Corps de l’article

Maxime McKinley (m. m.) : Jean-Jacques Nattiez, c’est à l’initiative de Lorraine Vaillancourt et de vous-même que la revue Circuit, dont vous avez été le premier rédacteur en chef, a été fondée il y a 30 ans cette année. Sans rapport direct avec cet anniversaire, vous avez récemment fait paraître aux éditions Vrin, dans la collection MusicologieS [2], un ouvrage dont le titre résume le propos : Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra[3]. C’est dans ce double contexte, a priori disjoint, que je souhaite réaliser cet entretien avec vous.

Ce préambule étant posé, j’aimerais commencer par mettre en regard deux de vos publications : le cinquième numéro de la collection de Circuit, intitulé Opéra ? Gauvreau, Provost, Kagel (vol. 3, no 2)[4], et votre récent livre sur la mise en scène d’opéra[5]. Dans l’éditorial de ce dossier de Circuit paru en 1992, vous évoquiez une « effervescence nouvelle » pour la « création lyrique » (p. 5) : une effervescence, déjà moins nouvelle, que l’on constate aussi dans votre récent livre. Puis, dans un entretien avec Pauline Vaillancourt à propos de la compagnie Chants Libres, reproduit dans ce même numéro de Circuit, vous lui demandiez si elle accepterait d’être définie comme une « chantactrice » (p. 68), un mot-valise que vous utilisez également dans votre dernier ouvrage, comme traduction du terme « Sing-Schauspieler » de Wagner (p. 94). Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre trajectoire face à l’opéra, ce qui a changé et ce qui demeure, entre ces deux publications de 1992 et 2019 ?

Jean-Jacques Nattiez (j.-j. n.) : Si j’ai suscité un numéro de Circuit sur l’opéra, c’est parce que, m’intéressant de très près à la création musicale contemporaine, je voulais publier quelques témoignages et réflexions sur ce qui se faisait, à l’époque, dans ce domaine. J’avais la plus grande admiration pour Pauline Vaillancourt, pour sa voix aussi bien que pour son entreprise institutionnelle, et j’avais beaucoup aimé l’opéra de Serge Provost, L’Adorable verrotière, que j’ai même défendu bec et ongles dans Le Devoir contre un article injustement critique, à mon avis, paru dans ce quotidien. Dans ce numéro de Circuit, un texte de Jean Fisette permettait de comprendre le potentiel lyrique de la pièce de Gauvreau, Le Vampire et la nymphomane, à l’origine de cette oeuvre[6]. Je voyais dans le travail de Provost des promesses pour l’avenir de l’opéra, qui a souvent embarrassé les compositeurs de la modernité. Les tentatives de Ligeti (Le Grand Macabre) et de Berio (Opera) témoignaient à mon avis de leur manque de sens dramatique et, bien qu’il l’ait régulièrement annoncé durant toute sa carrière, Boulez n’a jamais mené à bien son projet d’opéra mettant en musique Les Paravents de Jean Genet. Question de langage ? Il a fallu attendre la dernière décennie pour que de brillants compositeurs, sortis des ornières d’un sérialisme trop rigoureux, tels que George Benjamin, Thomas Adès, Kaija Saariaho ou Fabio Vacchi – auteur de neuf opéras à lui tout seul (dont un écrit pour le théâtre de la Scala) –, réussissent à faire coexister les attentes d’un langage moderne sans concession et les séductions d’un expressionnisme attendu du public. J’ai d’ailleurs écrit pour Vacchi un livret d’opéra sur la vie du Bernin, le grand artiste de l’époque baroque, déjà traduit en italien par le compositeur, et qu’il mettra en musique lorsque les conditions économiques, en Italie et ailleurs, le permettront.

Mon intérêt pour l’opéra et la mise en scène d’opéra remonte à bien avant 1992. Durant mon adolescence, mon père, à la fois professeur de français et critique musical, me faisait écouter chaque été les retransmissions radiophoniques du Festival de Bayreuth en me demandant de suivre la réduction des oeuvres pour chant et piano posée devant moi. Il m’a ainsi communiqué le virus de l’opéra et de Wagner si bien que, en 1962, à seize ans, je me faisais embaucher par Wolfgang Wagner pour travailler comme machiniste au théâtre bavarois. Il s’agissait d’effectuer un travail d’été dans le cadre d’un concours ouvert aux jeunes lycéens. J’ai eu une chance extraordinaire, car cette année-là, Bayreuth avait programmé huit des dix opéras de Wagner au répertoire, ce qui m’a permis d’entrer de manière concentrée, approfondie et vivante dans son oeuvre. De plus, les distributions de 1962 étaient somptueuses. Je n’oublierai jamais, sous la direction inspirée de Karl Böhm, les prestations, dans Tristan et Isolde, de Wolfgang Windgassen et de Birgit Nilsson que, de surcroît, Wieland Wagner avait eu l’idée géniale de faire mourir… debout. Il prenait à la lettre et donnait à voir la didascalie métaphysique du livret : « Elle meurt comme transfigurée. » J’en parle, du reste, dans le livre que vous avez la gentillesse d’aborder dans vos colonnes (p. 192-193). Débarquant sans expérience de ma petite ville de province (Amiens), j’étais ainsi confronté à ce que l’art lyrique pouvait offrir d’exceptionnel et amené à pénétrer les caractéristiques du style novateur de mise en scène inauguré par le Nouveau Bayreuth au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Le rapport de voyage que je devais envoyer aux commanditaires de mon séjour à Bayreuth aura été mon premier travail sur la mise en scène d’opéra, et l’ouvrage paru en 2019 est l’aboutissement d’un intérêt soutenu tout au long de ma carrière pour Wagner, l’opéra et la mise en scène lyrique, déclenché par le séjour à Bayreuth de 1962.

Le prolongement de cet intérêt s’est manifesté de deux façons. D’une part, j’ai écrit six ouvrages sur Wagner : Wagner androgyne[7], Les esquisses de Wagner pour Siegfried’s Tod[8], Analyses et interprétations de la musique, consacré au solo de cor anglais de Tristan[9], Wagner antisémite[10] et Les récits cachés de Richard Wagner. Art poétique, rêve et sexualité : du Vaisseau fantôme à Parsifal[11]. À cela s’ajoute Tétralogie. Wagner, Boulez, Chéreau : essai sur l’infidélité[12], préfiguration du livre qui nous occupe aujourd’hui. J’étais retourné à Bayreuth en 1979 pour étudier cette autre mise en scène historique que fut la Tétralogie dite du Centenaire (1976-1980). Le travail de Patrice Chéreau est d’ailleurs abondamment évoqué dans mon travail de 2019. D’autre part, j’ai fréquenté, quand les circonstances le permettaient, les festivals de Bayreuth, d’Aix-en-Provence et de Glimmerglass à Cooperstown, dans l’État de New York. J’en ai souvent rendu compte dans Le Devoir, et plus récemment dans L’Opéra : revue québécoise d’art lyrique, remarquablement animée par mon collègue Daniel Turp, qui m’a fait l’amitié de consacrer le no 24 (été 2020) à mes diverses implications dans le domaine de l’opéra[13].

-> Voir la liste des figures

-> Voir la liste des figures

m. m. : Dans un numéro de Circuit encore plus ancien, le deuxième de la collection (vol. 1, no 2), on trouve un débat ayant depuis fait date entre Jean Piché et vous, sous forme de deux articles qui se répondent[14]. Dans la foulée du festival Montréal Musiques Actuelles (l’édition 1990 de New Music America), vous demandiez « Faut-il tout accepter ? » (question qui titrait votre article, p. 43-50), ce à quoi Piché – directeur artistique de ce festival – répondait avec le titre : « Non ! Mais acceptons que le jardin soit plus grand que vous ne le croyez ! » (p. 51-54). Il me semble que cette question, « Faut-il tout accepter ? », est du même type que celle que vous posez de nouveau dans votre ouvrage, cette fois par rapport aux mises en scène aujourd’hui à l’opéra. Le musicologue avance ainsi sur une ligne de crête délicate avec le mélomane qu’il est aussi, dans une quête de critères souhaités aussi stables que possible et permettant de se repérer. Vous résumez cet enjeu, dans votre livre, par une allusion à une formule de Cocteau : « toute la question […] est de savoir jusqu’où aller trop loin » (p. 124). Cela posé, ma deuxième question a la même charpente que la première : pourriez-vous nous donner un aperçu de votre trajectoire face à cette approche critique, entre ces deux publications de 1991 et 2019 ?

j.-j. n. : Mon débat avec Jean Piché, en 1991, était provoqué par l’évaluation très critique, pour ne pas dire négative, qu’éveillaient en moi les « musiques actuelles » à une époque où j’étais encore un militant boulézien. Je croyais et je crois toujours que le musicologue ne doit pas se priver de faire part de ses préférences esthétiques, même si cela lui fait prendre la casquette du critique musical, à la condition de tenter de justifier son point de vue par des arguments fondés aussi solidement que possible. Les ethnomusicologues, par crainte de l’ethnocentrisme, ont souvent proscrit tout jugement de valeur dans leurs travaux, mais leur éminent confrère, Bruno Nettl, leur a malicieusement répondu – je cite de mémoire : « Vous ne portez pas de jugement esthétique ? Mais il suffit de voir quelles sont les musiques dont vous privilégiez l’étude dans une culture pour connaître vos préférences. » Et de fait, j’ai longtemps mis de côté – ce n’est plus le cas aujourd’hui – l’étude des chants de danse à tambour dans la culture inuit parce que je les trouvais ennuyeux.

Cela dit, je crois que c’est la détermination des critères du Beau et de la Valeur en musique qui constitue le triangle des Bermudes de la musicologie. J’ai abordé cette question assez longuement dans un petit livre (La musique et le discours : apologie de la musicologie[15]) en m’appuyant sur trois critères proposés par Jean Molino : l’entièreté, l’harmonie, l’éclat et leurs contraires. Je ne reprendrais pas aujourd’hui ma critique des « musiques actuelles » dans les termes où je l’exposais en 1991. Du reste, j’ai évité soigneusement d’en parler dans le bilan autobiographique publié sous le titre La musique, la recherche et la vie[16]. Si je revenais à cette tendance de la composition, je tiendrais fortement compte de la dimension sociale de ce phénomène et des catégories de la population (selon l’âge, la génération, le milieu social, l’éducation) qui l’apprécie. Mais à l’époque, je n’étais pas intellectuellement outillé pour prendre en charge cette dimension du problème que le musicologue doit intégrer dans son approche, en particulier quand il étudie les musiques pop qu’il n’aime pas nécessairement. Cependant, comme vous le soulignez fort justement, la question du jugement de valeur est toujours présente dans mes réflexions. Dans mon dernier livre, mon propos est, à longueur de pages, d’inventorier et de classer les critères à partir desquels on qualifie telle ou telle mise en scène d’opéra de fidèle ou d’infidèle par rapport à ce qu’on pense être l’oeuvre considérée. Pour cela, il faut confronter trois choses : ce que le musicologue, le critique ou le spectateur perçoit dans la mise en scène en établissant un rapport avec le livret et la musique tels qu’il les a compris, et avec les intentions qu’il attribue au compositeur et au librettiste.

m. m. : Je vois que vous reprenez ici, comme dans le dispositif théorique de votre nouveau livre, la tripartition sémiologique sur et avec laquelle vous avez beaucoup travaillé depuis les années 1970. Mais vous faites intervenir aussi, de manière cruciale, deux notions dans votre livre afin d’éviter de céder au « anything goes » (p. 271) : la « mise en série » et les « vérités locales ». Cette approche vous permet de maintenir une ouverture à la multiplicité (indispensable en art, a fortiori à l’opéra), sans la confondre pour autant avec le relativisme. D’ailleurs, on trouve tout au long de l’ouvrage de très nombreuses illustrations, tant au sens littéral des reproductions de photographies de mises en scène qu’à celui, figuré, des exemples et des cas étudiés. Pourriez-vous commenter cette méthodologie ? Plus largement, cette distinction entre multiplicité et relativisme ne ferait-elle pas preuve, à notre époque, d’une pertinence outrepassant le seul domaine des mises en scènes d’opéras ?

j.-j. n. : Vous avez parfaitement saisi l’articulation entre le propos de mon livre et les deux principes méthodologiques qui le traversent. Je ne crois pas qu’on puisse parler, dans l’interprétation aussi bien scénographique qu’exégétique d’une mise en scène, de Vérité avec un grand V, pour la simple raison qu’il n’est pas possible, lorsqu’on formule un jugement critique, une évaluation ou une exégèse, de maîtriser la totalité des éléments empruntés à l’univers des créateurs et aux textes musicaux et linguistiques qu’ils ont produits. Par contre, il semble évident que supprimer le débordement du Rhin à la fin du Crépuscule des Dieux, comme l’a fait Chéreau, ou considérer que, dans le Don Giovanni de Tcherniakov, Zerlina est la fille d’un premier lit de Donna Anna et Leporello un jeune parent du Commandeur, sont des contre-vérités absolues par rapport au texte des oeuvres. Si on le pardonne à Chéreau, c’est parce que le reste de sa production de la Tétralogie est une merveille esthétique et une réussite théâtrale absolues. Dans le cas de Tcherniakov, l’ensemble de sa production ne m’incite pas à l’indulgence.

À côté de ces excès, il existe donc des vérités locales et factuelles, mais cela est vrai aussi pour l’interprétation du sens plus large des opéras telle que proposée par les metteurs en scène, et c’est ici qu’intervient le critère fondamental de la mise en série. Si, dans une oeuvre, un phénomène est récurrent – par exemple les diverses manifestations du comportement de Gunther dans Le Crépuscule des Dieux –, le metteur en scène a tout à fait le droit, et il est même admiré pour l’avoir fait, d’illustrer la veulerie psychologique du personnage qui, après avoir livré Siegfried à Hagen, se lave les mains. Ce n’est pas indiqué dans les didascalies de Wagner, mais cette invention de Chéreau traduit visuellement sa bonne conscience et lui donne une épaisseur remarquable. Le propre des grands metteurs en scène est de nous montrer des choses qui sont bien dans le texte de l’oeuvre, mais que nous n’avions jamais remarquées aussi clairement. Et oui, il en va de même à propos d’autres genres que l’opéra. Dans la littérature, bien sûr, mais aussi dans la musique instrumentale. Lorsque Glenn Gould fonde son interprétation de l’intégrale des sonates de Mozart sur une compréhension contrapuntique de leurs structures, il est complètement dans l’erreur (il le fait sans doute par provocation), car la mise en série des caractéristiques stylistiques de ces oeuvres dément totalement ce parti pris. Par contre, lorsqu’il « contrapuntise » le premier concerto de Brahms, il révèle une dimension de l’oeuvre que personne avant lui n’avait soulignée, mais dont on peut déterminer la vérité (locale) en analysant l’ensemble du texte de cette oeuvre, au point que ses successeurs se sont inspirés de cette révélation : il y a un avant et un après Gould dans l’interprétation de ce concerto de Brahms. Il existe à coup sûr une multiplicité d’interprétations possibles des créations humaines, mais certains de leurs aspects sont plus valides et plus vrais que d’autres. Et cela vaut aussi pour notre évaluation des comportements sociopolitiques de nos contemporains. Il est possible de démontrer, avec des exemples mis en série, que le président Trump est psychologiquement inapte à diriger les États-Unis, ou encore que diverses solutions peuvent être imaginées pour contrer dans ce pays la pandémie de coronavirus, mais que, en fonction des résultats et des expériences d’autres pays, certaines peuvent être considérées comme plus efficaces que d’autres.

m. m. : Pour rebondir sur la question des enjeux politiques et sociaux, vous abordez dans votre livre les exégèses psychanalytiques, mais aussi marxistes et féministes. Récemment, ces dernières ont pris une ampleur particulièrement militante, dans la foulée notamment du mouvement #metoo. Quid des débats sur le colonialisme et l’appropriation culturelle ? Je pense, par exemple, à un cas comme Les Indes galantes de Rameau, une oeuvre créée en 1735 dans un contexte très colonialiste, ce qui place les metteurs en scène d’aujourd’hui dans une position délicate (à moins, comme cela est parfois suggéré, de cesser de monter les oeuvres dont certains aspects sont devenus socialement inacceptables !). À ce sujet, une mise en scène récente de Clément Cogitore, présentée à l’Opéra Bastille à l’automne 2019 (peu avant la publication de votre livre), revisitait « La danse du grand calumet de la paix exécutée par des Sauvages » sous la forme d’une danse urbaine, d’inspiration hip-hop, faisant valoir des danseurs issus de milieux populaires et de l’immigration. La chorégraphie était de Bintou Dembele et sa compagnie Rualité, dont le nom fusionne les mots « rue » et « réalité ». Une capsule vidéo de cet extrait est ensuite devenue virale sur les réseaux sociaux.

Les licences esthétiques des metteurs en scène contemporains d’opéra n’ont-elles pas trouvé récemment, face à ces enjeux sociaux (touchant d’ailleurs bien d’autres sphères d’activités humaines), des points limites de nature au moins autant éthique qu’esthétique, du moins motivés par un déplacement des seuils d’acceptabilité sociale ? Ce qui serait un refus du « anything goes », mais passant par l’éthique, d’une manière qui favorise certaines infidélités et réactualisations esthétiques en fonction des changements de mentalité…

j.-j. n. : Vous soulevez là un problème crucial. En effet, toute interprétation, qu’il s’agisse d’exégèses ou de réalisations théâtrales d’une oeuvre lyrique, n’est pas indépendante du public auquel elle s’adresse et de l’époque dans laquelle elle s’insère, et par conséquent, de l’univers conceptuel et idéologique auquel appartiennent aussi bien le metteur en scène que tous ceux pour lesquels il donne vie à l’oeuvre. Le théoricien allemand de l’herméneutique Hans-Georg Gadamer a éloquemment démontré, dans son grand livre Vérité et méthode[17], que l’interprétation des faits historiques était dépendante de l’époque où elle a été construite et proposée (et lui-même soulignait que c’était vrai aussi pour la réalisation scénique des oeuvres théâtrales). Il est donc normal que les mises en scène d’opéra soient fortement colorées par les cadres herméneutiques qui, à une certaine époque, tiennent le haut du pavé : celui du néomarxisme dans les années 1960 et 1970, plus récemment le féminisme et les théories du genre. Toute la question est de savoir si la réinterprétation de l’oeuvre d’origine sur la base de ces cadres interprétatifs contemporains est acceptée ou non du public.

Au Festival de Bayreuth 2017, dans Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, Barrie Kosky a montré Beckmesser – à coup sûr une caricature de Juif chez Wagner – sous les traits clichés malencontreusement véhiculés pour caractériser cette communauté. Il s’agissait pour le metteur en scène de dénoncer l’antisémitisme du compositeur, et donc, de toute évidence, de trahir ses intentions. Or qui, aujourd’hui, accepterait qu’on monte cet opéra pour illustrer en les assumant les horreurs de l’essai de Wagner « La judéité dans la musique » ? Prendre le contrepied de l’idéologie nauséabonde de Wagner est le moyen de continuer à jouer cette oeuvre. Il existe, on le sait, une certaine autonomie de la musique par rapport à ses contextes. La réalisation scénique d’un opéra étant en partie indépendante de son contenu musical, les beautés musicales des Maîtres chanteurs, de Parsifal ou de la Tétralogie ne sont pas contaminées par leur contenu antisémite qui, du reste, a longtemps été totalement ignoré des metteurs en scène. C’est ce que démontraient les mises en scène hiératiques et abstraites de Wieland Wagner dans les années 1950 et 1960. Preuve de cette autonomie ? J’ai pu établir que la sérénade de Beckmesser était une caricature de prière juive qui avait déclenché l’ire du public juif de Berlin, capable, à l’époque, de la reconnaître. Mais aujourd’hui, seuls les musicologues qui l’ont étudiée d’un point de vue historique – ce que ne fait sûrement pas le public – peuvent en exhiber le contenu intentionné par Wagner. Condamner l’oeuvre relève donc d’une position morale. L’arrière-petit-fils de Wagner, qui a milité contre les compromissions de son père Wolfgang et de son oncle Wieland avec le nazisme, a même proposé de fermer Bayreuth. C’est le politiquement correct qui prévalait lorsque le philosophe allemand Jürgen Habermas se refusait par principe à assister à toute représentation wagnérienne ou lorsque, en Israël, une partie du public a voulu boycotter l’exécution en salle des oeuvres de Wagner en raison de l’instrumentalisation qu’Hitler en avait faite. Ce contre quoi s’est insurgé Daniel Barenboim qui considérait, non sans raison, qu’il n’était pas possible à l’Orchestre philharmonique de Tel-Aviv de jouer du Bruckner, du Mahler et du Strauss sans pratiquer le style du compositeur à l’origine de leur esthétique. Par contre, la réinterprétation, par Martin Kušej et Albert Ostermaier au Festival d’Aix-en-Provence de 2015, du personnage d’Osmin dans L’Enlèvement au sérail de Mozart comme le prototype du terroriste de l’État islamique ou le précurseur des assassins de Charlie Hebdo, est une monstruosité (voir, dans mon livre, les pages 162-166). Il y a des réactualisations qui sont particulièrement mal venues et d’autres qui sont absolument nécessaires. Même les mises en scène d’opéra des siècles passés, baroques, classiques ou romantiques, interpellent notre appartenance à la modernité.