Corps de l’article

Depuis quelques années, les choix scolaires en direction du secteur privé hors contrat se développent en France. Le nombre d’enfants scolarisés dans des écoles privées hors contrat (premier degré) a été multiplié par 3,22 entre 2010 et 2019 (Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2020), un chiffre qui reste cependant marginal rapporté à l’ensemble des enfants scolarisés en France (0,23 % en 2010 contre 0,75 % en 2019). Le nombre d’enfants instruits en famille (IEF) a augmenté de 32,3 % en 2014-2015 par rapport à l’année 2010-2011 (Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2016), bien que ces chiffres pourraient être sous-estimés (Glasman et Bongrand, 2018). Nous appelons « choix scolaire alternatif » les choix que les parents opèrent en faveur de formes pédagogiques « expressives » mettant l’accent sur le développement des qualités et de la personnalité de l’élève (Plaisance, 1986 ; Van Zanten, 2015), notamment par un « cadrage souple » de la relation pédagogique, offrant à l’élève davantage de pouvoir dans la définition de ses modalités et contenus d’apprentissage (Bernstein, 2007 ; Mangez, 2008). Bien que ces approches existent également au sein du système public d’enseignement, leur moindre visibilité limite le déploiement de « choix » à leur égard. Nous nous intéresserons donc ici aux écoles privées laïques hors contrat dont un certain nombre définissent leurs projets en ce sens, ainsi qu’à certaines formes d’enseignement à la maison répondant également à ce type de visées. Ces formes de scolarisation alternative sont particulièrement visibles sur les réseaux en ligne, qui constituent ainsi une vitrine des possibles éducatifs.

Au-delà de facteurs connus tels que l’évolution de l’investissement dans la parentalité (Neyrand, 2011 ; Martin, 2014 ; Pothet, 2014) ainsi que l’évolution du marché du travail entraînant de nouvelles attentes éducatives (Bernstein, 2007), la multiplication récente des choix scolaires alternatifs suggère d’interroger le rôle du mouvement de l’« éducation positive ». Ce mouvement est constitué d’un ensemble de réseaux virtuels et réels d’acteurs associatifs, marchands, et d’usagers de l’école diffusant un discours expressif lié au bien-être des enfants et à l’épanouissement de leur personnalité. Les influences de ces acteurs — visibles par un champ lexical marqué — relèvent de la psychologie, notamment dite « positive ». Cette dernière, dont la parenté est attribuée au chercheur en psychologie Martin Seligman, se comprend comme « l’étude des conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des gens, des groupes et des institutions » (Gable et Haidt, 2005 : 104). Les réseaux sociaux de l’éducation positive ont pour mission, outre de diffuser les grands principes de cette approche, de permettre la rencontre de l’offre et de la demande : stages pour parents ; formations pour « créateurs d’écoles » ; ou encore choix d’une école. La multiplication récente des « cartographies » en ligne des écoles alternatives, lesquelles disposent de critères de recherche de plus en plus précis, rend ainsi particulièrement concrète l’expression d’« école à la carte ».

Analyser les choix scolaires alternatifs

Afin de saisir le rôle joué par les réseaux internet dans les choix scolaires alternatifs, nous croisons deux cadres théoriques pour analyser la littérature sur les choix scolaires. Le premier mobilise les recherches sur l’engagement tandis que le second fait appel aux études sur l’usage des réseaux sociaux en ligne. Nous souhaitons ainsi montrer de quelle manière les réseaux sociaux en ligne sont susceptibles d’infléchir l’engagement des parents dans des choix éducatifs particuliers.

Les choix scolaires ont été depuis plusieurs décennies étudiés au regard de leurs ancrages sociaux. Les choix scolaires alternatifs n’échappent pas à cette observation, confirmée en partie par nos données. Ceux-ci nécessitent cependant des investigations ciblées. Leur première particularité repose sur la nature des informations nécessaires à leur mise en oeuvre. Ces informations sont faiblement réparties au sein de la population, du fait de la rareté relative des options éducatives concernées, mais en raison aussi du degré élevé de connaissances pédagogiques nécessaires à la compréhension des variations — parfois subtiles au premier abord — entre ces différentes options. En matière de choix scolaires, le réseau de proches — et le « bouche-à-oreille » qu’il permet — a longtemps été la source principale d’information des parents (Van Zanten, 2015 ; Merle, 2012 ; Felouzis, Maroy et Van Zanten, 2013), celui-ci étant pourvoyeur de connaissances « chaudes » issues d’usagers des écoles visées. Ce type de connaissances se distingue des informations « froides » se présentant comme « objectives » et émanant des institutions (Ball et Vincent, 1998). Internet permet quant à lui l’accès à des « connaissances tièdes » (Slack et al., 2014), c’est-à-dire à une forme de savoir émanant d’inconnus, partageant leur expérience personnelle relativement à certains services ou à certaines pratiques. En effet, les réseaux en ligne tels que Facebook développent davantage les « liens faibles » que les « liens forts » (Dang Nguyen et Lethiais, 2016). La « force des liens faibles » (Granovetter, 1973) tient au fait qu’ils élargissent le cercle de connaissances en créant des ponts (bridging) entre différentes sources d’information, diversifiant ainsi ces dernières pour l’internaute (Putnam, 2000). Nous ajoutons à cette classification des types de connaissances — chaudes, froides, tièdes — un quatrième type, que nous nommons « froides filtrées » afin de prolonger la métaphore, et qui désigne les savoirs « objectifs » sélectionnés et relayés par des particuliers, que ceux-ci se trouvent ou non dans le cercle d’interconnaissance personnelle des récepteurs (voir Tableau 1). Sans nier l’importance de l’entourage proche, nous insistons sur le rôle d’internet dans les choix scolaires alternatifs par le biais d’un accès facilité à ce type de « connaissances tièdes » et « froides filtrées » émanant d’autres parents-internautes.

Tableau 1

Les types de connaissances utilisées dans les choix scolaires

Les types de connaissances utilisées dans les choix scolaires

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La deuxième particularité des choix scolaires alternatifs tient au fait que ceux-ci supposent une rupture — au moins temporaire — avec l’enseignement public et/ou privé sous contrat. L’individu doit dans un premier temps se désengager d’un modèle scolaire familier et s’imposant a priori. Nous pouvons donc associer ces choix à de relatifs « changements identitaires », compris comme des processus de « désidentification » laissant place à des processus « d’initiation » (Strauss, 1992). Cette dynamique fait également écho au processus de conversions religieuses, traversant parfois de premières étapes de rejet[1] : « Parce que la conversion marque un changement d’identité, elle manifeste la volonté de se distancer d’un certain ordre établi, et de se rapprocher d’un autre. » (Mossière, 2019 : 118) Sur le gradient de la « densité des ruptures » (Voegtli, 2004), les choix scolaires ne constituent pas nécessairement les changements les plus radicaux. Nous pouvons tout de même assimiler les choix scolaires alternatifs à des phénomènes de « bifurcation » pour les parents, dont les effets biographiques demeurent variables. Le concept de « bifurcation » s’entend au sens de Bessin, Bidart et Grossetti, qui insistent sur la variabilité de la perturbation en cause, comme sur la variabilité de ses conséquences : « Le terme de "bifurcation" est apparu pour désigner des configurations dans lesquelles des événements contingents, des perturbations légères peuvent être la source des réorientations importantes dans les trajectoires individuelles ou les processus collectifs. » (Bessin, Bidart et Grossetti, 2010 : 9) Ces bifurcations de parents, que constituent conjointement le renoncement à l’enseignement public et le choix scolaire alternatif, ne sont pas complètement hasardeuses. Elles révèlent les facteurs sociaux qui orientent les parcours : « Si les événements marquent et structurent les parcours des personnes, ils sont aussi la résultante de processus sociaux et constituent des moments de recomposition, de redéfinition, tant de soi que des rapports sociaux dans lesquels ils s’insèrent. » (Bessin, 2009 : 17) Le concept de bifurcation cristallise ainsi un double phénomène de rupture et de continuité.

Nous nous interrogeons sur la capacité des réseaux en ligne à constituer un « ingrédient » participant à la bifurcation. Le réseau personnel, en tant que ressource pourvoyeuse d’exemples, de normes sociales, d’incitations, de conseils, a d’ores et déjà été identifié comme tel (Bidart, 2006). Les ressources mobilisées produisent la variabilité des bifurcations, renvoyant le chercheur « à la nécessité de prendre en compte la position occupée par l’acteur dans l’espace social, aux réseaux sociaux à disposition et au degré de flexibilité offert par les institutions dans lesquelles il est inséré » (Voegtli, 2004 : 150). En premier lieu, nous montrerons qu’internet sert particulièrement les choix scolaires alternatifs en ce qu’il permet aux parents d’accéder à des discours, illustrations et exemples confirmant leur quête d’alternative et consommant leur détachement avec le système public d’enseignement. En deuxième lieu, nous verrons qu’internet permet l’accès à différents types d’informations et de soutiens nécessaires à la prise de décision et à l’engagement des parents dans une voie scolaire alternative.

Les matériaux mobilisés

Cet article se fonde sur deux recherches doctorales menées entre 2016 et 2020. Les données mobilisées par Pauline Proboeuf dans le cadre de cet article sont de 3 types : 69 entretiens avec des parents ayant fait le choix de l’instruction en famille (44) et des parents dont les enfants sont scolarisés dans une école hors contrat (25) ; 680 réponses à un questionnaire en ligne envoyé aux écoles privées hors contrat en France et aux parents en instruction en famille par le biais de groupes Facebook, d’associations et des personnes interrogées en entretien. Les données mobilisées par Amélia Legavre sont issues d’observations ethnographiques : observation d’une dizaine de réunions d’information d’écoles hors contrat et présence prolongée dans trois écoles hors contrat (entre 3 et 6 semaines au sein de chacune) ayant permis des rencontres informelles avec les parents d’élèves. Le corpus de thèse inclut également dix entretiens avec des fondateurs d’écoles hors contrat ayant scolarisé leur(s) propre(s) enfant(s) dans leur école. Afin de mieux comprendre les processus de choix scolaires, un questionnaire a également été diffusé auprès des parents des écoles privées laïques dont les fondateurs ont été interrogés, recueillant 185 réponses.

1. Une ouverture du champ des possibles éducatifs

Les processus de bifurcation résultent de périodes de « crise » ouvrant de nouvelles voies à considérer (Bidart, 2006). Les réseaux en ligne, en offrant des discours sur l’éducation relativement peu courants, actualisent les normes éducatives des parents. Ils « normalisent » ainsi les voies alternatives. L’intervention des réseaux sociaux dans le parcours de découverte de l’option éducative choisie peut prendre des formes plus ou moins progressives et délibérées, allant de la recherche ciblée à la découverte quasi fortuite.

1.1 Recherches et découverte d’alternatives en ligne

Un usage d’internet pour les choix scolaires

La piste de recherche de cet article — étudier les usages d’internet des parents d’élèves opérant des choix scolaires alternatifs — est apparue à l’observation des premières données issues des entretiens, internet étant mentionné dans les récits de découverte de l’option éducative choisie. Les résultats de deux questionnaires ont confirmé cette tendance. Dans le questionnaire B, à la question « Comment avez-vous eu connaissance de l’école que fréquente votre enfant ? », la moitié des répondants font mention d’internet (« recherche ciblée en ligne » ou « par hasard sur les réseaux sociaux »). L’usage des réseaux apparaît ainsi comme un outil majeur d’aide à la décision, aux côtés des moyens plus anciens, tel le « bouche-à-oreille[2] ». L’usage d’internet concerne plus largement les choix de parentalité, précédant ou accompagnant les choix scolaires. Dans le questionnaire A, les parents mentionnent l’influence de blogues, de sites internet et de réseaux sociaux en ligne sur leurs choix éducatifs, à parts égales avec l’influence des amis, et arrivant largement au-dessus de l’influence de la famille[3].

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Des recherches critériées

Certains parents ont une idée précise de ce qu’ils cherchent en utilisant les réseaux en ligne, étant intéressés par l’option qui permettra la meilleure continuité possible avec la socialisation familiale. Ce désir est dépeint dans la réponse spontanée d’une mère de famille lors d’un échange informel : « Chercheuse : Est-ce que vous prolongez chez vous la "philosophie" de l’école ? ; Mère : C’est eux qui prolongent ce que, moi, je fais [rires] ! » (Mère, un enfant en école démocratique, sans emploi, bac+3) Les parents d’élève(s) en école privée laïque (questionnaire B) déclarent ainsi pour plus de la moitié (60 %) avoir décidé de ne pas scolariser leur(s) enfant(s) dans le système public afin de trouver « une école en adéquation avec [leurs] valeurs[4] ». Ces parents en quête d’alternative peuvent alors opérer une exploration systématique des options éducatives existantes afin d’identifier celle correspondant le mieux à leurs idées :

Rapidement, je me suis promis qu’elle [sa fille] n’irait pas à l’école, enfin à l’école de la République, qui pour moi est une école qui a pour mission de domestiquer en fait cette énergie, cette curiosité, cette créativité, voilà, domestiquer la nature, en fait. Et assez rapidement, je me suis intéressé à des styles différents. Je suis allée voir le Montessori, Steiner, le Freinet… Avec toujours ce sentiment que c’est pas ça qui allait… Enfin, il y avait un sentiment… Quelque chose qui me dérangeait, en fait.

Bastien, un enfant, salarié d’une école démocratique, ancien cadre du privé

D’autres parents découvrent des options éducatives en opérant des recherches sans être certains de ce qu’ils cherchent. La simple visibilité en ligne d’écoles alternatives et de groupes d’IEF[5] vient alors ouvrir le « champ des possibles » éducatifs :

Vous m’auriez dit y’a 6 ans que ça existait [l’IEF], j’aurais dit : « Non, ce n’est pas possible ! » Je me suis renseignée à cause des quatre jours et demi, la réforme [des rythmes scolaires[6]]… Je trouvais ça stupide, et j’ai tapé sur Google « alternative aux quatre jours et demi » [rires]. Il y avait la solution de l’école privée, mais c’est trop cher avec quatre enfants. Et je suis tombée sur l’école à la maison, donc j’ai cherché, j’ai cherché et je me suis dit : « Ah, mais ça répondrait à pas mal de problèmes, ça ! »

Claudine, 4 enfants en IEF, mère au foyer, non diplômée

Des découvertes fortuites

Chez certains parents, la découverte d’une forme d’éducation alternative est liée à la fréquentation de sites internet sur des thèmes plus larges de la vie quotidienne. Par exemple, Charline, membre d’un groupe Facebook sur le « zéro déchet », raconte s’être intéressée « de fil en aiguille » à l’instruction en famille. Elle évoque en entretien le site en ligne Nanouche fait tout maison, qui l’a inspirée dans ses choix éducatifs et scolaires, la rédactrice y relatant sa propre expérience d’école à la maison. D’autres parents évoquent leurs parcours indirects vers ce choix de scolarisation. Pour certaines mères interrogées, l’instruction à domicile constitue le prolongement de leur engagement écologique, dans un souci de cohérence de leurs pratiques. Le respect d’un développement naturel de l’enfant est perçu comme allant de pair avec le respect de l’environnement, enfance et environnement étant associés au même concept de « nature ».

L’examen des options envisageables constitue une étape clé des bifurcations (Bidart, 2006), et internet apparaît déterminant au moins dans cette phase de repérage des alternatives existantes. Près de la moitié des répondants au questionnaire B déclarant ne pas suivre de manière régulière des sites ou blogues sur l’éducation indiquent tout de même avoir découvert l’école choisie par l’entremise d’internet (36/78).

Une vitrine des possibles

Les réseaux de l’éducation donnent à voir des exemples concrets d’alternatives éducatives à des parents en phase de distanciation avec l’école publique. L’usage massif des documentaires par les réseaux de l’éducation sert une fonction de publicisation de ces approches. Nous avons pu trouver en ligne la trace de trente-trois documentaires portant sur des formes de scolarité alternative sur la période 2010-2018, dont vingt-cinq entre 2016 et 2018. Ponctués par ce type de médias, les réseaux sociaux se constituent en « vitrine idéalisante » (Carmagnat, Deville et Mardon, 2004) du champ des possibles éducatifs.

Les périodes de questionnement et de distanciation dans lesquelles se situent les parents sont propices aux « épiphanies », notion désignant les « moments existentiels problématiques » des individus à l’origine des processus d’engagement (Denzin, 1989). Découvrant les idées éducatives d’un auteur, ils témoignent parfois d’un sentiment de révolution et, plus exactement, d’un sentiment d’avoir « enfin trouvé ce qu’ils cherchaient », une thématique du « retour à soi » également mobilisée dans les récits de conversion religieuse (Mossière, 2019) : « J’ai eu la chance de lire André Stern []. Et je ne suis jamais allé à l’école [2011], et là ça m’est apparu en fait, je me suis dit : "Waouh ! Mais c’est possible, en fait ! C’est possible d’apprendre par soi-même !" [Rires] C’est tellement naturel en fait, on oublie justement… » (Bastien, un enfant, salarié d’une école démocratique, ancien cadre du privé)

1.2 Un champ des possibles circonscrit

L’espace des possibles éducatifs demeure circonscrit à quelques sources redondantes, malgré l’apparent éclectisme de certaines pratiques d’information en ligne. La répétition des idées participe au sentiment de cohérence globale de l’éducation positive, les diverses sources renforçant leur crédibilité mutuelle.

Un éclectisme interne

Plus de la moitié des répondants au questionnaire B déclarent suivre des blogue(s), média(s), page(s) Facebook ou personnalité(s) diffusant en ligne des contenus sur l’éducation[7]. Les répondants mentionnent alors aussi bien des sites concernant la scolarité que concernant la parentalité, confirmant le lien unissant les interrogations parentales et les choix scolaires alternatifs. Les vidéos[8], lectures[9] ou sites mentionnés par les répondants correspondent généralement à leurs choix éducatifs spécifiques. Cependant, certains parents ne se limitent pas à l’approche pédagogique qu’ils ont choisie pour leur(s) enfant(s). Par exemple, les documentaires Être et devenir, Une idée folle et Le maître est l’enfant, pouvant représenter respectivement trois approches éducatives (IEF et écoles démocratiques ; pédagogies mixtes ; pédagogie Montessori), sont tous cités comme source d’inspiration par des parents ayant fait le choix d’une pédagogie différente que celle du film mentionné. De même, la page Facebook EUDEC France[10] est suivie par des parents ayant fait d’autres choix que celui d’une école démocratique. Certains sites ou livres concernant l’IEF sont aussi nommés par des parents ayant fait le choix de scolariser leurs enfants.

Une homogénéisation des informations

Les « bulles de filtre » des moteurs de recherche et des réseaux sociaux, liant les pages les unes aux autres par un système d’algorithmes — notamment à base de mentions « j’aime » —, peuvent favoriser une homogénéisation des informations (Pariser, 2011). Nous avons ainsi pu observer, au cours de nos enquêtes respectives, la redondance de certains noms d’auteurs. Les réponses aux deux questionnaires corroborent les données issues des entretiens concernant l’identité des personnalités influentes au sein des réseaux de l’éducation positive[11]. L’une des autrices les plus citées est Céline Alvarez, dont l’ouvrage Les lois naturelles de l’enfant (2016) a connu un succès retentissant auprès des enseignants comme des parents. Une autre personnalité fréquemment mentionnée est Isabelle Filliozat, une psychothérapeute ayant popularisé les notions de « parentalité positive » et de « violence éducative ordinaire ». Un groupe d’auteurs, composé de militants des apprentissages autodirigés[12], est quant à lui souvent cité par les parents du questionnaire B ayant fait le choix d’une « école démocratique » : Peter Gray[13], Daniel Greenberg[14], Alexander Neill[15] et André Stern[16]. Cette mise en lumière de certaines sources d’information pour les parents fait écho aux études sur les blogosphères, dont les structures en réseaux unis par des liens de recommandation favorisent le dégagement de quelques « blogues stars » attirant l’attention du public mais aussi celle des médias, dans un renforcement mutuel (Farrell et Drezner, 2007).

Au-delà de la redondance de certains noms, dont nous pourrions supposer qu’elle n’est que le reflet d’un nombre réduit de personnalités médiatiques dans ce champ, notons que ceux cités par les parents proviennent en grande majorité de deux disciplines : la psychologie et les neurosciences. En comparaison, remarquons dans le questionnaire B la faible présence de noms de chercheurs en sciences de l’éducation spécialistes de la pédagogie, tels que Philippe Meirieu (cité une fois) ou André Giordan (cité deux fois)[17]. La psychologie et les neurosciences constituent en effet les disciplines favorites des parents d’élèves puisque plus de la moitié des répondants à ce même questionnaire déclarent avoir un « intérêt particulier » pour la psychologie (61 %) ainsi que pour les neurosciences (52 %).

2. Un réseau en ligne de soutien au choix scolaire alternatif

Les réseaux en ligne accompagnent la prise de décision des parents dans leurs choix scolaires alternatifs. Ils fournissent des informations concrètes nécessaires à l’entrée dans la « carrière[18] » (Becker, 1985) provenant de parents déjà engagés dans cette voie. Ils participent ainsi à une autoformation des parents en matière de savoirs pédagogiques.

2.1 Un réseau en ligne compensatoire

Les réseaux en ligne constituent le refuge de parents en quête de « consonance culturelle[19] ». En effet, les parents « isolés » dans leurs idées éducatives témoignent de leur perception d’une incohérence personnelle vis-à-vis des normes scolaires auxquelles ils doivent communément se conformer. Ce sentiment de malaise nourrit la période critique amorçant la bifurcation (Bidart, 2006) : « décalage avec les autres parents » ; « déception très forte devant les écarts entre notre conception de l’enfance et du développement, et celle prévalant à l’école » (extraits d’entretiens). En se connectant en ligne avec des individus aux valeurs semblables, ils trouvent un cercle social qui leur apporte une confirmation de leur orientation, ainsi que des encouragements :

J’ai trouvé une sage-femme pour l’accouchement à domicile et, oui, j’ai commencé à fréquenter des communautés en ligne pour des échanges sur ce sujet. Je n’ai jamais [elle insiste] rencontré en vrai, à part ma sage-femme, quelqu’un de favorable à l’accouchement à domicile. Donc, oui, pour moi, ce soutien virtuel est important, car dès qu’on fait des choix non conventionnels comme l’accouchement à domicile ou l’instruction en famille, on rencontre beaucoup d’adversité et de critiques, voire de menaces. C’est important de se sentir soutenus, confortés dans nos choix.

Laura, mère au foyer, 2 enfants en IEF, bac+3

En réunissant des individus partageant des centres d’intérêt et des situations similaires, internet permet la création de réseaux d’information ciblés. L’accès à ce type de connaissances en ligne peut venir compenser son absence ou bien son inaccessibilité immédiate au sein du réseau personnel. En effet, la sociabilité en ligne peut jouer un « effet compensateur » par rapport à la sociabilité « hors ligne », selon le principe voulant que « [c]eux qui en ont le moins dans la vie réelle en acquièrent plus dans le réseau social numérique » (Dang Nguyen et Lethiais, 2016 : 184). La notion d’« effet compensateur » souligne la relation unissant la rareté d’un élément dans la vie « réelle » des individus et sa recherche au sein des réseaux sociaux. Nous émettons ainsi l’hypothèse que le recours aux réseaux sociaux pour les choix scolaires dépend en partie de la présence ou de l’absence d’individus aux idées éducatives « alternatives » au sein du réseau « hors ligne » des parents. En analysant les données du questionnaire B, nous constatons effectivement une corrélation entre la découverte de l’école choisie par l’entremise d’internet (« recherche ciblée sur internet » ou « par hasard sur les réseaux sociaux ») et l’absence dans l’entourage proche, au moment de la décision, d’autres parents ayant opéré ce type de choix scolaire[20].

2.2 L’utilisation de connaissances tièdes et « froides filtrées »

L’usage non actif des réseaux en ligne

Les parents peuvent demeurer dans un premier temps des usagers « non actifs » sur les réseaux sociaux, qui ne publient ni ne commentent, mais s’instruisent des publications passées. En effet, les participants aux forums en ligne produisent une connaissance commune à travers leurs communications « asynchrones » et « médiatisées » par le support électronique (Beaudouin et Velkovska, 1999). Au-delà de la fonction de soutien moral et de source d’informations quasi immédiates de l’internaute qu’occupent les commentateurs, les interactions participent au long cours à la constitution d’un « stock » de connaissances continuellement mises à jour.

Et du coup c’est parti comme ça, et on a fait notre année… moi, je me suis beaucoup servi d’internet comme support, j’avais trouvé… parce qu’alors, c’est une mine quand même, internet, au niveau des supports, autant des blogues d’instit, des blogues de prof... des blogues un peu plus officiels…

Élodie, 6 enfants, mère au foyer, bac+3

Par convention, ce « stock » figure peu à peu comme un préalable à acquérir avant de devenir un « usager actif » des forums. Les « anciens » des forums attendent des « nouveaux », entre autres, qu’ils prennent connaissance des discussions et messages antérieurs (Martin et Dagiral, 2016). Par exemple, les « anciens » d’un forum sur les écoles démocratiques ne manquent pas de signaler au « nouveau venu » que le sujet a été maintes fois traité lorsque celui-ci souhaite engager un débat sur l’usage des écrans au sein de ce type d’écoles.

L’usage actif des réseaux en ligne

Sur les forums et groupes Facebook, les parents peuvent confier leurs problèmes à des pairs et recevoir leurs conseils. L’effet « communauté de pairs » est renforcé par un mode d’expression relativement personnel, voire émotionnel : chacun peut partager son ressenti ; les internautes s’encouragent, notamment par l’entremise de mentions « j’aime » et d’émoticônes ; les plaisanteries sont courantes[21]. Le partage de témoignages, qui valorise la singularité des expériences, est encouragé, par opposition à l’exposé de « croyances abstraites » et même, dans certains cas, préféré aux études scientifiques. Les « anciens » des forums — souvent des figures reconnues des mouvements — se chargent de ce cadrage, par exemple en soulignant la non-pertinence de « propos principalement théoriques et non basés sur une réelle expérience » (extrait d’un forum). Les parents échangent ainsi sur des exemples d’activités réalisées avec les enfants dans le cadre de l’IEF, ou sur des questionnements personnels associés à une scolarité « alternative » de leur(s) enfant(s) : « Bonjour, j’ai besoin d’être confortée par rapport à ce que je fais avec mon enfant : savez-vous ce qu’un enfant est tenu de savoir à la fin de la maternelle ? Doit-il savoir lire ? Compter ? Si oui, jusqu’à combien ? Je vous remercie. » (Extrait d’un forum sur l’IEF) Les parents se soutiennent aussi lors de moments vécus comme « difficiles », par exemple lors des contrôles de l’inspection académique, qu’il s’agisse d’IEF ou d’écoles hors contrat menacées de fermeture.

L’observation des forums ou listes de discussions nous renseigne sur l’usage qui peut en être fait par les parents au moment de la décision. Ainsi, au début d’un mois de septembre, une internaute publie un message sur un groupe privé lié à l’instruction à domicile. Son enfant vient d’entrer à l’école maternelle, mais elle juge d’ores et déjà les pratiques enseignantes trop peu bienveillantes par rapport à ses idéaux éducatifs. Elle déclare chercher des informations concernant la possibilité de déscolariser son enfant. En effet, les réseaux sont le support d’échanges de contenu « pratique » : les parents partagent des liens vers les programmes de l’Éducation nationale, des récapitulatifs des obligations administratives pour la (dé)scolarisation et d’autres types de savoirs « froids », mais qui sont préalablement filtrés et recommandés par des particuliers. La diffusion de ces savoirs « froids filtrés » facilite le processus du choix en créant des raccourcis vers une information parfaitement adaptée aux besoins en présence. Ici, les internautes fournissent à cette mère ce genre d’informations pratiques, couplées à du contenu plus subjectif : soutien de ses critiques et de l’alternative envisagée. Quelques jours plus tard, elle publie un nouveau texte pour annoncer que son fils a bien été déscolarisé[22]. La rapidité de cette décision laisse supposer une conviction déjà bien ancrée, cherchant une confirmation auprès d’un auditoire susceptible de la partager.

Le rôle des accompagnateurs

Certains parents demeurent, bien après le choix scolaire, particulièrement actifs sur les réseaux en partageant leur expérience et endossent ainsi un rôle d’« ambassadeurs » (Slack et al., 2014) et d’accompagnateurs des choix scolaires alternatifs, de manière bénévole ou rémunérée. C’est le cas de Claudine, qui considère être « beaucoup impliquée dans la vie de l’instruction en famille sur internet ». Elle tient son propre blogue, où elle partage son expérience et donne des conseils aux familles qui souhaiteraient se lancer, au sein d’un onglet intitulé « Démarrage IEF ». Après six années d’expérience de l’IEF, elle devient coach pour des parents désirant un soutien dans l’organisation de l’IEF sur l’année scolaire. Claudine indique en entretien et sur son blogue que la médiatisation et le développement de l’IEF impliquent un nombre croissant de demandeurs d’informations. Les offres de coaching privé permettent ainsi aux mères de tirer des bénéfices financiers de leur activité domestique[23]. Leurs connaissances, constituées d’informations, d’outils et de supports glanés au prix de longues heures de recherches, notamment sur internet, combinées à leur expérience personnelle, se muent ainsi en capital à faire valoir sur le marché éducatif (Landour, 2015).

Conclusion

Nous avons montré que les réseaux sociaux constituent un « ingrédient » de bifurcation quant aux choix scolaires, précipitant ceux-ci sans en être la cause. L’usage d’internet intervient en tant qu’aide à la prise de décision, le processus de bifurcation étant déjà enclenché par une « période critique » vis-à-vis de l’enseignement public. Les parents cherchent des informations confirmatoires — comme c’est le cas de la plupart des pratiques d’information en ligne —, qu’ils trouvent par l’accès aux connaissances tièdes et informations « pratiques » d’autres parents, et par la consultation d’informations redondantes qui confortent le choix en gestation. Tout comme le réseau personnel, les réseaux en ligne permettent de construire un « système de positions possibles et comparables » (Bidart, 2006 : 52). De plus, en consommant le stock de connaissances accumulées par les échanges des forums, les parents se muent en « skilled choosers » au sens de Ball et Vincent (1998) : capables de différencier les approches en maniant des critères subtils, d’interpréter les informations divergentes et de mobiliser leur réseau d’informateurs en cas de doute, afin de choisir l’option la plus appropriée pour leur(s) enfant(s).

Cependant, si les réseaux de l’éducation positive facilitent les choix scolaires alternatifs, ils s’adressent plus généralement aux parents, dont certains n’optent pas pour des choix scolaires alternatifs. Nous avons ici pu dégager des éléments qui favorisent le choix scolaire alternatif : une rupture avec l’éducation nationale, la confirmation de l’existence d’autres possibles, et le recours à un réseau social « compensatoire ». Il serait à l’avenir intéressant de se pencher sur les facteurs empêchant les internautes de ces réseaux de procéder à ce type de choix, qu’il s’agisse de considérations matérielles, de dispositions ou d’éléments biographiques. En cas de maintien dans le système public, nous pourrions observer de quelle manière ces réseaux influencent les pratiques scolaires des parents, notamment dans les interactions avec les enseignants ou par la mise en place d’activités « compensatoires » au sein du domicile familial.