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Qu’elle implique ou non l’éviction de certain·e·s résident·e·s (Twigge-Molecey, 2014 ; Hodkinson et Essen, 2015), la gentrification, c’est-à-dire l’arrivée dans les quartiers populaires de populations plus aisées financièrement ou possédant un capital culturel différent, a des effets politiques, sociaux et culturels (Thurber, 2018). En matière d’offre commerciale, dans les quartiers centraux de Montréal comme ailleurs dans le monde, on observe une augmentation des prix de différents produits de consommation, ainsi que l’apparition de nouveaux types de commerces (boutiques spécialisées, cafés et restaurants branchés, etc.) qui anticipent l’attraction des classes moyennes urbaines, ou qui y participent (Bridge et Dowling, 2001 ; Zukin et al., 2009 ; Maltais, 2016).

En ce qui concerne les services publics de proximité, les besoins exprimés par les populations locales changent aussi : on sait, par exemple, que les parents des classes plus aisées ont des exigences différentes concernant l’école (Ball, Bowe et Gewirtz, 1995 ; Butler et Robson, 2003 ; Authier et Lehman-Frisch, 2014) ou la prise en charge de leurs enfants (crèche, nourrice, garderie, etc.) (Ball, Bowe et Gewirtz, 2004). Toutefois, comme le soulignent Thurber et al. (2019), peu de recherches se sont intéressées à l’influence de la gentrification sur l’intervention ou le travail social de proximité. Cet article propose de contribuer à répondre à ce manque en analysant de quelle manière la mixité sociale est mise en oeuvre dans les services publics et communautaires[1] destinés à l’éducation à la petite enfance et au soutien à la parentalité. Le quartier — que j’appellerai Sainte-Rita pour des fins de confidentialité — est situé à Montréal et est ciblé par les politiques de mixité sociale. Il sert de cadre pour observer de manière ethnographique la mise en oeuvre des politiques dans les services locaux, à partir des points de vue d’intervenant·e·s[2] et de mères, à la fois actrices et spectatrices des transformations du quartier.

Étant donné son parti pris singulier en faveur des personnes plus vulnérables ou marginalisées, ainsi que son implication dans le développement communautaire des quartiers, le travail social peut fournir un apport singulier aux études sur la gentrification (Thurber et al., 2019). En particulier, les organismes communautaires, tout désignés pour être des espaces de prise de parole et d’exercice démocratique qui favorisent l’implication des individus et la création de liens sociaux, pourraient représenter l’espace sur lequel fonder les espoirs de la mixité sociale. Jouant les intermédiaires entre les parents et la « communauté », les organismes communautaires Famille (OCF) offrent un lieu favorable à la rencontre entre les habitant·e·s de toutes les couches sociales et créent ainsi un ancrage local pour les familles de la communauté (René, Soulières et Jolicoeur, 2004). Depuis les années 1990, ils jouent aussi un rôle considérable dans la mise en oeuvre des politiques de soutien à la parentalité au Québec en offrant des activités gratuites ou à faible coût destinées au développement et au renforcement des compétences parentales pour les enfants de 0 à 5 ans en vue de favoriser la participation des parents à l’éducation de leurs enfants (Lemieux, Charbonneau et Comeau, 2005).

Les politiques de mixité sociale font partie des stratégies mises en place par les pouvoirs publics pour favoriser une plus grande cohésion sociale entre des habitant·e·s issu·e·s de divers milieux et pour déconcentrer les quartiers pauvres. Elles prennent par exemple la forme de projets d’habitation mixte (incluant des logements privés, subventionnés, coopératifs) (Rose et al., 2013). Elles visent, par la proximité spatiale entre des populations diverses, le dialogue et l’échange. L’idée implicite est alors que cette proximité favoriserait une forme d’émulation des couches populaires, que ce soit sur le plan économique, social ou culturel (Dansereau et al., 2002 ; Rose, 2004).

En effet, les travaux sur la mixité sociale ont permis d’observer une certaine intégration de normes à travers la cohabitation, chez les enfants (Authier et Lehman-Frisch, 2012), mais également parfois chez des parents de classe moyenne qui perçoivent la mixité comme une « expérience socialisatrice rentable » pour leur enfant (Rivière, 2018). Néanmoins, plusieurs recherches observent que la proximité physique ne signifie pas pour autant l’adoption systématique de pratiques d’échange entre les différentes couches sociales (Butler et Robson, 2001 ; Rose, 2004 ; Davidson, 2010). En fait, tout en renvoyant à un idéal d’ouverture et d’intégration, le discours sur la mixité s’appuierait sur des manières de vivre venant des classes supérieures. D’après Rose et al. (2013), ce processus de distinction sociale passe notamment par l’engagement bénévole des classes moyennes dans l’économie locale et dans les initiatives de lutte contre la pauvreté, ou par une implication dans les écoles publiques.

En effet, les parcours scolaires des enfants font partie des marqueurs de l’habitus des classes moyennes urbaines. Les parents issus de ces classes et, en particulier, les mères sont plus promptes à choisir « activement » l’école de leur enfant, en comparaison aux parents issus des milieux ouvriers (Ball, Bowe et Gewirtz, 1995 ; Butler et Robson, 2003 ; Authier et Lehman-Frisch, 2014). Dans les écoles publiques, plusieurs parents des classes moyennes et supérieures vont d’ailleurs rechercher une « masse critique » de familles « comme la leur » avant d’y inscrire leur enfant (Posey-Maddox, Kimelberg et Cucchiara, 2016). Le fait que leur enfant côtoie des enfants plus pauvres ne semble alors pas poser problème, pourvu que cela n’implique pas le nivellement par le bas du niveau d’enseignement (Authier et Lehman-Frisch, 2014). En outre, les programmes particuliers (arts, sports, etc.) ou enrichis (basés sur l’excellence scolaire) réussissent à accommoder ces familles, en grande majorité blanche (James et al., 2010). Une enquête à Montréal semble confirmer cette dynamique, alors qu’il se développe une éducation à deux vitesses au sein des écoles publiques : les programmes particuliers attirent les élèves « plus méritants » des classes moyennes supérieures qui ne sont pas inscrits à l’école privée, alors que les élèves plus susceptibles de décrochage ou ceux ayant des besoins particuliers sont intégrés aux classes dites « régulières » (LeVasseur, 2015).

Le choix « actif » de l’école par la classe moyenne s’exprime également par l’implication des parents, majoritairement des mères, dans l’institution (Savage, Bagnall et Longhurst, 2005). En effet, ces parents se voient offrir régulièrement, ou même créent eux-mêmes, des occasions favorables d’implication, au sein desquelles ils sentent une opportunité pour transformer l’école, au bénéfice de la communauté et de leur enfant (Butler et Robson, 2003 ; Posey-Maddox, Kimelberg et Cucchiara, 2014). Plus encore, leur engagement leur permet d’agir en tant que « gestionnaire[s] de risques » dans une école encore fréquentée par des enfants plus pauvres ou marginalisés (Vincent, 2001 ; Savage, Bagnall et Longhurst, 2005). Les parents de classe moyenne impliqués dans les milieux scolaires cherchent alors à la fois à y offrir leurs ressources, et à s’assurer de pouvoir partager leurs inquiétudes et leurs nouvelles demandes avec les administrations (Cucchiara, 2013 ; Freidus, 2019). Dans son enquête, Vincent (2001) observe également que les parents, caractérisés par un niveau de scolarité élevé et travaillant pour la plupart au sein de la fonction publique, perçoivent cette implication comme une forme de « bonne parentalité ». Mais leur implication répond aussi à un besoin de se faire reconnaître par l’école en tant que telle (Bagnall, Longhurst et Savage, 2003).

L’implication des parents des classes moyennes n’est toutefois pas sans risque pour la mixité sociale dans l’école, puisque la mobilisation de leur capital culturel peut participer à la reproduction sociale de l’exclusion, et à la marginalisation des élèves les plus pauvres et de leur famille (Cucchiara, 2013 ; Freidus, 2019). De fait, la simple présence de familles plus aisées dans le quartier peut nuire à l’accès des élèves à certains services, puisqu’au Québec les ressources financières sont allouées aux écoles publiques en fonction de l’indice de défavorisation du milieu (et non de la fréquentation réelle de l’école) (LeVasseur, 2015).

Au-delà de ce rapport des parents des classes moyennes supérieures à la mixité sociale en milieu scolaire, nous en savons encore peu sur leur perception concernant l’usage et la fréquentation par leurs enfants d’autres espaces du quartier. Authier et Lehman-Frisch (2014) ont observé que la modulation ou le « contrôle » de la mixité sociale par ces parents variaient en fonction des espaces. En effet, malgré une perception plutôt positive par certains parents de la mixité sociale à l’école, un certain « rééquilibrage social » peut s’observer, par exemple, dans le choix des loisirs pratiqués par leurs enfants ou dans les invitations à jouer à la maison où, le plus souvent, les enfants des classes moyennes et supérieures se retrouvent entre eux (Authier et Lehman-Frisch, 2014).

Pour comprendre les différentes stratégies des parents des classes moyennes, plusieurs travaux ont analysé les parcours scolaires des enfants sous le prisme de l’habitus et de la reproduction sociale (Butler et Robson, 2003 ; Ball, Vincent et Kemp, 2004 ; Savage, Bagnall et Longhurst, 2005). Comme la consommation ou le logement, les parcours scolaires sont adaptés et reliés à la reproduction culturelle familiale. Ils sont le marqueur du capital social et de l’habitus des familles, mais ils représentent également des opportunités distinctes qui sont offertes par la ville (à commencer par celle de vivre en contexte de mixité sociale) (Butler et Robson, 2003). La prise en compte des marqueurs culturels et sociaux de la reproduction permet alors de comprendre la gentrification comme le résultat d’un processus qui implique différents groupes de classe moyenne aux caractéristiques et aux styles de vie multiples (Butler et Robson, 2001). « [D]es cultures locales se développent à partir des choix de classe et attirent des personnes ayant la même façon de penser, mais ces choix sont également en partie déterminés par des contraintes et des besoins matériels comme le prix des maisons » (Ball, Vincent et Kemp, 2004 : 16). En ce sens, la perception de la mixité sociale des classes moyennes ne peut se résumer par l’opposition entre deux groupes de parents : ceux qui chercheraient à exposer leur enfant à la mixité et les autres qui voudraient l’éviter. Celle-ci varie parfois au sein d’une même famille d’un parent à l’autre (Authier et Lehman-Frisch, 2014).

En m’intéressant à la perception de la mixité sociale par les intervenantes et par les mères de Sainte-Rita, je souhaite donc porter une plus grande attention aux effets, au-delà du « matériel » (Thurber, 2018), de la gentrification, par l’observation des trajectoires des mères au-delà de l’enceinte scolaire. Cet objet nécessite une certaine finesse d’analyse, puisque le concept de mixité sociale, plus qu’une stratégie politique ou une manière de décrire la composition d’un quartier, est également utilisé par les nouvelles populations qui s’installent dans les quartiers populaires (Butler et Robson, 2001 ; Ball, Vincent et Kemp, 2004 ; Maltais, 2016).

Dans cet article, je fais état d’une diversification de la fréquentation des services publics et communautaires, diversification due à l’arrivée de nouvelles familles associées à la gentrification du quartier. Attachées à leur quartier, les mères « gentrifiantes » fréquentent les OCF, les garderies et les écoles du quartier. Leur présence de plus en plus importante est marquée, notamment, par la création de nouvelles activités. Or, les intervenantes, mais aussi les mères se demandent si ces changements n’éloignent pas les familles les plus précaires et les plus marginalisées des services qui leur sont pourtant destinés. Cette variation du type de fréquentation des services, observable du point de vue du capital culturel et social des mères, souligne tout le paradoxe du projet de mixité sociale, projet qui n’est pas sans poser certains défis sur le plan de l’intervention.

Présentation du quartier

Montréal est reconnue pour la mixité sociale de ses quartiers centraux et pour sa gentrification caractérisée par une participation importante de ménages au revenu modeste et de primo-accédants (Rose et al., 2013). Néanmoins, les plus précaires de la ville ne semblent pas échapper aux difficultés de se loger convenablement (Leblanc, 2020). En ce sens, dans Sainte-Rita, si le revenu familial moyen a légèrement augmenté au cours des dernières années, c’est surtout l’amélioration de certains indicateurs statistiques relatifs aux conditions de vie dans le quartier (augmentation de l’âge et de la scolarité de la mère au moment de sa grossesse, diminution du décrochage scolaire, etc.) (Statistique Canada, 2019) qui marque la progression du capital culturel dans cet ancien quartier ouvrier.

Selon les chiffres du recensement de 2016, dans la circonscription, près d’un ménage sur cinq est à faible revenu et près du deux tiers des logements sont occupés par des locataires. Parmi les familles pauvres, les familles monoparentales, et majoritairement des familles avec une mère monoparentale à leur tête, sont surreprésentées. Dans ce quartier à prédominance blanche, le français est la langue la plus couramment parlée à la maison. L’immigration est aussi francophone (France, Algérie et, dans une moindre mesure, Haïti) (Statistique Canada, 2019).

Malgré les efforts des promoteurs immobiliers et des sociétés locales de développement, l’image du quartier demeure celle d’un quartier populaire avec des poches de pauvreté, où s’observent, par exemple, la violence et la consommation de drogues en pleine rue. L’historique de pauvreté de Sainte-Rita en a également fait un terreau fertile pour les initiatives sociales de toutes sortes, offrant un site de choix pour observer les pratiques d’intervention. Cela explique également pourquoi, parmi les participantes que j’ai interrogées dans le cadre de cette enquête, celles qui pourraient être qualifiées de « gentrifiantes » sont caractérisées par une certaine ouverture d’esprit, en plus d’être motivées par certains choix de style de vie et par un accès à la propriété plus rapide, car elle est moins coûteuse que dans d’autres quartiers.

Présentation de l’ethnographie

Cet article s’appuie sur une ethnographie réalisée entre 2017 et 2019, combinant des observations participantes dans les instances de concertation de Sainte-Rita, l’analyse de divers médias de communication, ainsi qu’une trentaine d’entretiens[3]. Afin d’assurer la confidentialité des participantes et de leurs enfants, leur nom, tout comme celui des rues, des espaces physiques et des services ont été anonymisés. Puisqu’elles sont ciblées de manière particulière par les politiques de soutien à la parentalité (Daly, 2013) et qu’elles jouent un rôle singulier pour l’enracinement familial dans la communauté (Savage, Bagnall et Longhurst, 2005), les mères (16) ayant fréquenté les services destinés aux enfants et aux familles dans le quartier ont constitué le premier échantillon de l’enquête[4]. La plupart d’entre elles sont blanches (sauf deux), hétérosexuelles et environ la moitié d’entre elles habitent avec un partenaire. Durant les entrevues, une définition large des « services » a été utilisée avec les mères afin d’avoir le portrait le plus complet de leur expérience de soutien à la parentalité : le terme inclut donc les activités au sein des OCF, des garderies et des institutions du réseau public (Centres locaux de services communautaires[5] [CLSC], écoles, etc.). Je leur ai demandé de qualifier le rapport qu’elles entretiennent avec chaque service et de préciser les interventions qui avaient été les plus aidantes pour elles.

Le second échantillon est composé d’intervenantes impliquées dans l’organisation communautaire (7) et dans les services de première ligne (7). Ces intervenantes travaillent au CLSC, dans les OCF ou dans des entreprises sociales qui interviennent en partenariat avec les programmes gouvernementaux. Elles occupent différents postes, allant de la direction générale ou la coordination de projets, à l’intervention plus directe (animation de groupes de parents, formation, suivi individuel, etc.) en lien avec le développement de la petite enfance et avec le soutien à la parentalité. Les intervenantes ont présenté leur approche d’intervention, ainsi que les différents types de profil rencontrés dans leur service.

« Comme deux mondes » dans les services

Lorsqu’on demande aux intervenantes de décrire les familles de Sainte-Rita, elles avancent d’abord la faible mobilité comme première caractéristique. La famille type de Sainte-Rita est une famille blanche, qui a grandi dans Sainte-Rita et qui souhaite y rester. Autre élément qui se transmettrait de génération en génération : la pauvreté. Dans mes entrevues, les mères qui correspondent à ce profil cumulent différents emplois contractuels (parfois au noir, c’est-à-dire non déclarés à des fins d’impôt ou d’admissibilité à des allocations sociales) et des prestations pour subvenir aux besoins familiaux.

Manon, travailleuse sociale, constate aussi certaines caractéristiques de santé communes aux enfants qu’elle rencontre : « les bébés ont quasiment tous, de ce que je vois, la tête plate. Mettons, c’est un exemple. Tu te dis : l’enfant est souvent assis, souvent, peut-être, passif. L’écran, c’est fou ! Le jus à un an. Le jus accoté [avec exagération, constamment]. Ça fait que des caries, des caries, des caries, très jeunes… ». Offrir du jus, exposer son enfant à un écran et, surtout, ne pas les stimuler physiquement sont autant de pratiques que Manon qualifie plus tard d’« une forme de négligence » chez les familles pauvres. Parmi les figures représentées dans les descriptions des familles de Sainte-Rita, celle de la jeune mère monoparentale sur l’aide sociale ou occupant un ou des emplois précaires est récurrente. La monoparentalité et la jeunesse représentent deux caractéristiques importantes du profil des familles destinataires des services.

Mais, au cours des dernières années, la fréquentation des familles dans la plupart des OCF, des garderies et des écoles publiques dans Sainte-Rita s’est diversifiée. Plusieurs familles que l’on pourrait associer à la gentrification participent aux activités. Si on retrouve parmi ces familles plusieurs immigrant·e·s et personnes racisées qui ont des parcours particuliers, la majorité d’entre elles sont blanches, francophones et partagent un certain capital culturel (notamment, des parents avec une éducation postsecondaire). Elles appartiennent, pour la plupart, à la classe moyenne.

Les mères interrogées correspondant à cette catégorie sont des femmes actives sur le marché du travail, souvent des travailleuses autonomes dans le milieu des arts, des lettres et de la culture, ou dans les milieux associatifs. Une d’entre elles n’a pas d’emploi, par choix. En plus d’un capital culturel et social distinct, elles disposent de certaines ressources financières, et jouissent aussi d’un réseau social plutôt développé et stable par rapport aux mères qui rapportent des expériences de marginalisation et de pauvreté. Elles ont également toutes eu leurs enfants à un âge plus avancé. La majorité d’entre elles sont propriétaires. Aucune d’entre elles n’est née dans le quartier. Enfin, elles ne sont généralement pas hésitantes à reconnaître le privilège de leur position sociale par rapport aux familles installées dans Saine-Rita depuis des générations.

Dans les OCF, les intervenantes remarquent que ces mères sont souvent ponctuelles et assidues lorsqu’elles participent aux activités ; deux marqueurs qui les distingueraient de la clientèle historiquement desservie. Leur style parental se rapproche des pratiques recommandées par la documentation sur le développement de l’enfant et par les intervenantes, qu’elles consultent à l’occasion. Elles vont même parfois se moquer des recommandations, comme pour se déculpabiliser, lorsqu’elles les jugent trop strictes ou contraignantes.

Leurs besoins et leur style parental les conduisent à fréquenter certains programmes ou services du quartier. Elles sont plus nombreuses à inscrire leur enfant à l’école alternative ou dans des projets particuliers, à soutenir des initiatives de réduction des déchets dans les écoles ou les garderies, ou encore à s’inscrire à des programmes de soutien à la parentalité de plus longue durée (généralement 5-6 semaines). Elles participent également à plusieurs activités gratuites, notamment à la halte-allaitement installée au CLSC, où plusieurs ont développé des liens d’amitié.

Annick, directrice d’un OCF, se réjouit d’ailleurs de cette nouvelle fréquentation dans son organisme, puisqu’elle y voit de nouvelles potentialités en matière d’activités :

Au début, on avait beaucoup de gens sur l’aide sociale, des gens en état de vulnérabilité. C’était difficile de planifier des activités avec eux, parce qu’ils venaient comme un cheveu sur la soupe, ils ne s’annonçaient pas. Ils avaient beaucoup de choses à dire et à confier. Moi, j’étais animatrice dans ce temps-là et j’essayais d’organiser des cafés-rencontres et ils venaient, mais, dans le fond, ils n’assistaient pas aux cafés-rencontres, ils venaient juste pour jaser entre eux, puis chercher de l’aide, différentes sortes d’aide. Tranquillement pas vite, on a commencé à avoir des gens plus aisés, en congé de maternité. Puis ça a été comme... On a fait une programmation, les ateliers se sont développés et on a de plus en plus ces gens-là aux activités. On a plus de difficulté à rejoindre les gens sous le seuil de la pauvreté, vulnérables, dans nos activités régulières. Il y en a toujours quelques-uns, mais ce n’est pas la majorité.

Son OCF a mis en place de nouvelles activités, comme des cours de cuisine pour faire des purées à la maison ou des massages pour bébés, qui intéressent davantage la « clientèle pour ce genre d’ateliers-là un peu granola », comme elle la désigne. Selon ses estimations, cette clientèle représente environ entre 35 % et 50 % de la fréquentation de l’organisme. Mais ces proportions ne sont pas réparties de la même manière : « au comptoir vestimentaire, par exemple, ça a toujours été des gens vulnérables, ça le sera toujours. C’est comme deux mondes. Et notre but, c’est de prendre les gens qui viennent au comptoir vestimentaire et de les intégrer à nos activités qui fonctionnent bien, genre nos sorties ».

Plusieurs intervenantes voient également dans ce changement de fréquentation une opportunité pour impliquer les parents (et surtout les mères) issus de la classe moyenne dans la vie communautaire des OCF et du quartier. En effet, le partage de valeurs comme l’ouverture et l’entraide fait des mères impliquées des modèles toutes désignées pour transmettre certaines pratiques parentales.

La gentrification « bien quand même » ? : points de vue en intervention

La question de la gentrification est à prendre au sérieux, selon la chargée de projets Marie-Claude. Elle a un impact non seulement sur les familles, mais également sur le financement des organismes communautaires et de certains services de soutien professionnel dans les écoles qui, dans plusieurs cas, est déterminé en fonction des indicateurs de défavorisation du quartier. Même son de cloche pour Annick, qui souligne d’ailleurs la contradiction entre le fait d’être en constante recherche de fonds pour soutenir son service de comptoir vestimentaire et celui d’avoir plus de facilité à financer les ateliers et cafés-rencontres organisés sur la parentalité et l’éducation en petite enfance, où les familles vulnérables sont peu présentes.

Quand elles observent la gentrification en cours, les intervenantes se montrent la plupart du temps ambivalentes. Elles refusent de considérer leur travail comme vain. D’un côté, elles déplorent leur impuissance devant la pression économique croissante que la gentrification fait peser sur les revenus des familles plus pauvres du quartier. De l’autre, elles se réjouissent de l’arrivée de nouvelles familles, incluant des communautés culturelles différentes. Geneviève témoigne de cette ambivalence dans sa description du quartier :

C’est un quartier sans prétention. C’est populaire, même s’il y a quand même, il y a eu beaucoup de condos qui se sont construits. C’est quand même des familles qui euh... il y a beaucoup de familles immigrantes là-dedans qui voulaient avoir accès à une propriété pis c’était moins cher. C’est sûr que ça l’a tassé d’autres gens, ce qui n’est pas l’fun, mais je trouve ça bien quand même.

Cette ambivalence est liée à la notion de mixité sociale qui est promue au sein des services destinés aux enfants et aux familles de Sainte-Rita. Tout en ancrant leur intervention dans la lutte contre la pauvreté, les travailleuses défendent une vision du soutien parental qui s’adresse à tout le monde, peu importe l’origine ou la classe sociale des familles. En faisant la promotion d’activités gratuites ou à faible coût sans discrimination, les services sont basés sur un principe d’accès universel pour les familles. Phanie, qui travaille ici depuis longtemps, détaille cette vision de la mixité :

[Le projet], c’est toutes les familles. C’est toutes les familles qu’elles soient « gentrifiantes » ou pas. C’est le désir de voir le quartier aussi comme une communauté plus mixte, qui intègre plus les différences, qui intègre plus les capacités de tout un chacun, qui amène des gens plus avisés, plus capables de prise en charge, à tendre la main, à (faire du bénévolat), à faire ci. C’est ça, c’est cette ambiance de mixité.

Dans un organisme qui offre des cours artistiques pour les enfants par exemple, les critères d’admission visent à favoriser la mixité. Alors qu’une part importante des places sont réservées aux enfants référés par un·e professionnel·le de la santé, une petite quantité est offerte à d’autres enfants qui résident dans le quartier, sans nécessairement qu’ils aient des difficultés financières. À Place aux mamans et papas, environ la moitié des activités sont gratuites, grâce au financement public. Si des mères présentant des critères de vulnérabilité préétablis par les programmes s’inscrivent, elles auront la priorité. Or, dans les faits, elles sont moins nombreuses à s’inscrire que les autres mères, et les mères plus aisées participent à plus d’activités. En même temps, la directrice souligne :

Ça va dans notre philosophie, la mixité sociale. Parce que, en faisant ça, on voit des cas où des gens plus aisés prennent sous... comme tutelle, entre guillemets, des gens moins aisés, et ça développe des liens, de l’entraide. Ça, on l’a vu souvent, ça fait que c’est bien qu’on n’essaie pas de ghettoïser les cours. Parce que, en même temps, une personne défavorisée, peut voir : « Regarde, elle, elle s’en sort bien, c’est l’fun, j’ai le goût de m’enligner vers ça ». Parce que moi, personnellement, quand on retrouve des gens tous dans la même situation ensemble, ça ne leur permet pas d’accroître leur potentiel.

Pour les intervenantes interrogées, il devient donc difficile à la fois de critiquer un processus de gentrification et de valoriser une approche de la « mixité sociale » qui repose sur un accès universel aux services. Bien qu’elles se rendent compte de l’éloignement de certaines familles plus pauvres ou marginalisées, elles demeurent convaincues que cet idéal de mixité sociale favorise les pratiques de modeling parental et elles valorisent la rencontre en mettant en avant des valeurs d’ouverture et de tolérance. L’idée sous-jacente révèle une conception de l’intervention basée sur l’engagement des mères qui possèdent un certain capital culturel et économique dans des pratiques de modeling. Or, dans les faits, certaines intervenantes constatent bien que les circuits des parents de Sainte-Rita ne se croisent pas souvent.

Utiliser les services par « choix » : points de vue de mères

Les mères « gentrifiantes » nourrissent des sentiments contradictoires au sujet de la mixité sociale. Quand elles parlent de leur choix de déménager dans le quartier, elles recherchent parfois une forme de sympathie. Elles s’estiment ouvertes du fait d’avoir choisi de s’établir dans un quartier populaire, mais elles expriment aussi, avec un certain malaise, une vision de la mixité sociale qu’elles souhaiteraient parfois moins « mixte ».

Comme cela a été observé dans d’autres enquêtes (Authier et Lehman-Frisch, 2014 ; Freidus, 2019), les mères « gentrifiantes » interviewées dans Sainte-Rita partagent plusieurs valeurs progressistes et se disent ouvertes à la diversité dans leur quartier. C’est d’ailleurs le style parental sans prétention et la « chaleur des interactions humaines » qui ont séduit Odile lorsqu’elle a déménagé dans Sainte-Rita. Mais cet enthousiasme est parfois teinté d’un certain exotisme qui traduit une distance sociale et culturelle plus ou moins grande entre les mères. Alors que Joanie parle de certain·e·s habitant·e·s de Sainte-Rita en termes de « faune », Marion parle de « voyage » :

Dans le parc, il y a des familles qui se mélangent. On est toutes là, on surveille les enfants de l’un pis de l’autre. Des fois, c’est un clash de valeurs parce que moi, je ne vais pas crier après mon enfant. Mais c’est aussi... On s’influence les uns les autres aussi, je pense, de façon positive, là. Hum... Je pense que... que c’est connu que Sainte-Rita, c’est un quartier populaire. Quand tu décides de déménager là, c’est aussi parce que t’aimes ça. Des fois, j’ai l’impression que c’est un peu... Type voyageur. On aime voyager, ça fait que, tsé... Le quartier Sainte-Rita, ben, c’est un peu ça, là. Tu trouves ça beau, la différence, puis tu la respectes.

Les mères interrogées expriment à la fois une distance quand elles se réfèrent aux « autres » et à la « diversité » dans le quartier, et une proximité avec les autres mères du quartier. Pour des mères comme Odile ou Lily, c’est aussi par empathie qu’elles se sentent parfois de trop dans le quartier, ou du moins qu’elles ont également envie de critiquer la gentrification, sans que je les questionne spécifiquement sur le sujet. Odile avoue d’ailleurs se sentir coupable de fréquenter les OCF du quartier, de peur de « voler le café, pis les croissants des mamans qui en ont besoin ». C’est aussi ce rapport ambigu qu’entretient Lily avec le quartier : « j’ai l’impression qu’on est en train de tasser ceux qui ont de la misère […]. J’essaie de garder l’esprit ouvert, pis j’essaie justement de montrer ça à mes enfants aussi pis, je ne sais pas. Tsé. Y’a de... y’a beaucoup d’intolérance, des fois d’incompréhension, aussi de part et d’autre là, tsé. Mais... j’espère que ça va se replacer ».

Souvent exprimée avec hésitation, la distinction entre un « nous » et « d’autres » témoigne d’un certain décalage entre les discours sur la tolérance et l’ouverture à la mixité sociale dans le quartier d’un côté, et leur application dans les faits de l’autre. La plupart des mères « gentrifiantes » reconnaissent cet entre-soi, sans qu’il soit « conscient » pour autant. Il l’est, par exemple, lorsque Sarah remarque qu’elle « se sent bien dans le communautaire », mais constate ensuite que les deux autres mères de son atelier de cuisine habitent un quartier voisin, moins pauvre que Sainte-Rita.

Pour Dominique, les familles qu’elle fréquente sont, pour la plupart, composées de parents jeunes professionnels et partagent un esprit de communauté « assez engagé, assez écolo, assez axé sur le communautarisme » (au sens « communautaire »). Comme elle, Catherine, qui habite dans le quartier depuis environ cinq ans, identifie aussi des valeurs et un style parental qu’elle partage avec les familles qu’elle fréquente. Elle insiste, par exemple, sur l’importance des parcs comme espace extérieur de socialisation ou sur celle de l’entraide entre les enfants, mais aussi entre parents. Elle compte sur un réseau social important dans le quartier qui, précise-t-elle plusieurs fois durant l’entrevue, lui ressemble :

On s’entend, y’a une diversité dans le quartier et les gens qui vont dans les organismes, comme ceux qui vont dans les parcs, c’est des gens qui nous ressemblent. On crée des contacts comme ça, quand il fait beau, ben on n’a pas de terrain, soit qu’on va aller dans la ruelle en arrière, on va aller au parc. Pis on va se retrouver avec des gens qui ont les mêmes valeurs que nous. Donc on s’est comme créé un réseau d’entraide. Entre autres, avant c’était avec les parents de la même garderie parce que Maude (l’éducatrice), elle prend des gens qui nous ressemblent, elle choisit vraiment sa clientèle. Donc on est amis avec tous, tous, tous les parents.

La mère admet qu’avant l’entrée de son enfant à l’école primaire, elle « était dans (une) bulle » avec cette éducatrice sélective. En ce sens, la rencontre des élèves de la classe de son enfant a été vécue comme une onde de choc au point où Catherine a remis en question sa décision d’inscrire son enfant à l’école publique. Elle a finalement décidé de ne pas déplacer son enfant, considérant maintenant son « choix » de l’école publique comme une forme d’engagement, une posture des parents de classe moyenne observée dans d’autres villes (Savage, Bagnall et Longhurst, 2005 ; Authier et Lehman-Frisch, 2014 ; Freidus, 2019).

Chez certaines mères comme Léa, Marion ou Lily, c’est à partir de leur statut social distinct qu’elles vont s’engager bénévolement dans le quartier. Ainsi, Léa, immigrante de deuxième génération et impliquée depuis de nombreuses années, défend une vision de la gentrification « positive » et croit en l’importance de l’école publique pour favoriser la mixité sociale. Selon elle, son capital financier, mais également son statut d’universitaire peuvent servir à la revitalisation économique et sociale du secteur. Léa considère tous les élèves dans la classe de sa fille comme « ses enfants » et elle se fait un devoir de lutter pour l’amélioration des conditions d’apprentissage de tous :

Je me dis tout le temps que tous les enfants de [la] classe, c’est nos enfants. Je veux dire, si [ma fille] va à l’école, puis elle s’emmerde, c’est parce que les autres enfants n’ont pas la maturité affective, ont pas... Ça ne peut pas être viable […]. Là, il y a tout un débat sur les projets particuliers. Mais, moi, j’y crois aux projets particuliers, mais je vois bien qu’on peut parler d’écrémage, mais l’école où [ma fille] est partie, ce n’est pas de l’écrémage qu’ils font, c’est de la sélection. […] Le problème, c’est tous ceux qui disent : « Moi, je m’en vais à l’école privée » […] Puis c’est là que la mixité sociale se défait aussi, parce que les écoles privées sont des niques [niches] à classes favorisées ou à gens qui se saignent beaucoup pour que leurs enfants..., donc ils s’appauvrissent pour aller là, mais comme pour les préserver. […] C’est sûr que, des fois, moi aussi, je pense à protéger mes enfants. Mais, en même temps, ce n’est pas contre les autres enfants. Et c’est de plus en plus clair dans mon esprit, puis dans toutes les discussions qui se passent en éducation que, tu sais, la bataille des écoles publiques, ça va avec la lutte à la pauvreté. Tu ne t’en sors pas. Comme classe moyenne, moyenne aisée, on devrait s’en préoccuper.

Son implication dans l’école de sa fille et sa défense de l’école publique expriment bien le projet idéalisé de mixité sociale dans un milieu encore fréquenté par des enfants plus pauvres. En même temps, on sent l’ambiguïté de cette décision lorsqu’elle dit vouloir « protéger ses enfants » en associant son désir à la lutte contre la pauvreté. Les projets particuliers à l’école publique permettent alors de répondre à sa préoccupation, sans contredire son opposition idéologique aux écoles privées. En basant la sélection des élèves sur le mérite plutôt que sur le revenu, Léa a l’impression que chacun a eu une chance de faire partie du programme.

Chez les mères plus pauvres ou marginalisées rencontrées, bien peu d’entre elles ont des choses à dire au sujet de la mixité sociale. En général, elles semblent se sentir moins concernées par l’offre de services dans le quartier ou moins « en droit » de recevoir des services qui répondent à leurs besoins. Pour elles, la fréquentation des services n’est pas connotée de l’idée du « choix » ou de l’engagement militant, comme ça l’était pour les autres mères. Leurs insatisfactions, plutôt que de conduire à leur engagement, provoquent au contraire la plupart du temps un désengagement ou un abandon des services.

C’est le cas, par exemple, d’Emily, jeune mère d’origine latino-américaine, à qui une travailleuse sociale a recommandé de participer à une activité de discussion hebdomadaire visant à la soutenir dans le développement de ses compétences parentales. Sa participation s’est toutefois terminée après une seule rencontre : elle ne voyait pas ce qu’elle avait en commun avec les autres femmes — dont plusieurs avaient l’âge de sa propre mère. Au contraire, elle fréquente à présent des femmes de son âge dans une école destinée aux mères adolescentes de Montréal.

Véronique, issue des classes populaires, mais maintenant universitaire de première génération, se sent privilégiée de pouvoir naviguer entre ces deux univers, tout en ayant l’impression de n’appartenir ni à l’un ni à l’autre. C’est en côtoyant les différentes mères à la halte-répit et à la garderie qu’elle prend conscience de ses propres angoisses liées à la performance de la maternité :

[À la halte-répit], je pense que les gens ne faisaient pas tout un drame... Parce que mon fils, il faisait beaucoup de « régurgits » et une autre mère qui me disait : « Bien, une fois, j’ai donné du lait périmé d’un mois et ça a bien été. On relaxe ! » Dans un moment où... Je sais pas si c’est un terme que je suis tant d’accord, mais l’hyperparentalité, où est-ce qu’il faut performer la parentalité, mais de manière écoresponsable, émancipée, autonome et dévouée, je sais pas trop... On dirait que voir des gens qui auraient pu être mes mères me rappeler que tout ça, c’est aussi un jeu, c’est aussi du paraître un peu.

C’est donc ici l’effet contraire à celui attendu (le modeling sur les pratiques parentales des mères plus aisées) qui s’est produit pour Emily et Véronique. En effet, plutôt que de rapprocher les femmes de différents milieux, la proximité a maintenu la distance sociale. Les femmes plus pauvres rencontrées préfèrent fréquenter les espaces moins « formels » pour discuter, prendre un café et décompresser, des activités qui semblent peu reconnues par les bailleurs de fonds qui misent sur des programmes de soutien à la parentalité plus structurés.

Mixer le social ?

Bien que les effets de la gentrification fassent partie de la pratique quotidienne du travail social dans les quartiers comme Sainte-Rita, la littérature sur le sujet reste encore peu développée, si on exclut les champs du logement (Thurber et al., 2019) ou du contexte scolaire. La contribution de cet article est de documenter le rapport des mères à la mixité sociale en regardant leur circuit au-delà de l’enceinte scolaire. En observant la fréquentation des activités au sein des OCF, espace attendu de mixité sociale, on s’aperçoit que la mixité sociale pose des défis pratiques.

Le changement démographique dans Sainte-Rita, marqué par une présence plus importante de familles dont les parents sont plus éduqués et travaillent dans le milieu des arts, des lettres et de la culture ou dans les milieux associatifs, se répercute sur les besoins et la fréquentation des OCF, des garderies et des écoles. Ces services ont beau être gratuits ou presque gratuits, on observe que la barrière économique n’est pas le seul obstacle à la mixité sociale. En effet, la présence de mères « gentrifiantes » est parfois intimidante et tend à éloigner de certains services offerts les mères pauvres ou marginalisées qui ne s’y reconnaissent pas ou plus. C’est une réalité qui reflète la dynamique plus générale de la gentrification. Et comme le soulignaient Ball et al. (2004), ces stratégies parentales ne sont pas neutres du point de vue du genre. Elles sont investies et renforcées par les mères ; « la formation d’une classe est pour beaucoup l’oeuvre des femmes. Leur travail invisible en tant que "gardiennes du statut" est essentiel pour l’intégration dans une trame commune et l’activation des différentes formes de capital familial » (Ball, Vincent et Kemp, 2004 : 25).

Si, pour le moment, certaines intervenantes ne semblent pas trop inquiètes du changement de fréquentation dans leur service, elles regrettent toutefois la fin de l’admissibilité de leurs programmes à des financements destinés aux milieux défavorisés — une réalité observée dans le cadre d’autres enquêtes sur la gentrification en milieu scolaire (Freidus, 2019). D’autres intervenantes se rendent compte de la tension entre une approche d’intervention communautaire basée sur l’accès universel et l’inclusion, et une conception sous-jacente de leur action qui vise le modeling parental. Elles misent alors sur l’échange entre des parents de statuts différents, une rencontre qui s’observe néanmoins bien peu dans les faits.

Pour les mères « gentrifiantes », se reconnaissant pour la plupart comme telles, un malaise persiste, bien qu’elles évitent d’aborder de front les tensions qui surgissent souvent à ce sujet (Cucchiara, 2013). Ce malaise révèle la contradiction qui existe entre, d’un côté, les valeurs d’ouverture et d’empathie qu’elles souhaitent transmettre à leurs enfants et, de l’autre, le poids de la reproduction sociale et la peur d’« échouer » dans leur éducation. Si quelques travaux observent de quelle manière la mixité sociale est relativement acceptée en contexte scolaire chez les nouveaux et nouvelles résident·e·s du quartier tant qu’elle ne pose pas de problème ou qu’elle demeure plutôt homogène (notamment Savage, Bagnall et Longhurst, 2005 ; Authier et Lehman-Frisch, 2014), la perception des mères « gentrifiantes » dans les OCF est quelque peu différente. Ces dernières reconnaissent la pertinence de ces services destinés aux familles plus pauvres et marginalisées du quartier, et évoquent parfois un certain sentiment de culpabilité d’y avoir accès. Contrairement au contexte scolaire, où la mixité est « imposée » par l’affectation des enfants à leur école (publique) en fonction du code postal, les OCF sont fréquentés sur une base volontaire par les mères, ce qui leur permet de moduler leur fréquentation en fonction des activités. Plutôt que de songer à déménager dans un quartier offrant de meilleurs services (tel qu’observé à propos des écoles [Ball, Bowe et Gewirtz, 1995 ; Butler et Robson, 2003 ; Savage, Bagnall et Longhurst, 2005]), les mères « gentrifiantes » peuvent alors faire des « choix » et tracer des circuits à travers les services qui expriment leurs représentations différenciées de la parentalité. Elles s’impliquent également, au-delà du cadre scolaire, dans différentes initiatives du quartier. Certaines se tournent même vers l’entrepreneuriat pour fonder un café de quartier familial, à l’image de nouveaux commerçants résidents interviewés par Maltais (2016) dans un autre quartier de Montréal. Leur discours entourant le « choix » des services et la perception d’avoir un rôle à jouer (comme celui de « protéger » les enfants) semble ainsi davantage refléter l’habitus des mères des classes moyennes aisées. Et, comme l’observe Odile, ces réseaux d’implication deviennent des lieux de rencontre entre parents qui partagent des caractéristiques similaires (Freidus, 2019).

Pour les mères plus pauvres ou plus marginalisées, le circuit est différent : il est moins marqué par un « choix actif », par l’implication et par la mobilité. Moins promptes à se sentir « en droit », ces mères quittent les activités plutôt silencieusement lorsqu’elles n’y trouvent pas ce qu’elles cherchent. Mais, comme le souligne Annick, elles demeurent présentes dans des services spécifiques (comptoir vestimentaire, banque alimentaire) ou dans des programmes leur étant réservés, dans des formes plus « traditionnelles » de soutien à la parentalité.

L’action communautaire ou le travail social de proximité dans un quartier en gentrification ne peut donc pas éviter l’analyse des pratiques et des marqueurs qui (re)produisent la distance entre les familles. Comment les écoles et les OCF pourraient-ils tirer profit de l’énergie, des ressources et de l’engagement de mères plus aisées sans marginaliser les plus pauvres ou miner leur accès aux services ? Sans pour autant conclure à une population constamment stressée, cette question pourrait notamment être alimentée par des travaux sur « l’anxiété parentale » observée chez les parents des classes moyennes et supérieures qui expriment des peurs et des angoisses individuelles autour de la proximité dans la différence (Lucey et Reay, 2002). Les recherches entourant la « rencontre dans la différence », entre autres en contexte scolaire, pourraient présenter certaines pistes en ce sens (voir notamment Kalantzis et al., 2011).

Bien que ces résultats proposent quelques pistes de réflexion au sujet des enjeux de la mixité sociale en intervention, leur potentiel de généralisation est limité. Il serait alors intéressant d’explorer les impacts de la gentrification dans d’autres quartiers pour mieux comprendre les défis qui continueront de se poser pour les intervenant·e·s et les décideur·euse·s de politiques en matière de soutien à la parentalité dans une perspective de lutte contre la pauvreté. Des recherches futures pourraient notamment documenter les pratiques d’intervention et de soutien à la parentalité favorables aux familles plus pauvres et marginalisées. Elles pourraient également porter une attention particulière aux familles racisées et immigrantes pour mieux comprendre comment les politiques se déploient et s’articulent à la racialisation et à l’interculturalité dans un contexte de gentrification, une réalité encore sous-documentée à Montréal. En somme, l’étude des liens entre gentrification et intervention représente un chantier de recherche en soi pour le travail social qui s’est encore peu penché sur la question, alors même que la pratique semble en côtoyer les effets directs depuis quelques années déjà.