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La complexification constante de l’écosystème médiatique apporte un ensemble d’enjeux qui se doivent d’être réactualisés et étudiés. Si certains enjeux attirent une part importante de l’attention des chercheurs et chercheuses, les fausses nouvelles par exemple, d’autres restent relativement peu abordés. C’est dans cette perspective que Véronique Prince, journaliste parlementaire à l’Assemblée nationale, offre cet ouvrage tiré d’une recherche réalisée dans le cadre de sa maîtrise en science politique sous la direction de Thierry Giasson (Université Laval).

Là, tout de suite ? La gestion de crise à l’ère de l’instantanéité médiatique explore de quelles façons les stratèges en communication politique des partis politiques québécois, ainsi que les fonctionnaires en communication de l’administration publique, appréhendent et manœuvrent dans un système médiatique « hybride » (Chadwick, 2013) caractérisé par l’existence parallèle des médias traditionnels (journaux, radio, télévision) et des médias socionumériques. Les interactions entre ces médias créent de nouveaux défis pour les professionnels de la communication politique sur lesquels Prince se penche tout au long de son ouvrage, en se posant la question suivante :

Dans un système médiatique hybride, quels sont les scénarios d’intervention et de contingence en matière de communication privilégiés par le gouvernement québécois lorsqu’il doit gérer une crise médiatisée ? (Prince et Giasson, 2019, p. 30)

Système médiatique hybride et communication politique

Dans la première partie de l’ouvrage, Prince développe sa perspective théorique. Elle explique de quelle façon s’articule ce système médiatique hybride ainsi que les caractéristiques propres à la communication politique gouvernementale qui en découlent. La liste des changements liés au développement de ce système médiatique hybride est longue, mais aux fins de l’exercice et pour se limiter à celles pertinentes pour son analyse, l’autrice va organiser son ouvrage autour de deux d’entre eux. Le premier est le dépassement des médias traditionnels à la fois par les acteurs politiques, qui peuvent développer une indépendance nouvelle, et les citoyens, qui peuvent diffuser et consommer de l’information sur des supports autres que ceux de la télévision et des journaux. Le second – probablement le plus important pour sa recherche – est celui de l’accélération du temps médiatique.[1]

Ensuite, à l’aide de la littérature existante, elle identifie trois phénomènes dans lesquels s’ancre la communication des gouvernements québécois et canadiens : « l’éthos de la campagne permanente, la centralisation de la gestion des communications gouvernementales et le recours constant aux relations publiques » (p. 23). Choisissant de rester dans un cadre d’analyse traditionnel en communication et relations publiques, l’autrice précise orienter sa recherche dans la perspective théorique du cadrage (Entman, 1993 ; Hallahan, 2011), un choix qui se révèle à notre sens trop limitatif, mais qui permet au moins – même si ce n’était pas là l’objectif initial de l’autrice – d’en démontrer les limites. Ce chapitre, quoique bien bâti pour les objectifs de sa recherche – à l’aide d’auteurs fondamentaux (Robert Entman, Timothy Coombs) – effleure trop rapidement certains concepts centraux à la recherche, tels que la communication politique, la temporalité ou la notion de crise en elle-même.

Gestion de crise(s) au gouvernement québécois

L’intérêt majeur de l’ouvrage se situe dans la réactualisation des connaissances situées qu’offrent ses chapitres centraux. Ces derniers sont divisés dans un style qui rappelle celui du mémoire de maîtrise mais qui en fait s’entrelacent facilement : le premier constitue sa proposition théorique, le second la présentation des cas et la méthodologie, le troisième la contextualisation conceptuelle, les quatrième et cinquième concernent surtout ses résultats de recherche, et le dernier consiste en une discussion sous la forme de propositions. Prince se base sur deux méthodes pour mener sa recherche : les entretiens semi-dirigés et les études de cas. Les entretiens, au nombre de 21, ont été menés avec des stratèges en communication des principaux partis politiques provinciaux ou fonctionnaires en communication du gouvernement québécois. Les études de cas sont quant à elles au nombre de trois, et visent chacune une crise particulière : l’adoption de la loi 78 par le gouvernement Charest en 2012, la catastrophe du lac Mégantic en 2013, puis la démission du ministre Yves Bolduc en 2015[2]. Les études de cas sont en fait des récits tirés de questions posées aux personnes interviewées concernant directement ces évènements, mais ne font pas appel à d’autres sources d’information comme il est généralement conseillé de faire dans des études de cas approfondies (Roy, 2009) : cela cadre toutefois adéquatement avec l’objectif général de la recherche. Présentée dans le cinquième chapitre du livre, l’analyse comparative des études de cas permet de constater des stratégies de gestion de crise différentes entre des crises « politiques » (loi 78) et d’autres « catastrophiques » (Mégantic) : alors que la première est marquée par une centralisation autour du premier ministre et des tendances de « sur-communication », critiquables selon l’autrice, la seconde se caractérise par une plus grande implication des acteurs municipaux, de l’administration publique et de certains ministres.

L’autrice avance ensuite deux propositions qu’elle tentera de vérifier par ses entretiens et son analyse, qui sont les suivantes :

  1. Pour gérer efficacement une crise dans un système médiatique hybride, le gouvernement doit comprendre et maîtriser le fonctionnement de ce système afin d’imposer un cadre d’interprétation de la crise

  2. Pour protéger sa réputation dans un système médiatique hybride, le gouvernement qui gère une crise dont il est responsable doit se mettre à l’abri des médias

Les informations que l’autrice tire de ses entretiens sont variées et d’une pertinence certaine. Elles apportent relativement peu de connaissances générales nouvelles en termes de communication de crise, mais correspondent aux résultats de recherches précédentes et aux acquis du champ[3]. Elle montre, par le biais des interventions des stratèges et fonctionnaires, des phénomènes tels que la politisation croissante de l’administration publique, les rapports serrés entre chefs de cabinets et fonctionnaires, et la contribution grandissante de l’administration publique à la « campagne permanente ». De façon générale, les stratèges et fonctionnaires admettent que le gouvernement n’est pas encore adapté au système médiatique hybride et serait plutôt en phase d’ajustement. Prince note par exemple qu’il n’existe au gouvernement québécois aucun plan communicationnel de gestion de crise adapté à la réalité des réseaux socionumériques, une constatation qui peut sembler étonnante.

Les entrevues qui sont menées avec les stratèges et fonctionnaires sont éclairantes sur certaines dynamiques, notamment en ce qui concerne le développement de la communication numérique gouvernementale (p. 55) ou encore le rapport entre personnels politiques et l’administration publique (p. 77, p. 111), en plus de celles nommées précédemment. Elles restent toutefois parsemées de divers lieux communs en communication politique, par exemple « un premier ministre devrait se présenter […] en bon père de famille qui sait quoi faire » (p. 65) ou l’importance de la centralisation de crise autour du bureau du premier ministre. Les dynamiques qui se démarquent principalement sont celles qui concernent la vitesse de réaction – elle doit être rapide mais calculée pour ne pas donner lieu à des erreurs – et le choix du médium : la télévision reste le médium préféré des stratèges et, à leur avis, le plus influent. Certaines inquiétudes par rapport à la prolifération de fausses nouvelles sont évoquées, mais il ne semble pas y avoir de stratégies connues pour gérer ce problème.

Prince conclut par les « sept règles d’or de la gestion de crise gouvernementale médiatisée ». Ces « règles d’or » sont : (1) ne pas succomber à la pression ; (2) imposer un cadre d’interprétation, (3) tenir l’administration publique loin des crises politiques, (4) S’assurer que les fonctionnaires et le personnel politique assument chacun une fonction distincte lors d’une crise catastrophique (5), centraliser la communication de crise à partir du bureau du premier ministre, (6) se doter d’une stratégie d’utilisation des médias socionumériques et (7) privilégier d’abord le recours aux médias traditionnels. C’est ici que l’ouvrage laisse particulièrement le lecteur sur sa faim. L’autrice offre des études de cas relativement novatrices : à notre connaissance, il existe peu de telles enquêtes sur les crises choisies[4], particulièrement celle de 2015. Cependant, elle réussit peu à proposer des éléments originaux qui sortent sort des sentiers battus. Deux des cas de crise étudiés – Bolduc en 2015 et Charest en 2012 – sont des exemples évidents de gestions de crise si non ratées, du moins menées avec grande difficulté. Or, Prince reprend sans trop de critique ni de remises en question les approches des communicateurs impliqués, et sans proposer d’approches alternatives ou de solutions autres que des lieux communs évidents tels qu’avoir un plan de gestion de crise adaptée à la réalité du système médiatique hybride.

Apports à la recherche

Pour écrire son texte, l’autrice fait le choix d’utiliser elle-même le lexique et le cadrage associé aux crises des personnes interviewées. Ce qui est probablement un souci d’objectivité semble parfois se traduire par un manque de mise en distance envers certains « spins » médiatiques gouvernementaux concernant les crises. Ce choix pourrait être discuté, mais n’est pas inconséquent dans la mesure ou l’autrice mise surtout sur l’apport empirique de l’ouvrage au niveau de l’actualisation des connaissances en relations publiques et gestion de crise au Québec. Celui-ci est évident, mais le potentiel bien présent de formuler des critiques ou propositions nouvelles est quant à lui largement laissé de côté, sauf peut-être lorsqu’elle conclut que les réseaux socionumériques devraient se situer uniquement en appui aux stratégies visant les médias traditionnels lors de communications de gestion de crise. Globalement, l’ouvrage est cohérent et facilement accessible, entre autres grâce à sa structure de mémoire. Il reste pertinent d’un point de vue scientifique parce qu’il offre une observation fiable des stratégies de gestion de crise du gouvernement québécois, et réactualise un ensemble de connaissances existantes en relations publiques, mais il échoue à enrichir significativement les connaissances du champ, à ouvrir un débat, des pistes de recherche ou à proposer des éléments originaux.