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L’entrevue a été réalisée le 21 juin 2019 en marge d’un colloque international intitulé Un municipalisme transformateur ? L’expérience barcelonaise en perspective, organisé conjointement par deux composantes de l’Université autonome de Barcelone (l’Institut de la gouvernance et des politiques publiques [IGOP] et l’équipe de recherche en géographie du tourisme [TUDISTAR]), dans le cadre d’un programme de recherche associant les écoles françaises de Rome, d’Athènes et la Casa de Velázquez de Madrid sur les crises et les mutations des métropoles en Europe du Sud, sous la responsabilité de Nacima Baron (Université Paris-Est) et de Dominique Rivière (Université Paris-Diderot). L’objectif de ce colloque était d’analyser de manière critique les résultats et les limites de l’expérience de l’équipe municipale progressiste autour de Barcelona en Comú, notamment en matière de politiques du tourisme, de l’espace public et du logement. La présentation de Claire Colomb, intitulée « Cities vs Airbnb? Conflicts and Challenges around the Regulation of Platform-mediated Short-term Rentals in Large European Cities », a ouvert une session consacrée à la touristification et aux revendications pour le droit à la ville.

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Claire Colomb

Claire Colomb
Source : Claire Colomb

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N.B. : Quel est votre parcours universitaire ? Dans quels pays avez-vous travaillé et développé vos recherches ?

C.C. : Je suis d’origine française. Après avoir fini mon premier cycle en sciences sociales à Sciences-Po Paris, j’ai fait mon master et ma thèse en urbanisme et aménagement au University College London et poursuivi toute ma carrière universitaire au Royaume-Uni, avec des séjours prolongés en Allemagne (Berlin) et en Espagne (Barcelone). Je suis chercheuse à la UCL Bartlett School of Planning depuis 2005, et désormais professeure d’études urbaines et d’aménagement. Avant cela, j’ai travaillé pendant trois ans pour le programme européen INTERREG IIIB qui finance des projets de coopération transnationale en aménagement et en développement des territoires entre pays européens.

À la Bartlett School of Planning, j’enseigne la sociologie urbaine et l’aménagement comparé à des groupes d’étudiants venant de nombreux pays. Mes thèmes de recherche couvrent deux champs : la gouvernance urbaine, les politiques publiques, l’aménagement et les mobilisations sociales dans les villes européennes, mais aussi – à une échelle plus large – l’aménagement de l’espace en Europe, les politiques régionales, les conflits territoriaux et l’aménagement régional comparé. Mon terrain de recherche a été d’abord l’Europe (souvent dans une perspective de comparaison entre pays), et a permis des collaborations avec des collègues en France, en Allemagne, en Espagne et au Royaume-Uni, et des publications en anglais, en français, en espagnol et en allemand. Je développe actuellement un intérêt de recherche pour les villes d’Amérique du Sud.

Dans mon travail, je me suis inscrite dans différentes traditions intellectuelles et linguistiques pour aborder les critiques, maintes fois répétées, concernant ce qu’on peut désigner comme une certaine domination des « méta-récits anglo-américains » dans le champ international des études urbaines, de manière à mieux analyser les différenciations qui affectent les processus urbains au sein du continent européen. Cela veut dire prêter attention aux niveaux méso et micro, et aux spécificités politiques, sociales, culturelles et institutionnelles qui marquent les relations entre l’État, le marché et les acteurs de la société civile dans la production et la régulation de l’environnement bâti, en vue d’éviter des généralisations hâtives sur les dynamiques des processus urbains et des politiques publiques qu’on a pu noter parfois (par exemple à travers l’usage indifférencié du concept de « néolibéralisme » ; voir Patrick Le Galès, 2016, à ce sujet). En termes théoriques, ma contribution aux études urbaines et à l’aménagement tente d’enrichir ces domaines en combinant les approches de l’économie politique urbaine avec celles des cultural studies, de la sociologie des mobilisations sociales et de l’action collective, et les modes d’analyses « constructivistes » des politiques publiques.

N.B. : Quand et comment avez-vous commencé à vous intéresser à la question touristique ? Sous quel angle ?

C.C. : La recherche en tourisme a traditionnellement été assurée par des chercheurs spécialisés dans ce domaine rattachés aux disciplines comme la géographie, la sociologie ou le « destination management ». Elle a été négligée, voire méprisée par les chercheurs en études urbaines, qui ont longtemps considéré le tourisme comme un sujet peu important ou peu sérieux. Le tourisme urbain a souffert de ce que Gregory Ashworth a appelé une double indifférence : « ceux qui s’intéressent au tourisme ont eu tendance à négliger le contexte urbain dans lequel il a lieu […], tandis que ceux qui s’intéressent aux études urbaines ont négligé l’importance de la fonction touristique des villes » (1989 : 33).

Le tourisme urbain n’était pas un de mes sujets de recherche jusqu’à récemment. En tant que sociologue-urbaniste, j’ai commencé à m’intéresser à ses impacts dans le cadre de recherches sur l’articulation entre les mouvements sociaux urbains, les conflits autour des questions d’aménagement et les politiques publiques dans les villes européennes. En 2010-2012, j’ai obtenu un financement européen pour réaliser un projet de recherche à Barcelone. C’était une période d’intenses mobilisations dans la ville (et en Espagne plus largement, dans la suite du mouvement des « Indignés » entamé sur les places des grandes villes espagnoles le 15 mai 2011). Les impacts négatifs des flux touristiques sur l’espace urbain sont devenus un sujet central et récurrent dans les discours et les demandes des associations d’habitants et des mouvements sociaux barcelonais. Certains de mes amis étaient actifs dans ces mouvements et m’ont expliqué leurs inquiétudes sur le sujet.

En parallèle, je collaborais à cette époque avec mon collègue Johannes Novy (enseignant-chercheur à l’Université de Westminster, Londres) à un article sur les mouvements sociaux urbains en Allemagne (Novy et Colomb, 2013). Johannes avait travaillé sur le tourisme urbain, sa gouvernance et ses effets sur les quartiers et sur le développement urbain depuis de nombreuses années, en particulier à Berlin (Novy, 2014 ; 2016 ; 2018a). À travers nos discussions sur les cas de Berlin et de Barcelone, nous avons développé un intérêt croissant pour l’émergence de conflits locaux et des mobilisations sociales autour de la croissance des flux touristiques dans les villes d’Europe. Nous avons décidé d’organiser une session sur ce sujet à la conférence annuelle du Research Committee on Urban and Regional Sociology (RC21) de l’Association internationale de sociologie qui s’est tenue à Berlin en 2013. Les nombreuses réponses à notre appel à communications ont montré que ce sujet suscitait un intérêt grandissant, et que les manifestations de protestation, de mécontentement et de résistance sur les sujets associés au tourisme n’étaient pas confinées aux villes d’Europe. Nous avons fait l’hypothèse que nous étions en train de vivre une « politisation par le bas » de ce qui était, jusque-là, envisagé comme une question mineure dans les conflits urbains, à savoir les impacts de cette économie du tourisme sur les sociétés, les villes et les agendas politiques. Nous avons obtenu un financement de l’Agence allemande de la recherche (DFG) pour regrouper des jeunes chercheurs et des chercheurs confirmés dans un symposium international à Berlin en 2014. Cette rencontre a conduit à la publication du livre collectif Protest and Resistance in the Tourist City (Colomb and Novy, 2016).

Ce livre explore les formes multiples et les différents types de réactions des habitants et d’autres acteurs face au développement touristique dans seize villes des nords et des suds. Il inclut les contributions de géographes, de sociologues, d’anthropologues, de politistes, d’aménageurs et d’architectes. Le livre a suscité une certaine attention parce qu’il représentait la première compilation internationale se penchant sur les controverses, les mobilisations sociales et les formes de résistance qui ont émergé autour du tourisme dans les villes contemporaines – à partir de la perspective des « études urbaines » au sens large, et non pas des « études du tourisme ». Une analyse comparative des cas compilés dans le livre nous a conduits à conclure que ces mouvements et ces formes d’action collective n’étaient pas homogènes et pas toujours comparables en termes de contenu des demandes exprimées, de composition sociale, d’échelle de mobilisation selon les villes (Colomb et Novy, 2019 ; Novy et Colomb, 2016 ; 2019). On ne peut donc pas leur « coller » l’étiquette simpliste de « mouvement anti-tourisme », comme cela a été suggéré par certains. Il n’y a pas non plus de révolte généralisée contre le tourisme, pour reprendre le titre d’un article du New York Times (Becker, 2015). Certaines mobilisations se focalisent spécifiquement sur le tourisme, mais la plupart ont intégré la question des impacts du tourisme dans des luttes plus larges et préexistantes. C’est pour cela que les chercheurs qui s’intéressent aux conflits et aux contestations liés à la question touristique dans les villes doivent inscrire leur analyse dans le contexte plus large des mouvements sociaux urbains et de la résurgence des mobilisations autour des questions comme la justice économique et environnementale, les processus de néolibéralisation des politiques publiques, la gentrification, la transformation du marché du logement, etc. (Mayer, 2009 ; 2013 ; Brenner et al., 2012). Plutôt qu’une analyse des protestations et des résistances dans les villes touristiques, il serait peut-être plus pertinent de parler de la montée en puissance des questions touristiques dans des « villes contestées » (Novy et Colomb, 2019).

Depuis la publication de ce livre, j’ai poursuivi, entre autres thèmes de recherche, des travaux sur deux questions fortement associées au tourisme urbain : premièrement, sur les conflits autour des locations de courte durée et des plateformes numériques dans les villes européennes (que j’évoquerai plus loin) et, deuxièmement, sur les relations entre les mouvements sociaux, les transformations urbaines, la « touristification » de l’espace public et les politiques publiques à Barcelone. Ces sujets me permettent de réfléchir, de manière plus large, aux possibilités de régulation, de gouvernance et d’action publique dans des villes fortement marquées par d’incessants flux de mobilité de visiteurs et de capitaux, ainsi qu’à la marge de manœuvre des mouvements sociaux, des gouvernements municipaux « progressistes » et des programmes politiques inspirés par ce qu’on appelle le « nouveau municipalisme ».

N.B. : Ce numéro de Téoros questionne la présence conjointe ou « coprésence » entre des touristes et d’autres catégories de population, dans les mêmes lieux et aux mêmes moments. Est-ce que cette idée de « coprésence » a une place dans vos travaux ? Cette idée est-elle présente dans les récits des acteurs sociaux que vous observez ?

C.C. : Je crois que la question de la coprésence ne peut pas être traitée sans réfléchir d’abord aux catégories analytiques à partir desquelles on décrit les populations « coprésentes ». Cette question conduit souvent à des conceptualisations simplistes en termes de distinction entre « résidents locaux » et « touristes », entre « vie quotidienne » et « tourisme ». Ce sont des distinctions binaires que les chercheurs en tourisme critiquent depuis longtemps, mais que les chercheurs en études urbaines n’ont pas totalement intégrées. La définition officielle de l’Organisation mondiale du tourisme considère comme « touriste » quelqu’un qui effectue une visite ou un séjour en dehors de son environnement habituel pour une durée inférieure à un an dans un but de loisir, professionnel, ou pour d’autres motifs. Mais deux décennies de recherche sur le tourisme ont montré que les pratiques touristiques se confondent souvent avec d’autres pratiques de consommation de l’espace urbain, de mobilité, de migrations temporaires, de travail et de loisir, et que la notion de « touriste » comme une entité distincte doit être remise en question. Cela est au cœur des débats sur la « dé-différentiation » entre tourisme et vie quotidienne (McCabe, 2005 ; Larsen, 2008 ; Hannam, 2009).

On peut donner quelques exemples : la mobilité internationale des étudiants (grâce au programme ERASMUS en Europe), le développement des résidences secondaires dans les villes, la flexibilité accrue des pratiques professionnelles dans les domaines de la culture ou des services ont conduit à de nouvelles formes de mobilité et de « résidence temporaire ». Une personne peut ainsi passer quelques semaines dans une ville et y combiner des pratiques de travail et de loisir. La raison première de son séjour n’est pas d’y passer des vacances, mais lors de son temps libre, cette personne « consomme » la ville comme un touriste « classique ». Cela a gommé les frontières entre « touristes » et résidents de plus ou moins long terme. Robert Maitland et Peter Newman (2009) parlent d’« usagers temporaires de la ville » (le terme vient du sociologue italien Guido Martinotti, 1993). Je trouve cette notion utile d’un point de vue analytique. Et nous, chercheurs « mobiles » à travers les frontières, représentons un autre exemple de cette réalité : nous sommes des touristes (pendant notre temps libre) et des usagers temporaires de la ville (quand nous faisons un travail de terrain, quand nous assistons à une conférence, quand nous partons en congé sabbatique dans une université étrangère). Nous aussi contribuons aux processus en jeu dans les villes touristiques (par exemple en louant un appartement sur Airbnb lors d’une conférence), et c’est une chose dont nous devons prendre conscience.

La présence, la quantité et les pratiques de ces « usagers temporaires de la ville » ne sont plus seulement une caractéristique des grandes métropoles dites « globales » comme New York, Paris ou Londres, mais concernent aussi désormais les villes d’échelle plus modeste. Elles ont des impacts visibles sur les espaces urbains, les marchés du logement et les relations sociales (Novy, 2018b). Les flux de mobilité ont été facilités par la baisse du coût du transport international. Internet, les réseaux sociaux et les applications mobiles ont accentué les flux d’information, simplifié l’organisation des voyages individuels, diversifié les options de consommation, et notamment les locations de courte durée. Cela a bouleversé les géographies et les infrastructures du tourisme (Hannam et al., 2014 ; Bock, 2015) et plus largement de la mobilité individuelle et c’est d’une grande importance, dans la mesure où les transformations urbaines, souvent décrites sous le vocable de « touristification » – et les conflits qui en découlent –, sont souvent dus à tout un ensemble de nouvelles formes de mobilité temporaire et de pratiques de consommation de l’espace – pas seulement au tourisme « classique » de loisir.

Dans ce contexte, le défi pour les chercheurs, les mouvements citoyens et les décideurs politiques est majeur : il s’agit d’isoler analytiquement et empiriquement les effets du tourisme et des flux de visiteurs des autres facteurs qui influencent le changement socio-spatial dans les villes et provoquent des changements, des déplacements et des dépossessions, tels que la dérégulation des loyers, l’offre insuffisante de nouveaux logements sociaux, la pression démographique, la spéculation immobilière, les politiques de régénération et, plus largement, la financiarisation de l’immobilier (Cócola Gant, 2018). Cette financiarisation est fortement liée aux formes de mobilité et de résidence temporaires et aux modes de vie transnationaux : beaucoup de villes européennes sont devenues des lieux privilégiés pour les investissements immobiliers transnationaux de non-résidents, qui achètent un pied-à-terre, une résidence secondaire, ou placent leurs épargnes dans des biens immobiliers dans des marchés perçus comme stables (on peut consulter le travail de Paris [2009] sur les marchés immobiliers et les résidences secondaires ; celui de DeVerteuil et Manley [2017] sur les « super-riches » et « l’urbanisme de pied‐à‐terre » à Londres ; et les travaux de Mendes [2018] et de Cócola Gant et Gago [2019] sur l’impact des « Golden Visas », des politiques de dérégulation du marché du logement et d’attraction des investissements étrangers sur le parc résidentiel de Lisbonne et l’explosion des locations de courte durée). Nous devons donc penser les effets du tourisme urbain, les mobilisations sociales que celui-ci suscite et les réponses en termes de politiques publiques dans le contexte plus large des transformations physiques et économiques des villes, et des formes nouvelles de gouvernance urbaine.

Les acteurs des mobilisations collectives les plus explicites autour de la question du tourisme urbain, par exemple à Barcelone où s’est développé un discours élaboré et complexe, évitent ainsi la dichotomie simpliste du « nous, les locaux » contre « eux, les touristes ». Ils soulignent qu’ils ne sont pas « contre » les touristes à titre individuel, mais contre la prépondérance du secteur du tourisme dans l’économie urbaine et contre le manque de régulation de ses impacts négatifs. D’autres dichotomies simplistes ont souvent imprégné le discours des agences de développement touristique, des décideurs et d’une partie de l’industrie du tourisme, telle que celle entre les « bons » et les « mauvais » touristes. Le « bon » touriste, le « voyageur », celui que l’on voudrait attirer, vient de la classe moyenne ou supérieure, se comporte « convenablement » dans les lieux qu’il visite, s’intéresse aux biens culturels et patrimoniaux. Le « mauvais » touriste, indésirable, vient des classes populaires à faible revenu, est perçu comme mal élevé, consommant peu ou mal, et ne s’intéressant pas à la culture. Oriol Nel·lo, professeur de géographie à l’Université autonome de Barcelone, a rappelé dans de nombreuses interventions publiques que le droit aux congés payés et au tourisme est une conquête qui fut durement obtenue dans bien des pays européens à la suite de luttes sociales et syndicales (par exemple sous le Front populaire en France dans les années 1930). C’est donc un cadrage tout à fait « classiste » de différencier entre bons et mauvais touristes, et nombre d’acteurs à Barcelone et ailleurs en sont conscients et évitent de le faire. Cela dit, la question du comportement des touristes est devenue un des aspects centraux des conflits à propos du tourisme dans de nombreuses villes (voir les débats autour du « tourisme de fête » ou « tourisme alcoolisé »).

N.B. : Dans vos précédents travaux sur les politiques de marketing territorial et de développement urbain à Berlin, vous avez combiné des approches issues de l’économie politique urbaine et des approches culturelles et discursives (Colomb, 2011 ; 2015). Doit-on analyser la notion d’overtourism selon cette perspective duale ?

C.C. : Les flux touristiques se sont massifiés au cours de la dernière décennie, et pas seulement dans des villes comme Venise, Rome ou Paris, mais aussi dans d’autres villes qui paraissaient moins exposées au tourisme de masse jusqu’aux années 1990, comme Berlin ou Barcelone. Les raisons en sont nombreuses : coûts de transport moindres, changements dans les modes de consommation, expansion des classes moyennes dans les pays émergents, entre autres. Le tourisme urbain est par conséquent devenu, dans beaucoup de villes, plus visible, plus intense et plus propice au déclenchement de conflits. C’est pourquoi la notion d’overtourism s’est développée dans les média, le discours des décideurs et, récemment, dans la recherche (voir Dredge, 2017 ; et le numéro thématique « Overtourism and Tourismphobia » de la revue Tourism Planning and Development, sous la direction de Milano et al., 2019).

Dans le livre Protest and Resistance in the Tourist City (Colomb et Novy, 2016), nous avons identifié trois grands thèmes au cœur des conflits en lien avec le tourisme urbain. Premièrement, les conflits sont souvent associés aux effets négatifs et aux externalités (d’ordres économique, physique, social, culturel et psychologique) causés par le tourisme sur les personnes et les espaces. Deuxièmement, la croissance du tourisme urbain a des effets en termes d’équité sociale : ses bénéfices et ses désavantages affectent de manière inégalitaire les individus, les groupes sociaux, les acteurs économiques et les zones géographiques. Alors que certains segments de l’économie et de la société locale bénéficient des flux de visiteurs, d’autres en sont écartés ou en pâtissent. Troisièmement, la priorité donnée à la croissance du tourisme dans les agendas politiques et les investissements publics est de plus en plus remise en cause, ainsi que le manque de régulation des effets négatifs du tourisme.

Les recherches sur la ville ont tendance à se concentrer sur les impacts physiques du tourisme, sur la transformation des usages du bâti telle que la « gentrification commerciale » (des épiceries de quartiers transformées en agences de locations de bicyclettes qui ciblent les visiteurs, par exemple), ou bien la transformation de l’offre de logements sous l’effet des locations de courte durée. Mais les flux touristiques ont, bien sûr, des impacts sociaux, culturels et psychologiques qui sont souvent mis en avant par les habitants. Les concentrations de flux touristiques dans des zones spécifiques ont des conséquences sur leur vie quotidienne, en termes de circulation, de saturation des transports publics, de nuisances sonores, de saleté, de mouvements de foule, de détérioration et de privatisation des espaces publics, de comportements indésirables, inciviques ou intrusifs. Les habitants expriment souvent un sentiment d’aliénation, d’exclusion, de dépaysement par rapport à leurs espaces de vie, de perte de repères, d’identité ou de contrôle sur le devenir de leur quartier.

C’est pourquoi les impacts des flux touristiques sur les villes doivent être analysés à travers de multiples dimensions. Les saisir dans leur globalité exige un travail de nature interdisciplinaire avec des méthodes combinant des analyses quantitatives (par exemple pour étudier les changements d’occupation du sol et les impacts sur les marchés du logement), des méthodes qualitatives d’analyse des politiques publiques, des mobilisations sociales et des transformations de l’industrie touristique, et des observations ethnographiques de la vie quotidienne et des effets de la « coprésence » dans des espaces concrets. Cela implique de renforcer les liens entre les disciplines qui forment les champs des « études urbaines » et des « études du tourisme » (sociologie, sciences politiques, géographie, anthropologie, études culturelles, urbanisme, gestion touristique).

Pour revenir au concept d’overtourism, celui-ci renvoie implicitement à la notion de « capacité de charge » (ou d’accueil) d’un lieu d’un point de vue écologique, mais aussi social et économique. Ce terme est utilisé depuis longtemps par les chercheurs en tourisme (au départ à propos des zones naturelles ou historiques à forte valeur patrimoniale ou dans les pays en développement). Il peut être utile pour penser les flux de tourisme dans les villes. Personnellement, je n’utilise pas beaucoup le terme overtourism, sauf pour analyser son utilisation dans les discours publics et les usages qu’en font certains acteurs sociaux. La réponse des grands acteurs institutionnels du tourisme à la popularité croissante de cette notion est, à cet égard, intéressante. En 2017, le sommet annuel des ministres des pays membres de l’Organisation mondiale du tourisme des Nations Unies était dédié à la question de l’overtourism, qui fut aussi l’objet de sessions thématiques lors des grandes congrès internationaux de l’industrie du tourisme tels que l’ITB Berlin 2018 (Internationale Tourismus-Börse) et le World Travel and Tourism Council’s Global Summit 2018. En outre, la même année, la commission sur le transport et le tourisme du Parlement européen a publié un rapport sur ce thème. Dans ces arènes, l’overtourism est souvent perçu comme le résultat d’une mauvaise gestion des flux touristiques. Pour ces acteurs, la plus grande partie des problèmes et des conflits associés au tourisme de masse peuvent être résolus grâce à une meilleure gestion et à des mesures ponctuelles, par exemple celles prises par la Municipalité de Venise pour gérer l’affluence touristique en installant des tourniquets d’accès à certains sites (Brunton, 2018). Ces analyses sur l’overtourism et les réponses à y apporter ne reconnaissent pas la nature profondément politique et contestée du tourisme, ni le fait que toutes les destinations ont des limites en termes de capacité de charge qui ont souvent déjà été atteintes. Les voix dissonantes et les mouvements de protestation qui critiquent la « croissance touristique à tout prix » ou les dynamiques d’inégalités, de marchandisation et d’exploitation qui sous-tendent l’industrie du tourisme sont ignorées ou marginalisées.

N.B. : Comment les espaces, les lieux et les échelles interviennent-ils dans les tensions autour de la coprésence des touristes, des non-touristes et des usagers temporaires de la ville, puisque c’est le terme que vous préférez employer ?

C.C. : Comme je l’ai déjà mentionné, la distinction entre touristes et non-touristes n’est ni évidente, ni utile d’un point de vue analytique. Il est plus intéressant de parler du caractère temporaire des usages individuels et des pratiques de consommation des lieux urbains, et de ce que cette activité temporaire fait aux espaces. La littérature récente sur le tourisme urbain a mis l’accent sur les transformations spatiales des flux de visiteurs. Les visiteurs arrivant à une destination pour la première fois cherchent de manière croissante des sites différents des lieux typiquement associés au tourisme de masse traditionnel. Ils aiment faire l’expérience d’espaces « ordinaires » ou vivre « comme un habitant », pour utiliser le terme d’Airbnb. Il est de plus en plus probable que les visiteurs soient des voyageurs qui connaissent déjà la place et recherchent des espaces « ordinaires » au même titre que les locaux. En outre, les mobilités et les pratiques de ces visiteurs sont de plus en plus semblables à celles des visiteurs qui connaissent déjà une ville, ou à celles des habitants eux-mêmes qui visitent différents quartiers de leur propre ville (Lloyd et Clark, 2001 : 357 ; Maitland, 2010). Les termes « nouveau tourisme urbain », « post-tourisme », « tourisme alternatif » ou « tourisme hors des sentiers battus » décrivent ces phénomènes (Maitland, 2007 ; Maitland et Newman, 2009).

Par conséquent, en termes spatiaux, les zones avec peu d’attractions touristiques traditionnelles sont devenues, dans les années 1990 et 2000, de plus en plus désirables pour les visiteurs venant d’ailleurs ou de la ville elle-même. Les districts de Prenzlauer Berg, Friedrichshain, Kreuzberg et Neukölln à Berlin (Novy et Huning, 2009 ; Novy, 2011a), de Harlem à New York (Hoffman, 2003 ; Novy, 2011b), de Shoreditch et Brick Lane à Londres (Maitland et Newman, 2004 ; Shaw et al., 2004) sont de bons exemples de ce phénomène, tandis que dans les villes des suds, certains bidonvilles sont devenus des objets de visites et de pratiques touristiques (Broudehoux, 2016). La « touristification » à l’œuvre dans ces nouveaux espaces touristiques peut être lue comme une forme d’appropriation physique et symbolique et de marchandisation de l’espace urbain, ce qui a des conséquences significatives pour leurs habitants et leurs usagers quotidiens. De tels processus sont étroitement associés aux dynamiques plus larges du changement urbain comme la gentrification commerciale et résidentielle ; ils ne sont donc pas seulement générés par le tourisme. Cependant, l’augmentation et l’expansion géographique des flux de visiteurs dans la ville renforcent la possibilité de conflits. Récemment, dans plusieurs villes, les agences de promotion touristique, les élus et d’autres acteurs (comme les guides touristiques) ont encouragé la visite de quartiers hors des sentiers battus pour décongestionner les centres historiques. Si cette décision fait sens en termes de stratégie de gestion du tourisme, elle peut engendrer des tensions et des conflits dans ces quartiers. Ce phénomène a par ailleurs été encouragé par la diffusion des locations de courte durée en dehors des centres, en lien avec la croissance des plateformes de réservation en ligne comme Airbnb ou Homeaway.

N.B. : Parlons de ces locations de courte durée et des plateformes numériques qui les facilitent : il y a eu récemment une quantité de travaux de recherche sur les impacts économiques, sociaux et territoriaux que cette activité déclenche. C’est un sujet sur lequel vous travaillez – pouvez-vous nous en dire davantage ?

C.C. : La question des impacts urbains des locations de courte durée, qui ont été « démocratisées » par les plateformes numériques, est devenue un sujet majeur des conflits et des mobilisations sociales liés au tourisme dans des villes européennes, nord-américaines et au-delà. Ce type d’hébergement n’est pourtant pas nouveau. Ce qui a rendu cette activité controversée est son expansion rapide et sa diversification sous l’effet de l’économie numérique. Plusieurs types de locations de courte durée sont offerts sur ces plateformes : la location d’un appartement entier exclusivement utilisé à cette fin ; la location temporaire d’un logement habité pendant que son occupant principal est en déplacement ; ou la location d’une portion d’un logement habité pendant que son occupant principal y est présent (le home sharing au sens strict). Les acteurs en faveur des locations de courte durée et des plateformes soulignent qu’elles démocratisent le voyage en abaissant le coût de l’hébergement, qu’elles génèrent des revenus complémentaires pour les populations hôtes, qu’elles stimulent des échanges sociaux et culturels positifs et qu’elles contribuent à une déconcentration des hébergements touristiques avec des effets de levier positifs pour les économies locales. Ceux qui les critiquent considèrent au contraire que de telles locations perturbent la vie quotidienne des habitants, induisent des risques en termes de sécurité pour les usagers, entraînent une évasion fiscale et une concurrence déloyale à l’égard des hôteliers, sans compter que cette activité bénéficie surtout aux hôtes les plus aisés financièrement et qu’elle contribue à transformer le marché du logement. Ce dernier aspect est celui qui suscite les plus vives contestations : nombre d’études ont montré que dans les villes les plus demandées, qui ont souvent déjà un marché du logement tendu, la prolifération de ces locations de courte durée a contribué au déclin du stock de logements disponibles pour des baux à long terme ainsi qu’à une augmentation des loyers dans certains quartiers (Cócola Gant, 2016).

En guise de réponse, les gouvernements municipaux (et parfois régionaux ou nationaux) ont récemment introduit de nouvelles régulations pour essayer de contrôler la prolifération de ces locations de courte durée et l’activité des plateformes. Les réactions des municipalités ont été de divers ordres. En 2016, j’ai réalisé une petite étude pour le Service tourisme de la Mairie de Barcelone sur les régulations mises en œuvre dans les principales villes européennes. J’ai ensuite obtenu un financement modeste du RICS Research Trust (Royal Institution of Chartered Surveyors) pour analyser de manière comparative comment les acteurs publics de douze grandes villes (Barcelone, Lisbonne, Madrid, Londres, Amsterdam, Bruxelles, Berlin, Vienne, Prague, Paris, Milan et Rome) envisagent ces régulations et pour aborder les conflits sociaux et politiques et les débats d’ordre juridique liés à ces régulations. Ce travail a conduit à la production d’un rapport en cours de finalisation (en collaboration avec Tatiana Moreira), qui sera disponible en ligne sur le site Internet du RICS Research Trust.

Ce projet comparatif a été développé dès 2016 en collaboration avec deux politistes basés en France, Thomas Aguilera (Sciences-Po Rennes) et Francesca Artioli (École d’urbanisme de Paris, Université Paris-Est), qui ont respectivement travaillé sur les cas de Paris et de Milan. Lors d’un atelier en 2016, nous avons constaté que la littérature universitaire sur les locations de courte durée, sur les plateformes numériques et sur leurs impacts urbains n’avait pas beaucoup porté sur la compréhension des processus de politisation et sur les réponses politiques apportées (Artioli, 2018). Nous avons donc commencé à explorer le terrain pour expliquer les différentes manières de cadrer et de réguler cette activité dans les grandes villes européennes. Certaines municipalités ont pris des mesures de régulation sévères pour limiter et même pour bannir les locations de courte durée (Berlin, Amsterdam ou Barcelone). D’autres ont essayé de trouver un compromis entre l’attractivité touristique et la protection des usages résidentiels, notamment à Paris ou à Londres. Quelques municipalités, comme Milan, ont préféré une approche de régulation a minima tout en encourageant l’économie dite « collaborative », tandis que d’autres n’ont pas (ou pas encore) légiféré. Dans certains cas, ce sont les gouvernements nationaux qui ont introduit de nouvelles régulations (Royaume-Uni, France, Portugal).

Notre recherche comparative est basée sur le postulat que les différences entre ces formes de régulation ne peuvent être simplement lues comme le reflet des conditions socioéconomiques d’une ville (c’est-à-dire qu’elles ne sont pas simplement proportionnelles ni à l’intensité des flux touristiques, ni à l’acuité de la crise du logement), mais qu’elles sont le produit d’une bataille entre des acteurs collectifs aux intérêts multiples, dont les modes d’action et les discours sont inscrits dans des arrangements institutionnels qui varient d’un contexte à l’autre. Nous utilisons donc une approche sociologique des politiques publiques pour identifier les processus de politisation, d’action collective et de régulation des locations de courte durée, que nous avons développée dans une phase « pilote » de comparaison préliminaire de trois cas dissemblables : Barcelone, Paris et Milan (Aguilera et al., 2019a).

Nous considérons que les différences entre les régulations d’une ville à l’autre s’expliquent par les types d’acteurs qui les premiers politisent ce sujet et l’inscrivent dans un certain registre de politique publique, par les types d’instruments de régulation qui sont traditionnellement utilisés, et par la distribution des compétences entre les échelles de gouvernement. Les acteurs qui ont politisé ce sujet dans chaque ville ne sont pas nécessairement les mêmes : à Barcelone, ce sont les associations d’habitants et les mouvements locaux contre la gentrification et la touristification ; à Paris, l’industrie hôtelière et les responsables municipaux en charge du logement ; à Milan, les partisans de l’économie collaborative (au niveau local) et l’industrie hôtelière (au niveau régional). Une fois que ces régulations sont en place, elles sont continuellement sujettes à d’intenses débats dans lesquels six types d’acteurs s’affrontent : les opérateurs professionnels de locations de courte durée, les opérateurs non professionnels qui partagent leur logement, l’industrie hôtelière, les associations d’habitants et les mouvements citoyens, les acteurs de l’économie collaborative, et les plateformes. Chacun de ces acteurs construit des discours différents sur le sujet et invoquent, dans la bataille autour de la régulation du phénomène, différents types de « droits » (Aguilera et al., 2019a), par exemple : le droit au libre usage de sa propriété privée, le droit au « partage », le droit à un environnement concurrentiel égal pour tous les acteurs économiques, le droit au logement, le droit à la tranquillité… (ibid., 2019a). En outre, comme cela a déjà été souligné par plusieurs chercheurs, toutes les villes ont de grandes difficultés lors de la mise en œuvre de ces régulations : elles ont des moyens d’inspection et de contrôle limités, et les plateformes ont refusé de leur donner accès aux données individuelles des hébergeurs qui permettraient d’identifier les infractions aux régulations locales. Les municipalités doivent donc « gouverner sans données » (Aguilera et al., 2019b).

Nous allons poursuivre cette recherche dans les années à venir et préparer un livre à ce sujet, dans lequel nous souhaitons contribuer aux débats sur l’impact des flux de mobilité et des technologies et entreprises du numérique sur les processus de changement urbain et sur la capacité de régulation des acteurs publics. Nous nous ancrons dans le réseau de recherche urbaine comparative lancé par nos collègues de l’École urbaine de Sciences Po Paris intitulé « What is (not) governed in the large metropolis ». Nous pensons que le travail comparatif est crucial pour comprendre comment des pays différents sont confrontés aux « défis posés par l’avènement du capitalisme numérique » (Thelen, 2018 : 939). En particulier, les défis de cette « gouvernance sans données », à l’heure d’un capitalisme mondial numérique et des big data (Courmont et Le Galès, 2019), sont un sujet qui devient crucial dans les recherches actuelles en études urbaines.

N.B. : À quoi s’opposent les associations d’habitants et les autres collectifs qui se sont mobilisés autour des effets du tourisme urbain, et que proposent-ils ?

C.C. : Comme je l’ai déjà mentionné, les mobilisations sociales et les formes d’action collective qui sont apparues autour des questions de tourisme urbain sont très diverses en termes de composition, d’échelle, de thèmes de mobilisation et de types de revendications (Novy et Colomb, 2019). Dans certaines villes, des sites ou des quartiers spécifiques sont transformés en objets de mobilisations, soit parce qu’ils sont progressivement devenus surutilisés (on peut illustrer cela avec les travaux d’Arias-Sans et Russo, 2016, sur le conflit autour du parc Güell à Barcelone), soit parce qu’ils sont récemment devenus des lieux d’attractivité touristique. Les mobilisations se sont par ailleurs axées sur certains types de tourisme, comme le tourisme « alcoolisé » ou le tourisme de croisière (voir la campagne contre les grands bateaux de croisière « No Grandi Navi » à Venise étudiée par Vianello, 2016).

Dans certaines villes (en particulier d’Europe du Sud, là où le tourisme s’est massifié), de nouvelles coalitions d’associations d’habitants et de groupes locaux se sont formées et ont lancé des campagnes contre la touristification de leur ville (ainsi l’Assemblea de Barris per un Turisme Sostenible de Barcelone, qui rassemble 30 entités). Dans d’autres villes, la politisation du tourisme urbain est venue de groupes d’activistes déjà organisés autour des questions de droit au logement et de lutte contre les menaces d’expulsion. Les questions associées au tourisme y ont donc été intégrées dans des protestations plus générales contre le modèle dominant de développement adopté par les élites urbaines, dans lequel l’économie touristique n’est qu’une dimension.

Dans certains cas, les touristes sont explicitement ciblés comme des « indésirables » à travers des slogans ou des graffitis hostiles (mais rarement à travers des actes d’intimidation directe). Mais le plus souvent, les arguments et les demandes formulés par les activistes concernés par les questions de tourisme sont moins « anti-touristes » qu’elles ne sont critiques vis-à-vis de l’industrie du tourisme et de l’attitude des gouvernements municipaux – notamment d’un manque de régulation des effets négatifs du tourisme. Les modes d’action et les répertoires de contention des mobilisations sociales autour du tourisme sont divers. Ils incluent des graffitis ou des artefacts visuels dans l’espace public ; l’organisation de meetings et de débats publics ; des campagnes de conscientisation du grand public sur ces enjeux, notamment à travers les réseaux sociaux ; des protestations publiques et des manifestations ; la réappropriation symbolique d’espaces perçus comme envahis par les touristes ; des recours juridiques pour combattre les locations de courte durée illégales ; et du lobbying auprès des décideurs politiques pour demander davantage de régulations. Les mobilisations ont cependant rarement réussi, jusqu’à présent, à articuler des modèles alternatifs et plus équitables de développement pour les espaces touristiques.

Pour autant, les mobilisations sociales liées au tourisme que nous observons à travers le monde n’inscrivent pas toutes leur combat sous l’étiquette du « droit à la ville » ou de grandes revendications radicales. Il existe une certaine tendance parmi les chercheurs à « romancer » les mobilisations urbaines ou à les aborder à travers un cadrage normatif en termes de « droit à la ville » et de « révolution urbaine » – un cadrage qui devient en partie une interprétation, en partie une distorsion des objectifs de certaines mouvements, comme le notent à juste titre Justus Uitermark, Walter Nicholls et Marteen Loopmans (2012). Les protestations contre le tourisme ne doivent pas toutes être considérées comme des mobilisations sociales progressistes qui luttent contre les inégalités urbaines et portent en elles un agenda de transformation radicale. À Paris, par exemple, Maria Gravari-Barbas et Sébastien Jacquot (2016) montrent qu’il n’existe pas de mouvement « anti-tourisme » inscrit dans le discours radical contre la gentrification ou les politiques « néolibérales ». Dans cette ville, les habitants des classes moyenne et supérieure ont intégré les questions de tourisme au nom de la défense de leur « qualité de vie ». Dans certains cas, les mobilisations peuvent même être réactionnaires et hostiles, quand les réactions à l’égard des visiteurs expriment des sentiments négatifs plus profonds à l’égard d’étrangers « indésirables ».

Il est intéressant de se pencher sur la réponse des pouvoirs publics et des grands acteurs du secteur du tourisme face à la croissance des mobilisations pour protester contre les effets du tourisme urbain. Dans un article récent, nous avons suggéré l’existence de quatre grands types de réponse (Novy et Colomb, 2019) :

  1. Une approche de déni et d’inaction, qui continue à donner la priorité au développement du tourisme dans la ville.

  2. Souvent, en corollaire de la première attitude, des tentatives de délégitimation des acteurs critiques et des protestations, à travers l’accusation contre celles-ci de « tourismophobie » ou de mise en péril de la prospérité économique locale.

  3. Des changements mineurs de politiques publiques et des gestes symboliques qui visent à minimiser certains impacts négatifs.

  4. Des actions politiques et des réponses plus substantielles qui visent à changer la gouvernance du tourisme dans ses dimensions procédurales, ou dans sa nature même et son rôle dans l’économie urbaine.

Ces quatre types de réponses ne sont pas exclusifs les uns des autres, ils se chevauchent dans une certaine mesure.

N.B.: Parlez-nous davantage de Barcelone, cette ville que vous connaissez. Est-ce un des rares exemples de ville ayant fourni une réponse politique substantielle pour modifier la gouvernance du tourisme ?

C.C. : Oui, en effet, rares sont les municipalités qui ont engagé des transformations en profondeur dans la gouvernance du tourisme. Le cas de Barcelone est le plus caractéristique : les mouvements citoyens ont remis en cause le « régime urbain pro-touristique » et influencé les orientations politiques du gouvernement municipal (Russo et Scarnato, 2018). Il est intéressant d’analyser comment et pourquoi cela s’est produit, et à quel point un tel processus est fragile. La croissance exponentielle du nombre de touristes à Barcelone a commencé à partir des Jeux olympiques de 1992. Le soutien de la croissance du secteur du tourisme a été un pilier central des agendas des gouvernements municipaux successifs jusqu’à 2015, par-delà les sensibilités partisanes. À partir de 2008, dans le contexte de la crise économique qui a profondément affecté les villes espagnoles, la plupart des élites locales et des médias n’ont eu de cesse de réitérer l’importance du tourisme pour l’économie locale (ce secteur représente entre 10 % à 12 % du produit intérieur brut de Barcelone).

Cependant, dans les années 2000, ce consensus a été ébranlé par des voix venues des quartiers du centre historique où ces flux touristiques se concentrent. Les associations du Barri Gòtic, de Casc Antic et de la Barceloneta ont commencé à pointer, dans leurs réunions, le bruit et les nuisances causés par les usages touristiques et par la croissance rapide des locations saisonnières. À partir de 2010, la Fédération des associations de quartier de Barcelone (FAVB) a commencé à faire de la question touristique l’un des axes majeurs de ses revendications, soulignant les effets négatifs du tourisme de masse dans la ville. En août 2014, un incident mineur a reçu une forte attention médiatique locale, nationale et internationale, et a constitué l’événement de trop pour les associations de résidents du centre historique, exaspérées par l’inaction des pouvoir publics. Trois jeunes hommes ont circulé totalement nus, en plein jour, dans les rues du front de mer de La Barceloneta, insensibles aux outrages causés aux passants et sans que la police n’intervienne (Kassam, 2014). Dans les jours qui ont suivi, les associations ont organisé des concerts de protestation et des manifestations devant la mairie pour demander une meilleure régulation du tourisme, avec pour slogan « Barcelone n’est pas à vendre ».

Les élections municipales de mai 2015 ont ouvert une fenêtre d’opportunité qui a été saisie par les activistes en vue de mettre le tourisme à l’agenda politique de manière centrale. La FAVB a préparé une liste de dix demandes qu’elle a envoyée à tous les partis politiques. Ces demandes incluaient, par exemple, un moratoire sur les constructions d’hôtels, l’interdiction de la conversion d’unités résidentielles en locations saisonnières, la mise en œuvre de mesures efficaces contre les locations de courte durée illégales, la protection des commerces traditionnels, des mesures de régulation des mobilités touristiques (bus et vélos), des mesures contre le bruit, contre l’empiètement touristique dans l’espace public et contre les incivilités, et l’utilisation de la taxe de séjour pour soutenir des projets bénéficiant aux habitants. En 2015, le réseau de l’Assemblea de Barris per un Turisme Sostenible (ABTS) a été créé et ses membres conçoivent la question du tourisme dans le cadre plus vaste de critiques contre l’orientation des politiques urbaines municipales et l’inaction des pouvoirs publics face à des sujets comme la crise du logement.

Au même moment, la plateforme citoyenne Barcelona en Comú, née en juin 2014 à partir du terreau fertile des mouvements sociaux dits « du 15 mai 2011 » (mouvement des Indignés), s’est saisie d’une grande partie des demandes populaires au sujet du tourisme. En mai 2015, Barcelona en Comú a gagné les élections municipales de peu en obtenant 11 sièges sur 41, et la figure de proue de ce mouvement, Ada Colau, une ancienne activiste engagée dans la défense contre les expulsions, est devenue maire de Barcelone. Un certain nombre de mesures ont été rapidement prises pour donner le signal d’un changement de cap par rapport au tourisme. La participation de la ville à une candidature pour l’organisation des Jeux olympiques d’hiver a été retirée. En juillet 2015, un moratoire d’un an, fort controversé, portant sur les constructions d’hôtels et sur les autorisations administratives d’ouverture de locations de courte durée, a été voté. En janvier 2017, le conseil municipal a publié un Plan stratégique du tourisme qui offre une vision intersectorielle de la gouvernance touristique afin de « garantir l’intérêt général de la ville » et de rendre possible la conciliation entre les pratiques des touristes et celles des résidents permanents de la ville (Ajuntament de Barcelona, 2017). En parallèle, un Plan spécial d’urbanisme pour les logements touristiques (PEUAT) a été préparé, accompagné par une augmentation des capacités d’inspection afin de juguler la croissance des locations de courte durée et fermer celles qui sortent du cadre légal. Un nouvel organe consultatif (le Conseil ville et tourisme) a été créé pour rassembler les acteurs clés des secteurs privés, publics et de la société civile afin de débattre de la politique touristique.

Sans surprise, la mise en œuvre concrète de cet agenda politique n’a pas été aisée, compte tenu du poids des intérêts privés et de la position minoritaire de Barcelona en Comú dans un conseil municipal fragmenté en sept partis et travaillé par les lignes de division entre séparatistes catalans et partisans de l’union avec l’Espagne. Barcelona en Comú est certes, depuis 2015, proche des mouvements sociaux et a réalisé des progrès pour lutter contre la prolifération des locations de courte durée illégales, mais les flux touristiques ne cessent d’augmenter et les effets néfastes du tourisme semblent difficiles à contrôler. C’est pourquoi l’ABTS continue sans relâche à faire pression sur le gouvernement local, et fait aujourd’hui de la « décroissance touristique » son mot d’ordre (Fernández Medrano et Pardo Rivacoba, 2017), ce qui peut apparaître comme un objectif utopique à l’heure de la mobilité globale. Par ailleurs, une partie des médias espagnols et catalans, les lobbies de l’industrie touristique et des politiciens de droite ont souvent discrédité les critiques émanant de la FAVB et de l’ABTS en les accusant de « tourismophobie » (Milano, 2017). Mais comme on l’a vu, les mobilisations sociales ne ciblent pas directement les touristes, ce qui n’empêche pas des slogans, des graffitis ou des incidents de vandalisme de la part d’une minorité d’activistes parmi les plus radicaux (Hughes, 2018). La majorité des personnes mobilisées rappellent de manière permanente qu’elles ne visent pas les touristes ou le tourisme en tant que tels, mais sa croissance incontrôlée, la non-régulation de ses effets et le laissez-faire des pouvoirs publics vis-à-vis des grands acteurs privés.

L’expérience de Barcelone montre donc la voie vers une meilleure « gouvernance du tourisme », mais expose aussi la difficulté de sa mise en œuvre. Elle fait émerger des questions de recherche et de politiques publiques importantes pour l’avenir : comment affronter, dans les villes, les conséquences des flux et des pratiques de tourisme et de mobilité des « usagers temporaires » ? Comment envisager de nouvelles formes de régulation à l’heure de l’hyper-mobilité globale ? Comment trouver un équilibre entre la nécessaire protection du droit des habitants à rester vivre et travailler dignement dans leur ville, et le « droit à la mobilité » de chacun ? Quels modèles plus équitables et plus durables peuvent être dessinés pour le développement touristique ?