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Introduction

Le Web a profondément transformé le rapport à la connaissance, remettant en question le livre comme mode privilégié d’accès au savoir au profit de la base de données qui s’impose comme forme culturelle dominante de notre époque (Manovich, 2010). La numérisation massive des collections patrimoniales a renouvelé la relation du public aux oeuvres par de nouveaux modes de communication et de valorisation. Des activités d’éditorialisation et de médiation sont venues s’ajouter aux pratiques de constitution et de gestion de la collection numérique.

L’éditorialisation désigne la production et la circulation des contenus dans l’espace numérique et plus particulièrement sur le Web. Ce sont des techniques, des pratiques et des formes qui constituent de nouveaux modèles de production et de diffusion des savoirs (Vitali-Rosati, 2016). Pour les bibliothèques et les musées, l’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit d’éditorialiser leurs collections pour les rendre accessibles dans une perspective de valorisation patrimoniale et de médiation culturelle. Il importe de distinguer la valorisation des collections numériques, entendue comme mise en valeur, mise en avant des ressources dans la perspective d’une plus large diffusion, de leur médiation qui suppose une forme d’appropriation intellectuelle et une mise en relation avec le public.

La valorisation s’inscrit dans une logique d’accès : il s’agit de numériser les collections pour les rendre disponibles sur le Web, avec pour enjeu de les faire découvrir et connaître. Quant à la notion de médiation, elle introduit un tiers entre deux entités : c’est le médiateur, qui fait la relation entre les personnes ou entre l’homme et la machine. En médiation culturelle, l’intervention du tiers médiateur vise à rapprocher les publics et les oeuvres. En contexte numérique, c’est le dispositif technique, et plus spécifiquement ses interfaces, qui se trouvent en situation de médiateurs, avec une interaction qui change de nature puisque le médium lui-même est interactif. La médiation numérique suppose un accès en ligne au document, mais aussi un accès intellectuel qui rend le document intelligible et délivre un savoir, et un accès relationnel par la création d’expériences utilisant les ressources patrimoniales (de Bideran, 2015).

La Bibliothèque nationale de France (BnF) développe ainsi une activité de médiation numérique dont l’offre revêt une dimension éducative, en appréhendant la littérature sous l’angle de la médiation culturelle, c’est-à-dire dans une perspective qui se veut à la fois citoyenne, récréative et pédagogique (Chaumier et Mairesse, 2013). Depuis 2015, la BnF propose sur le Web un portail consacré aux Essentiels de la littérature[1] dans Gallica[2], plateforme spécifiquement pensée pour les élèves, les étudiants et leurs professeurs. Ce portail compte aujourd’hui près de 250 modules consacrés aux auteurs et aux oeuvres des XVIIIe et XIXe siècles. Il proposera à terme quelque 500 entrées dans la littérature, du XVIe au XXe siècle. Le site a rencontré son public et connaît une forte audience avec 862 204 visites en 2019.

Cette plateforme Web a été produite en deux temps, avec un changement des méthodes de travail et de la logique de conception. Dans un premier temps, lors de la phase initiale d’instruction du projet en 2013-2014, nous nous sommes inscrits dans une logique de valorisation en partant des collections pour construire une offre destinée à rendre accessibles les ressources numériques pour un public cible, la communauté éducative, avec une approche pédagogique classique, par niveaux et paliers. Dans un second temps, depuis 2019, nous avons engagé une refonte du site et changé d’approche en partant, non plus des collections, mais des usages, c’est-à-dire en plaçant l’utilisateur au centre du processus de conception pour renouveler l’offre en modélisant ses pratiques et besoins. En partant ainsi des usages et des usagers, nous nous inscrivons davantage dans une logique de médiation, visant à refonder la relation entre le public et les collections numériques.

Problématiques d’histoire littéraire et de didactique

L’objectif même du site – offrir un accès simple et éditorialisé aux essentiels de la littérature à travers la collection numérique – s’inscrit dans des problématiques communes d’histoire littéraire et de didactique, interrogeant la nature du corpus, le canon de la discipline, et la place même du littéraire dans les usages contemporains.

Du point de vue de la didactique, la médiation numérique des collections s’inscrit dans une réflexion plus large sur la transmission des patrimoines littéraires à l’école (Bishop et Belhajin, 2015) et sur la manière d’enseigner les classiques aujourd’hui (de Peretti et Ferrier, 2012). Alors que le renouvellement des corpus se trouve posé comme un élément central du dispositif global de transmission (Huynh et Mongenot, 2011), les usages scolaires du numérique font évoluer l’enseignement de la littérature (Brunel et al., 2018), notamment en intégrant autour du texte étudié des objets multimédias qui conduisent, de fait, à une séance « multimodale et composite » (Brunel et Quet, 2017).

Évolution des corpus, processus de classicisation, mutations des réceptions et des pratiques enseignantes : ces problématiques se trouvent renouvelées par le numérique, appréhendé non seulement comme ressource et outil, mais comme une culture globale (Doueihi, 2011) qui questionne la place du littéraire, son rôle, ses représentations, ses acteurs, etc.

Le projet des Essentiels de la littérature se trouve ainsi au coeur d’une double problématique d’un renouveau de l’histoire littéraire et des pratiques pédagogiques elles-mêmes revisitées par le numérique. Il rejoint des interrogations étant celles des didacticiens de la littérature sur le rôle du numérique et les modalités d’enseignement.

Qu’est-ce qu’un « essentiel » de la littérature ? Quels choix théoriques et partis pris éditoriaux ont présidé à l’élaboration du site ? Comment les Essentiels de la BnF peuvent-ils accompagner la réflexion menée actuellement en didactique de la littérature sur le renouvellement des modalités d’enseignement ?

Pour répondre à ces questions, nous adopterons l’approche méthodologique des sciences de l’information et de la communication en cherchant à articuler discours, dispositif et usage (Jeanneret et Ollivier, 2004, p. 29). En tant que concepteur, nous porterons le discours de l’institution dans ses partis pris que nous chercherons à mettre en relation avec une description succincte du dispositif et de quelques exemples d’usages à travers des expérimentations pédagogiques.

Dans une première partie, les objectifs et les principes ayant guidé la conception initiale du site seront présentés. Nous verrons que celle-ci répondait à une logique de valorisation avec une approche centrée sur les collections qui pose la question de la sélection du corpus et du périmètre du projet.

Aujourd’hui, le portail Web est engagé dans un processus de refonte, à la fois sur le plan ergonomique et éditorial, avec la création de nouveaux formats. Dans une deuxième partie, nous présenterons la manière dont fut engagée la reconception du site, en impliquant des professeurs dans des ateliers dont nous rapporterons la démarche méthodologique dite UX Design[3]. Nous verrons qu’ainsi nous sommes passés d’une logique de valorisation à une logique de médiation, centrée sur l’expérience de l’utilisateur à travers l’interface.

Cet outil, conçu pour des enseignants par des enseignants, associés à la fois sur la définition du corpus, la rédaction des contenus et la conception des interfaces, a été évalué et repensé avec des enseignants. Comment vont-ils se servir du site en classe ? Les usages pressentis correspondent-ils à des pratiques effectives ? Dans une troisième partie, nous rapporterons des expérimentations pédagogiques visant à aider les élèves à s’approprier l’histoire littéraire. Nous verrons que, dans une forme de rétroaction, de tels usages du site ont permis aux enseignants de redéfinir leur pratique et la manière dont eux-mêmes conçoivent l’histoire littéraire.

1. Partir des collections : une logique de valorisation patrimoniale

Les Essentiels de la littérature est un projet transverse répondant à une préoccupation de valorisation et de médiation des collections numériques. Ce projet s’inscrit dans une réflexion globale de la BnF, initiée il y a une dizaine d’années en réponse à la problématique de l’accroissement exponentiel des collections numériques. En effet, dès 2008, la BnF s’engageait dans un programme de numérisation de masse pour atteindre aujourd’hui 7 millions de documents numérisés dans Gallica (dont 1 million provenant de partenaires). Cet effort considérable a changé la nature même de la bibliothèque numérique, qui avait été initialement pensée comme la « bibliothèque de l’honnête homme, rassemblant les oeuvres les plus significatives depuis l’Antiquité », et qui dès lors devenait « une vaste collection universelle, encyclopédique et multiforme » (Bertrand et Girard, 2016).

Dans cette masse documentaire en expansion, il importe d’identifier les grands textes de la littérature et de pouvoir y accéder facilement. En effet, taper Candide dans le moteur de recherche de Gallica, c’est obtenir plus de 48 000 résultats et devoir utiliser des filtres et des mots-clés pour mieux cibler sa requête, ce qui n’est pas toujours aisé. D’où la nécessité d’éditorialiser les collections numériques, à travers notamment le volet « Gallica vous conseille », et l’idée de proposer une interface spécifique à destination de la communauté éducative. L’objectif est de conduire vers Gallica des publics scolaires et des enseignants, en leur offrant un accès simple et éditorialisé aux « essentiels » de notre patrimoine littéraire. Il s’agit de construire des chemins d’accès à travers la collection numérique, des parcours qui organisent des ressources choisies, structurées, et des contenus pertinents, qualifiés, travaillés.

Pour atteindre cet objectif, la BnF s’est dotée d’un comité scientifique, présidé par Michel Delon, professeur émérite de littérature à la Sorbonne, réunissant les représentants des départements de la BnF concernés ainsi qu’un inspecteur de l’Éducation nationale. Pour produire les contenus, nous avons constitué une large équipe éditoriale, associant professeurs et conservateurs de la BnF, sous la direction scientifique d’universitaires.

1.1. Quelle histoire littéraire à travers les collections de la BnF ?

Avant même que se pose la question centrale de la constitution du corpus, le comité scientifique s’est interrogé sur l’ambition et le sens du projet en se demandant ce qu’est une histoire littéraire à travers les collections de la BnF. Trois choses sont apparues importantes. C’est d’abord valoriser la diversité de ses fonds patrimoniaux, rares et précieux : manuscrits, éditions originales, estampes, photographies, etc. C’est ensuite articuler et lier ces documents entre eux, en décloisonnant les collections et en adoptant une approche pluridisciplinaire. C’est enfin éclairer les documents par des regards contemporains et recommander des éditions à lire en ligne ou à télécharger.

Cette spécificité des collections patrimoniales numérisées et de l’approche de la BnF renouvelle le genre du manuel scolaire avec lequel un tel projet fait écho, rejoignant des préoccupations didactiques. Furent ainsi discutées les catégories structurant traditionnellement l’histoire littéraire : les genres, la périodisation (siècles, mouvements, générations, événements), les auteurs et leurs oeuvres. Face à l’ampleur des collections et ressources de la BnF, il a été décidé d’instruire le corpus par siècles et de modéliser le site en commençant par le XVIIIe siècle, sous la direction de Michel Delon (Paris-IV), suivi par le XIXe siècle, sous la direction de José-Luis Diaz (Paris-VII), jetant ainsi les bases du portail à partir des deux siècles phares de la littérature française[4].

Le comité scientifique a débattu du positionnement du site, désirant s’adresser à la fois au professeur et à l’élève, et donc cherchant à se placer entre les deux, entre le spécialiste et le grand public. Il s’est également interrogé sur le périmètre d’une histoire littéraire, qu’il aurait voulu ouverte sur l’Europe et le monde, mais qui dut se conformer à la position de la BnF qui, devant l’énormité des corpus qu’aurait mobilisée une telle histoire de la littérature, a souhaité restreindre le corpus aux « essentiels » de la littéraire française, nonobstant quelques apports étrangers (Sterne, Swift, Goethe, etc.) pour leur influence sur les écrivains français.

1.2. Faire évoluer le canon littéraire : la notion d’« essentiel » et le choix du corpus

Qu’est-ce qu’un « essentiel » de la littérature ? La notion même fut matière à débat en ce qu’elle réactivait la hiérarchie traditionnelle entre auteurs et genres, entre majores (La Fontaine, Voltaire, Hugo, etc.) et minores (Crébillon, Mercier, Nodier, etc.). Cette question, qui travaille l’histoire littéraire depuis le XVIIIe siècle, se trouve revisitée par les collections mêmes de la bibliothèque en fonction de l’abondance des ressources patrimoniales. On constate la popularité de certains minores, comme Murger, dont les Scènes de la vie de Bohème ont dominé leur époque, en étant présentes sous de multiples formes médiatiques, en feuilleton dans la presse, réunies en volume, mais aussi au théâtre et à l’opéra.

Ainsi, si l’on tient compte des collections, un autre regard peut être porté sur les majores et les minores, qui bouscule les hiérarchies traditionnelles. En même temps, il convient de ne pas traiter Balzac et Murger sur un même plan, et donc d’opérer une certaine différenciation. Celle-ci ne relève pas d’un jugement de valeur, mais de la nécessité de donner de la visibilité, en distinguant les auteurs et les oeuvres en fonction des ressources et contenus proposés.

Tout l’enjeu de la constitution du corpus fut de trouver un équilibre entre majeurs et mineurs, avec la volonté affirmée de faire découvrir des écrivains moins connus et de faire une place plus large aux femmes, car celles-ci ont longtemps été les oubliées de l’histoire littéraire. À la fin du XVIIIe siècle, aucune n’était en effet présente dans le Cours de littérature ancienne et moderne (1798-1804)[5] de l’académicien La Harpe, dans lequel on peut voir l’apparition progressive d’un canon de la littérature. Modèle du genre, l’Histoire de la littérature française (1894)[6] de Gustave Lanson, rééditée plusieurs fois au XXe siècle, ne comprend que très peu de femmes. Pour Martine Reid, les écrivaines, qualifiées de « bas-bleus », sont victimes des impensés misogynes de Lanson et de ses successeurs (Reid, 2010). Longtemps maltraitées, voire ignorées par la critique, celles-ci connaissent depuis les années 2000 une réévaluation de leur place dans les manuels scolaires français et sont désormais quantitativement bien représentées dans le canon de la littérature (Broussin, 2018).

Si la vocation même du canon est de fixer un corpus de textes, en matière littéraire celui-ci est ainsi plus mobile qu’il n’y paraît. Il se reconfigure selon les époques, acceptant ou excluant auteurs et oeuvres en fonction d’une certaine idée de la littérature à un moment donné, en fonction d’un contexte politique et social, et d’une histoire nationale en construction. D’où la nécessité de faire évoluer le canon, en tenant compte de ces problématiques, partagées à la fois par l’histoire littéraire et par la didactique, au regard des collections patrimoniales, avec une responsabilité supplémentaire, celle d’une bibliothèque nationale qui, de fait, participe au processus de canonisation en tant qu’« instance officielle de légitimation » (Viala, 1993).

Cette volonté de faire évoluer le canon littéraire complique les choix en élargissant les corpus, tout en cherchant à contenir le nombre d’essentiels à une centaine d’entrées initiales par siècle. La question centrale du corpus interroge non seulement le choix des auteurs et des oeuvres, mais aussi la place d’autres disciplines, notamment par l’introduction d’objets nouveaux, avec l’ambition d’élargir le champ d’une histoire littéraire renouvelée.

1.3. Élargir le champ : de l’histoire littéraire à l’histoire culturelle

Un de nos enjeux majeurs fut en effet de décloisonner la littérature et de la replacer dans son contexte historique, culturel et scientifique. Il s’agit, d’une part, de recontextualiser la littérature en plaçant celle-ci au centre d’un réseau, en faisant des liens entre les acteurs, les ressources et les disciplines; d’autre part, d’associer des objets n’étant pas uniquement de la littérature, comme les lieux de sociabilité, la presse ou la réclame, et de croiser, par exemple, le réalisme avec l’essor du journal et la naissance de la publicité. Ce faisant, on glissait d’une histoire littéraire – appréhendée traditionnellement comme une histoire de la discipline – à une histoire culturelle, au sens d’Alain Vaillant, c’est-à-dire une histoire qui met en perspective les mouvements et les genres, en établissant des liens entre les textes littéraires et les faits sociaux (Vaillant, 2016).

Cette approche conduit à redéfinir le champ littéraire tel qu’énoncé par Pierre Bourdieu (1991), qui portait sur la littérature un regard de sociologue. Malgré les controverses qu’elle a suscitées, cette théorie pointe la nécessité de tenir compte des faits sociaux et de faire entrer dans le champ littéraire des objets n’étant pas seulement de la littérature et qui, par conséquent, débordent l’histoire de la discipline. C’est dans cette perspective que s’inscrit le portail des Essentiels, en préférant au concept bourdieusien de champ, qui met en opposition les productions littéraires[7], celui de système proposé par Alain Vaillant (2016, p. 221), c’est-à-dire la mise en relation des phénomènes littéraires et sociaux :

Tous les phénomènes touchant à la fois aux réalités esthétiques elles-mêmes (le corpus des oeuvres, les modalités d’écriture, les genres, etc.), aux acteurs de la vie littéraire (écrivains, critiques, commentateurs, éditeurs, mécènes, etc.) et aux données périphériques (évolution du public, nature des modes de diffusion et de publication, structures d’enseignement, etc.) doivent être pensés dans le cadre d’un système complexe de relations mutuelles.

Vaillant, 2016, p. 17

Par sa structure hypertextuelle et réticulaire, le Web permet précisément de rendre visibles ces relations et de reconstituer les réseaux autour des textes, en liant entre eux auteurs et oeuvres avec d’autres objets issus de l’histoire, des sciences ou des beaux-arts, etc. Tout l’intérêt d’une plateforme Web, c’est que la posture théorique rejoint ici les potentialités techniques du dispositif.

1.4. Une approche anthologique, relationnelle et multimédia

Si la numérisation a changé la nature du document (Pédauque, 2006) et celle du corpus, la forme même du portail Web offre de nouvelles modalités d’éditorialisation, multipliant les accès aux oeuvres et interconnectant les documents. L’Internet participe ainsi à faire évoluer la conception de l’histoire littéraire par les possibilités techniques de mise en réseau (hypertexte, liens, interrelations, reconfiguration, modularité, combinaisons, personnalisation, appropriation, etc.). Le Web accepte des objets multimédias et multimodaux, non seulement du texte et de l’image, mais aussi du son et de la vidéo, favorisant une approche didactique multimodale (Lebrun et al., 2012). Sa structure hypertextuelle permet de reconfigurer les parcours, par des liens et tissages entre les ressources qui offrent une multiplicité de chemins de traverse.

La constitution du corpus numérique des Essentiels tient compte de ces potentialités techniques dans un parti pris éditorial anthologique à trois niveaux : 1) sélection d’auteurs et d’oeuvres faisant, nous l’avons dit, une place plus large aux femmes et aux écrivains méconnus; 2) sélection de ressources numériques commentées (textes, images, médias) issues des collections de la BnF et de ses partenaires; 3) sélection d’extraits des oeuvres, lesquels renvoient vers le texte intégral dans Gallica.

La plateforme Web s’articule autour de quatre entrées principales : périodes, auteurs, oeuvres, thèmes. La question de la périodisation de l’histoire littéraire est traitée sous forme de tableaux chronologiques élargissant les bornes des siècles[8], au centre desquels prennent place les auteurs et les oeuvres. Ces tableaux proposent des repères historiques sur les événements, les découvertes scientifiques, les temps forts artistiques ou le mouvement des idées. Il importe ici de contextualiser la littérature par période, en documentant le contexte politique et culturel grâce à des fiches synthétiques qui renvoient vers des documents complémentaires dans Gallica.

Les entrées auteurs et oeuvres se déclinent en modules plus ou moins éditorialisés selon les ressources et les contenus proposés, offrant une logique de découverte par niveaux. Les modules principaux s’organisent en quatre rubriques qui structurent une approche multimédia : « Découvrir » (synthèse en images), « Rencontrer » (entretien vidéo), « Explorer » (albums), « Approfondir » (articles illustrés). Ces modules proposent une approche conduisant du plus synthétique et visuel au plus textuel et approfondi (Laborderie, 2015). C’est un modèle pédagogique classique qui est suggéré ici, progressif, par niveaux et paliers, avec un parcours allant du plus simple au plus complexe.

Des thèmes transverses tissent des liens entre les oeuvres dans un siècle donné ou à travers les époques, permettant aussi d’éclairer le passé par des regards contemporains. Le site comprend enfin des repères sur les formes et les genres.

Aujourd’hui, après cinq années de mise en service et d’expérimentations pédagogiques, il s’avère que le portail n’est plus satisfaisant, notamment sur le plan ergonomique. C’est pourquoi la BnF a engagé un processus de refonte et de migration des contenus initié en 2019 en même temps qu’était instruit le corpus consacré aux XVIe et XVIIe siècles.

2. Partir des usages : une logique de médiation numérique

Si la définition du corpus numérique répond à une logique de valorisation patrimoniale, centrée sur les collections, la refonte du site s’inscrit quant à elle dans une autre logique, celle de la médiation culturelle, centrée sur les usages et les usagers. En s’attachant aux besoins et aux attentes des utilisateurs, elle prescrit, non seulement une refonte ergonomique et graphique, mais conduit également à faire de nouveaux choix éditoriaux.

Les interfaces actuelles du site datent de 2014 et restent inspirées par les référents que constituent l’imprimé et le CD-ROM : elles sont fixes, non adaptées à la mobilité ni au plein écran. En outre, son architecture complexe occasionne des temps de chargement importants, ce qui n’est plus acceptable aujourd’hui. Aussi avons-nous décidé de refondre le portail pour simplifier l’arborescence et la hiérarchisation des contenus, nous adapter aux nouveaux usages et formats du Web, et pour réduire le temps d’affichage. Ces problèmes, qui peuvent sembler techniques, posent également des questions éditoriales qui impliquent nos lecteurs et interrogent l’horizon d’attente des usagers. Simplifier l’arborescence, c’est éviter de multiplier les clics pour accéder à la ressource; travailler sur l’ergonomie, c’est améliorer la navigation et adapter le site aux téléphones mobiles. Il s’agit de repenser le format ergonomique et éditorial dans la perspective de conquérir un nouveau public. C’est donc à la fois les plans éditorial, graphique et technique que couvre la refonte du site qui devrait intervenir en 2021.

2.1. Ateliers de conception UX design

Pour cela, nous avons employé une méthode de conception centrée sur l’usager, dénommée UX design, ou « design de l’expérience utilisateur ». Née de l’hybridation du design avec les sciences cognitives, la notion d’expérience utilisateur a été conceptualisée par Donald Norman (1988). Elle consiste à « prendre en compte les réponses et les perceptions d’une personne qui résultent de l’usage ou de l’anticipation de l’usage d’un produit, d’un service ou d’un système pour en améliorer l’expérience » (norme ISO 9241-210).

L’objectif est d’améliorer l’expérience du service en anticipant son usage grâce à l’étude du comportement de l’utilisateur, en portant une attention particulière à ses affects. Cette démarche consiste à caractériser ce que fait l’utilisateur sur le site Web (quel est son parcours de lecture ?) et ce qu’il ressent lorsqu’il utilise l’interface (quelles sont ses modalités d’usage et quelles émotions va-t-il éprouver ?).

Il s’agit d’un changement d’approche : en plaçant le visiteur au centre du processus de conception, on passe d’une logique de collection à une logique d’usage. C’est un renversement de perspective pour un site Web qui n’est plus conçu en fonction des contenus que l’on voudrait développer, mais en fonction des usages que l’on souhaiterait proposer à l’utilisateur. De la sorte, la BnF cherche à se positionner au plus près des attentes et besoins de l’usager. La notion de parcours à travers les collections est remplacée par celle de parcours utilisateur. Il s’agit de prendre en compte l’expérience de l’utilisateur, ses attentes et ses besoins, les conditions mêmes de ses usages. Cette notion d’usages est au coeur de notre réflexion.

Deux ateliers de conception UX design ont ainsi été conduits afin de repenser le parcours utilisateur et de concevoir des scénarios en fonction des publics. Du point de vue de la méthode, nous avons engagé une démarche de codesign en associant des professeurs de lycée et d’université aux principaux acteurs du projet. Le travail a porté sur : 1) la création d’archétypes utilisateurs appelés personas; 2) la définition des fonctionnalités du futur site; et 3) l’ergonomie des interfaces avec une attention particulière sur les pages d’accueil, d’auteurs et d’oeuvres. Ces ateliers ont permis d’élaborer une nouvelle arborescence ainsi que des maquettes fonctionnelles.

Les enseignants ont été impliqués tout au long du processus de conception, que ce soit pour identifier, formuler et hiérarchiser les fonctionnalités du futur site, effectuer leurs retours sur les maquettes graphiques ou pour tester les modules au cours du développement. Ils ont participé à la construction des personas, phase centrale de notre travail de modélisation des usages et du parcours utilisateur. Cette technique offre un modèle comportemental de l’usager à travers des archétypes permettant de guider la conception des interfaces.

2.2. Construction des archétypes utilisateurs du site : le professeur, l’élève, le curieux

Selon la méthode définie par Alan Cooper (Cooper et Reimann, 2014), les personas sont construits sur la base d’une étude précise des objectifs et des motivations du public visé par le site. Ils résultent de la synthèse des données collectées dans une phase initiale de recherche. Des hypothèses sont formulées sur les utilisateurs du site à partir d’un ensemble de caractéristiques : type (âge, genre, profession, etc.), besoins et motivations, critères de choix, manière de se servir du site, expertise, etc. Dans cette phase préalable, il s’agit de recueillir des éléments comportementaux et d’identifier des cas d’usages. L’objectif est que l’hypothèse du persona repose sur des données existantes et des cas concrets.

Lors de cette phase d’étude, nous avons identifié de nombreux usagers : différents professeurs (enseignement secondaire et supérieur) et élèves (plutôt des lycéens), cibles privilégiées du site, mais aussi les parents cherchant à aider leurs enfants (différentes classes et niveaux), les étudiants (1er cycle, plutôt en lettres, mais aussi en histoire), enfin monsieur tout le monde, potentiellement intéressé par le site, dénommé le curieux. Ensuite commence la phase de construction des personas proprement dite : il s’agit de vérifier les hypothèses au regard des données récoltées et de synthétiser les profils identifiés dans une fiche où sont décrites les principales variables comportementales qui les caractérisent. Cooper insiste sur l’importance de donner un nom aux personas, afin de les humaniser et ainsi susciter l’empathie de l’équipe projet.

Au terme de ce processus, nous avons défini trois personas – le professeur, l’élève, le curieux – que nous avons décrits comme des êtres humains, en les dotant de caractéristiques comportementales propres, en précisant leur état d’esprit, les conditions et la manière dont ils se servent du site.

Dénommée Agnès, le persona primaire est une enseignante, qui vient de passer du collège au lycée, et cherche des éléments pour préparer ses cours. Elle voudrait renouveler ses sources et recherche des textes, des images fixes et animées à télécharger. Elle manque de temps, travaille tard le soir, et veut un accès simple et direct aux ressources. Son parcours est synthétisé dans une carte heuristique, dénommée « parcours map » (voir illustration 1), qui précise le contexte, détaille ses objectifs, émotions et actions dans la perspective de les traduire en fonctionnalités.

Illustration 1

Carte heuristique représentant le parcours du persona professeur

Carte heuristique représentant le parcours du persona professeur

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Sans entrer dans le détail, précisons que Jade, notre deuxième persona, est une élève moyenne en classe de Seconde, qui préfère lire les blogues que les romans de Stendhal et préfère visionner des vidéos que lire du texte. Elle doit préparer un exposé sur Madame de Sévigné. Elle s’y prend tard et se rend compte que ce n’est pas si simple…

Notre troisième persona, Éric, le « curieux », est consultant réseaux. Arrivé sur le site par hasard, il n’a pas de sujet de recherche particulier. Amateur de la littérature, il veut enrichir sa culture générale en apprenant des choses le plus vite possible. Il a besoin qu’on lui raconte une histoire, qu’on le pousse à s’intéresser.

Une fois construits, ces personas servent de référence à l’équipe projet tout au long de la conception des interfaces. Cette approche change la vision du site qui n’est plus construit comme un ensemble de fonctionnalités techniques, mais en fonction des besoins des utilisateurs et des parcours identifiés (Nogier et Leclerc, 2016, p. 242). Soulignons que nos trois archétypes utilisateurs ne sont pas étanches; ils peuvent manifester des attentes communes.

2.3. Un nouveau format éditorial : les anecdotes littéraires

Dans son « parcours map », nous avons noté qu’Agnès, persona du professeur, aime les mêmes contenus qu’Eric, persona du curieux. Les élèves d’Agnès ne retiennent que les anecdotes. Cette remarque est associée à « contenus amusants à découvrir » – une attente qui s’était également exprimée chez notre curieux. C’est ainsi que nous avons identifié de nouveaux besoins, et notamment celui de parler autrement de littérature et de sortir du discours académique.

Nous avons donc réfléchi, en parallèle de la refonte technique et ergonomique du site, à un nouveau format éditorial, centré sur les anecdotes avec la volonté d’aborder la littérature de manière plaisante par les « petites histoires ». En racontant des histoires de littérature et d’écrivains, les anecdotes participent de l’histoire littéraire. Ce faisant, la BnF renoue avec une tradition qui existe depuis l’Antiquité et qu’au XIXe siècle on appelait des « ana », terme qui se donnait en suffixe. On trouve ainsi dans Gallica des recueils d’historiettes dénommés Baudelairiana ou Staëlliana[9]. L’enjeu pour nous, c’est de trouver des anecdotes signifiantes et de transmettre du savoir à travers un ton humoristique afin de nous rapprocher de l’écrivain. S’intéresser à la dimension anecdotique de la littérature, c’est aussi comprendre comment se construit la légende de l’auteur, car comme le souligne Jean-Didier Wagneur, « tout écrivain se double d’une textualité anecdotique » (2019, p. 530), que bien souvent il met en scène lui-même.

Saviez-vous que Baudelaire s’était teint les cheveux en vert[10] ? En une séquence d’une minute trente, vous apprendrez qu’un dimanche matin Baudelaire se serait ainsi présenté chez un ami… L’histoire nous est racontée dans une séquence vidéo avec une animation (motion design), des documents patrimoniaux : caricatures de Nadar et d’Eugène Giraud, photographies de Nadar ou d’Atget, estampes et plans d’époque, etc. Chaque anecdote renvoie vers les sources textuelles et iconographiques associées, puisque l’objectif ici est de proposer une entrée en matière en s’appuyant sur les collections.

Vous pourrez également découvrir la canne de Balzac qui faisait jaser tout Paris et qui fut prétexte à bien des caricatures et même à un roman[11]; le « look » de George Sand qui fumait le cigare et s’habillait en homme, défiant les conventions de l’époque; les tables tournantes de Victor Hugo, à Guernesey, qui cherchait à communiquer avec sa fille défunte, Léopoldine, et qui écrivit ainsi quelques poèmes spirites… Il est prévu de décliner ce format sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Snapchat, etc.) dans une approche crossmédia, c’est-à-dire en l’adaptant dans la grammaire propre à chacun des médias visés.

3. Expérimentations en classes : premiers retours d’expérience

Comment une plateforme Web comme Les Essentiels de la littérature dans Gallica, qui a été conçue avec des enseignants pour les enseignants, peut-elle être mise en oeuvre dans une classe ? Comment s’approprier l’outil et en quoi l’usage de ses ressources modifie-t-il l’enseignement de la littérature ? Premiers éléments de réponse avec des expérimentations conduites dans un cadre scolaire par quelques professeurs dont nous rapportons ici les observations et retours d’expérience afin d’éclairer les pratiques effectives du site.

Voyons comment certains enseignants se sont approprié l’outil avec leurs élèves et ce qu’ils en disent. Une première expérimentation a été conduite dans cinq lycées de l’Académie Orléans-Tours par des professeurs ayant cherché à explorer diverses pratiques pédagogiques possibles des Essentiels concernant la didactique de l’histoire littéraire. Une seconde expérimentation a été faite au lycée Diderot à Paris par une enseignante ayant employé la méthode et les hypothèses de l’atelier UX en classe pour travailler avec ses élèves sur leur conception de l’histoire littéraire.

3.1. Approches didactiques de l’histoire littéraire au lycée

Dans le cadre du Rendez-Vous des Lettres[12], une expérimentation a été conduite à l’initiative de l’Inspection générale de l’Éducation nationale (France), sous la direction de Hugo Jambu, avec des professeurs de français exerçant en classes de Seconde dans cinq lycées[13] de l’Académie Orléans-Tours. Ces enseignants ont été choisis pour leur expertise sur le numérique éducatif ainsi que pour la variété de leur contexte professionnel (lycée à dominante urbaine/rurale; lycée général/technologique) et la diversité de leur âge et de leur expérience. Ils ont été invités à imaginer un scénario à partir des Essentiels de la littérature de Gallica pour développer les compétences et les connaissances des élèves, en les aidant à s’approprier l’histoire littéraire. Leurs objectifs communs étaient, non seulement de concevoir des repères qui structurent la pensée des écoliers et leur réception des oeuvres, mais aussi de développer le goût de la littérature, et d’adopter une démarche qui fasse sens pour eux.

Pour les enseignants, travailler sur l’histoire littéraire, c’est avant tout faire en sorte que les élèves puissent se repérer dans le temps et qu’ils soient en mesure de connaître les dates des auteurs, des oeuvres ou des mouvements littéraires pour éviter des discordances erronées (Victor Hugo placé au siècle des Lumières…). Souvent, les professeurs ont vu dans la création d’une frise chronologique par les élèves un levier déterminant pour développer cette capacité à se repérer dans le temps (la frise permettant en outre de manière visuelle de fixer chez les élèves des repères relatifs : Victor Hugo se situe après Jean de La Fontaine, mais avant Marcel Proust…).

Un professeur a toutefois cherché à développer la conscience historique de ses élèves à partir des dates sous un autre aspect. Plutôt que d’établir une frise chronologique, l’enseignant a choisi comme point de départ l’année 1835 dans Les Essentiels de Gallica pour explorer avec ses élèves la richesse du questionnement esthétique d’une période. Les élèves ont ainsi été appelés à enquêter sur des oeuvres et à les confronter pour montrer que divers mouvements coexistent en même temps, que ces derniers entretiennent parfois des relations complexes, et que chaque oeuvre peut s’interpréter au regard des différents choix esthétiques que l’auteur a pu opérer en la composant.

Si les professeurs voient dans l’appropriation des dates un élément incontournable, plusieurs d’entre eux ont également choisi d’articuler la didactique de l’histoire littéraire avec des projets d’éducation aux médias et à l’information : La Fontaine a fait l’objet d’un magazine publié sous forme numérique, dans lequel les élèves ont pu s’intéresser à l’auteur et à son époque pour mieux interroger la spécificité de ses choix esthétiques au regard de ses contemporains; Victor Hugo a été abordé par un autre professeur sous l’angle d’une émission radiophonique qui combinait extraits musicaux contemporains de l’auteur, lecture d’extraits de Lucrèce Borgia, analyses et débats; le Journal des Débats, à travers son histoire et ses collaborateurs, a été travaillé par l’un des professeurs dans la perspective de faire produire aux élèves une possible page de Une dans la première moitié du XIXe siècle.

De manière moins attendue, un professeur a choisi d’articuler la didactique de l’histoire littéraire avec un projet d’éducation au développement durable. L’enseignant est parti des thèmes identifiés par les Nations Unies pour amener ses élèves à rechercher les sources de ces idées dans les oeuvres des Lumières : selon lui, cette démarche s’est avérée productive pour ses élèves en difficulté, qui ont ainsi pu s’approprier le contenu des Essentiels de Gallica sous l’angle d’une enquête à mener pour mieux comprendre le temps présent.

Les professeurs ont constaté que les approches, davantage centrées sur une histoire des idées dans la littérature que sur une histoire littéraire proprement dite, contribuent à développer l’attention des élèves et leur motivation. Parce qu’il s’agit de collections numériques, Les Essentiels de Gallica ont ainsi pu être librement consultés par les apprenants et être retravaillés sous d’autres formes et avec d’autres outils numériques. Pour limitées qu’elles soient, ces expérimentations semblent montrer que le numérique a facilité la réappropriation par les élèves des contenus d’histoire littéraire.

3.2. Expérimentation pédagogique de création numérique et usage de la méthode UX en classe

Une autre expérimentation, conduite par Yaël Boublil, professeure au lycée Diderot à Paris, a poursuivi un même objectif d’appropriation des ressources du site par les élèves de Seconde à travers des exercices pédagogiques de reformulation dans des outils numériques de création.

Dans sa séquence pédagogique, l’enseignante a privilégié un parcours thématique pour entrer dans le site : la condition des femmes au XVIIIe siècle[14]. Ce parcours propose une piste pédagogique, ainsi qu’un album et une anthologie : à partir des documents qu’elle a sélectionnés, l’enseignante a demandé à ses élèves de légender les images par des citations. Son objectif fut d’entrer par l’image pour interroger et faire lire les textes. Ensuite, elle s’est attardée sur une auteure en particulier, en l’occurrence Mme de Graffigny[15], pour s’interroger sur la place des femmes en littérature, ce qui est aussi, on l’a dit, un des objectifs du site. Les élèves ont eu pour consigne d’explorer le module en ligne pour concevoir leur propre module en utilisant Genialy, une application Web permettant de créer des pages animées de manière assez intuitive[16]. Ils devaient synthétiser l’oeuvre et la vie de l’auteure en images, choisir une citation et une anecdote, établir son réseau avec la liste de ses contacts (Voltaire et Mme du Châtelet, Rousseau, les frères Grimm, etc.) et leur ancrage géographique.

Mme de Graffigny figure dans un album consacré aux salons[17]. Ouvrir sur les sociabilités est un des points forts des Essentiels de la littérature. Du salon de la Duchesse du Maine à Sceaux au début du XVIIIe siècle à celui de Mme de Staël sous le Directoire, en passant par les clubs de femmes révolutionnaires, l’album montre l’évolution des salons au cours du siècle et la manière dont progressivement les femmes s’émancipent intellectuellement, en passant d’un salon centré sur le jeu à un salon où l’on débat des idées politiques et où viennent se former les personnalités du moment. En utilisant Google Maps, les élèves ont cartographié les salons de l’album et rédigé une notice à partir des commentaires d’images[18].

Cette professeure, qui a participé à la refonte de la plateforme Web des Essentiels, a également voulu tester, dans une démarche réflexive, les hypothèses de l’atelier UX avec ses élèves de Seconde. Elle souhaitait observer comment les pratiques professionnelles peuvent renouveler les pratiques pédagogiques. L’enseignante a donc réemployé la méthode UX Design pour mener en classe une expérience de conception d’un site d’histoire littéraire sur le même modèle que la BnF. Ses objectifs pédagogiques consistaient à travailler avec ses élèves sur leur relation à l’histoire littéraire, leur faire formuler ce qu’ils en attendent, les besoins qu’ils arrivent à identifier, la manière de s’approprier les ressources et les émotions qu’ils associent à l’histoire littéraire.

La séquence pédagogique comprit trois étapes : 1) créer des personas par groupe; 2) verbaliser ce qui constituerait un levier de motivation pour l’utilisation d’un site d’histoire littéraire; et 3) formaliser une arborescence du site. En travaillant ainsi avec ses élèves sur leur conception de l’histoire littéraire, la professeure a relevé trois besoins convergents :

  • L’auteur a une vie : les élèves ont envie de savoir des choses sur les auteurs, de connaître des anecdotes sur leur vie.

  • L’auteur a une technique d’écriture : les élèves veulent savoir comment on écrit. À quel moment ? Est-ce que les auteurs ont des modalités d’écriture qu’ils pourraient s’approprier ?

  • L’auteur vit dans le monde : il a des amis, un réseau, il voyage. Cette dimension intéresse grandement les élèves.

Ces attentes et besoins identifiés par l’enseignante ont été transférés dans son cours.

Ces expérimentations, pour restreintes et limitées qu’elles soient à quelques études de cas, restent néanmoins caractéristiques d’une évolution des pratiques pédagogiques liées au numérique. Elles interrogent la place et l’usage des outils numériques en littérature, ainsi que la posture du professeur, questions largement débattues par les pédagogues et les didacticiens (Brunel et al., 2018).

On observe ici un usage du numérique par les enseignants comme outil de production et de création autour de la ressource au service d’un objectif pédagogique, en l’occurrence l’appropriation de l’histoire littéraire par les élèves, avec une mise en oeuvre concrète dans des situations d’apprentissage actives et consenties, davantage centrées sur un désir de création que sur un programme académique. Olivier Ertzscheid souligne que « c’est l’une des tâches les plus difficiles pour un enseignant à l’heure du numérique, que d’assurer la médiation, la mise en scène de cette rencontre entre un désir d’apprendre et un moment de connaissance. » (Ertzscheid, 2011)

Les plateformes Web comme Les Essentiels de la littérature semblent ainsi décentrer l’activité pédagogique vers l’apprenant en référence à un idéal d’autonomisation. On peut alors se demander, avec Yolande Combès, s’il s’agit d’un changement de paradigme, non « plus centré sur la matière du savoir mais sur la manière d’apprendre », en passant de la transmission à l’appropriation (Combès, 2008). Toutefois, ces expérimentations nous montrent que les professeurs peuvent aussi rencontrer des difficultés dans l’appropriation des interfaces, parfois perçues comme complexes; leurs interactions avec d’autres outils nécessitant des compétences spécifiques dont la maîtrise suppose un certain temps d’adaptation, qui dépassent largement le périmètre de la séquence pédagogique et peuvent être un frein à ces nouveaux usages didactiques.

Conclusion

Au terme de notre analyse, il convient de revenir sur les limites de l’outil en tant que tel et du processus dans lequel celui-ci s’inscrit, ce qui nous ramène à notre question de départ posant en regard l’interface et l’utilisateur.

Bien qu’impliquant des professeurs dans sa réalisation, le dispositif reste actuellement livré en quelque sorte « clé en main » et ce serait intéressant s’il pouvait poursuivre la démarche qui a présidé à sa conception, en adoptant une approche itérative qui fasse évoluer le site en fonction des pratiques avérées des enseignants et des analyses des didacticiens. Les seuls cas évoqués ici ne sont que des expérimentations restreintes et centrées uniquement sur la didactique de l’histoire littéraire, ce qui ne permet pas de généraliser des observations sur les usages avérés.

Si nous ne pouvons pas non plus présager de l’appropriation effective par les élèves, on constate néanmoins un changement, sinon de paradigme, tout du moins de posture, avec un enseignement de français qui cherche à s’adapter aux élèves d’aujourd’hui, pour lesquels la transmission passe nécessairement par une expérience de savoir. Un point de vue largement partagé, notamment en France par l’Inspection générale des lettres elle-même qui insiste sur « la nécessaire appropriation personnelle qui seule peut garantir la réalité et la vivacité d’un héritage intellectuel. »[19].

Contrairement à l’édition papier qui a tendance à figer, car le produit est imprimé, Les Essentiels de la littérature dans Gallica veulent offrir une structuration vivante, au plus près de la recherche, des nouveaux usages et des pratiques en classe (Brunel et Quet, 2017). Pour la BnF, l’enjeu reste non seulement d’ouvrir l’approche « orientée utilisateur » aux enseignants et aux chercheurs en suscitant des collaborations, mais de s’ouvrir plus encore à l’appropriation et à la personnalisation, afin d’accompagner les pratiques culturelles du public. Faciliter ainsi l’appropriation des collections patrimoniales par la mise en place de nouveaux systèmes d’échange, d’éducation et de partage des connaissances.

Bourdieu (1991) et Viala (1993) avaient pointé le rôle des institutions dans la légitimation du canon de la littérature, ce qui est évident pour une bibliothèque nationale qui, avec un tel projet, participe à la redéfinition du champ littéraire. Face à la « crise des médiateurs » sur le Web (Serres, 2004), la BnF et la bibliothèque numérique Gallica jouent ainsi un rôle déterminant, non seulement dans l’accessibilité des collections patrimoniales et des sources primaires, mais aussi et surtout en tant qu’instance d’autorité et de légitimation.