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Depuis quelques années, le patrimoine bioculturel de la péninsule du Yucatán se trouve au milieu de disputes entre les sociétés locales mayas et différents acteurs exogènes : institutions gouvernementales, entreprises privées ou les deux en même temps, intéressées par l’appropriation de territoires à fort potentiel touristique. Au cours des dix dernières années, de multiples mégaprojets ont été implantés : parcs éoliens ou solaires, plantations de soja transgénique, extraction pétrolière, fermes industrielles porcines, infrastructures touristiques ; ils sont indéniablement associés à l’augmentation du nombre de conflits socio-territoriaux.

L’arrière-pays maya, région rurale de la péninsule du Yucatán à la grande biodiversité culturelle et à la tenure foncière en grande partie collective, est marqué par une mise en tourisme accélérée et intense. Cette proposition présente une brève analyse de conflits socio-territoriaux, vient enrichir un certain nombre de travaux sur le sujet et tente d’apporter une vision régionale à une problématique croissante. Si le numéro 52 d’Écologie politique, revue espagnole semestrielle reflétant les débats autour du pouvoir politique sur les conflits socio-environnementaux, était centré sur l’écologie politique du tourisme[1], seuls quelques articles traitaient des conflits socio-territoriaux au Mexique liés au tourisme. Ainsi, Lirio Gonzalez-Luna et Rosalia Vasquez-Toriz (2016) décrivaient une étude de cas où les membres de la société locale sont devenus salariés après l’intervention de l’État. D’autres études auparavant ont traité des conflits fonciers et de leur relation au tourisme au Mexique. D’ailleurs, dans un ouvrage au titre au combien évocateur, Il n’y a pas de paradis sans terre, coordonné par Gustavo Marín Guardado (2015), de nombreuses études de cas portent sur divers États mexicains (Basse-Californie, Chihuahua, Jalisco et de nombreux cas dans le Quintana Roo). Dans ce même ouvrage, les travaux d’Ana García de Fuentes et ses collègues (2015b) traitent de diverses études de cas en milieu rural yucatèque, montrant les tensions passées au révélateur du tourisme. D’autres études portent sur des cas urbains ou en cours d’urbanisation, comme les travaux de Clément Marie dit Chirot (2012 ; 2014), plus spécifiquement les cas de Playa del Carmen sur la Riviera Maya (Quintana Roo) et les baies de Huatulco sur la côte Pacifique (Oaxaca).

Ici, la proposition alimentera une réflexion plus générale sur les relations conflictuelles entre les sociétés locales incluses dans l’activité touristique et dans le concept de la diversité bioculturelle. En effet, au fil des dernières années, les transactions territoriales, comme les nommaient Patrice Melé (2011), sont en recrudescence, tout comme le nombre de mégaprojets, particulièrement ceux à des fins touristiques sur notre terrain d’étude, la péninsule du Yucatán et plus précisément l’arrière-pays de Cancún-Riviera Maya, région située à cheval sur l’État du Quintana Roo et l’est de l’État du Yucatán. Alors, en quoi et comment la diversité bioculturelle est-elle menacée par de nombreux conflits socio-environnementaux liés à l’activité touristique au cœur de l’arrière-pays maya ?

Méthodologiquement, plusieurs formes de production des données ont été combinées durant le travail de terrain réalisé entre 2015 et 2018, la principale étant l’observation associée à des entretiens informels au sein de différents villages de l’arrière-pays et une dizaine d’entretiens auprès d’acteurs clés. Ce travail a été complété par une révision bibliographique et une revue de presse. Cette dernière, entre 2012 et 2016, compte une centaine d’entrées tirées de journaux locaux et régionaux (Por Esto, Diario de Yucatán, Novedades Quintana Roo, Milenio), ou de quotidiens nationaux (El Universal, La Jornada, El Financiero). Cette revue de presse a permis non seulement une contextualisation du tourisme dans les villages mayas, mais aussi un suivi de certains financements publics par exemple. Aux entretiens formels s’ajoutent de nombreuses conversations informelles et des moments d’observation directe plus ou moins participante.

Dans une première partie, nous montrons la corrélation entre la gestion des ressources naturelles et la cosmovision des sociétés locales se traduisant par le concept de biodiversité culturelle et sa traduction dans la péninsule du Yucatán. La seconde partie est consacrée à l’analyse à l’échelle régionale de la mise en tourisme des espaces ruraux dans le Yucatán et plus spécifiquement l’arrière-pays maya, où la mise en tourisme est particulièrement accélérée et brutale. La troisième partie est consacrée à la description de conflits socio-territoriaux dans des villages de l’arrière-pays maya mis en tourisme récemment, et d’une certaine manière les menaces à la diversité bioculturelle.

Sociétés locales et biodiversité culturelle au Mexique

Le concept de biodiversité bioculturelle a été abordé par différents auteurs en Amérique latine et au Mexique, pays comptant une biodiversité exceptionnelle et la plus importante population indienne du continent américain. Ainsi, Victor Toledo et Eckart Boege ont montré dans différents travaux qu’il existait une corrélation assez forte entre la conservation de la biodiversité au Mexique et le territoire des populations originaires (Toledo et al., 2001 ; Boege, 2008 ; Toledo, 2015). Le concept de biodiversité culturelle associe les langues, la culture (mode de vie) et la diversité biologique avec les territoires indiens. Les cultures indiennes se sont développées dans un environnement avec une très grande diversité biologique et interagissent avec les écosystèmes à long terme. D’autres auteurs comme Jean Foyer et David Dumoulin (2013) ont qualifié ce courant hétéroclite comme étant un « environnementalisme social mexicain » et montré comment il a émergé dans les années 1970 et 1980 sur la base de théories critiques, de mouvements politiques issus de la gauche mexicaine et de projets de développement local. Les années 1990 et 2000 ont vu ce mouvement de l’environnementalisme social confronté au double défi de l’institutionnalisation et de l’internationalisation.

La biodiversité culturelle comme résultante de l’action des sociétés locales sur leur environnement

Victor Todelo et ses collègues (2001) présentent ainsi un travail fondamental dans l’Atlas ethnologique du Mexique et d’Amérique centrale, où ils démontrent les liens étroits et indissolubles entre le patrimoine naturel et les savoirs des peuples indiens : le patrimoine bioculturel. Autrement dit, la recherche accumulée durant trois décennies et appartenant à des champs comme la biologie de la conservation, la linguistique et l’anthropologie des cultures contemporaines, l’ethnobiologie et l’ethnoécologie, a coïncidé en un point : la biodiversité mondiale sera effectivement préservée dans la mesure où la diversité culturelle est protégée, et vice versa. Le patrimoine bioculturel peut être divisé de cette manière : les ressources naturelles biotiques avec degré d’intervention humaine plus ou moins important, les agrosystèmes traditionnels, et la diversité biologique domestique avec leurs ressources phytogénétiques respectives développées ou adaptées localement. Ces activités se développent autour de pratiques productives (praxis), organisées dans un répertoire de connaissances traditionnelles (corpus) et mettant en relation l’interprétation de la nature avec le système symbolique et des croyances (cosmos) liées aux rituels et aux mythes originels (Toledo et al., 2001 ; Boege, 2008).

Dans une étude publiée en 2008, à l’échelle mexicaine, Boege montrait qu’au moins 60 % de toutes les forêts nationales étaient administrées par des ejidos[2] et des communautés, et que 42 % de celles-ci sont indiennes. Ces chiffres signifient que les écosystèmes naturels analysés sont avant tout des espaces bioculturels de longue durée sur lesquels les sociétés locales interviennent et agissent. Aussi, les réformes agraires du XXe siècle ont cédé l’administration de ces territoires aux sociétés locales. L’ejido et la communauté sont des formes de propriété foncière distribuée aux paysans et aux villages indiens avec la réforme agraire (comme l’article 27 de la Constitution de 1917). L’ejido typique a été constitué de terres destinées à des parcelles individuelles, des terres d’usage commun et des terres destinées à des logements et à une infrastructure urbaine (parcelles urbaines) ; il se différenciait de la communauté, étant une donation attribuée par l’État à un groupe organisé de paysans sans terre. De son côté, la communauté consistait en une restitution des terres qui jadis appartenaient à un village d’Indiens ayant conservé les titres de propriété, le plus souvent d’origine coloniale. Les deux formes ont été conçues comme des propriétés sociales, ce qui signifie qu’elles ne pouvaient être ni vendues ni louées par leurs bénéficiaires, qui n’avaient droit à celles-ci qu’en appartenant à un groupe organisé.

Dans l’article 27 de la Constitution, l’État garantissait l’usufruit des terres redistribuées aux ejidos et confirmait les droits ancestraux des communautés sur leurs territoires. Né de la révolution de 1910 afin de doter les paysans de terres, cet article a été réformé en 1992 dans l’intention de permettre l’ouverture d’un marché des terres et cette institution est devenue au fil du temps une structure complexe en raison des modifications élaborées par les gouvernements successifs. On calcule que le secteur ejidal est composé de 2,9 millions de bénéficiaires qui représentent 54,7 % du total des personnes possédant un droit à la terre ; et ils possèdent 101,3 millions d’hectares, ce qui signifie 51,4 % du total de la superficie disponible (Baños Ramirez, 1991). Vingt-cinq ans plus tard, en 2015, selon le Registre agraire national, plus de 51 % de la superficie totale du Mexique reste sous le statut de propriété sociale, c’est-à-dire communale et ejidale (RAN, 2016). La présence indienne sur les territoires détermine une grande expérience dans l’exploitation et la gestion des ressources naturelles. Elle révèle ainsi les processus de domestication et de semi-domestication dans lesquels les cultures indiennes manipulent volontairement certaines espèces végétales pour augmenter leur accès à diverses ressources végétales. L’illustration 1 montre la forte corrélation qui existe entre les régions indiennes et les espaces protégés à la couverture végétale assez dense.

Illustration  1 

Zones de conservation écologique et régions indiennes au Mexique

Zones de conservation écologique et régions indiennes au Mexique
Source : Élaboration des auteurs à partir de Toledo et al. (2001).

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Déjà en 2000, Victor Manuel Toledo[3] recensait de nombreuses initiatives impliquant une dimension environnementale en territoires indigènes et désignait comme « zapatisme vert » cette rencontre entre populations indigènes et écologie (Toledo, 2000). Quinze ans plus tard, dans son livre au titre au combien évocateur, El ecocidio en México: la batalla es por la vida [L’écocide au Mexique : la bataille est pour la vie], le même Toledo (2015) décrit les 420 conflits socio-environnementaux existants au Mexique, dont 24 à des fins touristiques. En termes touristiques, dans les années 1990, les mégaprojets impulsés par le Fonds national pour le tourisme (FONATUR) prennent la forme de centres intégralement planifiés créés grâce à des crédits obtenus de la Banque interaméricaine de développement (BID) et du Fonds monétaire international (FMI). Depuis 2015, de nombreux mégaprojets touristiques se sont implantés dans des territoires où la diversité bioculturelle est menacée. Dans ce contexte, il apparaît légitime d’associer le contrôle du développement touristique par les sociétés locales comme une possible manière de conserver les ressources bioculturelles. La péninsule du Yucatán au sud-est du Mexique, terre du Mayab ou des Mayas des basses-terres, est un espace où s’exprime cette diversité bioculturelle mais aussi où les mégaprojets touristiques se multiplient, comme de décrivent Gonzalez-Luna et Vasquez-Toriz (2016). En effet, lesdits mégaprojets d’infrastructure et de développement ont constitué historiquement un des axes des politiques publiques les plus controversés en Amérique latine. Loin d’être des initiatives apolitiques qui répondent toujours au bien-être général et à l’« utilité publique », les mégaprojets se sont convertis en des champs de bataille où s’articulent des intérêts particuliers et où se succèdent de complexes processus d’interprétation et de signification de la réalité politique (Domínguez, 2015). Devant ces mégaprojets, certains acteurs locaux utilisent la question environnementale dans le cadre de mobilisations collectives.

La péninsule du Yucatán, terre des Mayas d’hier et d’aujourd’hui

La forêt tropicale basse est la principale couverture végétale naturelle dans la péninsule du Yucatán, avec des variations liées à la hausse des précipitations. Elle est composée d’une forêt basse caducifoliée au nord-est et de forêts moyennes et hautes, avec des essences à feuilles persistantes. Sur les côtes prédominent les mangroves et les terres intérieures abritent de nombreuses zones humides. La péninsule du Yucatán possède une couverture végétale de plus de 80 % de sa superficie totale, comme on peut le constater au tableau 1. En revanche, autant les forêts que leurs habitants sont menacés par les mégaprojets réalisés ou à venir. S’il y a des tentatives de protection du patrimoine naturel par le biais des systèmes d’aires naturelles protégées, les peuples indiens et leurs savoirs sont peu considérés. Dans la péninsule du Yucatán, il existe 26 aires naturelles protégées de type fédéral, 19 aires naturelles protégées de type régional[4], 5 aires naturelles protégées municipales et 6 réserves privées, sans comptabiliser les nombreuses aires de protection ejidales, comme l’ejido San Crisanto (côte du Yucatán) ou l’ejido XCumil à Ek Balam (région de l’arrière-pays maya). Ainsi, si plus de 80 % de la superficie territoriale de la péninsule du Yucatán est couverte de végétation, il n’y en a que 27 % dans un schéma de conservation.

Tableau 1 

Couverture végétale et schémas de conservation dans la péninsule du Yucatán (en milliers d’hectares)

Couverture végétale et schémas de conservation dans la péninsule du Yucatán (en milliers d’hectares)
Source : Élaboration personnelle à partir de : Food and Agriculture Organization of the United Nations, 2000 ; CONABIO, 2015 ; 2016 ; SEMARNAT et CONANP, 2016 ; CONAMP, 2017.

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La péninsule du Yucatán est aussi une région culturelle, celle des Mayas des basses-terres, dont l’importance historique et la présence actuelle, liées au paysage naturel, confèrent à ce territoire une identité clairement différenciée du reste du pays. Selon le recensement de l’Institut national d’information statistique et géographique en 2010 (INEGI, 2010), des 4,1 millions d’habitants qui vivaient dans la péninsule, 22 % parlaient le maya yucatèque. La population se concentre dans le nord-est de l’État du Yucatán et sur les côtes, alors que la densité de la population dans les terres intérieures, particulièrement dans le Campeche et le Quintana Roo, est très faible. Du point de vue économique, les activités primaires de la péninsule représentent 1,25 % du produit intérieur brut péninsulaire (INEGI, 2014).

Le monde rural yucatèque est caractérisé par la persistance économique traditionnelle de la milpa, complexe système de polyculture (maïs de diverses variétés, haricots et calebasses) associée à la roza, la tumba ou la quema, un système de culture traditionnelle itinérante sur brûlis, consistant à rozar (essarter, défricher), à tumbar (abattre les arbres) et à quemar (brûler abattis et souches) avant de planter. La milpa yucatèque inclut aussi une diversité de fruits et légumes, ainsi que des animaux élevés dans les jardins et les cours[5] (Terán et Rasmussen, 1994). Cette économie se trouve en franc déclin en raison de la pression des productions commerciales et de la migration des paysans vers les villes pour trouver des emplois dans la construction et les activités tertiaires urbaines.

Aujourd’hui, le système agricole péninsulaire est marqué par l’élevage bovin dans l’est de l’État du Yucatán, à la base de la déforestation d’énormes superficies. La porciculture et l’aviculture représentent 57 % du volume de la production primaire. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de nombreuses pêcheries se sont développées : crevettes dans le Campeche, mérous et poulpes dans le Yucatán et langoustes dans le Quintana Roo.

L’activité économique la plus importante du Campeche, depuis les années 1970, est l’extraction pétrolière et de gaz sur plateformes marines. Le Yucatán est un État tertiaire et sa capitale, Mérida, est le principal centre commercial et de services éducatifs et médicaux du sud et sud-est mexicain et compte sur un certain développement industriel, minime à l’échelle nationale mais significatif à celle du sud (industrie alimentaire et maquiladoras de textiles, meubles et bijoux). Le patrimoine archéologique et culturel est aujourd’hui mis en tourisme : Mérida et la zone archéologique de Chichen Itza, patrimoine culturel de l’humanité, sont les attraits principaux. Le Quintana Roo est l’unique État mexicain bordé par la mer des Caraïbes ; dans les années 1970, la ville de Cancún, dans le nord-est de l’État, a été développée dans un lieu inhabité converti aujourd’hui en la principale destination touristique latino-américaine.

Si le Centre intégralement planifié de Cancún peut être considéré comme l’un des premiers mégaprojets de la région, l’illustration 2 montre que nombreux mégaprojets et pas seulement ceux liés à l’activité touristique sont en cours d’implantation dans la péninsule du Yucatán : la pression foncière exercée par le capitalisme vert, facilité par les différentes réformes énergétiques, se traduit par des processus de parcellisations d’ejidos, des ventes ou locations de parcelles permettant de nouveaux investissements pour la construction de parcs éoliens et solaires, et de nouvelles prospections pétrolières. Dans l’État du Campeche à la déforestation haletante, les nouvelles terres agricoles ont un fort potentiel pour la production de soja transgénique. Dans la municipalité de Holpechen située au nord du Campeche, la résistance contre ce type d’agriculture industrielle s’organise au sein de la société civile, se cristallisant autour des apiculteurs mayas du nord de l’État. Mais c’est bien le tourisme qui attirera plus spécialement notre attention ici, une activité en forte expansion au cœur de la péninsule. Le littoral Cancún-Riviera Maya, haut-lieu touristique, a attiré en 2017 environ 30 millions de touristes. Au cœur de l’arrière-pays maya, région touristique située derrière le littoral et grandement connectée par le réseau routier, la mise en tourisme a cristallisé des tensions dans certains villages et plus particulièrement dans la municipalité de Valladolid. En effet, de nombreux investisseurs s’intéressent à l’acquisition de cenotes pour y développer des parcs thématiques, et ce, malgré une tenure foncière majoritairement collective.

Illustration 2 

Conservation et mégaprojets au cœur de la péninsule du Yucatán

Conservation et mégaprojets au cœur de la péninsule du Yucatán
Source : Élaboration personnelle à partir de CONABIO, 2015 ; García de Fuentes et al., 2015a ; SEMARNAT et CONANP, 2016 ; CONABIO, 2016 ; CONANP, 2017 ; Llano Vázquez et Flores Lot, 2017 ; Flores et Deniau, 2019.

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Mise en tourisme des espaces ruraux et structuration d’une région touristique : l’arrière-pays maya

La mise en tourisme de l’arrière-pays maya est liée au modèle interventionniste de l’État fédéral mexicain (Jouault et al., 2017). Brièvement, rappelons qu’entre 1980 et 2000, le programme du développement du secteur du tourisme (1995-2000) et le programme du monde maya (1988) ont impulsé des destinations touristiques, comme les sites archéologiques et les villes coloniales du sud-est mexicain, et des destinations internationales, telles que la Barranca del Cobre dans l’État du Chihuahua. Ensuite, le programme « Villages magiques[6] », lancé par le ministère du Tourisme en 2001 pour mettre en valeur des villages aux attributs symboliques, légendaires, historiques, etc., a contribué à valoriser un ensemble de villages présents dans l’imaginaire collectif mexicain. Au fil des années, le nombre de villages recevant le label a augmenté, pour culminer à 111 en 2016. Enfin, le programme sectoriel de tourisme 2007-2012 et le programme intersectoriel de tourisme de nature ont facilité l’émergence de nouvelles pratiques touristiques (tourisme alternatif, écotourisme, tourisme rural communautaire, etc.) et de nouveaux lieux touristiques. En effet, plus de 2000 lieux touristiques naissent grâce au programme de tourisme alternatif en zones indigènes de la Commission pour le développement des peuples indiens ou CDI, programme devenu PRO-IN lors du sexennat suivant.

La péninsule du Yucatán n’a pas échappé à cette mise en tourisme, notamment attribuable aux effets de proximité avec Cancún-Riviera Maya, couloir littoral de 150 kilomètres à l’intensité touristique fort dense. Le processus de mise en tourisme de la péninsule du Yucatán débuté dès le XIXe siècle avec les expéditions de nombreux aventuriers aujourd’hui connus par leurs écrits ou leurs esquisses a vécu un tournant avec le boom touristique de Cancún amorcé au milieu des années 1970. Les années 1990 ont marqué l’expansion du couloir touristique littoral connu aujourd’hui comme Riviera Maya. Puis les années 2000 ont été marquées par l’apogée et l’expansion du tourisme alternatif vers la région intérieure de la péninsule, l’arrière-pays maya. La mise en tourisme de la péninsule du Yucatán n’est cependant pas uniforme et homogène. La région formée par le couloir Cancún-Riviera Maya et son arrière-pays attire particulièrement l’attention des chercheurs en sciences sociales en raison de la rapidité et de l’intensité de la mise en tourisme de cet espace rural à forte consonance maya.

Le concept d’arrière-pays touristique est lié aux notions d’intérieur, de marge et de périphérie et se réfère à la région intérieure où l’offre touristique émerge dans un espace rural en tant qu’alternative au tourisme littoral de masse, avec les caractéristiques distinctes de proposer le contact avec la nature et la culture locale. L’arrière-pays du littoral Cancún-Riviera Maya est une région où certaines communautés rurales de l’intérieur ont opté pour un développement des activités touristiques à partir des possibilités offertes par leur localisation et leurs caractéristiques géomorphologique, biogéographique et socioculturelle. Cet arrière-pays offre au touriste la possibilité de diversifier ses pratiques touristiques à travers la découverte du « monde maya profond » et de « l’exubérante forêt tropicale » comme compléments à la découverte du littoral. L’arrière-pays représente la diversification de l’offre touristique classique en complémentarité de l’offre du littoral Cancún-Riviera Maya.

L’arrière-pays se caractérise par une mise en tourisme accélérée et brutale. Ainsi, si la tendance générale est à la mise en tourisme de l’espace rural intérieur selon des axes de pénétration qui suivent les routes, aucune réelle tendance de diffusion n’est flagrante. Le lien entre accessibilité, distance de Cancún-Riviera Maya et ouverture d’entreprises reste cependant très fort. Le tableau 2 montre comment l’offre de tourisme alternatif a constitué les nœuds du maillage de cet arrière-pays touristique. L’État central mexicain est l’un des principaux acteurs de cette mise en tourisme de l’espace rural par le biais de subventions versées à des groupes organisés de la société locale pour cette mise en tourisme. Dans de nombreux cas, un consultant, sorte d’agent de développement, facilite le rapprochement entre l’organisme financeur et le groupe d’habitants. Ces porteurs de projet forment alors, le plus souvent, une société coopérative à l’aide d’un consultant qui facilite les démarches avec les institutions bancaires, juridiques et autres dépendances du gouvernement fédéral ou de l’entité administrative. Grâce aux subventions, les entreprises construisent les infrastructures de services (hébergement, restauration, activités, etc.) et acquièrent les équipements nécessaires pour la gestion ou encore la mise en œuvre de l’activité touristique. Avant 2000, quatre entreprises sociales ont commencé à recevoir des touristes dans l’État du Quintana Roo ; puis, entre 2001 et 2006, sept entreprises ont initié leurs activités et, après 2007, 18 autres, dont 7 se situent dans l’État du Yucatán. De 2013 à 2016, 21 nouvelles entreprises ont ouvert leurs portes au public en plus d’une vingtaine d’ejidos qui manifestent d’ores et déjà un intérêt pour le tourisme (tableau 2). Ces entreprises sociales constituent un front pionnier dans le développement touristique régional alternatif au littoral caribéen.

Tableau 2 

Début des activités touristiques des entreprises sociales au cœur des villages de l’arrière-pays maya

Début des activités touristiques des entreprises sociales au cœur des villages de l’arrière-pays maya
Source : Jouault, 2018.

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Mais si le nombre d’entreprises sociales augmente et densifie le maillage de l’arrière-pays, dans bien des cas les sociétés locales perdent le contrôle de l’activité touristique et quelquefois la possession de la terre. Dans certains ejidos de la péninsule du Yucatán, un modèle commun de dépossession est le changement d’utilisation des terres habituellement utilisées afin de les transformer en parcelles aliénables pour des acheteurs étrangers de l’ejido. La tendance à la privatisation est donc particulièrement forte au cœur de l’arrière-pays maya où de nombreuses entreprises sociales ont fait face à des pressions pour privatiser, surtout en termes d’appropriation de terres ejidales. Ces privatisations peuvent être formelles (vente ou transformation de l’entreprise sociale) ou dissimulées. Dans le premier cas, il y a une transaction officielle entre l’acheteur et l’entreprise sociale. Dans le second, la privatisation dissimulée, les associés de la coopérative cèdent leurs parts aux acheteurs sans que ceux-ci n’apparaissent sur l’acte constitutif de l’entreprise sociale. Sans tomber dans l’écueil du mythe du bon sauvage et sans idéaliser les relations communautaires, ces privatisations sont une forme de conflits socio-territoriaux muets. Même s’il s’agit en effet de se méfier d’oppositions faciles entre « communautés » et porteurs de projet, les exemples qui suivent témoignent de tensions, voire de conflits au sein de villages de l’arrière-pays maya.

Des villages sous tension au cœur de l’arrière-pays maya : la biodiversité culturelle menacée ?

La mise en tourisme de certains espaces tout comme la croissance exponentielle de l’activité touristique ont révélé des tensions et dans certains cas des conflits. Les ressources mises en tourisme sont liées aux Mayas d’aujourd’hui : autant leur environnement naturel hérité que les us et coutumes commercialisés par des organisateurs de voyages sous la forme d’un certain ethnotourisme idéalisant quelques villages reculés. Toutefois, on ne saurait attribuer les conflits au seul phénomène touristique, le tourisme étant selon les cas un révélateur ou un accélérateur des conflits présents sur le territoire. Les trois cas présentés ici se situent au cœur de la municipalité de Valladolid et reflètent une tendance de fond : Punta Laguna, les cenotes de Dzitnup et les opérations du consortium XCaret aux alentours de Valladolid.

Pressions foncières sur les lagunes de Punta Laguna et Chabela

La localité de Punta Laguna est située à la limite des États du Yucatán et du Quintana Roo, et fait partie de l’ejido Valladolid, un des plus vastes du Yucatán. En 2002, la lagune de Punta Laguna a été déclarée « aire naturelle protégée », nommée Otoch Ma’ax Yetel Kooh, la maison du singe et du puma en langue maya yucatèque et communément connue comme le sanctuaire des singes-araignées. Un groupe d’habitants représentant 27 familles a alors profité de cette déclaration pour découvrir l’activité touristique en créant la société coopérative Najil Tucha, la maison du singe-araignée. En 2006, la coopérative a établi un contrat de concession d’une durée de 30 ans avec l’ejido afin de construire des sentiers et l’infrastructure nécessaires pour développer des activités touristiques. En 2008, l’aire naturelle protégée, d’une superficie d’environ 5000 hectares, incluait une lagune et a aussi été cataloguée comme site Ramsar[7] (Rivera-Nuñez, 2014). Actuellement, la société coopérative propose des tours guidés dans la forêt basse pour observer la faune et la flore, la visite d’un musée communautaire dédié à l’éducation environnementale et à la biodiversité de la réserve, ainsi que des tours de tyrolienne et de kayak. Ces dernières infrastructures ont été négociées et cédées par une agence qui s’était associée à la coopérative Najil Tucha il y a quelques années. Ainsi, 86 % des foyers de Punta Laguna percevaient des recettes liées à l’activité touristique en 2014 (ibid.).

La localisation géographique du site est stratégique, puisqu’y convergent les routes entre Holbox, Cancún, Tulum, les sites archéologiques de Cobá et Chichen Itzá, ainsi que le village de Valladolid. En 2013, les représentants de l’ejido de Valladolid ont proposé la division de cette partie de l’ejido, dans l’idée de la vendre par la suite. L’assesseur juridique et principal bénéficiaire de la division des terres de l’ejido, proche des institutions gouvernementales, justifie la décision de résilier le contrat d’usufruit en faveur des habitants de Punta Laguna (Caballero, 2015) car la société coopérative Najil Tucha reçoit entre 700 000 et 800 000 pesos et ne paye que 4000 pesos sans contrainte aux autorités ejidales.

À quelques kilomètres au nord de Punta Laguna, sur la même route que Cobá-Nuevo Xcán, se trouve la Laguna Chabela. Une famille y a vécu depuis plus de trente ans. En 2006, deux personnes ont sollicité de cette famille le droit de vivre au bord de la lagune, demande qui a été acceptée. Or, dix ans plus tard, ces deux personnes ont usé de leurs droits acquis pour s’approprier la lagune. Devant le refus de vendre Laguna Chabela, cette même famille aurait été menacée puis séquestrée et frappée, aux dires des concernés. Selon les informations obtenues, il s’agirait du même agent intermédiaire qui aurait agi à Punta Laguna et à Laguna Chabela, bien que les familles vivant à proximité des deux lagunes se soient opposées à la division ou à la cession de leurs terres. Ces deux cas très proches géographiquement reflètent la réalité de nombreux habitants d’ejidos qui vivent diverses formes de dépossession.

La privatisation des cenotes X Keken et Samula de Dzitnup

Dzitnup, destination touristique pionnière de la région, est localisée à neuf kilomètres à l’est de Valladolid et ses principales attractions sont deux cenotes : X Keken et Samula. Les activités touristiques ont commencé au début des années 1970. Les deux cenotes, par leurs caractéristiques, leur localisation et leur mise en tourisme ancienne, sont des plus visités dans le Yucatán. Au début, l’entrée des cenotes était administrée par les autorités du commissariat municipal et l’autorité locale, et les bénéfices économiques étaient destinés à la résolution de problématiques locales, entre autres les coûts de l’eau, de l’électricité, de l’éducation primaire (Espinosa Hernández, 2013).

La localité de Dzitnup doit composer depuis plusieurs années avec un conflit interne, toujours non résolu : les rancœurs entre deux groupes familiaux qui ont accentué la polarisation de la localité. Cette situation a été le prétexte utilisé par les autorités de l’État du Yucatán alors en poste pour exproprier le terrain en 2006, et déléguer, quelques mois plus tard, l’administration au patronat des Unités culturelles et touristiques de l’État du Yucatán ou CULTUR. À ce moment, le discours affirmait que les villageois n’avaient pas les capacités pour administrer le centre touristique, justifiant d’une certaine manière l’expropriation. À partir de ce changement, deux projets ont été élaborés pour la construction des infrastructures d’accueil. Si le premier projet ne s’est pas réalisé, le second, d’un montant de 10 millions de pesos, comprenait deux énormes infrastructures pour accueillir quelque 160 stands d’artisans locaux ; l’inauguration a eu lieu en décembre 2011.

Puis, en 2015, le patronat CULTUR a transféré l’administration du centre touristique à un entrepreneur qui, par le biais d’un contrat de location, a administré les cenotes sous le nom commercial de X Keken. Ce contrat contenait des clauses concernant la responsabilité de l’entrepreneur à maintenir les bénéfices pour les communautés. Le non-respect de certaines clauses a été la source de conflits à différentes occasions, le plus récent ayant occasionné la fermeture du centre touristique par une partie de la population en bloquant son accès en février 2017. Au cours du second semestre 2017, et après d’autres disputes entre l’entrepreneur et des habitants de Dzitnup, la gestion des cenotes a été abandonnée par l’entrepreneur au profit du patronat CULTUR, qui actuellement établit des accords avec les autorités et les acteurs locaux (Université d’Oriente, entreprises locales, etc.) en vue de conserver le centre touristique.

De nouveau, les institutions de l’État ont joué un rôle clé dans la dépossession des terres en usant du prétexte du conflit entre membres de la société locale. Ainsi le Patronat CULTUR est intervenu non seulement à Dzitnup, mais aussi au Corchito (à Progreso, sur la côte du Yucatán).

Expansion territoriale du consortium Experiencias XCaret : entre privatisation et thématisation de cenotes

Le consortium Experiencias XCaret est une des entreprises les plus en verve du secteur touristique non seulement à l’échelle régionale, mais aussi continentale, avec ses sept[8] parcs thématiques : XCaret, Xel Há, Xplor, Xenses, Xoximilco, Xavage, Xenotes (voir illustration 3). Ces parcs implantés sur le couloir Cancún-Riviera Maya ont accueilli plus de 3 millions de touristes en 2017 (Notimex, 2018). L’activité croissante du consortium est visible à travers la communication et les nombreuses affiches aux aéroports de Cancún et de México DF, par exemple, ainsi que les panneaux d’affichage et autres stratégies de communication sur la route fédérale 307 entre Cancún et Tulum, et aussi dans la presse sur des pages entières de promotion. Depuis 2010, le consortium impulse un projet millionnaire d’investissements au cœur de l’arrière-pays maya et plus spécifiquement aux alentours de Valladolid, qui comprend la construction de parcs thématiques, d’hôtels, de restaurants ainsi que l’organisation de tours. Ainsi, ces dernières années, l’offre touristique du consortium s’est diversifiée avec les tours Xenotes et Xixen, qui correspondent respectivement à un tour de découvertes de cenotes privatisés par XCaret dans la municipalité de Puerto Morelos et à la découverte du site archéologique maya-toltèque de Chichen Itzá.

Le développement de ces nouveaux tours (Xenotes et Xixen) est la principale raison de l’acquisition de cenotes dans la région de Puerto Morelos puis dans l’est de l’État du Yucatán. Ainsi, à partir de 2012, dans la municipalité de Valladolid, située à une ou deux heures (maximum) des hôtels de Cancún et de la Riviera Maya, de nombreuses acquisitions de terrains avec cenotes ont été signalées entre autres dans les localités de Yalcobá, Yalcón, Tesoco, Temozón, Cuncunul, Dzodzilchén, Xtut, Mucel, Tahmuy (Mentado, 2014). L’État joue donc bien un rôle au sein de ce modèle néo-extractiviste ; le rôle du gouvernement de l’État du Yucatán ne doit pas être minimisé dans ces processus de vente car certains fonctionnaires sont impliqués, en sus de leurs tâches habituelles liées au développement d’infrastructures ou à la promotion du Yucatán, dans l’évaluation de la beauté paysagère et du potentiel touristique tant des cenotes que de leur accessibilité.

La ville de Valladolid est aujourd’hui le centre névralgique des tours d’Experiencias XCaret. D’ailleurs, il y a quelques années, des rumeurs avaient couru sur les prétentions de concession par l’entreprise Experiencias XCaret du cenote Zaci, situé au cœur de Valladolid. L’existence de ces tours est manifeste quotidiennement, surtout en après-midi quand les nombreux bus siglés Experiencias XCaret sont stationnés autour de la place centrale bondée de touristes qui y passent une petite heure pour un repas, quelques photos dans la Casona, propriété de l’entreprise, l’achat éventuel de produits artisanaux… Ce type de tourisme est proche du concept all-inclusive, puisque l’entreprise Experiencias XCaret étend son espace opérationnel tout en maintenant une certaine emprise économique ; en d’autres termes, les dépenses des touristes sont minimes sur le territoire.

Illustration  3 

Expansion territoriale du consortium Experiencias Xcaret

Expansion territoriale du consortium Experiencias Xcaret
Source : Élaboration personnelle.

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Le modèle imposé par Experiencias XCaret (Checa Artesu, 2012) est une forme de dépossession où les négociations sont bien souvent inégales entre XCaret, entreprise mexicaine leader sur le marché du tourisme d’expériences, et les détenteurs de la terre, bien souvent ejidatarios, ne maîtrisant pas très bien la langue espagnole et ne comprenant que partiellement les termes des contrats et des accords. Ainsi, les tractations pour la réalisation du dernier parc thématique en date, Xibalba, un vaste réseau souterrain reliant différents cenotes, illustre ces relations inégales entre entreprises touristiques et petits propriétaires terriens. Pour autant, nous ne pouvons simplifier ces processus si complexes où de nombreux membres de la société locale jouent le rôle d’intermédiaires dans les négociations foncières. Mais le fait est que les voix du conflit sont peu entendues face à des agents de négociation qui maîtrisent parfaitement les moyens de communication. Le travail d’organisations civiles et universitaires comme Indignación ou Articulación Yucatán a rendu ces voix plus audibles. D’ailleurs, dernièrement, dans la péninsule du Yucatán, divers collectifs[9] appuyés par les réseaux promoteurs et défenseurs des droits de l’Homme ont pointé du doigt les premiers conflits liés au tourisme et se sont prononcés sur le projet de Tren Maya[10] en s’adressant aux autres communautés mayas et paysannes ainsi qu’à la société civile. Et justement, sur fond de biodiversité culturelle intimement liée à la tenure foncière collective dans le sud-est mexicain, les trois cas présentés s’insèrent dans un essai de typologie des conflits touristiques.

Conclusion : vers une typologie des conflits liés au tourisme

Les processus de mise en tourisme du territoire s’appuyant sur une riche biodiversité culturelle sont intimement associés aux enjeux fonciers et aux conflits socio-environnementaux au cœur de l’arrière-pays maya. Aussi, s’il existe une introduction à la géographie des conflits (Retaillé, 2011), l’approche géographique des conflits liés au tourisme, elle, reste à développer plus amplement. D’autres disciplines telles l’économie et la sociologie ont permis d’explorer les enjeux de la coprésence des touristes et des habitants ainsi que les conséquences sur les habitants (Delaplace et Simon, 2017). Ici, à partir de l’exemple yucatèque et d’une approche socio-territoriale mettant en avant la diversité bioculturelle, un essai de typologie des conflits touristiques, des acteurs et des ressources recense trois types de conflits (impacts sur les ressources naturelles, conflits entre acteurs pour l’usage d’une ressource, et entre acteurs pour un espace), trois types d’acteurs (gouvernemental, privé et social) et diverses ressources (paysages, flore, faune, sol, eau).

Si le résultat des processus conflictuels semble être similaire, une perte du contrôle de l’activité touristique, des modes de production de ladite activité et de la propriété foncière, les processus en eux-mêmes varient selon les acteurs. Ainsi, le tableau 3, basé sur la méthodologie de l’identification proposée par le Programme d’aménagement du territoire côtier de l’État du Yucatán, met aussi en avant les exemples, en augmentation selon nos travaux de terrain et les informations relayées par les journaux locaux et régionaux.

Tableau  3 

Typologie des conflits touristiques, des acteurs et des ressources dans la péninsule du Yucatán

Typologie des conflits touristiques, des acteurs et des ressources dans la péninsule du Yucatán
Source : Élaboration personnelle à partir de Viga de Alva et Castillo Burguete (2007).

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Les trois cas évoqués ici ne sont tout de même pas isolés, comme le montre le tableau 3. La lutte pour la diversité bioculturelle est au centre de l’actualité au moment de conclure cette proposition : les cas de l’île d’Holbox et des conflits entre ejidatarios, prête-noms, et autres acteurs exogènes font rage depuis plusieurs années ; celui de certains habitants défenseurs de la qualité de l’eau, des cenotes et leurs usages touristiques et contre l’implantation d’une mégaferme porcine ; ou encore le mégaprojet assez flou du « train maya », fleuron de ladite quatrième transformation menée par le gouvernement mexicain au pouvoir depuis décembre 2018. Les résistances aux mégaprojets et les conflits associés à ces résistances mettent en question le fait que l’activité touristique génère des impacts moindres quand les membres de la société locale gèrent eux-mêmes l’activité économique.

Au-delà de ces considérations, depuis 2013 au Mexique et la mise en place d’un protocole pour la mise en œuvre de consultations auprès des peuples et des communautés indiennes, conformément à l’accord 169 de l’Organisation internationale du travail sur les peuples indigènes et tribaux, les consultations indigènes, bien que pseudo-appliquées en tant que telles, sont parallèles à l’organisation de la société civile. Cette organisation est la preuve d’une stratégie pensée et planifiée de la part des sociétés locales qui ne saurait simplifier les conflits à la seule interaction porteurs de projets / sociétés locales.

En bref, étudier et mettre en lumière le rôle des agents, des courtiers en développement et d’autres intermédiaires prenant part à ces transactions territoriales serait pertinent pour la compréhension des tensions et des conflits croissants dans la région. Cela permettrait aussi d’éviter de tomber dans l’écueil de l’opposition simpliste sociétés locales indiennes / porteurs de mégaprojets exogènes.