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Les usages des lieux sont liés à des mobilités de plus en plus massives et complexes qui s’inscrivent dans des temporalités et des recherches expérientielles plurielles, et ce, dans un contexte de porosité croissante entre espaces touristiques et espaces non touristiques (Gravari-Barbas et Delaplace 2015) . Ces mobilités et ces pratiques complexifiées contribuent également à flouter les contours de catégories statistiques établies. Outre les résidents, les touristes et les excursionnistes, d’autres formes de « présents temporaires » se croisent, se rencontrent, se lient, se complètent, s’ignorent ou entrent en conflit dans ces lieux, qui peuvent être partagés de façon temporelle (Ouellet, 2019) ou être des lieux de cohabitation plus ou moins apaisée.

La coprésence dans le champ du tourisme

La coprésence tient une place importante dans l’histoire de la recherche sur le fait touristique. D’un point de vue historique, elle peut être située dans une vaste série de travaux sur l’activité touristique, sur la mobilité touristique, sur les approches comportementales ou expérientielles des touristes et sur les perspectives interactionnistes entre hôtes et visiteurs ou entre groupes de visiteurs (Edensor, 2001). Les prémices de la circulation touristique (le Grand Tour, le voyage romantique ou colonial) décrites par Marc Boyer (2000) donnent déjà l’occasion d’organiser une rencontre entre des voyageurs et des habitants (indigènes, autochtones) et toute une série de médiateurs (voyagistes, personnel ancillaire…). Recherchée ou subie, la coprésence est ainsi intrinsèquement associée au tourisme. Elle se joue directement et indirectement, à travers des échanges, des regards, la mise en scène des corps, et s’inscrit déjà dans des formes de domination (domesticité des indigènes). L’étape d’industrialisation et de massification du tourisme, qui coïncide avec le mouvement global de décolonisation, ne rend pas pour autant les relations de coprésence entre visiteurs et visités plus égalitaires (Marsac, 2016). S’opèrent en effet dans de nombreux pays des processus de contention spatiale entre les populations indigènes et les zones spécifiquement dédiées à la croissance touristique. En témoignent par exemple les stations balnéaires enclavées créées en Tunisie à la fin des années 1970, telle El Kantaoui (à 30 minutes d’Hammamet). Cette coprésence est associée à une relation de domination induite par le statut des personnes employées dans ces stations.

Elle induit cependant le versement de revenus dans les territoires hôtes (Davezies, 2008 ; Terrier, 2009), introduisant alors une forme de complémentarité économique entre touristes et résidents . Les touristes et autres présents temporaires (travailleurs habitant ailleurs, excursionnistes) contribuent alors à accroître la demande de biens et de services sur ces territoires et rendent possible une offre de services, d’activités et/ou d’équipements qui, sans eux, n’existeraient pas, ou plus difficilement. C’est le cas en matière d’hébergement à l’hôtel ou chez les particuliers, par l’intermédiaire des plateformes de location temporaire en ligne, ou de restauration. De même, l’événementiel et certains méga-événements peuvent induire la construction d’équipements dont bénéficieront ensuite les populations.

En économie, la question de la coprésence a également été abordée par rapport à ses conséquences en termes d’externalités. Les actions des uns (les touristes ou les résidents) se répercutent sur le bien-être des autres (les résidents ou les touristes) dans la mesure où ils habitent un territoire donné ; les uns de façon temporaire (les touristes) et les autres de façon permanente (les résidents). Ces externalités liées à une coprésence par définition temporaire sont susceptibles d’être bénéfiques (externalités positives) ou néfastes (externalités négatives).

En 2005, Christophe Terrier et ses coauteurs ont proposé de prendre en considération cette coprésence en introduisant le concept de « population présente » : « Avec le développement de la mobilité, la population “présente” en un lieu donné à un moment donné peut être notablement différente de cette population ‘résidente’ » (Terrier et al. , 2005). Elle varie tous les jours (et même toutes les heures) en fonction des arrivées de non-résidents dans le lieu et des départs de résidents du lieu. Elle est donc différente de la population « résidente » d’un territoire qui, elle, est fixe sur une année (Terrier, 2009). Ainsi en France, le petit village de Germ dans les Pyrénées peut accueillir 6121 visiteurs en haute saison, alors qu’on n’y recense que 41 habitants. Autrement dit, sa population peut être multipliée par 150. De même, plus de 28 millions de personnes ont visité le centre historique à Venise, en 2017, soit 520 fois plus que les quelques 54 000 habitants de ce centre [1] . Cette analyse en termes de population présente met alors au jour les possibles conflits qui lui sont associés.

Les territoires touristiques peuvent se transformer en lieux de confrontations et de concurrence à propos de l’usage des ressources telles que l’eau, les infrastructures de transport ou encore le logement. Des conflits peuvent aussi survenir quand les usages reposent sur des pratiques culturelles différenciées, comme Clémence Perrin-Malterre (2015) a pu le constater en analysant des espaces sportifs. Ces usages rendent en effet compte de représentations du territoire, mais également de pratiques différenciées qui s’inscrivent dans des temporalités diverses (journée, saison, événement temporaire, etc.). Lorsque ces dernières se superposent, elles peuvent entraver les pratiques respectives ou remettre en question ces représentations et provoquer des conflits. Par exemple, les touristes qui s’arrêtent et observent les détails d’un monument peuvent gêner le passage des employés en route vers leur travail ; les touristes occidentaux au Japon photographiant un mariage en costume traditionnel peuvent gêner le déroulement de la cérémonie.

La multiplicité des usages (loisirs, sport, vacances, travail, passage, etc.) de ces différentes catégories (habitants, touristes, travailleurs non résidents, passants), mais également au sein de chaque catégorie, marque les lieux visités. Dans des situations de tensions, de conflits avérés ou à venir, susceptibles de compromettre la pérennité du territoire en tant que destination touristique comme en tant que lieu de vie permanent, la gestion, voire l’organisation de cette coprésence peuvent générer une demande sociale de régulation (Reynaud, 1997) qui appelle différents modes de gouvernance. Les acteurs privés et publics sont amenés à gérer et à réguler ces situations de (potentielles) tensions dans le cadre d’une action organisée et institutionnalisée, d’arrangements locaux (Friedberg, 1997) ou de compromis territorialisés (Chiasson et al. , 2008). Les aménageurs et les urbanistes également ont un rôle dans la conception des espaces permettant de concilier ces usages des lieux. Complémentarités et conflits sont ainsi au cœur de la coprésence des touristes et des habitants (Delaplace et Simon, 2017).

Dans une perspective anthropologique et culturelle, l’anthropologie du tourisme et la conceptualisation des « hôtes » et des « invités » (Smith, 1989) apportent des outils épistémologiques pour envisager la notion de contact entre des populations et développer une typologie des effets de ces formes de contact sur l’économie locale. Les travaux lancés dans ce sillage accordent un intérêt aux conditions de travail et à l’exploitation de la main-d’œuvre des pays d’accueil et sur les effets de la présence touristique dans l’économie locale, ainsi que dans les circulations de richesse entre pays d’émission et de destination, les acteurs publics et privés. Cette approche privilégie également la question des « effets de démonstration » apportés par des touristes occidentaux aux comportements et aux attitudes et mœurs plus libres dans les lieux touristiques des pays en développement. Elle introduit aussi une réflexion sur les médiateurs, les professionnels qui sont en situation d’intermédiaires (guides, personnel hôtelier, etc.) entre touristes et habitants, minimisent les conflits éventuels et jouent un rôle clé dans l’acculturation touristique.

Dans une perspective comportementale et spatialisée, de nombreuses recherches ont été conduites sur la coprésence dans l’espace public à la suite des travaux de sociologues comportementalistes comme Erving Goffman (1963) ou, plus tard, des sociologues interactionnistes comme Isaac Joseph (1992). Le rôle joué par l’organisation de l’espace de circulation à différentes échelles (espaces publics, aéroports, gares, stations touristiques…) a été mis en exergue. De nouvelles méthodes d’analyse qualitative (l’expérience sensible et corporelle de l’espace de la coprésence, la gestion des distances corporelles et la négociation des regards) et de nouvelles méthodes quantitatives (enquêtes de coprésence, modélisation de la trajectoire piétonne des touristes) sont apparues pour mieux appréhender la matérialité des sites touristiques de coprésence et pour mieux expliciter les interactions et les « performances » qui interviennent dans cette coprésence. Mais peut-on l’analyser sans la mesurer ?

Cette coprésence de groupes d’individus en situation de mobilité ou d’immobilité nécessite des opérations d’identification, de comptage, de simulation et de représentation qui mobilisent un champ croissant de disciplines et qui, souvent, poussent à croiser les concepts et les méthodes dans une démarche d’innovation. L’enregistrement des présences et des mouvements par des moyens technologiques de plus en plus diversifiés (téléphone mobile, GPS, etc.) (Olle et al. , 2012 ; Edwards et Griffin, 2013 ; Pucci, 2013) et leur stockage numérique ( big data ) viennent ainsi s’ajouter aux méthodes traditionnelles. Ces méthodologies nouvelles posent plusieurs enjeux scientifiques : identification et statut des individus ou groupes, formes de la représentation spatiale ou cartographique de leur coprésence, modélisation temporelle et spatiale des flux, ou encore des enjeux éthiques relatifs au respect de la vie privée et à la sécurité dans la circulation des données individuelles.

Ces usages, leur coexistence ou leur confrontation se déploient dans différents types de territoires : des espaces naturels (littoral, rural, montagne, etc.), des espaces publics urbains ouverts (places, rues, événements gratuits, etc.), comme des espaces privés fermés (parcs d’attractions, complexes hôteliers, etc.).

En conséquence, l’analyse de cette coprésence est de plus en plus nécessaire. Elle l’est d’autant plus que les conflits associés à une présence trop importante de touristes dans un lieu sont associés à l’émergence de problématiques nouvelles en termes de « surtourisme » (Seraphin et al. , 2018). L’analyse de la coprésence, sa mesure et ses conséquences nécessitent cependant de convoquer de nombreuses disciplines (aménagement-urbanisme, économie, géographie, histoire, sociologie, tourisme, etc.). Il est en effet nécessaire de comprendre l’ensemble de ce qui se joue derrière cette coprésence pour déterminer ensuite les politiques et les stratégies à développer afin de déjouer les effets négatifs associés au tourisme et potentialiser les complémentarités. Ce numéro spécial de Téoros entend y contribuer.

Huit articles au cœur de la coprésence

Quatre articles s’intéressent aux complémentarités-conflits en milieu urbain . Joan Sales-Favà, Paolo Chevalier, Antonio López-Gay et Juan A. Módenes proposent d’analyser un des effets négatifs du tourisme urbain sur la population résidente permanente – largement documenté dans les médias – à partir de données concernant la ville de Barcelone. Ils étudient la relation entre la croissance du nombre de logements à usage touristique et l’évolution du nombre de ménages résidents permanents à l’échelle des 233 aires statistiques basiques (AEB), et montrent ainsi la diminution du nombre de logements disponibles pour les ménages. Plus précisément, ils soulignent qu’à l’échelle de la ville, la relation entre l’évolution des locations à usage touristique et celle du nombre de ménages résidents permanents est très faible. En revanche, dans le centre historique de Barcelone et les quartiers limitrophes, cette relation est plus marquée : une partie significative des logements a été transformée en logements à usage touristique et le nombre de ménages résidents permanents diminue de façon importante.

Hélène Jeanmougin développe une observation à une échelle fine des conflictualités de cohabitation à Reuterkiez, un quartier situé à Berlin, en menant des enquêtes dans l’espace public en lien avec des usages diurnes et nocturnes. Cela lui permet de souligner les écarts entre les différentes « normes d’habiter » des acteurs, aux représentations, temporalités et pratiques souvent éloignées. Elle dégage plusieurs paramètres faisant varier les perceptions de la gentrification et de l’essor de la fréquentation touristique, dont le fait d’être propriétaire et de bénéficier économiquement ou socialement de la mutation urbaine à laquelle correspond la gentrification. Selon l’auteure, les coprésences conflictuelles sont liées à des concurrences d’usages et d’appropriation de l’espace. Elles font apparaître un sentiment de distance sociale, de domination, voire d’exclusion face à l’appropriation et aux usages du quartier par d’autres populations mieux dotées qui sont privées des avantages d’une mono-fonctionnalité des espaces commerciaux.

Marie Delaplace, Emmanuelle Gautherat et Leïla Kebir s’intéressent plus particulièrement au tourisme urbain événementiel et en particulier au marché de Noël des Champs-Élysées. À partir d’une enquête sur ce marché réalisée du 7 décembre 2015 au 10 janvier 2016, elles montrent comment celui-ci et les objets qu’il génère sont des ressources de deux systèmes de production différents (le système touristique et le système résidentiel) auxquels participent respectivement touristes et habitants qui y sont coprésents. S’adressant aussi bien aux deux groupes, ces événements doivent être conçus comme des produits hybrides qui relèvent de dynamiques et de logiques parfois convergentes mais aussi différentes. L’événementiel urbain permet à la fois d’attirer les touristes et de diversifier les loisirs à la disposition des résidents.

Hugo Bourbillères, Barbara Évrard et Dominique Charrier questionnent pour leur part un autre espace parisien tout proche : les berges de Seine. Classées au patrimoine mondial de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), les voies sur berges ont été soustraites à la circulation automobile. Devenues piétonnes, elles sont réappropriées par les Parisiens et les touristes. Des aménagements ont permis d’orienter localement certains usages, mais les lieux dans leur ensemble sont soumis à des enjeux d’appropriation et à des risques de conflits d’usages. Les auteurs centrent leur propos sur les usages sportifs des berges de Seine dont ils décryptent la nouvelle fonctionnalité et la coprésence des touristes et des Parisiens dans ce lieu central de la capitale parisienne.

Les quatre autres articles nous invitent à questionner cette coprésence dans ou à proximité des milieux naturels. Nacima Baron et Ali Hassan s’intéressent aux situations de coprésence dans les transports en commun qui desservent une destination de loisirs périurbaine et font voyager quatre groupes de personnes : des navetteurs, des touristes randonneurs, des pratiquants de l’escalade et des touristes culturels (notamment la visite de châteaux) pendant les vacances et les fins de semaine. Ils caractérisent d’abord quantitativement le volume relatif de passagers et ils construisent une méthode pour apprécier qualitativement des relations de coprésence entre ces quatre groupes. Ils expliquent ensuite un paradoxe : il existe une certaine proximité et une complicité entre les touristes sportifs (randonneurs et escaladeurs) et les habitants, et une certaine distance à l’égard des touristes culturels. Ces auteurs fournissent différentes explications liées au degré de familiarité avec la pratique des transports publics et avec la généalogie des pratiques résidentielles et touristiques périurbaines.

Eric Levet-Labry nous invite ensuite à parcourir les bords de Marne et les usages qui en sont faits. À partir d’une enquête réalisée auprès de 150 personnes entre le 1 er  juin et le 31 juillet 2016 dans quatre villes que la Marne traverse (Bry-sur-Marne, Noisy-le-Grand, Lagny-sur-Marne et Meaux), il montre que différents types de population coprésents sur ces bords de Marne se l’approprient mais n’en font pas le même usage. Certains en ont des usages touristiques, d’autres des usages récréatifs et d’autres enfin des usages strictement hédonistes. Alors que ces usages différenciés et cette appropriation pourraient engendrer des conflits, ceux-ci sont peu importants. Les usages sont différenciés dans le temps et les différentes populations présentes entrent finalement peu en relation. Il apparaît ainsi que si les espaces sont partagés, les visiteurs se les approprient davantage comme des mondes parallèles.

Toujours en Île-de-France, Pierre-Olaf Schut et Marion Philippe abordent des espaces bien identifiés : les bases de plein air et de loisirs. Suivant une approche historique qui remonte à la création de ces lieux à la fin des années 1960, ils révèlent que ces lieux d’accueil de la population urbaine sont d’abord retirés à la population locale par un processus d’acquisition foncière qui exclut plus qu’il n’intègre. Il conduit de petites villes à accueillir de nombreux excursionnistes provenant des grandes villes voisines que les habitants avaient eux-mêmes fuies. Le phénomène de coprésence durant les périodes de fin de semaine rejoue, avec une inversion de lieu, le phénomène qui se produit durant les périodes travaillées dans les grandes villes voisines. Les tensions stigmatisent les craintes des résidents vis-à-vis de l’accueil d’une population extérieure.

Enfin, Samuel Jouault, Alejandro Montañez Giustinianovic et Manuel Xool Koh proposent une enquête sur les conflits socio-environnementaux liés à l’activité touristique dans l’arrière-pays de la Riviera mexicaine. Leur étude ethnographique montre comment la « biodiversité bioculturelle », définie comme un patrimoine bioculturel constitué par les habitants à partir de leurs pratiques productives traditionnelles, de leurs connaissances du milieu et de leur système de croyances liées aux rituels et aux mythes originels est menacée par une mise en tourisme accélérée et brutale. Ils fournissent une typologie des conflits touristiques en dissociant l’impact touristique sur les ressources naturelles, les conflits entre acteurs pour l’usage d’une ressource et les conflits entre acteurs pour l’appropriation d’un espace.