sur le territoire (p. 89). Cette approche permet de définir et d’identifier l’interdépendance entre les multiples acteurs, les rapports du pouvoir et les tensions déclenchées par les usages distincts de l’espace. Toutefois, selon le point de vue économique énoncé par les auteures, le partage du territoire entre touristes et habitants n’engendre pas nécessairement des conflits. Ainsi, des bénéfices pour les habitants surviennent quand leurs activités sont complémentaires aux activités touristiques, et particulièrement quand la population locale est responsable de la mise en tourisme de son territoire (p. 33).

Toujours depuis une perspective économique, Marie Delaplace se penche sur les points de confluence entre les activités touristiques et les dynamiques locales des habitants. Cette première partie de l’ouvrage synthétise les éléments principaux de l’analyse économique du tourisme, en utilisant ce fil conducteur qui permet la schématisation des idées et la compréhension des enjeux. Cette étude est organisée autour de trois aspects qui confrontent la vie locale au moment de partager l’espace avec les touristes : le développement d’activités productives, l’habitat et le transport. Les effets positifs et négatifs dépassent donc la seule sphère économique. Parmi les exemples explorés par Delaplace, on trouve des éléments comme la valorisation touristique et patrimoniale des savoir-faire, du passé industriel et de certaines activités telle la production de vins. Ces actions permettent leur préservation lorsqu’ils deviennent des attraits touristiques (p. 37). Cependant, les effets négatifs semblent plus évidents lorsque la logique économique domine. C’est le cas, par exemple, des marchés foncier et immobilier. Dans ce contexte, certains conflits entre résidents et touristes surviennent puisque « la forte demande génère en effet une élévation des prix immobiliers dans les territoires touristiques » (p. 49), de telle sorte que les résidents font face à des difficultés au moment de trouver un logement. Néanmoins, l’auteure ne s’attarde pas à analyser tous les effets négatifs des dynamiques immobilières associées au tourisme. Elle porte plutôt attention aux externalités positives liées au marché de location de « particulier à particulier » (p. 56). Autrement dit, elle souligne les bénéfices économiques pour les résidents qui louent leur(s) propriété(s) par le biais de plateformes de location sur Internet. À propos des transports, Delaplace montre des dynamiques résidentielles et touristiques ambivalentes. D’un côté, l’usage simultané des services de transport par les voyageurs et les habitants signifie des nuisances pour ces derniers, pour qui les déplacements font partie de leur quotidien. De l’autre côté, le transport est pareillement une composante essentielle de l’expérience de voyage des touristes (p. 74). Selon l’optique adoptée par l’auteure, ce type d’usage simultané permet également de développer et d’améliorer les infrastructures en offrant une plus grande accessibilité aux destinations touristiques. Ces changements apportent autant des bénéfices économiques que sociaux aux habitants par la création d’emplois et l’amélioration de la mobilité. Cette convergence d’intérêts est présente dans la conclusion de Marie Delaplace, dans laquelle elle met l’accent sur l’importance d’une attractivité globale du territoire, de telle sorte que sa mise en tourisme exige l’implication de tous les acteurs.

Dans l’examen des dynamiques touristiques et résidentielles, il est essentiel de décomposer les croisements entre les activités considérées comme purement touristiques et celles associées uniquement aux habitants. Pour cette raison, Gwendal Simon, dans la deuxième partie de l’ouvrage, commence par faire une analyse critique des catégories « touriste » et « habitant » en discutant leurs caractéristiques et en contrastant leurs spécificités associées au type d’habitat, à la durée des séjours et aux particularités de la mobilité ou de l’ancrage au territoire. Cette réflexion nous permet d’observer les nuances de chaque catégorie et de constater que leurs qualités ne sont pas opposées et que leurs limites ne sont pas fixes. Cette porosité des catégories s’illustre par deux figures ambiguës ou intermédiaires entre habitants et touristes : les résidents secondaires et les travailleurs saisonniers du tourisme. Simon approfondit ainsi la question du conflit en discutant divers aspects. Tout d’abord, elle signale que les conflits ont plusieurs degrés d’intensité, parce qu’ils sont provoqués par des raisons différentes. Les effets des externalités négatives de la présence de touristes – tel est le cas des nuisances liées aux comportements collectifs et à la pollution – en sont un exemple. De même, les oppositions s’affirment par les problèmes structuraux qui altèrent socialement l’espace et la vie locale, notamment par la gentrification touristique (p. 119). Pareillement, l’analyse du conflit réalisée à la lumière d’une approche historique relève deux exemples du développement touristique, soit l’arrivée des sports d’hiver dans les Alpes et l’aménagement du littoral en Aquitaine pour accueillir le tourisme de masse. Les deux cas comportent des contextes et des temporalités différents. Toutefois, leur exploration fait ressortir une multiplicité de variables autour des tensions. C’est pourquoi, afin d’expliquer le conflit, l’auteure utilise les diverses formes d’appropriation de l’espace développées par Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre dans l’introduction de « L’appropriation de l’espace comme problématique » (Norois, 2005). Trois formes émergent et montrent la multiplicité d’acteurs, de valeurs et d’intérêts sur un même espace : juridique, matérielle et idéelle. Simon conclut en affirmant la nécessité d’une « politique de la coprésence » (p. 147) qui comprendrait une action publique adaptée en fonction des distincts usages et valoriserait une participation active des habitants afin d’aplanir les tensions.

La postface de l’ouvrage propose une discussion autour des sujets abordés par les auteures. Elle est écrite par Adèle Esposito, spécialiste en urbanisme et patrimoine, qui propose une autre lecture grâce aux contrastes du phénomène du tourisme en pays émergents d’Asie du Sud-Est. Cette postface apporte ainsi d’autres éléments au débat, entre autres la violence dans les rapports de force entre les habitants et les acteurs du tourisme, l’« autofolklorisation » des habitants dans le but d’attirer des touristes occidentaux, ainsi que d’autres problématiques qui montrent la primauté du tourisme au gré d’un discours axé sur le développement économique (p. 153). Pour conclure, Esposito affirme que l’analyse critique des enjeux associés aux relations entre habitants et touristes devrait évoluer de la coexistence vers la co-production de l’espace (p. 156). Il s’agirait ainsi de comprendre le façonnement du territoire par la double relation entre des forces locales et des forces externes.

En somme, Touristes et habitants. Conflits, complémentarités et arrangements met en lumière les interactions nuancées entre habitants et touristes, grâce à une vue neutre du tourisme refusant l’attribution de valeurs positives ou négatives qui renvoient à une perspective réductionniste. De plus, il pousse à se questionner sur la possibilité de concilier les intérêts des habitants et des touristes afin de pallier les tensions observées actuellement à l’échelle urbaine. Sur ce point, le livre explique qu’il est nécessaire de mieux gérer les espaces à travers les initiatives ascendantes (ou bottom-up) du tourisme, la participation de tous les acteurs concernés et le contrôle effectif des lieux. Tout cela se présente à la lumière d’une réflexion qui souligne le point de non-retour d’un tourisme mondial grandissant et la mobilité des individus. Voilà pourquoi il est impératif de trouver de nouveaux arrangements afin de faciliter les interactions entre les touristes et les habitants.