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1. Introduction et problématique

L’institution postsecondaire francophone albertaine s’est considérablement transformée depuis sa création il y a plus de 100 ans. Répondant aux besoins éducatifs d’une population franco-albertaine homogène, puis franco-québécoise dans les années 1970 (ElAtia, 2018), elle accueille désormais des étudiant⋅es issu⋅e⋅s majoritairement des programmes d’immersion française, auxquel⋅le⋅s s’ajoute un nombre important d’étudiant⋅e⋅s originaires de divers pays africains francophones. En 1991, l’immigration africaine représentait 20 % de l’ensemble des immigrant⋅es de langue française en Alberta et 40 % en 2011 (Houle, Pereira et Corbeil, 2014).

La formation en enseignement est attrayante pour les étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration, titulaires d’un diplôme universitaire du pays d’origine, car elle permet après deux ans de formation et la réussite des stages, d’être qualifié·e pour enseigner en Alberta. Selon le Bureau des admissions, le nombre d’inscriptions dans le programme de baccalauréat après diplôme (BEd/AD) a augmenté ces dernières années. En 2017-2018, 61 étudiant⋅e⋅s africain⋅e⋅s y étaient inscrit⋅e⋅s, dont 40 femmes, sur un effectif total de 355 étudiant⋅e⋅s en formation en enseignement, soit 17 % des effectifs en éducation. En 2018-2019, leur effectif s’élève à 111, dont 78 femmes, sur un total de 410 étudiant⋅e⋅s, soit 27 % des effectifs en éducation.

Les difficultés liées à la reconnaissance des acquis et à l’accès au marché du travail conditionnent pour une bonne part la décision de re-scolarisation et de reconversion professionnelle pour nombre d’immigrant⋅e⋅s (Bouchamma, Kanouté et Loiola, 2018 ; Kanouté, Arcand, Bouchamma, Loiola, Potvin, Rachedi et Vissandjée, 2012 ; Mulatris et Skogen, 2012 ; Mulatris, 2018). Face à une conjoncture économique difficile en Alberta et dans un contexte critique de pénurie d’enseignant⋅e⋅s pour les programmes d’immersion française et francophone (Bourbonnais, 2018 ; Canadian Parents for French, 2018 ; Cavanagh, 2017), la formation en enseignement en français offre aux étudiant⋅e s issu⋅e⋅s de l’immigration l’espoir d’une insertion professionnelle rapide et la possibilité d’échapper ainsi à une chronicisation de la déqualification (Kanouté, et coll., 2012).

En milieu minoritaire francophone, très peu de recherches ont été réalisées sur cette problématique (Duchesne, 2010 ; Mujawamariya, 2002 ; Mulatris et Skogen, 2012), mais les études en milieu majoritaire brossent un portrait assez similaire de la problématique en milieu minoritaire : les étudiant⋅e⋅s-stagiaires issu⋅e⋅s de l’immigration vivent difficilement cette période de stage et sont plus fréquemment en situation d’échec, en particulier les personnes des minorités visibles. Leur contribution à la richesse de l’école multiculturelle et à l’intégration des élèves issu⋅e⋅s de l’immigration et de minorités visibles (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2019) est mise à l’épreuve lors des stages.

Nous abordons cette problématique sous l’angle de l’adaptation de l’institution universitaire à la diversité ethnoculturelle et examinons les dispositifs institutionnels adoptés et l’expérience de quelques étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante inscrit⋅es au programme de BEd/AD.

2. Cadre théorique et conceptuel

La grande majorité des recherches réalisées sur l’expérience des étudiant⋅e⋅s originaires d’autres pays qui suivent un cursus universitaire au Canada portent sur les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les (Altbach et Knight, 2009 ; Beck, 2008, 2012 ; Jones, 2011 ; Kamara et Gambold, 2011 ; Poteet et Gomez, 2015 ; Belkhodja, 2011 ; Wade et Belkhodja, 2011 ; Zhou et Zhang, 2018), plutôt que sur les étudiant⋅es formé⋅e⋅s à l’étranger ayant récemment immigré au Canada. Nous privilégions le second groupe car les logiques qui structurent leurs expériences sont différentes. Contrairement au premier groupe, leur mobilité s’inscrit dans une logique d’installation à long terme et de requalification professionnelle en vue de s’insérer sur le marché de l’emploi au Canada (Kanouté et coll., 2012 ; Mulatris et Skogen, 2012) ; de plus, les étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante sont généralement plus âgé⋅e⋅s, en plus d’avoir des responsabilités familiales importantes (Kanouté et coll., 2012) ; enfin, leur succès dans leur programme choisi est en grande partie garant de la réussite de l’insertion professionnelle visée dans le nouveau pays et du projet familial migratoire (Mulatris, 2018).

Les recherches menées sur l’expérience de ces étudiant⋅e⋅s en formation en enseignement en contexte francophone minoritaire sont rares, ce qui nous amène à faire appel aux recherches menées dans d’autres contextes canadiens, certaines de nature générale (Bouchamma, Kanouté et Loiola, 2018 ; Kanouté et coll., 2012 ; Kanouté, Hassani, Arcand et Rachédi, 2017) et d’autres plus spécifiques à la formation en enseignement (Collin et Camaraire, 2013 ; Duchesne, 2010 ; Mujawamariya, 1995 ; Provencher, Lepage et Gervais, 2016).

Les études menées par Kanouté et ses collègues sur la persévérance des étudiant⋅e⋅s résident⋅e⋅s permanent⋅e⋅s inscrit⋅e⋅s dans différents programmes d’universités montréalaises (Bouchamma, Kanouté et Loiola, 2018 ; Kanouté et coll., 2012, Kanouté et coll., 2017) soulignent le « double stress » académique et d’acculturation auquel sont confronté⋅e⋅s les étudiant⋅e⋅s résident⋅es permanent⋅e⋅s durant leur parcours universitaire. L’acculturation est le processus psychologique et socioculturel par lequel une personne ou des groupes en situation de contact s’adaptent à une culture autre que celle dans laquelle ils ont été initialement socialisés (Berry, 1997).

À ce stress académique s’ajoutent la maitrise de la langue d’enseignement, le rythme du cours, les attentes implicites liées à l’évaluation, l’approche pédagogique comme le travail en équipe, autant de facteurs qui interfèrent négativement la performance académique des étudiant⋅e⋅s résident⋅e⋅s permanent⋅e⋅s. Selon Kanouté et coll. (2012), leur taux de diplomation au baccalauréat est de 2 % à 15 % moins élevé que celui de leurs pairs. En même temps, elles⋅ils ne semblent pas connaitre les ressources de soutien existantes et, par conséquent, les utilisent moins.

Le processus d’adaptation à une culture éducative différente est fréquemment identifié comme une source de difficultés importantes dans les recherches sur les étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante en formation en enseignement, particulièrement durant la période de stages dans les écoles dont dépend « leur insertion future dans la profession enseignante » (Collin et Camaraire, 2013, p. 50). Cette période est critique et déstabilisante pour elles⋅eux car « aux exigences professionnelles attendues s’ajoute une adaptation culturelle souvent faite de remises en question, d’incompréhensions, voire de tensions dues à un “choc des cultures” » (p. 51).

Au « choc culturel », initié par la remise en question de leurs conceptions initiales de l’enseignement magistral et de l’apprentissage (Collin et Camaraire, 2013 ; Duchesne, 2010 ; Provencher et coll., 2016), s’ajoutent des préoccupations liées à la maitrise de la langue ou à l’accent (Kanouté et coll., 2012 ; Kanouté et coll., 2017 ; Mujawamariya, 1995) et à la posture professionnelle attendue. Dans sa recherche menée en milieu scolaire franco-ontarien auprès d’un petit nombre d’enseignant⋅e⋅s, Duchesne (2010) fait ressortir le point de vue institutionnel sur cette problématique. L’auteure rapporte le peu de « gestes concrets » posés par les étudiant⋅e⋅s-stagiaires pour se familiariser, avant leur stage, avec le milieu scolaire franco-ontarien et le fonctionnement de l’école canadienne ; leurs difficultés à recevoir des suggestions afin de s’améliorer ; et, plus généralement, une déresponsabilisation face à leur propre formation. Citant Duchesne (2008), elle avance que la capacité d’ouverture des étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration « à vivre un processus de transformation de ces conceptions pourrait favoriser la réussite du stage et, le cas échéant, le succès de leur insertion professionnelle en enseignement » (Duchesne, 2010, p. 99).

Pour sa part, Mujawamariya (1995) nuance la perspective institutionnelle sur l’expérience de stage. Ses entrevues réalisées avec les enseignant⋅e⋅s, les professeur⋅e⋅s, les superviseur⋅se⋅s de stage à l’université et les étudiant⋅e⋅s-stagiaires éclairent des points de vue divergents sur les difficultés en stage. Pour les enseignant⋅e⋅s, les défis rencontrés par les stagiaires dans leur classe portent sur : la gestion de classe, la planification de l’enseignement, la communication (le niveau de langue, l’accent) et la maitrise de la matière enseignée. Tandis que les professeur⋅e⋅s et les superviseur⋅se⋅s de stage à l’université éclairent plutôt les relations avec les pairs : leur tendance à s’isoler de leurs pairs et à se regrouper ensemble pour les travaux d’équipe. Enfin, les étudiant⋅e⋅s-stagiaires attribuent leurs difficultés à des facteurs externes : l’encadrement et l’évaluation durant leur formation, l’accueil mitigé des enseignant⋅e⋅s en classe, l’attitude peu réceptive des administrateur⋅rice⋅s lorsqu’elles⋅ils demandent de l’aide, le manque de collaboration des pairs ne faisant pas partie d’une minorité visible. À l’inverse, elles⋅ils disent être bien accueilli⋅e⋅s par les élèves dans les classes où la présence des élèves de minorités visibles est importante.

Ces recherches signalent toutes, d’une manière ou d’une autre, les enjeux entourant le processus d’acculturation des étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante au contexte éducatif canadien, et interrogent la capacité de l’institution postsecondaire à s’adapter à la diversité ethnoculturelle et aux besoins spécifiques d’étudiant⋅e⋅s de minorités visibles.

Selon Desreumaux (2015), l’enjeu de l’adaptation institutionnelle et du changement est abordé de manière contrastée dans la théorie des organisations. Celle-ci regroupe des théories, des concepts et des outils disparates issus de diverses disciplines qui cherchent à expliquer le fonctionnement de l’organisation et de ses composantes (Plante, 2017). L’adaptation est tantôt envisagée en termes d’adaptation permanente, mettant ainsi en exergue la facilité avec laquelle l’organisation s’adapte au changement, et tantôt en termes de résistance et d’inertie. La notion d’adaptation n’est pas claire non plus car deux interprétations prévalent, l’une dérivant de la biologie et l’autre de la psychologie où l’adaptation « réfère au changement de structure, de perception ou de comportement par lequel un organisme augmente ses chances de survie ou de réponse valable à une situation actuelle ou aux conditions de l’environnement » (p. 248).

Pour Fullan (1982), l’objectif du changement organisationnel est « [d’]aider les écoles à accomplir leurs buts de manière plus efficace en remplaçant les programmes ou pratiques par d’autres mieux adaptés » (p. 11, traduction libre). Il reconnait cependant qu’il peut entrainer des effets indésirables qui aggravent la situation initiale et propose avec sa collègue (Fullan et Quinn, 2018) un cadre de cohérence à quatre composantes (orientation ciblée, culture collaborative, enrichissement de l’apprentissage, obligation de reddition de compte), destiné à soutenir les leadeur⋅se⋅s en éducation dans la mise en place efficace du changement organisationnel. De son côté, Potvin (2014) identifie quatre « principes d’actions » pour encadrer l’adaptation de l’école à la diversité ethnoculturelle, notamment l’instauration de l’équité et de la justice sociale comme projet institutionnel continu ainsi que la coresponsabilité et l’imputabilité de tou⋅te⋅s les acteur⋅rice⋅s dans celui-ci.

L’étude de l’adaptation d’un campus francophone en milieu minoritaire à la diversité ethnoculturelle nous permettra de dégager la posture institutionnelle. En l’état, deux questions se posent : Qu’en est-il de l’expérience des étudiant⋅e⋅s issu⋅e ⋅s de l’immigration dans le programme de baccalauréat après diplôme ? Quels sont les dispositifs d’aménagement institutionnel en place pour les soutenir ?

3. Méthodologie

Cette étude exploratoire s’inscrit dans une réflexion plus large de réforme en cours du programme de baccalauréat après diplôme à laquelle nous sommes étroitement associée. En tant que chercheuse de l’intérieur (Kohn, 2001), nous avons donc accès aux préoccupations institutionnelles plus larges, et à des observations sur le vif de certains des défis rencontrés par les étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante dans nos propres cours.

3.1 Sujet

Un petit échantillon d’acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s et d’étudiant⋅e⋅s de minorités visibles issu⋅e⋅s de l’immigration et inscrite⋅s au BEd/AD ont participé à un entretien semi-dirigé. D’autres données institutionnelles complètent les entretiens.

3.2 Instrumentation

Cette recherche exploratoire qualitative (Savoie-Zajc, 2004) s’appuie sur le recueil de données diverses : des politiques institutionnelles (n = 5), un rapport d’activités (n = 1), des comptes rendus de réunions (n = 2) auxquelles nous avons participé, des entrevues individuelles semi-dirigées avec des acteur·rice⋅s institutionnel⋅le⋅s dont les responsabilités professionnelles concernent la formation initiale et l’admission dans les programmes en éducation (n = 2) ainsi qu’avec des étudiant⋅e⋅s de minorités visibles issu⋅e⋅s de l’immigration inscrit⋅e⋅s au BEd/AD (n = 3). L’entretien qualitatif permet d’accéder à une meilleure connaissance et compréhension, de l’intérieur, de la manière dont les acteur⋅rice⋅s vivent la situation (Mucchielli, 2006 ; Poupart, Deslauriers, Groulx et Laperrière, 2001). Deux protocoles ont été développés avec des questions communes (renseignements biographiques, suggestions pour améliorer le BEd/AD) et d’autres spécifiques aux acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s (portrait de la diversité ethnoculturelle dans l’institution, défis rencontrés par les étudiant⋅e⋅s ciblé⋅e⋅s, soutien apporté) et aux étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration (leur expérience dans le programme, leurs stratégies d’adaptation). Tous les entretiens ont été enregistrés avec la permission des participant⋅e⋅s et transcrits sous forme de verbatim.

3.3 Déroulement

Le recueil de données (politiques, entrevues semi-dirigées, comptes rendus de réunions, rapport d’activités) s’est déroulé sur une période allant de l’automne 2018 à l’hiver 2019.

3.4 Considérations éthiques

L’étude a reçu l’autorisation éthique de l’université et le consentement des participant⋅e⋅s. Des pseudonymes sont utilisés pour protéger leur anonymat dans les extraits cités. Le statut professionnel des acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s est volontairement laissé vague afin de protéger leur anonymat dans le petit contexte éducatif minoritaire qui est le nôtre. Les données codées sont conservées sur le disque dur de l’ordinateur au bureau de la chercheuse et seront détruites après cinq ans ou lorsqu’elles ne sont plus utiles à des fins de formation ou de publication.

3.5 Méthode d’analyse des données

Un premier repérage des politiques institutionnelles a été réalisé sur le site Web de l’université à l’automne 2017. Celui-ci s’est fait à l’aide de descripteurs clés (diversité, inclusion, équité, étudiants étrangers/internationaux, égalité, accommodements, discrimination) et d’une grille de lecture générique. Cette étape a permis de distinguer les politiques générales (n = 19) relatives à la diversité, à l’équité en emploi et aux droits humains, à l’obligation d’accommodement ; celles plus spécifiques à certaines populations (étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les, étudiant⋅e⋅s autochtones, étudiant⋅e⋅s LGBTQ+) ; et celles associées à des secteurs académiques particuliers (par exemple, santé, médecine, arts, campus francophone, etc.). Une réduction du corpus a été effectuée afin de ne retenir que les politiques explicitant la posture institutionnelle à l’égard de la diversité ethnoculturelle et des étudiant⋅e⋅s des minorités visibles (n = 5).

Un tableau avec des descripteurs (titre, thèmes, objectifs, idées principales, définitions, responsabilité pour la mise en oeuvre, procédures) a été utilisé pour cibler les informations importantes et analyser le contenu explicite des politiques institutionnelles retenues. Les comptes rendus de réunions et le rapport d’activités ont été consultés afin d’éclairer les préoccupations institutionnelles plus larges qui sous-tendent la réforme du baccalauréat en éducation après diplôme.

Le verbatim des entrevues semi-dirigées a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique permettant de dégager l’univers discursif des participant⋅e⋅s sur la problématique discutée (Paillé et Mucchielli, 2016).

4. Les résultats

Cette section présente les politiques institutionnelles de l’université, de son campus satellite, et les points de vue des participant⋅e⋅s interviewé⋅e⋅s.

4.1 Les politiques institutionnelles

Dans son Plan stratégique Au service de l’intérêt public, l’Université de l’Alberta (2016) prône un ensemble de cinq buts (bâtir, participer, exceller, mobiliser, soutenir), d’objectifs (23) et de stratégies (88) dont certains spécifiques à la diversité. C’est le cas du premier but : « bâtir une communauté inclusive et diversifiée », fondée sur « la valorisation de la diversité, l’intégration et l’égalité entre et parmi tous nos membres […] » (p. 3). La diversité est clairement énoncée comme un atout pour l’université et les personnes. Elle insiste sur la nécessité de développer des liens de confiance bâtis « au moyen d’un dialogue mutuellement respectueux […] et des occasions d’apprendre les uns les autres de nos différences culturelles » (p. 10).

Deux autres plans de quatre ans (2018-2022) ciblent la diversité : Plan stratégique pour l’équité, la diversité et l’inclusivité (Université de l’Alberta, 2019) et Plan d’Action Équité, Diversité et Inclusivité, (Université de l’Alberta, 2018). L’action est structurée autour de quatre thématiques de « haut niveau » (vision et leadeurship, recherche, enseignement, service public et climat) et de huit grands principes fondateurs : la diversité, l’équité, l’inclusion, les droits de la personne, l’égalité (réelle et formelle), l’intersectionnalité, l’accessibilité, la réconciliation (annexe).

Dans le Plan stratégique pour l’équité, la diversité et l’inclusivité, l’inclusion signifie que les personnes et les groupes « traditionnellement et structurellement marginalisés » doivent être significativement représentés dans « tous les aspects et les rôles décisionnels » de l’institution (Université de l’Alberta, 2019, p. 6). L’égalité formelle consiste « à traiter des personnes qui se trouvent dans des situations semblables de façon semblable » et l’égalité réelle « à tenir compte aussi de l’éventail des conditions qui créent des expériences où certains groupes et personnes sont désavantagés […] » (p. 5-6). Enfin, l’« intersectionnalité » prend note que l’effet combiné de différents « vecteur ou catégorie sociale en particulier » (la race, la classe, le sexe, l’incapacité, la nationalité, la religion, la langue, etc.) « façonne l’appartenance sociale, les représentations culturelles, les institutions sociales et politiques, ainsi que les conditions matérielles de nos vies » (p. 7). Ces conceptualisations convoquent une compréhension fine, intersectée et complexe de la diversité sociale devant alimenter la visée proactive, itérative, systémique du changement institutionnel proposé.

Aligné sur la vision stratégique de l’institution postsecondaire dont il dépend, le campus francophone décline une vision similaire du « bien commun » dans deux documents : Au service de l’intérêt public et la francophonie. Planification stratégique 2016-2021 (Campus Saint-Jean, 2016a) et Pour une planification académique stratégique – Orientations et grands objectifs (2016-2021) (Campus Saint-Jean, 2016b). Il n’existe pas encore de politique d’équité, de diversité et d’inclusion. La mission et la vision de l’institution s’articulent autour des notions de francophonie, de diversité, d’unité et de communauté inclusive, lesquelles assoient le « caractère distinctif » de ce campus reconnu pour la première fois par l’Université de l’Alberta dans son Plan stratégique Au service de l’intérêt public et la francophonie.

Parmi les cinq buts déclinés (bâtir, participer, exceller, mobiliser, soutenir), seuls les buts « bâtir » et « exceller » précisent la visée inclusive du campus et les contours de sa communauté : « [bâtir] une communauté inclusive et diversifiée, composée d’une population étudiante, d’un corps professoral et d’un personnel administratif exceptionnels représentatifs de la communauté francophone et francophile de l’Alberta, du Canada et du monde entier » (Campus Saint-Jean, 2016a, p. 4). De son côté, le but « exceller » emploie, sans les définir, les termes de transculturalité et d’interdisciplinarité pour décrire l’unicité de ce campus et le lien social autour duquel il est censé se construire : « une culture plus harmonieuse et unificatrice caractérisée par la transculturalité, l’interdisciplinarité, qui encourage et renforce le caractère unique de l’université de l’Alberta et de son campus francophone […] » (p. 4). À défaut de définition précise, plusieurs notions concurrentes sont employées dans ces documents pour expliciter l’identité singulière de ce campus (citoyenneté cosmopolite, identité bilingue et multiculturelle, environnement multiculturel et plurilingue, francophonie internationale).

Neuf dimensions fondamentales, dix valeurs et neuf compétences transversales sont mobilisées pour la mise en oeuvre des cinq buts visés. Certaines des valeurs identifiées font écho au Plan stratégique de l’Université de l’Alberta (respect, inclusion, justice sociale, diversité) et d’autres sont spécifiques à l’institution francophone en situation minoritaire (francophonie, francophilie, unité) et au rôle central qu’elle joue pour assurer la pérennité de la communauté franco-albertaine : « former des citoyens bilingues qui, au sein d’un environnement global, contribueront à la vitalité du français [et à la protection] des droits linguistiques et des droits des minorités, y compris ceux des Autochtones » (Campus Saint-Jean, 2016b, p. 9). La « compréhension interculturelle » est mise de l’avant mais la manière d’y parvenir reste vague : « […] en tant qu’environnement multiculturel et plurilingue, le [campus] favorise les échanges entre les différents membres de sa communauté » (p. 9).

Finalement, ces documents proposent une conception balancée, dynamique et transculturelle de l’identité de ce campus, inscrite en creux de l’histoire des luttes pour les droits linguistiques et engagée dans un processus de transformation culturelle et de construction de citoyen⋅ne⋅s du monde :

Véritable laboratoire d’échanges et de transformations culturels, la Faculté célèbre la diversité dans l’unité de sa langue et dans un esprit d’ouverture sur le monde. Avec cet ancrage identitaire et un engagement communautaire, la [Faculté] habilite les étudiants à devenir des citoyens d’un monde en constante transformation.

p. 3

4.2 L’expérience des étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante : le point de vue des acteur⋅rice⋅s en éducation

L’analyse des données d’entrevues, complétée par les notes de réunions, indique que la phase du stage est une période critique pour ces étudiant⋅e⋅s, comme le signale la hausse relative des « avis d’inquiétudes » émis aux stagiaires en difficulté afin de leur permettre de s’améliorer ou de se retirer de leur stage pour éviter une situation d’échec. Éric, acteur institutionnel, y fait référence :

Alors ce semestre sur les 100 étudiants en stage, on en a eu sept qui ont reçu un avis d’inquiétude ou qui se sont retirés du stage ; ce qui est un peu plus haut que la moyenne. Parmi ceux-là, cinq étaient au baccalauréat après diplôme, et seulement un des sept a reçu une formation scolaire préuniversitaire au Canada, tous les autres en dehors du Canada

Éric, entrevue, 11 décembre 2018

Éric précise un peu plus loin dans l’entretien que certain⋅es de ces étudiant⋅e⋅s reprennent de deux à trois fois consécutives leur stage.

Cinq types de défis sont discutés par les acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s rencontré⋅e⋅s en entrevue et lors de deux réunions portant sur la réforme du BEd/AD, auxquelles assistaient des invité⋅e⋅s du milieu scolaire (une direction d’école et deux conseillères pédagogiques) et du milieu étudiant (porte-parole en éducation et des étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration). Ces défis concernent : 1) la posture professionnelle, 2) la pédagogie d’enseignement, 3) la communication, 4) la maitrise de l’anglais et 5) le degré de mobilité pour le placement dans les écoles.

Selon elles⋅eux, les étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante « ne sont pas dans une posture professionnelle de construction de leur identité professionnelle » (Notes de réunion, 20 novembre 2018). L’entretien avec Éric, qui intervient dans la formation initiale, résume ainsi les défis liés à la posture professionnelle : elles⋅ils ont « une conception simpliste du métier d’enseignant » ; il y a un manque de fiabilité (par exemple, les plans de leçon ne sont pas remis à temps ; il y a des problèmes de ponctualité et d’absence) ; elles⋅ils ont tendance à blâmer les autres pour leurs difficultés (par exemple, l’enseignant·e de la classe et la personne en charge de la supervision des stages) ; elles⋅ils produisent des réflexions superficielles sur l’enseignement qui nuisent au développement d’une posture de praticien⋅ne réflexif⋅ve ; elles⋅ils font preuve d’une certaine passivité à l’égard de leurs apprentissages : « le stagiaire s’attend à recevoir un livre ou un cahier d’exercices à suivre » ; « il s’attend à ce que l’enseignant ou les superviseurs de stage l’aident à trouver les ressources adéquates » (Éric, entrevue, 11 décembre 2018). De plus, selon lui, ces étudiant⋅e⋅s ont une conception erronée du rôle de la rétroaction : elle est perçue comme une critique personnelle plutôt que comme une critique à visée formative, ce qui conduit l’étudiant⋅e-stagiaire à adopter un comportement défensif et confrontationnel :

Plusieurs de nos stagiaires viennent nous dire : « Je me sens blessé par ce qu’il m’a dit. Je me sens dénigré quand l’enseignant ou le professeur-conseiller me reproche ce que j’ai fait ou m’a reproché devant les élèves ». Pour plusieurs, une critique est l’équivalent d’un reproche […] et ils se découragent et on entre rapidement dans un environnement toxique de confrontation […], le stagiaire commence à critiquer l’enseignant, critique le professeur-conseiller, ce qui est complètement contre le code de conduite et aussitôt que cela se produit, il faut terminer le stage. Alors, il faut vraiment éviter ce genre de situation-là mais le stagiaire ne veut pas se sentir non plus comme s’il se soumet complètement aux moeurs de l’enseignant ou du professeur-conseiller […]. Alors je pense qu’il y a beaucoup de travail à faire sur ce côté-là

Éric, entrevue, 11 décembre 2018

Dans cet extrait, le participant reconnait « le travail à faire » de part et d’autre, mais fait abstraction du fait que la critique de la⋅du stagiaire devant les élèves peut contribuer à miner son autorité face à elles⋅eux.

Concernant le deuxième défi, la pédagogie d’enseignement, Éric explique que certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante manquent de flexibilité dans la manière de préparer les leçons (par exemple, l’utilisation d’un seul format de leçon) ; d’autres manquent de compétences en informatique ; d’autres encore ont des difficultés à planifier :

[...] il y en a un pour qui c’était strictement l’organisation, il était pas prêt pour le cours, la technologie ne fonctionnait pas mais il ne s’était pas préparé à vérifier. Pour un autre, ce n’était que la planification comme telle ; chaque leçon était très magistrale, théorique, avec un manque d’engagement des étudiants […]

Éric, entrevue, 11 décembre 2018

La plupart des acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s attribuent ces défis à une question de « différence de culture éducative » et à un manque de connaissance du fonctionnement du système scolaire canadien. Dans la conception socioconstructiviste, l’enseignant⋅e agit comme facilitateur⋅rice de l’apprentissage et l’élève participe activement à la coconstruction de celui-ci (Vienneau, 2011). Or, ces étudiant⋅e⋅s, originaires de pays africains, s’appuient sur une conception plus traditionnelle et magistrale de l’enseignement :

Un des plus grands défis, c’est peut-être juste l’adaptation au milieu scolaire […] ; ici, l’élève qui est dans la classe est au centre de l’apprentissage, puis on cherche beaucoup à engager l’élève dans sa propre formation et on cherche aussi à instaurer une différenciation. À l’intérieur de la classe plusieurs élèves peuvent avoir différentes approches, différentes demandes si vous voulez par rapport à leur apprentissage. Alors ça, ça pose des défis, pas juste pour ces étudiants-stagiaires mais pour les enseignants qui sont actuellement dans les classes parce que ça veut dire qu’il faut prendre en considération les besoins, pas de la moyenne, mais de toute la diversité qui existe à l’intérieur de la classe

Éric, entrevue, 11 décembre 2018

Le troisième défi de communication concerne la capacité d’expression orale (en particulier la projection de voix), les stratégies de compréhension (vérifier la compréhension du message de l’enseignant⋅e), l’écoute active, la capacité à communiquer clairement ses attentes, etc. Tandis que le quatrième type de défi est le manque de maitrise de l’anglais qui se manifeste lorsque les étudiant⋅e⋅s ne peuvent pas lire les articles en anglais proposés en cours et lors des stages dans les écoles d’immersion. Ce défi est important pour les stagiaires, car la plupart des postes en enseignement sont dans les programmes d’immersion. Enfin, le dernier défi est le manque de mobilité pour les placements dans les écoles : « [...] les étudiants veulent rester sur Edmonton et non pas aller dans les autres villes de l’Alberta. De plus, les étudiants éduqués à l’étranger sont plus âgés, ils ont des familles, ce qui diminue leur mobilité » (Notes de réunion, 22 juin 2019).

Finalement, à l’exception d’une mention sur le racisme dont peuvent faire l’objet les stagiaires issu⋅e⋅s des minorités visibles (Notes de réunion, 22 juin 2018), cet enjeu n’est pas soulevé lors des entrevues.

4.3 Le point de vue des étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante sur leurs expériences

Les trois étudiantes interviewées, originaires de pays de l’Afrique du Nord, ont un discours plus contrasté de leur expérience dans le BEd/AD. Les défis concernent les relations avec les acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s durant le stage (le manque de communication, le manque de soutien et de respect, les attentes de l’enseignant⋅e-coopérant⋅e) ; les interactions avec les pairs ; le choix de la formule pédagogique (le travail en groupe) ; enfin, la charge de travail et le stress que cela entraine. Dans le premier extrait, Marina contraste son expérience positive durant le premier stage et plus négative lors du second :

Je me rappelle mon enseignante coopérante m’envoyait des courriels : « bravo Marina ! tu as été géniale aujourd’hui ton implication a été exemplaire ». [...] En tant que stagiaire, je ne demande pas que mon enseignante m’apprécie mais la moindre des choses, c’est que l’enseignant-coopérant respecte l’étudiant. Moi j’ai eu plus que le respect, j’ai eu une appréciation de sa part qui m’a aidé (sic) à m’améliorer, à donner de mon mieux tout au long de mon stage […].

Durant mon deuxième stage, je n’ai pas reçu de rétroaction constructive [...]. On m’adressait des listes de choses à faire, et c’était comme si […] j’étais appelée à enseigner de la même façon que le prof enseigne.

Et pour les plans de leçon […], mon enseignant me demande tellement de détails, quitte à ce qu’il y ait des plans où j’écris mille mots. Je ne dois pas élaborer un seul plan de leçon, parfois, je suis à élaborer quatre à six plans de leçon par jour […]. C’est inhumain, […] même si on est organisée, même si on aime ce qu’on fait, car si on aime ce qu’on fait on a plus tendance à bien travailler cela et à oublier la fatigue et tout, mais c’est irréaliste

Marina, entrevue, 10 novembre 2018

Les deux extraits ci-dessous traitent surtout de la difficulté à établir des relations d’amitiés avec les pairs franco-albertains (Marina) et ceux issus de l’immigration (Ghizlane) :

Marina : J’ai pas vécu l’expérience d’être accueillie, de me sentir la bienvenue ou d’avoir facilement des amis […]. Tout d’abord avec les franco-albertains, ce n’est pas évident d’avoir un lien d’amitié facilement. Ça je le vois. Même si j’essaie d’être ouverte […].

Intervieweuse : Et tu attribues cela à quoi ?

Marina : Le facteur d’âge, parce qu’il y a au moins une quinzaine d’année entre nous. […] Parce que c’est généralement des étudiants qui terminent leur 12e année au secondaire et qui viennent d’entamer leur programme en éducation. [...] Le facteur culture, ça qu’on le veuille ou pas, quelqu’un qui provient d’une autre culture, ce n’est pas forcément quelqu’un qui pourrait être compris ou accueillie (sic) [...] ; il y a le facteur préjugé pour certains. […] Par exemple, quand je propose pour un travail « voulez-vous travailler ensemble ? », y a certains étudiants qui refusent. Dans leur tête, elle vient d’un autre pays, peut-être son niveau académique n’est pas adéquat. C’est ça le préjugé

Marina, entrevue, 10 novembre 2018

Ce long extrait éclaire la résistance tacite des pairs ressentie par Marina, qu’elle attribue à l’intersection des vecteurs âge et culture, et qui se manifeste en particulier lors des travaux de groupe.

Dans le prochain extrait, Ghizlane est assez négative par rapport à son expérience dans l’institution. Elle y exprime son manque d’intégration et attribue cela à sa difficulté à investir l’espace institutionnel et à bénéficier d’un fort réseau de soutien comparable à celui de ses pairs africains :

Ils [les étudiants de l’Afrique subsaharienne] disent que c’est leur territoire ici […]. On les voit partout, le bénévolat, les postes dans la Centrale, le tutorat et puis la librairie […], c’est eux, ils ont vraiment un réseau […], ils monopolisent tout !

Ghizlane, entrevue, 5 décembre 2018

Le troisième type de défi porte sur les relations avec les pairs lors des travaux en équipe. Dans cet extrait, Katia se plaint de la difficulté à planifier un projet et de l’attitude non professionnelle de certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s :

Moi les travaux que j’ai faits en groupe, y avait un problème de planification pour se retrouver, on a essayé de faire avec Google Doc, mais c’est pas toujours évident, c’est mieux quand il y a le contact physique, la proximité. Y a ça et je pense aussi l’attitude des étudiants aussi. Certains étudiants [de l’Afrique subsaharienne], la majorité quand même c’est bien, mais y en a quand même qui ont une certaine attitude que je trouve non professionnelle […], s’il y a de la frustration, ou un désaccord sur un travail, ils vont l’exprimer d’une façon agressive ou brute, je ne sais pas vraiment comment le dire

Katia, entrevue, 13 décembre 2018

Enfin, le quatrième type de défi est lié à la charge de travail et au stress qui en découle :

Y a des cours où on nous demande des travaux hebdomadaires et parfois sur quatre cours, y a trois cours où on nous demande des travaux hebdomadaires. Mis à part les examens de mi-session, mis à part les travaux à rédiger à la maison. Y a beaucoup ! Beaucoup de stress là-dedans. Et il faut avoir les reins solides pour pouvoir s’en sortir

Marina, entrevue, 10 novembre 2018

La question du stress est également mentionnée à plusieurs reprises par le porte-parole des étudiant⋅e⋅s de l’Afrique subsaharienne, lors d’une des réunions de travail sur le BEd/AD. Ce participant rapporte le stress intense vécu par les étudiant⋅e⋅s dès le premier stage d’observation et de familiarisation avec le contexte scolaire, car elles⋅ils savent qu’il y a une évaluation qui est faite (Notes de réunion, 20 novembre 2018).

Concernant les expériences positives rapportées, celles-ci portent sur le retour aux études, le soutien de certain⋅e⋅s professeur⋅e⋅s et le fait d’étudier en français :

À vrai dire, c’est une très belle expérience vraiment [...]. Les cours que j’ai suivis, plusieurs d’entre eux, c’était très intéressant pour moi, ça m’a permis d’évoluer intellectuellement et ça m’a permis de me former en tant que future enseignante

Marina, entrevue, 10 novembre 2018

C’est vraiment bien parce que j’étudie dans une langue que je connais, je ne suis pas encore bilingue. Et ici tout le monde est accueillant, les enseignants sont joignables […] et on sent vraiment qu’ils ont à coeur notre réussite, les enseignants que j’ai à date

Katia, entrevue, 5 décembre 2018

4.4 Les dispositifs institutionnels de soutien

Un encadrement individualisé hebdomadaire a été mis en place pour soutenir les étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante, en particulier originaires de l’Afrique subsaharienne. Il est offert par une enseignante dont le capital d’expérience est très similaire au leur : elle est d’origine immigrante, de minorité visible, et a fait le BEd/AD. Son encadrement est variable, déterminé en fonction « des besoins identifiés et déclarés par les étudiants » qui y font appel (Rapport d’activités, novembre 2018). Pour l’essentiel, cet encadrement vise à soutenir leur processus d’acculturation (Berry, 1997) au contexte éducatif canadien.

[…] Presque tous les étudiants qui sont en stage viennent pour verbaliser/discuter leur perception du fonctionnement du système (pratiques pédagogiques, exigences du curriculum, les interactions sociales) et du nouvel environnement scolaire. Ils discutent de la nécessité et de ce qu’il faut adapter et ajuster (par exemple, les modèles d’enseignant et d’enseignement)

Rapport d’activités, novembre 2018

Il existe aussi un Centre de soutien accessible à l’ensemble des étudiant⋅e⋅s offrant une panoplie de services (orientation, mentorat, appuis académiques, perfectionnement linguistique en français et en anglais, ateliers de réseautage pour leur développement professionnel).

La suggestion d’une « approche systémique » intégrant également « la formation interculturelle des superviseurs de stage et enseignants coopérants » a été soulevée (Notes de réunion, 22 novembre 2018). Cependant, comme l’évoque Éric dans son entretien, dans le contexte actuel, cela risquerait de réduire davantage la capacité de placement des stagiaires dans les écoles :

Présentement dans les écoles, le niveau de burnout est à la hausse, les enseignants sont stressés. Plusieurs écoles nous disent, on ne veut pas du tout de stagiaires, point. Alors nous si on est pour approcher une école et on dit qu’on aimerait que [vous] preniez des stagiaires et on veut que vous suiviez une formation […], est-ce que cela va contribuer à rendre notre tâche de trouver des placements encore plus difficile ?

Éric, entrevue, 11 décembre 2018

Pourtant, de l’avis d’une des étudiantes, cette formation serait très utile :

Intervieweuse : Est-ce qu’une formation des enseignants coopérants serait utile ?

Marina : Je pense que oui. Car je pars de mon expérience et c’est ce que j’ai remarqué, l’enseignant tout d’abord, c’est la première fois qu’il reçoit un stagiaire dans sa classe. Ensuite, ça se voit qu’il n’a pas reçu la formation adéquate pour encadrer un stagiaire. On ne peut pas demander à un stagiaire plus qu’il ne peut supporter

Marina, entrevue, 10 novembre 2018

5. Discussion

L’analyse des politiques institutionnelles révèle une vision cohérente et systémique de la problématique de l’adaptation à la diversité au sein de l’université albertaine. Celles-ci s’inscrivent dans des postures éthique et épistémologique (Prud’homme, Vienneau, Ramel et Rousseau, 2011) qui envisagent la diversité comme légitime, constitutive et constructive, et comme étant traversée par des dynamiques contextuelles complexes à l’intersection des différents marqueurs sociaux qui la caractérisent. Dans les politiques de l’institution postsecondaire affiliée (Campus Saint-Jean, 2016a, b), ces postures éthiques et épistémologiques sont présentes. Toutefois, il est difficile de bien saisir comment se développent la « compréhension interculturelle » et la « communauté transculturelle », au-delà de l’énonciation factuelle (multiculturelle, plurilingue, citoyen⋅ne⋅s ouvert⋅e⋅s sur le monde, francophonie internationale, francophilie, etc.).

Dans leur article, Dubé et Mulatris (2012) clarifient la notion de transculturalité en s’appuyant sur la distinction que fait Guillebaud (2008 : voir Dubé et Mulatris, 2012) entre l’« inter » et le « trans ». Le préfixe « inter » dans l’interculturalité suggère « […] que les identités acceptent de se rapprocher mais que chacune reste ce qu’elle est. Le préfixe “trans” suggère au contraire l’idée d’une fécondation réciproque, d’une altération consentie, d’une émergence nouvelle » (p. 199). La transculturalité mènerait à produire un « imaginaire de la diversité », un rapport au monde multiplié par « la traversée de cultures » permettant à une personne d’éliminer « plus ou moins de son imaginaire les préjugés et les stéréotypes habitant toutes les cultures » dans la perception qu’elle se fait d’autrui (p. 200).

Si l’institution universitaire en milieu minoritaire francophone est avec l’école la « pierre angulaire » du dialogue transculturel (Dubé, 2015), force est de constater d’après l’expérience rapportée par les étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration que les interactions sociales avec les pairs expriment davantage la pratique de l’entre-soi et de la territorialité, plutôt que la « traversée des cultures ».

L’analyse des données révèle que la période de stage est intense et stressante pour ces étudiant⋅e⋅s alors que la culture éducative du pays d’origine se heurte à celle qui leur est demandée de maitriser pour enseigner dans les écoles canadiennes (Duchesne, 2010). Les stagiaires interviewé⋅e⋅s et le porte-parole des étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante font écho à ce « double stress » académique et d’acculturation (Kanouté et coll., 2012 ; Kanouté et coll., 2017) vécu durant leur formation et lors du stage. Les défis rapportés par les acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s et les stagiaires en formation font écho à ceux identifiés dans des études similaires en milieu minoritaire francophone (Duchesne, 2010 ; Mujawamariya, 2002 ; Mulatris et Skogen, 2012).

Cependant, l’analyse révèle une désynchronisation dans l’interprétation que font les participant⋅e⋅s de l’expérience de stage. Par exemple, Éric interprète le retard dans les leçons comme « un manque de fiabilité de la part de l’étudiant-stagiaire » alors que Marina parle « des attentes irréalistes de la part de l’enseignant coopérant ». Éric souligne que plusieurs stagiaires prennent la rétroaction de l’enseignant⋅e en classe comme « l’équivalent d’un reproche et ils se sentent blessés par cela » (Éric, entrevue, 11 décembre 2018). De son côté, Marina considère que la rétroaction qu’elle a reçue de son enseignant devant les élèves est un manque de respect à son égard (Marina, entrevue, 10 novembre 2018).

Le processus de décentration culturelle qui permet d’objectiver les situations sociales en situations de contacts interculturels (Abdallah-Pretceille, 2003 ; Kanouté, 2007) n’est pas mobilisé par les un⋅e⋅s et les autres. Le capital d’expériences des étudiant⋅e⋅s-stagiaires qui pourrait être un atout majeur facilitant leur adaptation à la nouvelle réalité sociale et académique (Kanouté et coll., 2012), apparait davantage comme une contrainte du point de vue des acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s que comme un atout. Elles⋅ils attribuent de fait les défis rencontrés par les étudiant⋅e⋅s-stagiaires à une question de responsabilité individuelle, plutôt qu’à une question de responsabilité réciproque. Berry (1997) précise d’ailleurs que dans la pratique, l’acculturation tend à induire plus de changements dans un groupe plutôt que dans l’autre.

L’exigence d’adaptation autour des principes d’équité, de diversité et d’inclusion n’est pas relevée durant les entretiens avec les acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s. La formation interculturelle des enseignant⋅e⋅s qui pourrait permettre d’ancrer les principes d’équité et de justice sociale au sein du projet institutionnel (Jacquet, 2014 ; Potvin, 2014) est vue comme une contrainte à la capacité de trouver des placements pour les stagiaires, plutôt que comme une stratégie à privilégier.

Finalement, l’analyse croisée de nos données met en évidence le flottement existant entre le discours inclusif à visée systémique des politiques institutionnelles et l’expérience de formation, telle que rapportée par les acteur⋅rice⋅s institutionnel⋅le⋅s et les étudiant⋅e⋅s rencontré⋅e⋅s. Nous faisons l’hypothèse que cette situation est tributaire des changements rapides observés dans le profil des étudiant⋅e⋅s qui mettent à l’épreuve des programmes en éducation, initialement conçus pour une population franco-albertaine homogène, jeune et partageant la même culture éducative, qui ne correspondent plus aux profils des étudiante⋅s d’origine immigrante inscrit⋅e⋅s au BEd/AD. Pour ces étudiant⋅e⋅s de minorités visibles, plus âgé⋅e⋅s que leurs pairs, ayant une famille à charge et engagé⋅es dans un processus de requalification professionnelle (Kanouté et coll., 2012 ; Kanouté et coll., 2017 ; Mulatris et Skogen, 2012), les enjeux de réussite sont élevés car ils témoignent de la réussite du projet migratoire. Ces facteurs intersectés teintent nécessairement l’interprétation qu’elles⋅ils font de leur expérience, comme en témoigne la désynchronisation discursive observée.

Ajoutons à ce constat que les entretiens réalisés auprès d’un petit nombre de participant⋅e⋅s limitent forcément la généralisation de ces postures discursives à l’ensemble des acteur⋅rice⋅s de l’institution et des étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante en formation en enseignement. Des études extensives et transversales sont nécessaires.

6. Conclusion

L’analyse des politiques institutionnelles, croisée aux discours du personnel institutionnel et des étudiant⋅e⋅s issu⋅e⋅s de l’immigration, a permis d’éclairer, d’une part, le flottement existant entre les politiques institutionnelles inclusives et les défis rencontrés par ces étudiant⋅e⋅s de minorités visibles en formation en enseignement et, d’autre part, les interprétations opposées qu’ont le personnel institutionnel et les étudiantes interviewées sur l’expérience de stage. Les une⋅s et les autres s’attribuent mutuellement la responsabilité des difficultés rencontrées.

Le « double stress académique et d’acculturation » vécu par les étudiante⋅s en formation souligne la nécessité d’adapter les programmes de formation en enseignement aux besoins d’étudiant⋅e⋅s dont l’expérience et le profil sont bien différents de ceux des étudiant⋅e⋅s francophones albertaine⋅s pour lesquel⋅le⋅s ces programmes ont été conçus initialement. Notons qu’une révision systémique (Fullan et Quinn, 2018) de tous les programmes de formation à l’enseignement, dont le BEd/AD, est en cours.

Enfin, la « communauté transculturelle » imaginée et le « dialogue interculturel » souhaité dans les plans stratégiques de l’institution francophone (Campus Saint-Jean, 2016a, 2016b) ne reflètent pas nécessairement l’expérience rapportée par les étudiantes d’origine immigrante interviewées, laquelle témoigne plutôt d’un « entre-soi » et d’une dynamique de territorialité. Compte tenu des limites de notre échantillon, des recherches longitudinales plus fines sur l’expérience au BEd/AD des étudiant⋅e⋅s d’origine immigrante et de minorités visibles sont nécessaires afin de mieux saisir les facteurs contextuels et les dynamiques relationnelles entre les pairs.