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Introduction

Durant ses 74 ans d’existence, à l’exception de la période stalinienne, l’Union soviétique développe une politique familiale relativement stable marquée par un souci d’universalité et d’égalité entre les hommes et les femmes. À partir de 1917, l’État cherche à former une famille nouvelle, porteuse des valeurs communistes et se distinguant de la famille présente sous le régime impérial, où l’homme était responsable des revenus et la femme du foyer. L’égalité entre les sexes est au centre de ce modèle familial : les hommes et les femmes obtiennent les mêmes droits, l’État légalise l’avortement et le divorce, et supprime la différence entre les enfants nés hors mariage et les autres, ce qui aboutit, de fait, à la reconnaissance des unions libres (Lebina et al., 2007 : 33).

Entre les années 1926 et 1953, l’État remet au centre de sa politique familiale un modèle de la famille fondé sur un couple marié avec des enfants. Ce tournant dans la politique familiale se traduit par l’interdiction de l’avortement et de l’homosexualité en 1936, et par le durcissement de la procédure de divorce en 1944. Selon Noskova (2013 : 156), cette transformation de la politique familiale n’est pas uniquement en lien avec des changements politiques, mais est surtout due aux problèmes démographiques après les pertes humaines de la Seconde Guerre mondiale.

La politique familiale soviétique des années 1980 à 1991 peut être considérée comme s’inscrivant dans le modèle social-démocrate décrit par Gauthier (2002), car on y retrouve les traits principaux de ce modèle : 1) la promotion de l’égalité des sexes[1] ; 2) la combinaison de longs congés parentaux avec une offre de modes de garde des enfants[2] ; et 3) la mise en place d’allocations universelles accordées à chaque naissance (Elizarov, 2011 : 78).

Au début des années 1990, la chute de l’Union soviétique et le passage de la Russie à une économie de marché provoquent une crise économique qui se traduit par la chute radicale du niveau de vie et par l’appauvrissement général de la population. L’appauvrissement touche particulièrement les familles avec enfants, notamment les familles monoparentales et les familles nombreuses (Lefèvre, 2003 : 86). Le gouvernement réagit à cette situation en introduisant au sein de sa politique familiale un critère de revenu défini par la loi « sur l’aide sociale de l’État » approuvée le 17 juillet 1999 (Loi n° 178-FZ, 1999). D’après cette loi, les allocations mensuelles pour enfants sont désormais réservées aux familles ayant un revenu par personne inférieur au minimum de subsistance. Durant ces années, la Russie entre également dans une importante crise démographique. En 1992, elle enregistre plus de décès que de naissances (Avdeev et Monnier, 1994 : 859). Cette diminution de la population est due à la conjonction d’une natalité basse et d’une mortalité particulièrement élevée (Elizarov et Kotchkina, 2014 : 15). Sous l’effet de ce double mouvement, on observe une réduction rapide de la population : entre 1990 et 2000, la Russie perd plus de 6 millions d’habitants. C’est le seul pays au monde qui connaît un déclin démographique d’une telle ampleur en temps de paix (Radvanyi et Laruelle, 2016 : 40).

Dans les années 2000, on observe un tournant nataliste de la politique familiale. Dans son Discours à la nationde 2000[3], le président Vladimir Poutine définit la situation démographique du pays comme une menace pour la « survie de la nation ». En 2007, le gouvernement met alors en place de nouvelles mesures pour encourager les femmes à avoir des enfants. Ainsi, le nouveau programme nommé le « capital maternel » est mis en place pour la période 2007-2021. Le « capital maternel » consiste en une somme ponctuelle allouée à partir de la naissance du deuxième enfant. Cette somme augmente au fil des années et se stabilise à 616 617 roubles en 2020[4] (soit environ 8 000 euros).

Cet article a pour but d’analyser les conséquences du tournant nataliste de la politique familiale en Russie. Je décris tout d’abord la manière dont l’État prescrit un certain modèle familial dans l’intérêt de l’enfant. Ensuite, j’explore comment l’utilisation du programme du « capital maternel » pour l’amélioration des conditions de logement a des effets opposés au modèle promu par l’État.

1. La définition d’une nouvelle norme de parentalité

En 2012, le gouvernement russe établit une Stratégie nationale d’action pour les enfants pour la période 2012-2017 (Décret n° 761, 2012) par laquelle il demande aux ministères du Travail, de l’Éducation, de la Santé et de l’Intérieur d’élaborer pour l’année 2014 un document officiel présentant les principales orientations en faveur de la famille. Dans une ébauche élaborée dès 2013 par le Comité de la Douma d’État spécialisé dans les affaires familiales[5], Pecherskaïa (2013 : 97) voit une tentative de création d’une vision élaborée des valeurs familiales « traditionnelles » en les présentant comme la base légitime de la vie de la famille russe et de l’État. Ce texte préliminaire propose par exemple de lutter contre le divorce des parents en renforçant l’institution du mariage religieux (ch. 3. section 5).

Bien que la Conception de la politique familiale, finalement adoptée en 2014, fasse abstraction de cette dimension religieuse critiquée par Bakhrenkova (2013), Pecherskaïa (2013), Gourko (2013) et Kourilsky-Augeven (2015 et 2018), elle continue à promouvoir des valeurs explicitement qualifiées de « traditionnelles », comme le mariage hétérosexuel et la procréation (Conception 2014, ch. 2).

Ces valeurs de l’hétérosexualité, du mariage et de la procréation comme norme de la parentalité sont valorisées par différentes actions de l’État ou d’organismes civils soutenant la politique de l’État. La relation entre la valorisation du mariage et le bien-être de l’enfant est confirmée par les acteurs de cette politique interrogés lors de mes enquêtes de terrain. Par exemple, un psychologue du centre « Famille » à Oulianovsk insiste sur le rôle de la famille « traditionnelle » dans le développement de l’enfant :

Une famille traditionnelle est toujours un endroit où un enfant grandit, enfin, plus confortablement. Ne parlons pas de la relation entre un homme et une femme, ils doivent eux-mêmes d’une manière ou d’une autre comprendre ce qui est mieux pour eux. Mais si nous parlons d’enfants, chaque enfant a besoin d’une mère et d’un père, d’avoir une certaine stabilité. Pourquoi le mariage est nécessaire ? Quand vous travaillez avec des gens longtemps, vous comprenez vraiment que oui, cela vous apporte beaucoup. Et le mariage apporte beaucoup à la femme et, bien sûr, à l’enfant[6].

La promotion de la famille « traditionnelle » par le gouvernement passe par des décorations officielles. Par exemple, en 2008, le président russe Dmitri Medvedev relance l’ordre Gloire maternelle, qui existait sous l’Union soviétique, en le rebaptisant Gloire parentale (Décret n° 775, 2008). Cette décoration, destinée aux familles ayant au moins sept enfants, est accompagnée d’une prime d’un montant de 100 000 roubles (soit environ 1 400 euros).

Les mesures en faveur du mariage sont particulièrement visibles au niveau régional. Le Service d’enregistrement des actes de l’état civil d’Oulianovsk planifie la mise en place d’une politique de prévention du divorce chez les jeunes adultes célibataires et de réconciliation des couples en cours de divorce. Le couple est alors fortement incité à consulter un psychologue. Les séances sont gratuites et organisées avec la collaboration des centres familiaux de la région :

Si un couple vient au service d’enregistrement des actes de l’état civil pour divorcer, il reçoit une lettre de recommandation. Donc, s’ils veulent entamer une procédure de divorce, ils ont besoin d’un psychologue, c’est la procédure. Ce n’est qu’une recommandation, il n’y a pas de loi qui, pour l’instant, rende cela obligatoire. Bien sûr, j’y serais totalement favorable, mais je ne suis pas sûre que nos législateurs mettent en place une telle loi[7].

L’un des objectifs de la Conception de la politique familiale de 2014 est également de définir une norme de la parentalité en « [créant] les conditions pour assurer le bien-être de la famille, de la parentalité responsable, ainsi [qu’en accroissant] l’autorité des parents dans la famille et la société » (Conception, ch.3). Afin de promouvoir cette « parentalité responsable », l’État met notamment en place des cours pour les parents à partir de décembre 2015 (Liste des instructions du président de la Fédération de Russie, n° 2876-Pr, 2014[8]). Les recommandations méthodologiques sur l’organisation de ces cours sont élaborées par l’organisation civile Association nationale des parents (en russe : Nacional'naja roditel'skaja associacija) avec le soutien du ministère de l’Éducation et de la Science[9]. Ces recommandations considèrent la parentalité comme un métier nécessitant des compétences à acquérir et qui consiste en l’implication égale des deux parents dans l’éducation des enfants[10]. Les cours pour parents représentent alors un outil de contrôle destiné à conformer les pratiques éducatives parentales à des prescriptions normatives. Ainsi, la promotion de la parentalité responsable vise à réaliser les objectifs de la politique familiale en diminuant, par exemple, le nombre de divorces et en incitant les couples à avoir encore des enfants.

2. L’influence du « capital maternel » sur la procréation

La nouvelle politique familiale de l’État valorise un modèle familial fondé sur le mariage et sur la procréation, motivé par un souci du bien-être de l’enfant. L’État encourage la population à avoir plus d’enfants par le biais du programme du « capital maternel ».

Entre 2007 et 2018, plus de 5,6 millions de familles admissibles (soit 62 %) ont utilisé le « capital maternel » (Rapport duPensionnyj Fond, 2018 : 56). La grande majorité l’utilise afin d’améliorer ses conditions de logement, soit 95 % des familles entre 2009 et 2018 (Rapport du Pensionnyj Fond, 2018 : 56). Cette utilisation massive du « capital maternel » en vue d’améliorer les conditions de logement entraîne des événements familiaux qui, à terme, peuvent modifier la structure de la famille.

Le graphique ci-dessous (voir figure 1) montre une augmentation de l’indice conjoncturel de la fécondité depuis la mise en place du « capital maternel » en 2007 : celui-ci passe de 1,4 à 1,7 entre 2007 et 2018.

Figure 1

Évolution de l’indice conjoncturel de fécondité en Russie (1990-2018)

Évolution de l’indice conjoncturel de fécondité en Russie (1990-2018)
Source des données : Rosstat, 2019. <http://www.gks.ru>. Réalisation : S. Russkikh

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Cependant, l’impact du « capital maternel » sur cette augmentation est difficile à évaluer. Les décisions en matière de fécondité des femmes touchées par cette mesure ne peuvent être pleinement observables que lorsque les femmes sont ménopausées (Slonimczyk et Yurko, 2014 : 3), ce qui n’est pas le cas des femmes ayant bénéficié du « capital maternel ». En outre, l’augmentation de la fécondité en Russie ne date pas de 2007, mais du début des années 2000, et s’accélère en 2007. On observe enfin une augmentation comparable dans des pays dont les gouvernements n’ont pas stimulé la natalité (par exemple, la Lettonie) (Blum, 2010 : 303). Par conséquent, il peut exister d’autres facteurs susceptibles d’être la cause de l’accroissement démographique dans ces années.

Malgré ces effets mitigés, les sondages effectués par le Centre de recherche sur l’opinion publique de toute la Russie montrent que la majorité de la population soutient la politique nataliste de l’État, puisque 78 % des répondants considèrent qu’il faut maintenir le programme du « capital maternel[11] ». Certaines des bénéficiaires du « capital maternel » que j’ai rencontrées sur le terrain confient qu’elles ont intentionnellement avancé leur projet d’enfant afin de pouvoir obtenir le « capital maternel » :

J’ai eu mon deuxième enfant plus tôt que je ne le voulais au départ, dans le but d’avoir le « capital maternel ». Je choisissais les jours les plus propices pour tomber enceinte ! J’avais peur qu’on rate[12] ! [rires]

Dans d’autres cas, le « capital maternel » semble jouer un rôle non seulement sur le calendrier des naissances, mais aussi sur la décision même d’avoir un enfant. Par exemple, Roza et Maisa décident toutes les deux d’avoir un enfant, qu’elles ne planifiaient pas auparavant, afin de bénéficier du « capital maternel » :

Je voulais toujours avoir deux enfants, une fille et un garçon, mais j’ai eu deux garçons. On a décidé d’avoir un troisième enfant grâce au « capital maternel », en espérant que j’allais accoucher d’une fille cette fois. Mais j’ai eu encore un garçon ! Oui, cette politique démographique a influencé mon choix d’avoir encore un enfant. Mais je voulais vraiment avoir une fille, cela a joué un rôle, aussi[13].

Le gouvernement donne l’argent. Bien évidemment, il faut accoucher ! [rires] Aujourd’hui, Poutine donne l’argent, demain il va changer d’avis. Oui, j’ai accouché pour avoir le « capital maternel », je suis comme tout le monde. Bien sûr, le fait de me marier une deuxième fois a influencé cette décision. Mais sans le « capital maternel », je n’aurais pas accouché, non[14].

L’amélioration des conditions de logement grâce au « capital maternel » contribue également à la décision d’avoir un enfant. Certaines familles, après être parvenues à agrandir leur logement, mettent à profit ces meilleures conditions pour accueillir un nouvel enfant, ce qu’elles ne pouvaient auparavant envisager compte tenu de la précarité de leur habitat :

J’ai eu mon deuxième enfant parce que je voulais avoir mon deuxième enfant et pas pour avoir le « capital maternel ». J’ai toujours voulu avoir trois enfants, mais on n’avait pas des conditions de logement satisfaisantes. On a construit une maison grâce au « capital maternel » et voilà ! On a eu le troisième[15].

Le « capital maternel » semble donc avoir un impact sur la procréation. Son influence est de deux ordres : soit il intervient dans le calendrier des naissances, soit il intervient dans l’augmentation du nombre d’enfants désirés. Cette influence peut s’opérer par le biais de l’idéologie, de l’attrait que représente le « capital maternel », ou grâce à l’amélioration des conditions de vie qu’il apporte.

Toutefois, l’acquisition d’un logement à l’aide du « capital maternel » contribue à l’émergence de familles monoparentales et recomposées, ce qui affaiblit la dimension matrimoniale de la famille traditionnelle promue par l’État.

3. L’influence du « capital maternel » sur le divorce

Le taux de divorce en Russie, bien que fluctuant, oscille aux alentours de 4,5 ‰ (voir le graphique de la figure 2), soit environ un mariage sur deux. Il est à noter que l’augmentation brusque du nombre de divorces entre 1999 et 2002 s’explique par des artefacts statistiques dus au double décompte du même événement : le fait que les ex-conjoints ont reçu le droit de demander séparément une attestation de divorce dans n’importe quel bureau d’enregistrement des actes de l’état civil a conduit à des erreurs statistiques (Zakharov, 2015).

Figure 2

Évolution du nombre absolu de divorces et du taux brut de divortialité en Russie (1990-2018)

Évolution du nombre absolu de divorces et du taux brut de divortialité en Russie (1990-2018)
Source des données : Rosstat, 2019. <http://www.gks.ru>. Réalisation : S. Russkikh

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Même si on peut penser que la stabilisation des divorces est due à la nouvelle politique familiale, cette dernière peut aussi bien être le fruit d’une stabilisation après la période de crise post-soviétique. Mon enquête de terrain montre cependant que le « capital maternel » peut influencer les décisions de divorce en renforçant l’autonomie des femmes. En effet, les mères sont les principales bénéficiaires du « capital maternel », alors que les pères en sont quasiment exclus (Borozdina etal., 2014 : 65). Ces derniers n’ont le droit de bénéficier de cette mesure sociale que dans quatre situations spécifiques : 1) le décès de la mère ; 2) la privation des droits parentaux de celle-ci ; 3) lorsque la mère a tenté intentionnellement de nuire de manière criminelle à l’enfant ; 4) ou encore lorsque le père est le seul adoptant de l’enfant (Loi fédérale n° 256, 2006). Ainsi, non seulement le gouvernement agit en faveur d’une augmentation de la natalité, mais il confère un rôle central à la mère.

Bien que la loi fédérale (n° 256, 2006) impose la division d’un bien acheté à l’aide du « capital maternel » entre tous les membres de la famille, certaines femmes font le choix de l’enregistrer seulement à leur nom. C’est le cas de Tatiana qui explique qu’elle prend le risque de payer une amende plutôt que de rencontrer des difficultés administratives lors d’une éventuelle revente de son logement :

Selon la loi, si tu achètes un logement avec le « capital maternel », tu dois le partager avec tes enfants et avec ton conjoint. Mais, en Russie, il est très difficile de revendre le logement s’il appartient aussi à des enfants mineurs. J’ai tout de suite demandé un conseil à ma copine [avocate]. Et elle m’a dit que je pouvais enregistrer le logement à mon nom, car personne ne vérifie rien. Et même, dans le pire des cas, si ça ne marche pas, je payerai quelque chose comme 20 000 roubles d’amende[16] [soit environ 280 euros].

D’autres femmes interrogées ont enregistré le logement à leur nom plus spécifiquement afin de se protéger en cas de divorce :

On a remboursé une partie du prêt immobilier avec le « capital maternel » et acheté un petit studio. Eh bien, tout d’abord, c’est ma propriété, l’appartement est à mon nom seulement. Cela me rassure. Bien sûr, mes parents ont un logement et je suis théoriquement leur héritière, mais j’ai aussi un frère et une soeur. Bien sûr, nous serons à parts égales. Et ici, cet appartement n’est qu’à moi. Si quelque chose se passe mal avec mon mari, je ne serai pas à la rue. J’ai mon propre espace, même s’il est minuscule[17].

L’absence de mécanisme de vérification adapté (Maslova, 2014 : 151) permet donc à certaines femmes d’acquérir une autonomie suffisante en cas de divorce. Dans certains cas, cette autonomie est même un élément décisif dans la décision de divorcer. L’extrait de l’entretien avec Lena illustre ce cas :

J’ai remboursé avec le « capital maternel » le crédit hypothécaire à Naberejnye Tchelny. Ensuite, j’ai vendu cet appartement pour acheter un appartement à Kazan. Ça m’a permis de déménager de Naberejnye Tchelny, ma ville natale, et de divorcer. Mon ex-mari était un buveur, et c’était essentiellement pour cette raison que j’ai divorcé. Quand c’est devenu insupportable, j’ai décidé de divorcer. J’ai enregistré cet appartement à mon nom. De cette manière, je n’ai eu aucun problème de partage des biens avec mon ex-conjoint [...]. Je lui ai dit [à mon ex-conjoint] : « C’est impossible de vivre comme ça. Je dois passer à autre chose, et tu me tires vers le bas. » Si on était dans la même ville, ce serait dur de rompre avec lui. Mais comme je suis partie, comme on dit : « Loin des yeux, loin du coeur. » J’ai changé ma vie et la vie de mes enfants de manière radicale, et c’est grâce au « capital maternel ». S’il n’y avait pas de « capital maternel », je n’aurais pas pu déménager[18].

La mesure principale introduite en 2007 dans le cadre de la politique familiale, le « capital maternel », propose une somme ponctuelle utilisée massivement par les bénéficiaires pour améliorer leurs conditions de logement. Cette évolution positive du niveau de vie entraîne alors des changements dans l’organisation du foyer : les ayants droit peuvent renforcer leur position au sein du couple, voire entamer une procédure de divorce. Ainsi, le programme du « capital maternel » semble contribuer à l’émergence de familles non « traditionnelles » (monoparentales et recomposées). Toutefois, il faut mener des études statistiques plus étendues pour établir un lien entre le programme du « capital maternel » et ses effets potentiels sur le taux de divorce, ainsi qu’avoir plus de recul pour que les données quantitatives puissent nous informer sur l’influence éventuelle du programme sur la structure de la famille en Russie.

Conclusion

Dans le contexte de la crise économique des années 1990, la limite des ressources du pays amène le gouvernement à renoncer en partie au principe d’universalité de la politique familiale soviétique en privilégiant avant tout les familles vulnérables par l’introduction d’un critère d’attribution des prestations sociales fondé sur le revenu. À partir des années 2000, ce critère d’attribution se transforme afin de faire face à la problématique démographique : d’une condition de ressources, il évolue vers une condition sur le nombre d’enfants. En effet, par le biais de versements ponctuels, le gouvernement incite les femmes à suivre une norme reproductive autour de deux enfants, quels que soient leur revenu ou leur catégorie socioprofessionnelle.

Enfin, ce critère d’attribution basé sur la structure de la famille revêt des aspects plus qualitatifs dans les années 2010, dans la mesure où l’État s’engage dans une campagne valorisant une représentation de la famille motivée notamment par un souci du bien-être de l’enfant et comprenant le paramètre de famille nombreuse, ainsi que des aspects moins directement liés à la problématique démographique comme le mariage hétérosexuel. L’État encourage la population à adopter ces normes par le biais de mesures régionales et fédérales, telles que des campagnes de prévention du divorce et l’introduction du « capital maternel ». Les données de mon enquête de terrain montrent que certaines femmes déclarent effectivement avoir été influencées par le « capital maternel » dans leur projet d’enfant. Cependant, l’utilisation massive du programme pour l’amélioration des conditions de logement a des effets parfois non voulus : en augmentant l’autonomie de certaines femmes, il leur offre la possibilité de divorcer.

Ces changements contribuent à l’émergence de dynamiques familiales qui, représentatives ou non, vont à l’encontre du modèle « traditionnel » porté par l’État. Il faut donc distinguer les objectifs nataliste et traditionaliste de la nouvelle politique familiale, le premier pouvant avoir des effets qui vont à l’encontre du second. Plus précisément, si le capital maternel semble rapprocher la structure familiale de la norme reproductive du modèle « traditionnel » défini par l’État, l’éclatement de la famille nucléaire que l’on observe dans certains entretiens remet en cause le mariage.

En 2020, le gouvernement décide de prolonger le programme du « capital maternel », ce qui laisse présager des changements sociodémographiques encore plus importants. Le fait d’attribuer aux femmes un rôle central dans la politique familiale, notamment en les érigeant en bénéficiaires des prestations sociales, leur procure une plus grande autonomie. Par conséquent, les questions concernant la place des pères dans la politique familiale et la perception de cette politique par ces derniers se posent. Ces questions ouvrent une autre piste de recherche : quels sont les effets de cette politique sur les rapports de genre, et sur les inégalités entre hommes et femmes ?