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La dernière décennie a été le théâtre, dans plusieurs pays, d’une transformation significative de la parentalité avec une intervention accrue des politiques publiques dans le domaine de la sphère privée (Faircloth, 2014). Alors que la façon dont les parents éduquent leurs enfants suscite l’intérêt politique et public depuis de nombreuses années, l’attention récente portée à la parentalité reflète une transformation plus large de notre compréhension du rôle de parent et de l’importance sociétale des pratiques éducatives (voir Lee, 2014). Ce phénomène est étroitement lié, d’une part, à des évolutions politiques et économiques qui ont engendré une individualisation des problèmes sociaux et, d’autre part, à une réévaluation de l’enfant en tant qu’investissement et future ressource de production économique (Gillies, Edwards et Horsley, 2017). Ces évolutions ont donné lieu à une problématisation des conduites parentales qui sont progressivement devenues une priorité des politiques d’intervention, faisant du « déficit parental » la source des problèmes sociaux.

Ces processus sont allés de pair avec des changements socioculturels à l’échelle mondiale, tels qu’une sensibilisation accrue aux risques dans la société, ainsi qu’une scientifisation et une psychologisation de différentes sphères de la vie. Le fait que les conduites parentales jouent un rôle déterminant dans la réussite future et le bonheur des enfants est devenu une vérité qui n’est pas remise en cause (Furedi, 2002), plus particulièrement en ce qui concerne la petite enfance (Edwards, Gillies et Horsley, 2015). Le rôle des parents a ainsi évolué. Ces derniers sont dorénavant considérés en même temps comme des facilitateurs de l’épanouissement du plein potentiel de leurs enfants et comme les principaux responsables des risques que les enfants encourent en subissant une « mauvaise » parentalité ou un manque de connaissances parentales sur les préjudices qui peuvent nuire à leur développement (Lee, Macvarish et Bristow, 2010 ; Faircloth, 2014).

Ces transformations qui se sont opérées à l’échelle mondiale peuvent également être observées en Hongrie, où la pratique de la parentalité (intensive) a pris de l’ampleur au cours de la dernière décennie (Kutrovátz, 2017), de même que le nombre d’experts et de professionnels au service des pratiques parentales. Elles se reflètent également dans diverses mesures politiques visant à compenser les inégalités socio-spatiales croissantes par une intervention précoce et par des programmes d’investissement social comportant des éléments explicites de renforcement des compétences parentales dans certaines populations cibles (Keller et Szőke, 2019). En même temps, il existe en Hongrie une longue tradition d’intervention étatique dans l’éducation des enfants par le biais de diverses institutions de protection de la jeunesse et de soins aux jeunes enfants (voir Haney, 2002[1]). Dès leur apparition, ces institutions qui visaient à remédier à l’incompétence parentale étaient empreintes d’une forte autorité professionnelle, laquelle fut encore renforcée au cours de la période socialiste lorsqu’elles prirent une dimension nationale (voir Kéri, 2005 ; Varsa, 2014). De ce fait, jusqu’à récemment, les compétences et les interventions des professionnels de l’enfance dans les familles étaient relativement bien acceptées, en particulier dans les milieux sociaux les plus défavorisés auxquels ces aides étaient principalement destinées[2].

Si l’intervention de professionnels dans les questions d’éducation des enfants s’inscrit dans une longue tradition en Hongrie, les évolutions récentes ont introduit de nouveaux éléments. Historiquement, les services d’aide à l’enfance hongrois ciblaient principalement les familles d’origine rom et les familles pauvres. Néanmoins, les raisons justifiant les prises en charge et les interventions dans les familles ont considérablement varié selon les époques, en fonction de facteurs institutionnels, sociaux et politiques plus larges (Haney, 2002 ; Varsa, 2015), ainsi que des concepts dominants d’enfance et de parentalité idéales. Outre des changements sociétaux, un glissement vers des politiques familiales plus conservatrices a eu lieu en 2010, avec la promotion de la « famille traditionnelle » (Szikra, 2018). Le gouvernement nationaliste et conservateur au pouvoir a alloué des ressources conséquentes aux programmes d’aide aux familles et à des campagnes nationales (comme « l’Année de la famille » en 2017) (Szikra, 2018). Toutefois, ces mesures ont principalement bénéficié aux classes sociales privilégiées et ont renforcé les normes familiales et parentales de la classe moyenne aux dépens des classes populaires, qui se trouvent confrontées à des mesures punitives et préjudiciables aux pauvres, ainsi qu’à la suppression continue de services sociaux (Szikra, 2014).

Cet article s’intéresse à la façon dont ces nouveaux idéaux ont façonné les pratiques au sein des services d’aide à l’enfance en Hongrie. Plus particulièrement, il explore les manières dont la parentalité intensive a influencé la notion de « bonne parentalité » et d’« enfance idéale » chez les travailleurs sociaux, modifiant les justifications du retrait d’un enfant de sa famille et les critères d’évaluation des compétences parentales. Dans un premier temps, nous analysons les dernières évolutions des idéaux parentaux et des services sociaux, et nous défendons l’idée que l’étude du travail des professionnels de terrain est utile pour comprendre de quelle manière la transformation des valeurs et des idéaux peut influencer les pratiques d’intervention (voir Lipsky, 1980). Nous nous intéressons ensuite aux principales caractéristiques de l’aide à l’enfance en Hongrie, et à la façon dont le déterminisme parental et les idéaux de parentalité intensive ont façonné les pratiques quotidiennes des travailleurs sociaux, leurs décisions, et les relations qu’ils entretiennent avec les parents de milieux différents.

Cet article se base sur douze mois de recherches ethnographiques[3] menées de 2018 à 2019 à trois endroits : un quartier mixte et pluriethnique de Budapest, un quartier rom marginalisé aux abords d’une petite ville, et un petit village isolé dans une région défavorisée où cohabitent des populations diverses. Dans le cadre de ces travaux, des observations quotidiennes ont été effectuées dans trois institutions d’aide à l’enfance : un service de protection de la jeunesse, un réseau d’infirmières à domicile[4], et un centre pour enfants Sure Start. Cet article se concentre toutefois sur les deux premières institutions : ce sont celles où les travailleurs sociaux sont historiquement impliqués depuis longtemps dans l’assistance éducative aux familles au travers de visites régulières et ce sont elles qui jouent également un rôle formel dans les affaires liées à la protection de la jeunesse. En plus d’accompagner les travailleurs sociaux au cours de leurs visites régulières aux familles, nous avons assisté à plusieurs réunions au cours desquelles de potentielles procédures de retraits d’enfants ont été débattues entre les familles et les responsables publics concernés. Enfin, nous avons réalisé de nombreux entretiens avec des travailleurs sociaux de différentes localités au sujet de leur travail, de cas particuliers d’aide sociale, et de normes et de pratiques parentales, ainsi qu’avec 40 familles dans chaque localité.

1. Transformation du rôle parental et de l’aide à l’enfance

De nombreuses études abordent la façon dont les évolutions mentionnées ci-dessus se reflètent dans les politiques d’aide à l’enfance et influencent les services de protection de la jeunesse (Dodds, 2009 ; Gillies, Edwards et Horsley, 2017 ; Lonne et al., 2009 ; Walsh et Mason, 2018). Ces études documentent un glissement des efforts auparavant centrés sur les enfants dans le besoin vers les enfants et les familles « à risque » (Parton, Thorpe et Wattam, 1997), la nature du risque demeurant en général imprécise. Les études soulignent par ailleurs une logique croissante d’intervention précoce, avec une insistance sur des programmes de changements comportementaux destinés aux parents au nom de la lutte contre l’exclusion sociale (Frost et Parton, 2009).

En pratique, cela va de pair avec une attention accrue portée à l’évaluation et à la prévention des risques plutôt qu’à l’assistance et au soutien aux familles (Lonne et al., 2009). Actuellement, les pratiques d’aide et de protection de l’enfance reflètent une recherche de l’intérêt de l’enfant indépendamment de celui de sa famille, ce qui peut mener à des situations problématiques (Hennum, 2014). Le débat et la prise en compte d’autres considérations sont entravés par des discours autour de « l’action dans l’intérêt de l’enfant » et de « la protection du bien-être de l’enfant » (Featherstone, Morris et White, 2014). Cette situation se révèle particulièrement problématique dans les cas de procédures de retrait d’enfant, où l’intervention précoce sur la base d’une évaluation de risques déterminés par des arguments neuroscientifiques se répand au sein des pratiques, avec peu de considération professionnelle envers les effets de ces décisions sur la vie future des familles, des parents, voire des enfants eux-mêmes (Featherstone, Morris et White, 2014 ; Wastel et White, 2012). Par ailleurs, dans une étude sur le système de protection sociale en Norvège, Hennum (2014) affirme que « l’enfant-centrisme » fait sur la base de savoirs psychologiques et médicaux a des effets secondaires majeurs, tels que l’objectivation des enfants, l’instrumentalisation des parents, et l’utilisation des enfants par les professionnels pour réaffirmer des normes dominantes et des valeurs sociétales, ainsi que pour renforcer l’ordre social existant. Par conséquent, les approches centrées sur l’enfant, affirme également Smeyers (2010), peuvent être dangereuses et favoriser le développement et l’acceptation d’un État autoritaire et moralisateur qui discipline les parents non conformistes plutôt que de leur venir en aide. Cette approche plus autoritaire à l’égard des interventions en direction des familles peut également être observée dans la récente augmentation du nombre de retraits d’enfants (y compris à la naissance) dans plusieurs pays (par exemple la Norvège, le Royaume-Uni et l’Australie).

Si la relation entre l’évolution des idéaux parentaux et les mesures prises est largement débattue dans différents contextes (Dodds, 2009 ; Edwards, Gillies et Horsley, 2015 ; Gillies, Edwards et Horsley, 2017 ; Macvarish, 2014), on en sait jusqu’à présent moins sur la façon dont ces idées normatives influencent les pratiques quotidiennes des travailleurs sociaux dans le milieu de la protection de la jeunesse et ailleurs. Il s’agit là d’un aspect important, puisque les mesures se concrétisent dans les pratiques quotidiennes et dans les rencontres entre les intervenants de première ligne et leurs clients (Lipsky, 1980). Le traitement des dossiers et l’attitude envers les clients sont largement influencés par les idées que les travailleurs sociaux se font d’une parentalité et d’une enfance idéales et par leurs valeurs personnelles. En examinant la manière dont la transformation des idéaux de parentalité façonne le travail et les pratiques quotidiennes de ceux qui viennent en aide aux familles et prennent des décisions qui les touchent au quotidien, nous pouvons approfondir notre compréhension du fonctionnement des politiques actuelles et de leurs conséquences sur les vies des individus.

Les intervenants de première ligne disposent d’un certain degré de discrétion dans leur action, en partie lié à leur expertise, et aux possibilités et contraintes de leur travail. Leurs pratiques discrétionnaires sont par ailleurs influencées par leurs croyances individuelles, leurs normes et leurs idéaux, qui reflètent généralement des valeurs sociétales dominantes à un moment donné (voir Barron et Siebrecht, 2017). Ainsi, à travers des rencontres quotidiennes avec leurs clients, les travailleurs sociaux peuvent transmettre, renforcer, et même remettre en question des normes parentales dominantes. Qui plus est, leur façon d’envisager une parentalité optimale peut affecter les jugements qu’ils portent sur leurs clients et influencer la relation qu’ils entretiennent avec eux. Cela peut avoir de sérieuses conséquences, dans le cas par exemple d’une différenciation entre des familles méritantes et non méritantes auxquelles serait proposée ou retirée de l’aide (voir Haney, 1997). Dans ce qui suit, nous aborderons les manières dont les transformations actuelles du rôle parental ont influencé les travailleurs sociaux des services d’aide à l’enfance en Hongrie.

2. Normes de parentalité et évolution des pratiques de l’aide à l’enfance

Services de protection et d’aide à l’enfance en Hongrie

En Hongrie, le service de protection et d’aide à l’enfance a été institué en 1997 avec la Loi sur la protection des enfants et en accord avec le droit international de l’enfant, même si des institutions similaires existaient déjà depuis les années 1950. Ce service comportait d’emblée deux organismes distincts, qui correspondaient à ses deux fonctions principales : une fonction répressive, avec des missions de surveillance, d’intervention et de contrôle ; et une fonction éducative, offrant une assistance sociale et des conseils aux familles. De nos jours, ces organismes sont représentés respectivement par les Centres d’aide à l’enfance et les Services d’aide à l’enfance. Les travailleurs sociaux de ces deux institutions travaillent main dans la main. Chaque Centre d’aide à l’enfance est généralement rattaché à un centre régional qui entretient des contacts plus espacés et moins approfondis avec les clients, alors que les Services ont des travailleurs sociaux locaux qui entretiennent des relations fréquentes (généralement hebdomadaires) avec les clients par le biais de visites plus longues et régulières. Les Centres détiennent l’autorité formelle en ce qui concerne les procédures de retrait d’enfants à la Cour de protection de l’enfance. Ils fixent les objectifs d’amélioration des familles « sous protection » et contrôlent le respect des engagements. L’implication des familles y est obligatoire. Le Service est un service d’aide qui vise à contrôler et à assister de façon régulière les familles dans l’amélioration de leurs conditions de vie, dans leurs procédures administratives et de santé, et dans les questions d’éducation. La coopération avec un Service se fait de manière volontaire, et les travailleurs sociaux ne disposent pas de l’autorité formelle de légiférer sur les dossiers.

Néanmoins, les travailleurs sociaux du Service d’aide à l’enfance sont des intervenants de première ligne, essentiels à plusieurs titres. Tout d’abord, tout comme les infirmières à domicile, ces travailleurs sociaux entretiennent des contacts étroits et réguliers avec les familles. Ce sont eux qui engagent la mise « sous protection » d’une famille auprès d’un Centre, sur la base d’un signalement provenant d’un professionnel d’aide à l’enfance (généralement une infirmière à domicile, un médecin, ou un enseignant/animateur) et après avoir mené une enquête auprès des familles. Ils sont donc les premiers à établir et à déterminer les dossiers à traiter, puisque ce sont leurs observations et leurs informations qui servent de base à l’engagement de procédures de protection de la jeunesse. Par le biais de leur pouvoir discrétionnaire, ils dissocient les clients méritants des non méritants, les « bons » des « mauvais » parents, et ce, d’emblée, par la façon dont ils décrivent les cas et présentent des renseignements de première main sur les familles (voir Lynne, 2002). Ils assistent les familles dans leurs procédures administratives et de santé, ainsi que dans leurs pratiques parentales. Bien qu’ils ne disposent pas d’une autorité formelle qui leur permette d’imposer les points de vue et les valeurs qu’ils défendent, le contact régulier qu’ils entretiennent avec les familles fait d’eux les plus importants représentants de l’État, capables de renforcer les idées dominantes sur le rôle et le mérite parental, ou, au contraire, de les infirmer. Enfin, influencés par leurs propres convictions et visions des choses (qui reflètent pour la plupart des valeurs dominantes), les travailleurs sociaux disposent de la liberté de proposer leur aide à certains et de la refuser à d’autres.

Outre les travailleurs sociaux des Services d’aide à l’enfance, les infirmières à domicile sont également importantes en matière de normes parentales ainsi que de bien-être et de protection de l’enfance, puisque ce sont elles qui veillent au suivi du bon développement et de l’éducation des enfants. Étant donné que les visites à domicile font partie de leur métier, les infirmières sont aussi des témoins privilégiés de la vie privée des familles et de l’éducation des enfants. Elles jouent donc un rôle important dans le signalement de cas auprès des services de protection de la jeunesse et dans la transmission de renseignements sur la vie privée des familles. En réalité, elles sont les membres les plus actives du système d’alarme qui favorise l’ouverture de dossiers relatifs à la protection de la jeunesse. En lien avec leur expertise professionnelle, elles disposent historiquement d’une autorité importante pour définir le développement « optimal » de l’enfant et pour répandre les « bonnes » pratiques éducatives. Ainsi, leur opinion est considérée comme importante à la fois du côté des parents et de celui des autorités de protection de la jeunesse.

La Loi sur la protection des enfants de 1997 définit les principaux objectifs, procédures et fonctions des services de protection et d’aide à l’enfance en Hongrie. Selon cette loi, les travailleurs sociaux se doivent d’agir systématiquement « dans le meilleur intérêt » de l’enfant, intérêt qui n’est cependant clairement défini ni dans les règlements ni auprès des professionnels (Herczog, 2008 ; Vidra, Katona et Sebhelyi, 2018). L’objectif principal de ce service est d’aider les familles à assurer, au moyen de la prévention et de l’intervention, le développement sain de leur enfant sur le plan physique, émotionnel et mental. La loi entretient toutefois un flou important sur la définition de deux catégories fondamentales (Rácz, 2010 ; Vidra, Katona et Sebhelyi, 2018). La première est la « mise en danger » de l’enfant, qui est décrite comme une entrave au plein développement de l’enfant (voir Szöllősi, 2003). La seconde est la « négligence », l’une des principales causes de retrait d’un enfant aux côtés des mauvais traitements et des sévices physiques. L’imprécision de la loi et le manque de protocoles clairs confèrent aux travailleurs sociaux une grande marge de manoeuvre en matière de transmission de rapports et de prises de décisions relatives aux dossiers. Nous avançons que les travailleurs sociaux se retrouvent donc à émettre des appréciations subjectives, influencées à la fois par leurs convictions personnelles, et par des valeurs et des normes publiques (voir Herzog, 2008 ; Rácz, 2010). Dans la partie qui suit, nous décrirons de quelle façon les idées dominantes actuelles de déterminisme parental, de psychologisation des risques et de parentalité intensive influencent les pratiques des travailleurs sociaux dans deux domaines : (i) leurs appréciations en matière de compétence parentale et la distinction entre les « bons » et les « mauvais » parents, et (ii) leur délégation des dossiers de procédures de retrait d’enfant. Nous soulignerons par ailleurs un changement d’orientation majeur au sein du service et ses conséquences plus larges pour les parents d’origines socioethniques différentes.

Évaluation des compétences parentales et du mérite

Au fil du temps, les critères qui justifient l’intervention de travailleurs sociaux auprès des parents ont varié, de même que la mise en oeuvre de mesures d’aide, et ce, en fonction des orientations politiques, mais aussi des idéaux parentaux dominants (voir Haney, 1997 et 2002). À partir d’archives et de recherches ethnographiques du milieu des années 1990, Lynne Haney (1997 et 2002) a différencié plusieurs périodes au cours desquelles la modification des politiques sociales et les évolutions de la société ont transformé les pratiques institutionnelles de l’aide à l’enfance en Hongrie. Elle a constaté qu’à la fin de la période socialiste, les travailleurs sociaux évaluaient essentiellement les mères sur la base de leurs compétences domestiques. Des « évaluations domestiques » étaient menées, au cours desquelles étaient examinés le style des meubles, la décoration, les connaissances culinaires, les aptitudes ménagères et l’interaction avec les enfants. Le fait de passer du temps avec ses enfants était signe d’une « bonne » maternité, mais c’était strictement le temps effectivement passé avec les enfants qui était comptabilisé, et non la nature des activités proposées. Les femmes des milieux ouvriers obtenaient par conséquent généralement les meilleurs résultats et étaient considérées comme de « bonnes mères », alors que les femmes de milieux intermédiaires ou exerçant une activité professionnelle étaient perçues comme négligentes envers leur devoir de femme au foyer. Si la notion de « bonne maternité » ne reflétait pas clairement les différences entre les classes sociales, c’était en revanche le cas pour les différences d’origine ethnique. Les travailleurs sociaux étaient intolérants envers le décalage culturel des pratiques éducatives et domestiques de leurs clientes rom, qui se retrouvaient par conséquent pathologisées et stigmatisées comme des « mauvaises mères ».

Selon les recherches de Haney, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, les politiques sociales et familiales ont changé, et les pratiques d’aide à l’enfance se sont vues modifiées. Les inégalités sociales et la pauvreté qui étaient déjà bien présentes pendant les années 1980 se sont intensifiées avec les transformations politiques et économiques qui ont suivi le changement de régime en 1989 et le chômage de masse auquel il fallait remédier. Les politiques maternelles quasi universelles ont progressivement laissé place à une assistance liée aux niveaux de revenu des ménages et à une aide de dernier recours pour les « nécessiteux ». Au sein du système de soutien aux familles, des régimes distincts ont été instaurés entre les ménages ayant à payer des impôts et ceux n’ayant pas à le faire : les premiers ont bénéficié de façon croissante de ces soutiens. L’aide et les prestations sociales ont ainsi fait l’objet d’une stigmatisation croissante.

Ces changements se sont également reflétés dans les pratiques des professionnels de l’aide à l’enfance. Les visites se sont transformées en évaluations des situations matérielles et des trains de vie des familles. Des questionnaires destinés aux travailleurs sociaux visaient à évaluer la valeur du mobilier, le niveau de confort et la surface des logements, ainsi qu’à dresser une liste du matériel électronique et des véhicules. Le degré de pauvreté devenait le critère principal dans l’accès à l’aide à l’enfance. À mesure que les directives politiques et le grand public montraient un intérêt croissant pour la lutte contre la pauvreté infantile, les parents étaient évalués sur leur capacité matérielle à répondre aux besoins fondamentaux de leurs enfants. De façon régulière, les placards étaient ouverts pour s’assurer de la présence de nourriture, la garde-robe des enfants était vérifiée (notamment sa propreté et son adéquation à la saison), de même que les éléments de puériculture essentiels (comme les couches, la présence d’un lit d’enfant avec une literie appropriée et d’un équipement pour le bain du bébé). Un accent particulier était mis sur le confort (chauffage, présence de fenêtres, de portes, d’eau courante) et sur les conditions de vie dans le logement (selon un nombre recommandé d’habitants au mètre carré).

La « mise en danger matérielle » constituait l’essentiel des dossiers d’aide à l’enfance, alors que la pauvreté et la négligence matérielle étaient à l’origine de la plupart des interventions[5]. Haney constate que les interactions entre les travailleurs sociaux et les clients ont commencé à refléter une nette stigmatisation des pauvres et des Roms[6], qui étaient considérés comme paresseux, incultes et indisciplinés. Ce sont d’ailleurs ces raisons qui étaient convoquées pour expliquer la situation de dénuement de leurs clients. Pour évaluer les compétences parentales et décider de l’aide à proposer, les travailleurs sociaux recueillaient des renseignements réguliers sur le mode de vie (achat de cigarettes et d’alcool) et les dépenses quotidiennes de leurs clients (Szőke, 2012), qui étaient ensuite divisés entre les méritants et les non méritants. L’aide aux familles prodiguait par conséquent aux parents des conseils pour changer leur mode de vie et mieux économiser. Ainsi, la classe sociale s’est ajoutée à l’origine ethnique pour différencier les « bons » des « mauvais » parents, et la satisfaction des besoins matériels est devenue le principal critère d’évaluation de la compétence parentale.

Cette approche et ces pratiques institutionnelles, de même qu’un ressentiment croissant du grand public envers les chômeurs et les pauvres ont pris une telle ampleur au cours des deux dernières décennies que la pauvreté et la négligence matérielle sont devenues les principaux motifs justifiant l’intervention au sein des familles et l’engagement de procédures de retrait des enfants par les services d’aide à l’enfance (Herczog, 2008). Et ceci en dépit de la Loi sur la protection de l’enfance qui n’accepte pas les circonstances matérielles comme raison principale d’un retrait d’enfant. Bien que ces raisons figurent parmi les principales justifications d’une surveillance familiale rapprochée et d’interventions de la part de travailleurs sociaux de l’aide à l’enfance, les statistiques récentes révèlent un changement notable. En effet, selon les dernières statistiques[7], en 2014, des 140 000 cas de mise en danger d’enfant, l’environnement familial (62 %), les problèmes comportementaux (18 %), les conditions matérielles (14 %) et les raisons de santé (6 %) en constituaient les raisons principales. Dans la catégorie de l’environnement familial, les problèmes d’éducation (21 %), de mode de vie parental (21 %) et de conflits familiaux (13 %) ont été documentés comme les principales sources de mises en danger.

Si ces chiffres montrent que les circonstances matérielles demeurent une préoccupation importante au sein des affaires relevant de l’aide à l’enfance, on peut néanmoins voir que l’environnement familial (et, en particulier, les pratiques parentales et le mode de vie) justifie de plus en plus la surveillance et l’intervention. Ce changement d’orientation chez les travailleurs sociaux apparaît également dans nos recherches ethnographiques. Bien que les conditions matérielles soient évaluées et considérées comme des facteurs importants dans les cas effectifs de « mise en danger » et les initiatives de « protection » dans les trois endroits étudiés, ce ne sont pas les principales causes d’intervention. En revanche, la négligence du « devoir parental » dans deux domaines en particulier, que sont l’assiduité scolaire et le suivi obligatoire du calendrier médical et vaccinal, fait l’objet d’une vigilance absolue. Cette tendance peut s’expliquer par de récentes modifications réglementaires. En effet, pour ces deux domaines, après plusieurs manquements, les cas doivent obligatoirement être rapportés directement aux autorités de protection de la jeunesse et peuvent entraîner la suppression de certaines aides familiales (et, dans des cas extrêmes, des peines d’emprisonnement).

Les observations que nous avons pu effectuer en accompagnant les travailleurs sociaux sur les différents terrains ont révélé que les compétences parentales étaient généralement évaluées selon les normes et les pratiques des familles de la classe moyenne, à la faveur d’idées sur le déterminisme parental, et avec une attention toute particulière apportée au développement précoce et à une sensibilisation aux risques relatifs au développement du plein potentiel de l’enfant. Par conséquent, dans de nombreux cas, non seulement la présence de nourriture était-elle évaluée, mais l’importance d’un régime varié et sain comprenant des fruits et des produits laitiers était expliquée aux parents. La difficulté de faire comprendre aux parents peu éduqués et issus de milieux modestes que les croustilles (chips), les boissons gazeuses et les sucreries sont nocives faisait partie des sujets de conversation les plus récurrents parmi les travailleurs sociaux et les infirmières. Des pratiques similaires portaient sur les femmes enceintes et l’importance des vitamines de grossesse pour un développement sain du foetus.

Au sein des discours des professionnels et d’un contexte politique favorables à l’intervention précoce et à la compensation de l’inégalité des chances, un rôle prépondérant a été accordé à l’identification de troubles du développement à un stade précoce et à la garantie d’une prise en charge professionnelle adaptée pour y remédier. Les travailleurs sociaux, de leur côté, considèrent comme négligents les parents (généralement peu éduqués et issus des classes populaires) qui tardent à réagir, en manquant des rendez-vous médicaux ou en ne mettant pas en place un suivi des troubles du développement de leurs enfants. Le discours le plus répandu parmi les professionnels et les travailleurs sociaux consiste à affirmer que certains groupes sociaux (de manière générale les plus pauvres et les moins éduqués) n’arrivent pas à concevoir l’importance des différents stades de développement de l’enfant et la nécessité des interventions précoces de professionnels en cas de problème. Comme l’expliquait un spécialiste du développement :

Ce type de raisonnement leur échappe complètement. Alors qu’on voit des parents de classe moyenne, éduqués, qui suivent les étapes de développement de leurs enfants semaine après semaine, qui lisent toutes sortes d’articles sur internet, les gens moins éduqués ne sont au courant de rien. Ils ne comprennent tout simplement pas pourquoi c’est un problème qu’un enfant se mette à marcher sans passer par le quatre pattes, par exemple... Ils m’annoncent fièrement que leur enfant marche déjà, et alors, quel est le problème ?! Ils ne se rendent pas compte de l’incidence que cela peut avoir sur le développement du cerveau, que des difficultés pourraient survenir par la suite.

Dans le même esprit, on demande aux clients s’ils font régulièrement la lecture à leurs enfants, s’ils possèdent des livres et des jouets éducatifs, et on les incite à passer davantage de temps de qualité avec leurs enfants. C’est un des objectifs principaux des centres Sure Start que nous avons étudiés, où les familles étaient envoyées par les travailleurs sociaux de l’aide à l’enfance. Dans ces centres, l’apprentissage du « temps de qualité » consiste pour les parents à apprendre à chanter et à jouer avec leurs enfants (de préférence avec des jeux qui favorisent leur développement cognitif et leur motricité), à leur parler gentiment et avec attention, à leur exprimer leur amour, et à pratiquer la parentalité positive. Lorsque nous leur avons posé la question, les travailleurs sociaux nous ont affirmé que l’amour parental et un environnement familial sécurisant étaient les deux facteurs les plus importants pour le bonheur et le développement optimal des enfants. Nombre d’entre eux ont souligné le fait que, même chez les plus démunis, ceux qui arrivent à offrir à leurs enfants un environnement familial aimant et sécurisant peuvent être de « bons » parents.

En comparaison, les parents étaient considérés comme défaillants s’ils « négligeaient » leurs enfants, par le biais d’une série de comportements inappropriés. L’un de ces comportements consiste notamment à ignorer les troubles du comportement de son enfant et à ne pas tenter d’y remédier en l’emmenant chez un spécialiste de façon régulière. Parmi d’autres aspects d’une « mauvaise » parentalité figurent la punition corporelle, le manque d’amour bienveillant, le manque d’implication ou d’intérêt pour la vie de son enfant, l’incapacité de passer du temps de qualité avec son enfant et le manque d’intérêt pour son éducation. Ce que reflète également la citation suivante :

Les enfants sont importants pour eux (en référence à des familles roms peu éduquées et de classe populaire), mais d’une façon différente. On les voit rarement faire des câlins ou des caresses à leurs enfants, ou leur parler de façon gentille et bienveillante. Tous les jours, ils viennent chercher leurs enfants à la maternelle le plus tard possible. Et quand ils arrivent, on peut voir les enfants qui meurent d’envie d’un câlin ou d’un bisou. Mais rien. Pas de câlin, pas de bisou, même pas un « comment c’était aujourd’hui, qu’est-ce que tu as fait ? ».

Pour les professionnels, les parents qui récupèrent leurs enfants tard à la maternelle (alors qu’ils n’ont pas de travail) et qui leur témoignent peu d’affection montrent qu’ils n’ont pas envie de passer du temps avec eux et, donc, qu’ils ne les aiment pas autant que les enfants en auraient besoin.

Si ces exemples montrent que la distinction entre les « bons » et les « mauvais » parents continue de refléter les divisions entre les classes sociales et les origines ethniques, l’éducation et la connaissance de certaines formes de parentalité en vogue, ainsi que des troubles du développement, sont devenus des aspects importants de ce clivage. Parallèlement, bien qu’ils se basent sur des normes et des pratiques des classes moyennes pour évaluer les compétences parentales, les professionnels trouvent de plus en plus que les parents éduqués de ces classes moyennes sont problématiques. « Alors que les gens peu éduqués ne s’impliquent pas assez, les parents éduqués de classe moyenne s’impliquent trop », m’expliquait un des travailleurs sociaux, en précisant : « Ils inscrivent leurs enfants à trop d’activités trop tôt. Ils se préoccupent trop de leurs enfants. Ce n’est pas bon non plus pour les enfants à long terme, ils peuvent aussi faire beaucoup de dégâts avec ça. » Une autre question que les professionnels abordaient souvent au sujet des parents éduqués et plus aisés est qu’ils étaient trop peu sûrs d’eux et trop anxieux, qu’ils n’arrivaient plus à faire confiance à leur intuition, qu’ils étaient perturbés par la multiplicité des théories sur la parentalité. Les professionnels s’inquiétaient également du fait que les parents éduqués se sentaient souvent mieux informés que les professionnels eux-mêmes grâce à ce qu’ils trouvaient sur internet, et qu’ils remettaient souvent en question leurs connaissances. Si cette tendance à la critique des milieux éduqués et de classe moyenne se reflète dans le nombre croissant de procédures de protection concernant cette catégorie, les travailleurs sociaux paraissaient néanmoins plus réticents à l’idée de creuser et de s’immiscer dans la sphère privée de ces familles, mais hésitent moins à le faire pour les familles plus modestes et moins éduquées.

Transformation des raisons justifiant le retrait des enfants

Les procédures de retrait d’enfant peuvent être engagées de deux façons différentes en Hongrie. En cas de suspicion/signalement de maltraitance ou de violence physique, les autorités interviennent immédiatement, et l’enfant est placé en dehors du milieu familial jusqu’à ce qu’une enquête soit menée. Toutefois, d’après les statistiques, ces cas (6 %) ne représentent qu’une petite minorité des causes de retrait des enfants. La seconde procédure implique un signalement en faveur de la protection d’un enfant par une ou plusieurs institutions (le plus souvent une école ou une infirmière) auprès du Service de l’aide à l’enfance, qui met en place les visites régulières d’un travailleur social. Après évaluation, si l’enfant n’est pas en danger physique, le travailleur social essaie de résoudre le problème par le biais d’une assistance, de conseils et de visites régulières aux familles qui souhaitent s’impliquer. Si la famille coopère afin de résoudre le problème, les visites du travailleur social s’espacent progressivement et le dossier finit par être clos. Par contre, si le problème persiste et que la famille refuse de coopérer et de régler le problème, une procédure formelle est ouverte par le Centre d’aide à l’enfance, et l’enfant est mis sous « protection », autrement dit sous surveillance rapprochée. À ce stade, la coopération devient obligatoire. Un plan de parentalité et d’action est mis en place par le Centre et, si la famille ne s’y conforme pas au bout d’un an, une procédure de retrait est engagée. Notons que le nombre de cas de « protection » en cours excède largement celui des procédures de retrait.

Les décisions de retrait des enfants sont prises par la Cour de protection de l’enfance[8], sur la base d’informations fournies par les travailleurs sociaux du Service d’aide à l’enfance et du Centre d’aide à l’enfance, qui se rendent régulièrement dans les familles et qui surveillent le suivi du plan prescrit[9]. Or, ce sont ces mêmes travailleurs sociaux qui décident de renvoyer les affaires au tribunal. Autrement dit, tout repose sur leur vision personnelle de la « coopération » des familles et de l’« amélioration » d’une situation. Il est par conséquent important de se pencher sur ce qui influence leurs décisions. Nous affirmons qu’au-delà des points de vue et des sympathies personnelles, les décisions prises sont influencées par des notions collectives de mérite et de ce qui est entendu comme dangereux pour un enfant. Ainsi, les raisons qui sont données pour justifier ces décisions individuelles reflètent les convictions des travailleurs sociaux en matière d’enfance et de parentalité idéales.

Au cours des années 1990 et 2000, un nombre considérable de procédures ont été engagées pour négligence matérielle (Haney, 2002 ; Herczog, 2008), visant une inadéquation des vêtements, des conditions de logement inadaptées et des conditions de vie insalubres[10]. Cependant, notre recherche révèle un changement d’orientation récent. Si les travailleurs sociaux vérifient les conditions matérielles de manière effective et que celles-ci peuvent peser lourdement sur les procédures de retrait en cours, les raisons justifiant les engagements de procédures de retrait des enfants changent invariablement. Au cours de notre recherche, deux aspects prépondérants sont apparus dans les procédures en cours, et ce, dans les trois lieux étudiés. Le premier est lié au rôle substantiel attribué à la relation émotionnelle que les mères clientes entretiennent avec leurs enfants. Parmi les circonstances variables — telles que les conditions de logement, d’hygiène, les absences scolaires non justifiées et les vaccins manqués —, l’argument qui semblait le plus influencer les décisions en faveur ou en défaveur de certaines familles était l’aptitude parentale de la mère, qui était définie par sa capacité et sa volonté d’établir des liens émotionnels avec ses enfants.

L’autre aspect prépondérant qui est ressorti des procédures en cours de retrait des enfants était l’accroissement considérable du nombre d’enfants retirés à la naissance. Dans le milieu rural où nous avons effectué nos recherches, il s’agissait auparavant d’une situation complètement inédite. Le nombre de cas s’est lentement mis à augmenter jusqu’à représenter la totalité des procédures en cours au moment de nos recherches. Dans une moindre mesure, l’augmentation du nombre de retraits précoces était observable sur les trois sites de l’étude. Les justifications des travailleurs sociaux pour ces retraits à la naissance font écho aux nouveaux idéaux de parentalité. Premièrement, le fait de retirer les enfants à leur naissance[11] est considéré comme une façon moins douloureuse et cruelle d’assurer un meilleur avenir aux enfants, puisqu’aucun attachement n’est développé entre la mère et l’enfant et que, par conséquent, la séparation n’engendre pas un traumatisme émotionnel chez l’enfant. Deuxièmement, ce retrait précoce optimise les chances des enfants d’être adoptés, et donc de grandir au sein d’une famille aimante et attentive plutôt que dans une famille d’accueil.

Si ces deux justifications confirment la prédisposition des travailleurs sociaux déjà évoquée, le retrait des enfants à la naissance fait état d’un changement d’orientation à un autre égard. Alors qu’auparavant les retraits étaient engagés sur la base d’une liste de faits concrets[12], faisant état de négligence ou de mise en danger dans la durée, ce n’est nullement le cas des retraits précoces, où les capacités parentales sont évaluées sur la base d’autres critères. Parmi ces critères, celui qui semble peser le plus lourdement est le degré de suivi des examens prénataux par la mère. L’importance accrue accordée au développement foetal, ainsi que l’extension des responsabilités parentales et, donc, de la surveillance du comportement maternel pendant la grossesse illustrent l’influence grandissante du déterminisme parental et d’une plus grande sensibilisation aux risques (voir Lee, Macvarish et Bristow, 2010). Un autre aspect qui est également lié à la sensibilisation aux risques est l’évaluation des compétences parentales, non pas sur la base de pratiques parentales effectives, mais sur l’éventualité de causer plus tard un préjudice à l’enfant en fonction d’« antécédents parentaux », au sein desquels figure le retrait des enfants à des membres de la famille étendue (cousins, frères et soeurs, etc.), les grossesses adolescentes, ainsi que les procédures d’aide sociale passées ou en cours au sein de la famille proche et étendue. Étant donné que les familles issues des classes sociales défavorisées et de la minorité rom sont d’ores et déjà surreprésentées dans les procédures des affaires sociales, cette approche de préjudice possible envers l’enfant sur la base d’antécédents d’aide sociale ne fait que renforcer le biais socioethnique au sein de l’aide et de la protection à l’enfance.

Conclusion

Notre article a présenté de quelle manière la transformation des idéaux parentaux avait fait évoluer les pratiques des travailleurs sociaux en matière d’aide et de protection de l’enfance en Hongrie. Notre étude a révélé que le comportement parental, l’attachement émotionnel et les soins prodigués aux enfants sont devenus plus importants dans l’évaluation des compétences parentales par les travailleurs sociaux, et que ces aspects semblent progressivement se substituer à une approche qui se centrait auparavant presque exclusivement sur les conditions matérielles et le bien-être physique des enfants. Ce glissement du matériel vers l’émotionnel rend toutefois d’autant plus difficile la tâche d’émettre des appréciations et de prendre des décisions, qui plus est dans la mesure où les appréciations des travailleurs sociaux se fondent sur des rencontres très limitées avec les familles (visites d’une demi-heure hebdomadaires ou bihebdomadaires). Nous avançons par conséquent que cette situation laisse d’autant plus de place à des jugements individuels, influencés par diverses normes parentales et croyances préexistantes, ainsi que par des notions dominantes de mérite, comme l’a démontré cet article.

Dans le contexte sociopolitique actuel, qui promeut fortement les normes de la classe moyenne, les pauvres et les moins éduqués demeurent la cible principale des procédures de retrait d’enfants et des services d’aide à l’enfance. Nos résultats, qui coïncident avec ceux d’études similaires (Gillies, 2013 ; Hennum, 2014 ; Macvarish, Lee et Lowe, 2015), montrent que l’augmentation de l’importance accordée au comportement parental, à l’intervention et à la surveillance des pratiques parentales pourrait constituer une nouvelle forme de gouvernance morale déguisée derrière des savoirs techniques et scientifiques. Ce phénomène a des conséquences particulièrement importantes pour les familles modestes et peu éduquées qui sont la cible de réformes comportementales, de contrôles, de stigmatisations et de pathologisations de la part des services d’aide à l’enfance. Qui plus est, comme l’affirme également Hennum (2014), au-delà d’assurer le bien-être et le bon développement des enfants, les services d’aide à l’enfance deviennent des outils de renforcement de normes sociales dominantes et d’un ordre social existant. Dans le même temps, une autre conséquence importante de cette nouvelle norme parentale est le fait que les travailleurs sociaux et les professionnels commencent de plus en plus à considérer les parents plus éduqués de la classe moyenne comme incompétents et problématiques, ce qui soulève des réflexions sur le déterminisme parental et nourrit les inquiétudes croissantes vis-à-vis de la parentalité intensive.