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Depuis la fin du XXe siècle, ont été mis en oeuvre dans de nombreux pays du monde des dispositifs et même des politiques de « soutien à la parentalité » (Martin, 2018). La popularisation de ce néologisme, que ce soit en français (parentalité) ou en anglais (parenting), est un premier élément qui plaide pour l’idée d’un tournant des politiques familiales et de l’enfance vers la parentalité (a parenting turn) (Knijn, Martin et Ostner, 2018). Bien entendu, ceci ne signifie nullement que l’idée d’encadrer les parents ou, surtout, de les former à leur propre rôle soit nouvelle. Il est bien établi que l’éducation des mères et l’encadrement de leurs pratiques de soins et d’éducation, mais aussi l’éducation des parents — avec par exemple l’initiative de créer dès 1929 une « école des parents » en France — ont fait l’objet de fortes mobilisations de la part d’experts, ainsi que des pouvoirs publics, aussi bien pour « sauver les enfants » (enjeu de mortalité infantile), que pour garantir des pratiques parentales en capacité de « produire » des enfants de la meilleure qualité possible, jusqu’à prendre la forme de l’eugénisme (Humphries et Gordon, 1993 ; Martin, à paraître ; Norvez, 1990 ; Rollet-Échallier, 1990).

Pour autant, au-delà du changement des termes en usage (comme passer de l’éducation, de la socialisation ou du child rearing à la parentalité ou au parenting), de nombreux auteurs plaident pour un changement de cultures de parentalité ou de parenting cultures[1]. Les savoirs mobilisés, les normes véhiculées, les modalités d’intervention se renouvellent ; ils peuvent viser soit des individus et des ménages, soit la collectivité tout entière. Le rôle joué par les médias et internet, qui ont considérablement accéléré la circulation des savoirs, ou bien celui de la commercialisation des nouvelles pratiques de coaching et de conseils aux parents ne sont évidemment pas pour rien dans ces nouveaux régimes de socialisation. Mais ce qui frappe aujourd’hui nombre d’analystes est le lien qui se renforce entre la logique de responsabilisation des parents face aux conséquences de leur rôle et le développement d’une logique globale d’individualisation dans la définition des politiques publiques dans un contexte néolibéral. La « question parentale » est reformulée dans cette perspective à l’échelle de la planète et relayée par des organisations internationales.

En plus du développement des conseils adressés aux parents pour améliorer leurs « compétences » et « performances » parentales, il est tout aussi important de noter toute une gamme de nouvelles expressions qui mettent en lumière le difficile positionnement du curseur entre les styles parentaux « autoritaire » et « laisser-faire » avec cette troisième voie que Diana Baumrind qualifiait en 1966 de style parental « authoritative » (Baumrind, 1966). Depuis l’Après-guerre, sont soulignés les effets dévastateurs des parents « abandonniques », qui ne s’engagent pas affectivement auprès de leur enfant, compromettant l’attachement qui serait la clé de la confiance nécessaire pour que les enfants accèdent à l’autonomie. On parle alors de parents négligents, voire malveillants. Aujourd’hui, on insiste davantage sur la nécessité pour les parents de « s’investir » dans leur rôle parental afin d’optimiser la socialisation de leur enfant et de lui préparer le meilleur futur possible. En étudiant ce travail parental dans les couches moyennes étatsuniennes, Annette Lareau a avancé le concept de « concerted cultivation » pour désigner ces pratiques parentales visant à accumuler du capital intellectuel et social pour ses enfants en se saisissant d’opportunités (Garcia, 2018 ; Lareau, 2011). On utilise aussi l’expression d’intensive parenting pour rendre compte de ce haut niveau d’engagement des parents dans leur travail éducatif. Mais, si l’on parle de curseur, c’est aussi dans la mesure où non seulement on sait que n’en faire pas assez peut avoir des effets dévastateurs, mais qu’il est tout aussi dangereux d’en faire trop, d’être trop protecteur, trop impliqué, d’être un overprotecting parent ou un parent hélicoptère, comme nous le verrons avec l’article d’Ellie Lee et Jan Macvarish dans ce numéro.

En soulignant avec force les effets que peuvent avoir les conduites, les pratiques et attitudes parentales sur leur progéniture, cette culture de parentalité contemporaine a produit un contexte dans lequel la socialisation primaire au sein des interactions entre l’enfant et ses parents semble peser de tout son poids sur le destin futur de l’enfant. C’est en ce sens qu’il nous paraît possible de parler d’une « parentalisation du social », même si ce nouveau néologisme est loin d’être satisfaisant. Mais il pourrait signifier qu’il est désormais moins question du rôle que jouent plus globalement et au niveau collectif le contexte de socialisation des enfants et les effets des interactions de ceux-ci avec le monde des adultes, que d’une focalisation sur ce « déterminisme parental », comme l’a nommé Frank Furedi. Par cette expression, Furedi insiste sur le lien qui serait établi dans ce régime de socialisation entre les pratiques parentales, et les problèmes ou les risques sociaux. En n’assumant pas correctement cette mission première, les parents seraient la source des problèmes en germe à la génération suivante. D’où l’importance de l’investissement parental. Pour reprendre les termes de Furedi : « Dès que les enfants sont considérés comme relevant de la responsabilité d’une mère et d’un père plus que d’une communauté plus large, le point de vue moderne de la parentalité s’impose » (Furedi, 2002 : 106). Mais cette forme de déterminisme a aussi des conséquences politiques majeures. Comme il l’écrit encore :

Le déterminisme parental met l’accent non seulement sur l’enfant, mais aussi sur la société dans son ensemble. Comme le déterminisme économique ou le déterminisme biologique du passé, le déterminisme parental est mobilisé pour expliquer une variété déroutante de comportements. Quand des leaders politiques des deux côtés de l’Atlantique peuvent défendre que les mauvais comportements parentaux nuisent davantage aux enfants que la pauvreté, il devient alors évident que le déterminisme parental est en train de devenir l’image en miroir du déterminisme économique

Furedi, 2014 : ix-x

Ce numéro thématique est l’aboutissement de plusieurs initiatives qui ont débouché sur un appel à contributions adressé à la communauté des chercheurs des deux côtés de l’Atlantique. Tout d’abord, il est né d’un séminaire organisé par la Chaire « Enfance, bien-être et parentalité » soutenue par la Caisse nationale des allocations familiales[2] et l’École des hautes études en santé publique, chaire dont l’un d’entre nous est le titulaire depuis 2017[3]. Ensuite, il a permis de valoriser plusieurs des contributions d’une session réunissant deux réseaux de recherche, celui sur l’enfance (Research Network 03), et celui sur la famille et la vie privée (Research Network 13) lors de la 14e conférence de l’Association européenne de sociologie qui s’est tenue à Manchester du 20 au 23 août 2019. Cette session organisée par Ellie Lee, Catherine Larkins et Claude Martin a porté sur la thématique suivante : « Early Childhood, Parenting and Education ».

Les contributions qui ont été sélectionnées pour ce numéro éclairent la thématique proposée de multiples manières. Nous les avons regroupées en trois sections qui ont chacune leur cohérence et se complètent les unes et les autres.

Cultures de la parentalité

Le premier ensemble de textes présentés dans ce numéro porte sur les cultures de la parentalité (parenting cultures). Ces cultures recouvrent une diversité de normes de parentalité et de styles parentaux qui évoluent au fil du temps. Dans ce contexte, Ellie Lee et Jan Macvarish abordent la norme qui s’est imposée dans de nombreux pays sur l’importance de l’implication des parents (intensive parenting). Cette implication n’est pas seulement souhaitée du seul point de vue du développement et du bien-être des nouvelles générations. Elle serait aussi un moyen par lequel améliorer la société de demain et régler toute une série de problèmes sociaux. Les auteures montrent toutefois, par l’entremise d’une analyse de ce que recouvre la notion de « parent hélicoptère » dans la presse écrite britannique, comment ce projet d’une parentalité intensive peut être réinterprété comme un amour parental qui « aurait mal tourné », en ciblant des parents en difficulté à qui l’on conseille au contraire de ne pas intervenir, alors que la culture ambiante pousse les parents à s’intéresser de manière active à leurs enfants, à investir dans leurs enfants, et qu’elle condamne les parents qui ne le font pas ou pas assez, en les jugeant négligents. Le terme, connoté négativement jusque dans l’usage médiatique qui en est fait, cible ainsi des parents (en particulier des classes moyennes) qui sont jugés trop impliqués et dont le style parental (sur)protecteur pourrait confronter les enfants au risque de développer différents troubles. L’article montre qu’au-delà de cet usage négatif, ce que révèlent les débats sur les « parents hélicoptères » se rapporte à des jugements négatifs sur la parentalité, en particulier des mères, présents tout au long du XXe siècle, et souligne les effets problématiques de la parentalité intensive ou « sur demande », traversée par des injonctions contradictoires. Ce double-bind exige des parents qu’ils suivent leurs enfants de près, mais pas de trop près, établissant une tension entre le faire trop ou trop peu, entre surprotection et affection, dépendance et autonomie dans le projet de la parentalité intensive.

Kevin Diter nous invite à suivre une autre piste dans son article sur l’éducation sentimentale, entendue ici comme les pratiques éducatives intentionnellement mises en oeuvre par les parents dans le but de transmettre à leurs enfants les « bonnes façons d’aimer ». Il indique, en effet, à travers une enquête dont il explore le versant qualitatif et ethnographique, comment une pensée sociologique peut se développer sur les sentiments, dont l’un des plus importants, celui d’aimer, en mettant à distance les disciplines dominantes de la psychologie et de la neuropsychologie. Le sociologue veut ici mieux comprendre les ressorts sous-jacents d’un aspect peu étudié de la socialisation enfantine, et positionne en même temps sa discipline en contrepoids des perspectives qui finissent indirectement par la naturaliser. Sa recherche montre que l’étiologie des sentiments amoureux ne se résume pas aux substrats psychologiques et génétiques (avec l’effet du sexe), mais prend des tours variés selon la position sociale des parents et le genre des enfants. Des styles parentaux émergent ainsi par rapport à l’éducation sentimentale des enfants en lien avec leur sexe et leur âge. Dans les couches supérieures de l’espace social se forme une culture des sentiments que les deux parents prodiguent à leurs enfants, quel que soit leur sexe, alors que, dans les couches populaires, l’éducation sentimentale se limite plutôt à un laisser-faire, semble surtout une préoccupation des mères et fait peu l’objet de pratiques pour les jeunes enfants. Entre ces deux « extrêmes », des modulations apparaissent en fonction de l’orientation professionnelle et des niveaux de revenu des couches moyennes ; elles tendent vers un style qui prend plus en charge le sentiment amoureux des enfants ou qui repousse à plus tard sa prise en compte.

Le troisième article de cette section aborde le thème des réseaux sociaux en ligne dans les choix scolaires alternatifs. Amélia Legavre et Pauline Proboeuf y montrent le rôle que jouent les réseaux virtuels dans la diffusion des cultures parentales. Si la forme de cette diffusion est différente de celle étudiée par Lee et Macvarish, elle valorise également, dans le cas précis étudié par l’article, un contenu qui s’en distingue. Il ne repose plus sur les conceptions de la parentalité intensive, mais sur celles de la parentalité positive (voir Martin, 2019). Sa promotion s’articule alors avec les choix alternatifs en matière d’éducation centrés sur des pédagogies expressives et un cadrage plus souple de la relation pédagogique. Ces choix connaissent un succès croissant en France à travers l’augmentation des effectifs dans des écoles alternatives ou de l’enseignement à la maison. L’article met en avant, à partir d’une multiplicité de matériaux, comment les réseaux sociaux interviennent à différentes étapes d’un processus que les auteures décrivent en termes de bifurcation par rapport à l’école publique. En mobilisant une typologie des informations qui circulent sur internet, en les classant selon le statut de l’énonciateur — les informations chaudes étant échangées par des personnes qui se connaissent, les froides fournies par des organisations et les tièdes partagées entre particuliers qui ne se connaissent pas —, les auteures montrent que ces différents types d’informations viennent ouvrir un espace (limité) des possibles en matière d’éducation, puis renforcer un choix qui se dessine de manière plus claire et qui se concrétise en un laps de temps court. L’analyse suggère ainsi l’apparition d’un autre type d’informations, que les auteures appellent « froides filtrées », dont l’origine se situe à l’extérieur des réseaux, mais qui sont partagées par des particuliers dont les parents se sentent proches. Les savoirs des experts, relayés sur leur propre site, dans leurs conférences ou dans des documentaires, sont ainsi diffusés à large échelle, et viennent par la suite nourrir une communauté de parents qui devient active quant à son engagement par rapport à certains courants liés à la parentalité et à la pédagogie, ici dominés par la psychologie positive. Un marché scolaire spécialisé se constitue de la sorte autour d’experts de renom et de services-conseils, parfois prodigués par des parents qui acquièrent des savoirs d’expérience qu’ils valorisent à travers des pratiques de coaching. Les cultures de la parentalité circulent ainsi hors d’espaces institutionnels ou spécialisés pour être réinterprétées à travers des pratiques diverses.

L’article d’Ashley Frawley, qui complète cette section, interroge les « histoires causales », au sens de Deborah Stone, qui guident la construction étiologique des problèmes sociaux en lien avec les populations autochtones du Canada. En s’appuyant sur une analyse approfondie de documents s’adressant directement aux parents autochtones et aux professionnels de la santé, l’auteure identifie deux thèmes récurrents de ces histoires causales : la dépossession culturelle causée par la rupture coloniale et les compétences parentales considérées comme la source des problèmes contemporains. L’intérêt de l’analyse documentaire est de montrer comment cette reconnaissance du traumatisme historique continue à se combiner à une carence perçue chez les parents autochtones. L’analyse des textes met également en évidence la diffusion d’un savoir globalisé sur la parentalité, ici mobilisé pour défendre des pratiques positives et intensives d’éducation. Ce mouvement globalisé lié à la parentalité contribue alors en partie à dépolitiser des problématiques locales en les réduisant à des « problèmes de santé mentale ». Le regard porté par l’article sur la parentalité permet de saisir les tensions des politiques actuelles à l’égard des populations autochtones reposant sur le récit du traumatisme, ce qui permet de retirer un poids des épaules des victimes et d’en appeler à la continuité culturelle et à la résilience, tout en étouffant les aspirations collectives par l’entremise de l’individualisation et de la médicalisation des problèmes. On voit également comment l’État et les autorités publiques se constituent en relais de pratiques parentales normées, comme peuvent le faire l’internet ou les médias, et comment leur articulation dans des politiques spécifiques conduit à une forme de glocalisation de la parentalité.

L'État et la parentalité

La deuxième section du numéro approfondit l’exploration des relations entre État et parentalité. Elle offre une perspective comparative sur cette question à travers trois études de cas menées dans trois pays européens : la Hongrie, la Suède et l’Espagne. Dans le contexte de ce dernier, Marta Dominguez-Folgueras revient sur la question de l’allaitement à travers l’analyse du discours d’une cinquantaine de femmes rencontrées durant leur grossesse et après leur accouchement. Les recommandations liées à l’allaitement, largement promues à l’échelle mondiale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et relayées au niveau national, sont interprétées comme une des expressions de l’idéologie de la parentalité intensive, sous la forme d’un maternage intensif, et du déterminisme parental lié à une approche du bien-être et de la santé en matière de risques et de responsabilité individuelle. Suivre les recommandations sur l’allaitement pour les femmes interrogées revient alors à se conformer à une idéologie dominante à travers une intériorisation des normes et un sacrifice de soi pour le bien-être des enfants. Pour celles qui ne peuvent pas ou ne veulent pas s’y plier, se pose la question de la justification de ces comportements. Une partie de celles-ci les expliquent par des circonstances qu’elles externalisent (souvent des conditions médicales qui les empêchent d’allaiter) ou par le propre intérêt de l’enfant dans le cas de difficultés liées à celui-ci ou d’une remise en cause du poids que cette pratique fait peser sur la mère. Pour une minorité d’entre elles, les entretiens révèlent un rejet plus actif ou assumé du modèle de l’allaitement maternel, souvent pour faire passer leur propre bien-être avant celui de leur enfant, déviant ainsi de la norme générale du maternage intensif. Cet exemple montre ainsi que les recommandations globalisées et portées activement par des experts ne s’imposent pas de manière uniforme ; élément bien mis en évidence dans l’article entre les résultats qui y sont présentés et ceux obtenus par d’autres chercheures pour les pays anglo-saxons.

Les deux autres articles de cette section abordent une thématique proche, celle de la place des experts, dans deux contextes européens différents. Alexandra Szőke s’interroge sur le rôle que joue le pouvoir discrétionnaire des travailleurs sociaux des services d’aide à l’enfance en Hongrie. L’article montre ainsi comment l’évaluation par ces professionnels de l’aide et de la protection de l’enfance s’est transformée au fil du temps. Durant le régime socialiste, l’accent était mis sur une évaluation domestique centrée sur la présence de la mère et sur sa capacité à tenir une maison, laquelle véhiculait une image positive des mères au foyer de milieu ouvrier. Il a glissé par la suite vers une évaluation de l’environnement familial, toujours saisie d’un point de vue matériel, mais limitée à repérer le dénuement et la pauvreté, auxquels s’ajoutent les compétences parentales telles qu’envisagées par les familles de classe moyenne. L’enquête de terrain sur laquelle repose l’analyse proposée vient confirmer ce glissement par des observations directes des pratiques des professionnels de la petite enfance et des propos tenus lors d’entretiens que l’auteure a pu avoir avec eux. Les principales conséquences de cette transformation des services d’aide à l’enfance sont l’augmentation du nombre de placements des enfants issus des milieux populaires et de certains groupes ethniques, en particulier des minorités rom.

Lisa Eklund et Åsa Lundqvist s’intéressent, pour leur part, au rôle des experts et des professionnels dans les dispositifs de soutien à la parentalité en Suède. En interrogeant des intervenants dans plusieurs municipalités diversifiées en ce qui a trait à la composition socioéconomique et à la taille de leur population, elles font émerger la figure de l’expert réticent. Les auteures identifient plusieurs sources à cette réticence. D’abord, les intervenants qu’elles ont rencontrés valorisent la figure du parent autonome. Ensuite, ils agissent dans un environnement où les connaissances sont devenues plus fluides et où la pratique au jour le jour du soutien parental ne permet pas toujours d’actualiser des activités fondées sur des preuves, comme le souhaitent sans doute certains chercheurs ou promoteurs de la parentalité intensive ou positive. Enfin, leur manque de connaissances sur certains thèmes ou la maîtrise croissante du sujet par les parents eux-mêmes viennent aussi limiter leurs possibilités d’action. Si ces intervenants sont réticents à se positionner en tant qu’experts, ce n’est pas seulement parce qu’ils veulent respecter l’autonomie des parents, mais aussi parce que la position qu’ils adoptent, celle de pairs, constitue à la fois une tactique permettant au parent compétent de s’affirmer et une stratégie de recrutement des publics difficiles à mobiliser. La prise en compte de la variation des contextes locaux dans l’enquête rend enfin possible l’observation de l’influence que peut avoir la classe sociale quant à la reconnaissance ou non des intervenants en tant qu’experts. Les classes moyennes supérieures et les milieux aisés tiennent en effet à distance les services d’aide et tendent à vouloir régler leurs problèmes en famille, ce qui a mené les institutions à adapter leur offre de services.

La lecture en parallèle des deux articles précédents est particulièrement féconde, car elle met en lumière des tendances plus générales sur la manière dont des services publics dédiés à la petite enfance se saisissent des idéologies de la parentalité intensive et du déterminisme parental. Le fait que des tendances relativement semblables se dégagent de contextes forts différents, un pays dont l’État-providence est caractérisé de longue date par un modèle social-démocrate et l’autre qui a vécu une transition politique et historique majeure, souligne encore une fois leur caractère globalisé. Les deux articles concluent en effet sur le caractère néolibéral des politiques liées à la parentalité. Dans un cas, celui de la Hongrie, l’article insiste sur un passage de politiques qui se voulaient universelles à des interventions résiduelles ciblant les plus démunis et certains groupes ethniques, qu’elles finissent par stigmatiser dans l’opinion publique. Dans l’autre, celui de la Suède, le néolibéralisme s’exprime surtout par le rôle prépondérant qui est accordé au parent en tant qu’individu, le responsabilisant et l’encadrant à travers un ensemble de technologies (douces) de soutien. Ces deux exemples indiquent ainsi comment les idées de parentalité intensive s’articulent à un contexte sociopolitique plus large menant à une certaine individualisation des problèmes sociaux et à un mode d’intervention de l’État qui se veut certes moins paternaliste, mais tout aussi présent. En ce sens, les discours sur la bonne parentalité pourraient aussi être interprétés comme une technologie d’une politique des populations qui vise au développement du plein potentiel des nouvelles générations afin de garantir l’avenir de la société, les approches moralisantes et psychologisantes venant remplacer les anciennes planifications pensées dans un cadre rationnel et modernisateur.

La note de recherche présentée à la fin du numéro vient s’inscrire dans les réflexions qui précèdent sur les relations entre État et parentalité. Elle le fait cependant dans un contexte, encore une fois, très différent. Svetlana Russkikh y présente des données issues d’un travail doctoral qu’elle vient d’achever sur les politiques familiales en Russie. La dimension populationnelle y est prépondérante, puisque la Russie a connu une baisse significative de sa population au lendemain de la fin du régime communiste et à la suite des difficultés économiques dans lesquelles elle est plongée. Afin d’inverser cette tendance, le gouvernement russe a mis en place plusieurs politiques de soutien de la natalité en valorisant un modèle familial traditionnel et la fécondité. Une des principales mesures est celle du « capital familial » qui est versé aux familles à partir de la naissance du deuxième enfant. Outre d’apporter des éléments factuels sur un contexte peu connu, la note de recherche montre que cette mesure du capital familial a pu certes soutenir la fécondité, mais a aussi de manière involontaire favorisé l’autonomie des mères, provoquant potentiellement des dynamiques de séparation qui viennent contredire la conception paternaliste et traditionnelle de la famille russe telle que conçue dans les politiques familiales.

Intervention locale et parentalité

La dernière section de ce numéro invite à un changement de focale. Les articles qu’elle regroupe abordent des thèmes proches de ceux traités dans la section précédente, en interrogeant cette fois la manière dont les interventions sont mises en oeuvre et les effets qu’elles ont sur les publics ciblés, mais aussi, en retour, sur les dispositifs eux-mêmes. La perspective passe ainsi d’une analyse de l’État, entre autres sous sa forme providentielle, à une observation fine des situations et des circulations dans un espace social, médico-social et scolaire traversé par des logiques d’action diverses. C’est bien d’un changement de focale dont il s’agit, plutôt que d’un changement d’échelle — il n’y a pas de rupture apparente entre les orientations nationales évoquées dans la partie précédente et les interventions mises en oeuvre dans les quartiers. La pratique de l’enquête de terrain, à caractère ethnographique ou historique, se retrouve ainsi à la base des trois articles et permet à leurs auteurs d’adopter une position qui se veut d’abord symétrique et proche des pratiques des professionnels et des publics du soutien à la parentalité.

Annabelle Berthiaume soulève ainsi une question intéressante en lien avec les processus de gentrification à l’oeuvre dans les quartiers centraux de Montréal. Alors que les politiques de mixité urbaine valorisent un mélange des publics et s’appuient sur de possibles effets d’influence et de modelage des conduites — il est attendu que les ménages à plus faible revenu adoptent les pratiques des classes moyennes —, l’auteure interroge les dynamiques de coexistence entre des « gentrificatrices » et des résidentes de longue date au sein des organismes communautaires Famille (OCF) d’un ancien quartier ouvrier. Cette question, souvent abordée dans le contexte de l’école, se pose en effet également pour des organismes dont la mission et le fonctionnement démocratique pourraient constituer un terreau fertile pour la mixité sociale. Les résultats de l’enquête de terrain montrent cependant que cette rencontre entre différents milieux sociaux opère peu. Les mères issues des classes moyennes (intellectuelles) investissent ces organismes avec des besoins précis et différents de ceux des mères issues des classes populaires. Elles élaborent également un circuit différencié de services, fondé sur le choix et les connaissances qu’elles maîtrisent non seulement en matière de parentalité, mais aussi du point de vue des dynamiques et des effets de la mixité sociale. À l’inverse, les mères de milieu populaire continuent de fréquenter les services des organismes, mais surtout par nécessité et pour y chercher de l’aide, principalement matérielle, alors qu’elles prennent souvent leur distance avec les activités fondées sur la prise de parole, comme celles centrées sur le développement des habiletés parentales.

Il est également question de circulation dans l’article de Jean-Marc Goudet, mais d’une tout autre nature. L’auteur suit en effet le parcours de plusieurs enfants et de leurs parents au sein de ce qu’il appelle le champ médico-scolaire local (composé d’acteurs publics et, de plus en plus souvent, privés du domaine de la santé), des services publics de soutien psychologique, et des établissements scolaires. L’enquête menée au plus près de ces services montre ainsi comment le paradigme neurobiologique qui domine l’intervention des professionnels de la santé auprès des élèves en difficulté renforce une idéologie méritocratique de l’école et contribue à la reproduction des inégalités scolaires. Les rapports de pouvoir entre différents professionnels de la santé passent en effet par des contestations de diagnostic — les troubles d’apprentissage de type « dys » (dysorthographie, dyslexie…) ou liés à un spectre plus qu’à un état discret (hyperactivité, autisme…) font souvent l’objet de débats — qui laissent les parents moins informés, surtout ceux issus des classes populaires ou de l’immigration, désemparés et manquant d’outils pour être en mesure de demander des adaptations scolaires ou des services additionnels pour leurs enfants. L’étude montre dans le même temps que les parents ne sont pas passifs et que certains, surtout issus des classes moyennes, mobilisent les évaluations et diagnostics des spécialistes afin de négocier des adaptations particulières et des dérogations à la carte scolaire. À partir de l’enquête, il est possible de s’interroger sur l’effet du paradigme neuropsychologique véhiculé par les professionnels sur la reproduction des dispositions sociales des classes moyennes à l’égard de l’école et sur le tri scolaire qui s’opère entre différentes écoles et filières à l’échelle d’un quartier populaire.

La dernière contribution de cette section par Marie-Charlotte Allam revient sur certains thèmes du numéro, mais d’un point de vue historique. Elle retrace l’histoire d’un projet pédagogique alternatif dans une banlieue nouvelle de Grenoble. Elle montre ainsi, indirectement, que le jugement ou la volonté de modeler les comportements des parents ne datent pas de la culture et des discours sur la parentalité intensive. Cette volonté d’éduquer les parents différemment prenait toutefois corps dans une idéologie différente, centrée sur la participation, l’autogestion et la démocratie scolaire. Cette idéologie aura vite fait de se heurter à des difficultés de recrutement. En effet, alors que les parents de classe moyenne et militants participent aisément aux activités collectives vues comme le coeur du projet, les parents issus des classes populaires continuent à adhérer à un modèle plus traditionnel de l’école et s’investissent surtout dans des rencontres individuelles avec les enseignants. Cet écart entre parents de catégories socioprofessionnelles différentes va se creuser au fil d’une dégradation des conditions d’emploi dans le quartier et d’une ségrégation résidentielle qui s’accentue. Le classement du quartier en zone prioritaire et la normalisation administrative des écoles qui en a découlé vont venir mettre un terme au projet alternatif, non sans susciter encore une fois des questionnements quant aux effets produits sur les différents groupes qui habitent aujourd’hui le quartier. Les rencontres individuelles de parents, autrefois menées en fin de journée et le samedi matin, sont interdites par l’inspection scolaire, alors qu’elles permettaient justement aux enseignants de garder le contact avec les familles les moins dotées en capital économique et culturel du quartier, certains enseignants continuant d’ailleurs à les tenir sur une base informelle.

La note de lecture qui clôture le numéro complète ce dossier en proposant quelques lectures sur les parenting cultures, un domaine de recherche qui a pris une ampleur considérable dans la dernière décennie et dont les apports sont majeurs pour comprendre la dimension collective et politique de ces réflexions sur la question du rôle des parents dans nos sociétés contemporaines.

L’ensemble de ce dossier ne manquera pas d’intéresser tous ceux qui, comme professionnels et/ou décideurs, oeuvrent dans le champ de la famille et de la parentalité, mais aussi les nombreux chercheurs qui inscrivent leurs travaux sous l’angle de la sociologie de l’éducation, de l’enfance et de la jeunesse, de l’analyse des politiques publiques dans le champ de l’enfance et de la famille. Il est aussi un instrument permettant à tout citoyen de prendre le recul nécessaire pour se saisir et s’emparer des enjeux politiques qui se manifestent sur ces sujets universels que sont l’éducation des enfants et le rôle respectif des parents, des adultes en général et des pouvoirs publics dans leur socialisation. Bonne lecture.