Corps de l’article

Introduction

La diffusion des productions numériques pour la jeunesse et l’avènement de nouvelles pratiques lectorales sont traversés – et fortement façonnés – par un réseau d’inquiétudes et de discours (politiques, sociétaux, pédagogiques et institutionnels) qui ciblent leur jeune lectorat. Les enfants, exposés aux « mutations de la lecture » (Bessard-Banquy, 2012), aux « métamorphoses du texte littéraire » (Gailleton et Briswalter, 2013), mais également à un répertoire foisonnant de contenus médiatiques dont la légitimité culturelle paraît encore incertaine, se trouvent au coeur de débats, scientifiques et sociétaux, concernant les enjeux et les dangers éventuels du numérique pour leur développement cognitif et émotionnel, pour la réussite de leurs apprentissages littéraciques ou pour la formation de leur goût pour la lecture. Les jeunes lecteurs réussiront-ils à s’adapter aux nouvelles conventions, modes sémiotiques et formes expressives de l’écrit numérique ? L’anatomie de leur cerveau subira-t-elle vraiment une adaptation neuronale pour se conformer aux pratiques de lecture butinantes et morcelées auxquelles les productions numériques les ont progressivement habitués (Carr, 2008) ? Seront-ils encore capables de se concentrer sur une lecture longue ou de s’adonner à cette immersion profonde qui est nécessaire à l’appréhension savante et à la réception intime d’un texte littéraire ? Quelles modifications dans les processus de compréhension, d’interprétation, de mémorisation, d’assimilation des savoirs fondamentaux peut-on attribuer à la lecture numérique ? Comment se façonne le dialogue silencieux entre un sujet et une oeuvre quand elle est dématérialisée, programmée par une machine et potentiellement évanescente ?

Plusieurs esquisses de réponses ont été fournies dans les deux dernières décennies; la recherche s’étant attachée à décrire les processus de lecture et, plus largement, la rencontre entre les lecteurs empiriques et le texte numérique, à partir de perspectives disciplinaires diverses, allant de la psychologie cognitive à la didactique de la littérature, de la sociologie aux sciences de la communication. S’appuyant sur des cadres théoriques, des méthodologies et des instruments de collecte de données variés, la littérature scientifique a cherché à identifier les conditions technologiques et textuelles susceptibles d’infléchir les capacités cognitives et métacognitives des enfants, leurs performances scolaires, leur perception des genres, leur appréciation de l’expérience de lecture ou bien leurs choix de manipulation et de navigation sur écran. Des variables diverses ont été mises à l’épreuve, en documentant les écarts dus aux milieux socioculturels des participants, à d’éventuels handicaps ou déficits cognitifs, aux contextes de la lecture (à l’école, en famille ou en bibliothèque, lors de découvertes individuelles, ou bien lors de séances de lecture partagée avec les parents ou avec d’autres enfants), aux pratiques culturelles privées ou informelles, mais également aux caractéristiques technologiques des différents supports et dispositifs de lecture. Longitudinaux ou transversaux, menés aussi bien en suivant des démarches qualitatives que quantitatives, ces travaux se sont servis d’observations de terrain, d’analyses oculométriques ou électroencéphalographiques, de tests de développement psychocognitif, de questionnaires de compréhension et d’interprétation, de productions multimodales et/ou numériques ou, encore, de suivis comparatifs avec les supports de lecture traditionnels, pour tenter de dégager des constantes de la réception, des phénomènes récurrents dans l’approche au texte numérique ou, plus souvent, des portraits circonstanciés d’échantillons délimités.

Dans cet article, nous nous proposons de contribuer à cet effort de caractérisation du jeune lectorat, en présentant les résultats de deux enquêtes empiriques que nous avons menées dans le cadre de notre travail doctoral auprès de deux classes d’école primaire françaises, et qui sont vouées à l’étude de la réception d’oeuvres appartenant à un genre e-littéraire émergent : l’application littéraire pour la jeunesse. Nous commencerons par situer notre observation par rapport aux travaux précédents, en faisant état d’une sélection de recherches dédiées aux lecteurs empiriques – ici entendus, de manière très large, comme un public comprenant tant des protolecteurs et des lecteurs débutants que des lecteurs plus âgés et expérimentés – et les oeuvres littéraires fictionnelles, numériques ou numérisées. Cela permettra à la fois d’esquisser un panorama des travaux menés dans les deux dernières décennies et de clarifier notre regard sur le sujet empirique.

1. Décrire les jeunes lecteurs d’oeuvres numériques par la recherche

Prolifique, fortement transdisciplinaire (Nowak, 2008) et vivifiée par les changements d’un marché éditorial et technologique en croissance exponentielle (Costello, 2012), la recherche scientifique dédiée à la lecture numérique chez les jeunes a montré des intérêts et des préoccupations très diverses, ainsi qu’un renouvellement des questionnements et des analyses empiriques au fur et à mesure des évolutions des formes textuelles et des supports médiatiques. Fin des années 1990, les travaux réalisés avec des histoires numériques pour CD-ROM ont laissé la place à des expériences menées avec des créations sonores ou en réalité augmentée. Les études interrogeant les gestes de lecture sur les écrans tactiles ou mobiles s’ajoutent désormais à celles dédiées aux mouvements et aux postures requis par les écrans fixes. L’avènement d’une troisième génération (Flores, 2019) d’oeuvres numériques, avec de nouvelles fonctionnalités et caractéristiques, a appelé de nouvelles recherches sur les apports des interactions, des contenus Web ou des éléments non verbaux pour la compréhension ou l’interprétation, ainsi que sur la perception du rôle lectoral dans un contexte de lecture caractérisé par la nécessité d’une intervention physique « non triviale » (Aarseth, 1997) sur l’interface fictionnelle. Au-delà de leurs différences, ces recherches témoignent d’un socle de préoccupations scientifiques récurrentes et transversales, liées au besoin d’« identifier les compétences, les processus et les stratégies de lecture numérique » (Lacelle et al., 2017). Elles interrogent en même temps le potentiel éducatif, scolarisable et didactisable du corpus littéraire numérique, qui est susceptible d’amener une reconfiguration de l’enseignement de la littérature par l’apport des dimensions sémiotique, esthétique, rhétorique et technique de son écriture. Dans les pages qui suivent, nous synthétiserons les acquis d’une partie de ces études, en nous concentrant notamment sur celles ciblant les effets de la lecture d’oeuvres fictionnelles numériques (ou numérisées) et de certaines de leurs caractéristiques (telles l’interactivité, la présence de ressources multimodales ou d’éléments hypertextuels) sur la compréhension, les apprentissages langagiers et l’engagement dans la lecture. Ces aspects, qui s’avèrent les plus fréquemment abordés dans l’échantillon de contributions analysées, nous semblent les plus adaptés à définir comment les jeunes lecteurs peuvent s’approprier le texte littéraire numérique, mais également quelles conditions favorisent ou entravent leurs processus cognitifs.

1.1 Démarche méthodologique

Afin d’analyser les apports de la littérature scientifique, nous avons procédé au recensement de travaux publiés dans les deux dernières décennies et figurant dans les catalogues des principales plateformes et bases de données scientifiques (Eric, MLA, Sage Journals Online, Cairn et Érudit). Après une première sélection de travaux constituée[2], les résultats ont été affinés, en écartant les publications qui ne concernaient pas directement les enfants, celles qui ne s’appuyaient pas sur la production pour la jeunesse ni sur un corpus d’oeuvres fictionnelles, ainsi que celles qui ne comportaient pas d’observations de sujets empiriques. Nous avons, en revanche, intégré au répertoire d’écrits considérés les méta-analyses de Takacs et al. (2015) et de Zucker et al. (2009), que nous avons utilisées pour situer chaque contribution dans une perspective plus large en termes de représentativité statistique. Par ailleurs, pour observer plus particulièrement les témoignages d’expériences scolaires menées en contexte francophone, nous avons inclus à l’état de l’art les propositions didactiques et les comptes rendus de séances publiés par les enseignants et les acteurs institutionnels sur les sites et les revues professionnelles, en estimant qu’elles offrent une focalisation diverse – et complémentaire à celle académique – sur les lecteurs empiriques[3]. Par cette démarche, nous sommes parvenue à constituer une base de 250 contributions environ, témoignant de cette transdisciplinarité et diversité méthodologique évoquées auparavant. Une fois analysées et synthétisées, les études retenues ont été classées selon les thématiques abordées, en prenant le parti de ne pas neutraliser ni les variables méthodologiques ni les dissonances d’effets relevées. L’état de l’art qui suit n’écrase pas les contrastes révélés par la recherche et permet de souligner l’importance – et la multiplicité – des variables en jeu lors de l’observation des sujets empiriques.

1.2 Les lecteurs numériques : lire, comprendre, apprendre, être motivé

1.2.1. Compréhension, interprétation et apprentissages littéraciques

Bien qu’étant différemment définis en fonction des études, les processus de compréhension et d’interprétation, ainsi que les apports des oeuvres numériques pour les apprentissages littéraciques, figurent parmi les questions les plus fréquemment abordées par la recherche et, en même temps, parmi celles ayant enregistré les résultats les plus fortement contrastés en fonction des situations expérimentales.

En effet, si depuis la fin des années 1990, de nombreuses recherches ont mis en évidence les bénéfices apportés par l’utilisation d’oeuvres numériques pour la compréhension (de Jong et Bus, 2004; Doty et al., 2001; Frye, 2014; Greenlee-Moore et Smith, 1996; Matthew, 1997; Pearman, 2008; Verhallen et al., 2006) – et notamment pour la formulation d’inférences –, la mémorisation, l’apprentissage du lexique ou l’automatisation du décodage (Ihmeideh, 2014; Korat, 2010; Lewin, 2000), d’autres sont parvenues à détecter des effets nuls ou ouvertement préjudiciables pour les apprentissages. Par exemple, les recherches de Ricci et Beal (2002), menées sur un échantillon de 66 élèves d’environ 7 ans d’une école primaire située en zone rurale près de l’Université du Massachusetts, n’ont pas permis d’enregistrer un quelconque effet des éléments interactifs sur la compréhension et la mémorisation. De même, Aydemir et al. (2013), tout comme Grimshaw et al. (2007), n’ont relevé aucun bénéfice pour la compréhension de textes narratifs chez les sujets considérés (soit respectivement 60 élèves turcs d’école primaire et 132 jeunes anglais âgés de 9 à 11 ans). Smeets et Bus (2014) ont également enregistré des variations faibles et peu significatives d’un point de vue statistique pour la compréhension du récit et l’acquisition du lexique chez les 136 enfants de maternelle observés, en constatant une notation légèrement supérieure sur les variables lexicales chez les sujets ayant lu la version interactive, mais aucune différence significative entre les divers types de livres numériques utilisés sur les variables concernant la compréhension.

La qualité et la quantité des contenus multimédias et interactifs mobilisés, mais également l’ergonomie des interfaces, semblent fortement en cause. En effet, de nombreuses recherches, ainsi que les évaluations statistiques effectuées par les méta-analyses de référence, indiquent que les éléments multimodaux et interactifs ont une incidence positive sur la compréhension du texte et sur les productions langagières des enfants – notamment pour les sujets issus de milieux défavorisés ou de contextes linguistiques minoritaires – « à la condition d’être alignés avec la narration » (Takacs et al., 2015, p. 728, traduction libre), ponctuels, voire ouvertement conçus pour l’entraînement d’une compétence. En revanche, l’utilisation excessive ou inappropriée de « détails attrayants » (Harp et Mayer, 1998), déconnectés du texte ou du domaine d’apprentissage visé, tout comme le recours à un croisement d’« informations redondantes, risque[nt] de brouiller le message » (Baccino et Drai-Zerbib, 2015, p. 204), en interférant avec le processus de construction de représentations mentales et en orientant vers des hypothèses interprétatives fausses. Observée tant via des entretiens et des questionnaires écrits (Dalla Longa et Mich, 2013; de Jong et Bus, 2002; Okolo et Hayes, 1996; Sheppard, 2011; Trushell et Maitland, 2005), qu’à travers des instruments de suivis des mouvements oculaires ou des processus psychocognitifs de la lecture (de Jong et Bus, 2013 ; Labbo et Kuhn, 2000 ; Takacs et Bus, 2016 ; Verhallen et Bus, 2011), cette corrélation entre l’incongruité des éléments interactifs ou des ressources multimodales et la réception (Kao et al., 2016; Segers et al., 2006; Smeets et Bus, 2014) semble indépendante des situations de lecture et de l’âge des sujets. de Jong et Bus, par exemple, ont constaté à plusieurs reprises (2002, 2004) que les enfants ayant écouté une histoire enrichie d’éléments ayant un lien faible avec le récit restituent moins d’éléments langagiers et structurels par rapport à ceux ayant écouté la même histoire par la voix d’un adulte[4]. Dalla Longa et Mich (2013) et Sheppard (2011), de leur côté, ont respectivement observé que les scores de compréhension baissent de manière directement proportionnelle au nombre d’animations et d’éléments interactifs mobilisés dans le texte et que la moyenne des réponses correctes est inférieure chez les lecteurs numériques, comparativement aux lecteurs des mêmes oeuvres en format analogique, notamment quand leurs compétences en lecture sont faibles.

Les différences de performance pourraient être également corrélées aux profils des élèves et à leurs compétences littéraciques analogiques, comme semblent le suggérer diverses contributions recueillies dans le volume Digital literature for children: Texts, readers and educational practices, paru en 2015 (Manresa et Real, 2015).

L’étude de Ramada Prieto et Reyes López (2015), par exemple, menée avec quatre élèves catalans de 11 à 12 ans, issus d’un milieu défavorisé, ayant une faible familiarité avec les outils technologiques ainsi que différentes compétences et pratiques lectorales, a montré clairement que les représentations, les pratiques et les habitudes personnelles influencent à la fois les préférences de corpus, la compréhension et l’interprétation. Ainsi, chez une bonne lectrice, ayant une faible attirance pour les outils technologiques, se dégagent à la fois une prédilection pour les applications présentant peu de fonctionnalités numériques et une difficulté à saisir les enjeux et les finalités des interactions. En même temps, alors que sa capacité d’analyse du texte s’avère profonde et sa capacité argumentative solide, son canon littéraire de référence, éminemment analogique, l’amène à dévaloriser l’écrit numérique, dont les fonctionnalités et les ressources multimodales lui semblent noyer la « vraie histoire ». Chez d’autres sujets, ayant une appétence majeure pour les outils technologiques, se manifeste au contraire la tendance à explorer longuement l’interface et à tester l’ensemble des fonctionnalités programmées. Néanmoins, les raisons des différentes articulations modales ne sont pas nécessairement saisies. Les démarches de compréhension et d’interprétation semblent par ailleurs reproduire les pratiques et les dynamiques habituelles : les faibles lecteurs continuent de se cantonner au sens littéral, voire à se focaliser sur des aspects techniques secondaires; au contraire, les sujets ayant un profil de bons lecteurs semblent profiter de leurs capacités d’analyse et parviennent tant à s’approprier le texte et ses fonctionnalités technologiques qu’à discuter de manière pertinente et critique du sens. Ainsi, il semblerait, d’une part, que les lecteurs abordent les oeuvres numériques avec leurs filtres et goûts personnels, d’autre part, qu’en l’absence de repères et d’instruments pour aborder les les spécificités du texte numérique, ils procèdent en transposant leurs compétences et pratiques littéraciques analogiques, soit avec les mêmes difficultés, soit avec la même aisance.

Les conclusions de Fittipaldi et al. (2015) semblent aller dans la même direction. Dans une étude confrontant deux groupes de lycéens ayant de bons résultats scolaires et des habitudes de lecture solides à une même nouvelle[5], The tell-tale heart d’Edgard Allan Poe (1843), lue par certains en application et par d’autres dans une édition imprimée, d’importantes différences en termes d’interprétation, de mobilisation des éléments non textuels et de perception des conventions littéraires ont été observées. Quant à la compréhension du récit, les chercheurs ont observé que les lecteurs de la version papier arrivent non seulement à effectuer des inférences au cours de la lecture, mais aussi à saisir l’importance des vides textuels par rapport au genre de la nouvelle; les lecteurs numériques, au contraire, ne parviennent pas à effectuer les mêmes inférences, en percevant le texte comme lacunaire et ses vides comme un défaut de style ou de présentation du récit. Pareillement, si les lecteurs de l’édition papier restituent de manière claire l’organisation temporelle du récit, insistent sur la focalisation de la narration et mentionnent la complexité de la fin de l’histoire (dans laquelle le protagoniste, délirant et convaincu d’avoir été démasqué par les bruits du « coeur révélateur », avoue son crime), les sujets ayant lu l’application sont moins précis dans leurs descriptions des plans temporels du récit, n’interprètent pas les nuances amenant à l’issue de l’histoire et ne semblent pas considérer la focalisation interne du récit comme un choix de style délibéré de l’auteur. Par ailleurs, les illustrations et les possibilités d’interaction semblent considérées comme des composantes étrangères au texte littéraire et sont souvent perçues comme des « notes marginales » (Fittipaldi et al., 2015, p. 148, traduction libre), tout au plus utiles pour accompagner les lecteurs inexpérimentés. Dans ce cas, bien que selon les auteurs les faiblesses relevées chez les lecteurs numériques, aussi bien en termes de compréhension et d’interprétation, que d’utilisation des ressources multimodales, puissent être imputées aux modes d’utilisation et d’agencement des éléments iconiques, sonores et interactifs dans l’oeuvre numérique, la désorientation initiale observée par les chercheurs, tout comme les difficultés de compréhension inférentielle et d’analyse des ressources non verbales, pourraient se justifier par les faibles entraînement et familiarité avec le texte multimodal (Fittipaldi et al., 2015, p. 150). Dans cette perspective, les écarts en termes de compréhension-interprétation dépendraient des habitudes et des pratiques lectorales, ainsi que du poids différent accordé en classe à l’analyse du texte et des faits verbaux par rapport aux autres ressources sémiotiques.

1.2.2. Engagement, motivation et appréciation de l’expérience de lecture

Force est de constater qu’en dépit des résultats partagés sur les apports des ressources et fonctionnalités numériques sur la compréhension ou les apprentissages littéraciques, les études s’accordent à restituer une image motivante et agréable de la lecture numérique, qui est souvent associée à une notion de plaisir pour la découverte de l’écran, des contenus multimodaux ou interactifs et, par conséquent, regardée comme un vecteur pouvant faciliter l’entrée dans l’écrit ou renouer le goût des jeunes pour la lecture.

Déjà en 1996, par exemple, Greenlee-Moore et Smith avaient pu constater – en plus des scores de compréhension plus élevés chez les jeunes étatsuniens assignés à la lecture de sept oeuvres numériques par rapport à un groupe d’élèves d’une autre classe confrontés à la lecture des mêmes oeuvres en format papier – l’enthousiasme marqué des lecteurs numériques pour les musiques de fond, les effets sonores et la possibilité de manipuler le texte (Greenlee-Moore et Smith, 1996, p. 12). Les deux chercheurs avaient décrit des moments de lecture joyeux et détendus, entrecoupés par les sourires des élèves et par des commentaires montrant leur impatience d’arriver à un certain passage.

Plus récemment, McKechnie et Schreurs (2017) ont observé que les enfants se déclarent très attirés par les livres numériques et notamment par les ressources multimodales; ils apprécient notamment la vivacité des couleurs et des contenus sonores, ainsi que la possibilité de recevoir une réponse directe des personnages fictionnels à leurs interactions. Par ailleurs, ils semblent en large partie considérer l’expérience de lecture numérique comme très amusante.

D’autres études comme celles de Ciampa (2012, 2014, 2016) ont également confirmé les effets positifs de l’utilisation des livres numériques pour la motivation à lire et l’engagement dans les activités de lecture, notamment pour les élèves ayant des difficultés d’apprentissage ou de décodage. Plus particulièrement, en 2012, Ciampa s’est attachée à écrire « les pratiques de lecture, les attitudes, les comportements et les interactions verbales et non verbales » (p. 15, traduction libre) entre les élèves et avec les enseignantes, en observant que les « stimuli visuels » fournis par les oeuvres numériques parviennent à capturer l’attention des lecteurs, tout en modifiant leur attitude vis-à-vis des activités proposées : en contexte numérique, les élèves manifestent une approche plus positive et se montrent plus sûrs de leurs capacités (p. 22). D’autre part, la possibilité de recevoir un retour immédiat sur leur compréhension ou de personnaliser les conditions de lecture (par exemple en activant des fonctionnalités d’aide au décodage) est directement associée – par la chercheuse, mais également par les membres du panel expérimental – à un engagement et à une appréciation plus intenses par rapport aux situations de lecture habituelles.

Les analyses de Barbagelata et al. (2014), menées avec un groupe d’adolescents français de seconde, ont aussi révélé « un a priori positif sur les outils numériques de lecture » (p. 32) et un attrait pour les « oeuvre(s) l’e-ttéraire(s) »[6] (p. 28), qu’ils ont, pour la plupart, déjà lues ou commencé à lire. Si cette recherche témoigne d’écarts importants au niveau de l’attrait et de la prédisposition à la lecture numérique en fonction des habitudes des sujets, ainsi qu’un désintérêt progressif pour les supports technologiques, elle démontre également que le numérique est regardé avec une curiosité particulière, notamment par les lecteurs les plus réfractaires, qui s’y approchent avec moins d’inquiétudes et de freins qu’au livre et à la lecture analogiques. Affranchis du poids du décodage et, au moins partiellement, de la verticalité des dynamiques scolaires, les faibles lecteurs seraient plus enclins à s’investir et montreraient apprécier la lecture numérique « presque autant que leurs camarades qui adorent lire » (p. 35).

Par ailleurs, même en affinant les indicateurs de l’appréciation et en traçant plus finement les manifestations émotionnelles et comportementales des jeunes lecteurs, l’implication et l’appréciation pour les contenus dématérialisés continuent d’être évaluées de manière très favorable. Moody et al. (2010), par exemple, ont démontré que les enfants ont une « persistance » plus importante en contexte numérique, c’est-à-dire une bonne capacité à rester impliqués dans la lecture et dans les activités demandées[7]. Roskos et al. (2012), de leur côté, se sont attachés à analyser le « contrôle », défini à la suite de Murray (1997) comme le pouvoir d’accomplir des gestes signifiants et d’en voir les effets, les comportements « multi-sensoriels », soit ceux impliquant la vue, le toucher ou l’écoute, et la « communication verbale et non verbale », entendue comme l’ensemble des expressions langagières et faciales montrées durant la lecture. Mis à l’épreuve lors de différentes expérimentations, ces indicateurs ont permis d’observer un apparat de réactions très positives vis-à-vis de l’expérience de lecture, tout en mettant en évidence des conduites diverses en fonction des supports utilisés. Avec l’iPad, par exemple, les élèves ont montré un bon contrôle du dispositif, leurs regards et touchers étant respectivement focalisés et fréquents, mais moindres qu’avec l’iPod. Concernant la communication verbale et non verbale, en revanche, les expressions faciales ont été plus vives et variées avec les iPods et les iPads, tandis que les commentaires langagiers se sont avérés plus riches avec les supports tactiles non mobiles (manipulés par l’enseignant) et avec les iPads, dont les dynamiques d’utilisation sont probablement plus proches de celles de la lecture analogique avec les parents. Ainsi, si l’appréciation et la motivation dans la lecture numérique sont à même de varier en fonction du contexte, elles semblent être également liées à un réseau plus large de pratiques culturelles et sociales.

1.2.3. Pratiques scolaires en contexte francophone

Les nuances et les difficultés à dégager des portraits uniformes ou généralisables ne s’estompent pas quand on s’attache à observer les lecteurs numériques en contexte scolaire. En effet, bien que des références au numérique dans l’enseignement de la langue apparaissent dans tous les programmes scolaires des pays francophones, les témoignages concernant les pratiques scolaires de la littérature numérique ou la didactisation de ses genres sont à ce jour plutôt sporadiques. Les recherches ont pour la plupart documenté une multiplicité « d’usages scolaires du numérique […] en ce qui concerne la documentation […], la scénarisation des cours […], l’adoption et adaptation de pratiques sociales de référence […], l’invention ou la banalisation de formes multimodales qui échappent aux découpages génériques traditionnels » (Brunel et Lacelle, 2017), mais elles font état d’une pratique beaucoup moins fréquente de traitement et d’analyse (littéraire ou sémiotique) des oeuvres nativement numériques. Dans ce contexte, si les expériences didactiques en lien avec l’écriture numérique sont largement documentées[8], les travaux dédiés à la réception sont plus rares[9]. Ils témoignent néanmoins de la mise à l’épreuve de plusieurs genres e-littéraires, en contextes scolaires très divers. Sylvain Brehm et Marie-Christine Beaudry (2016), par exemple, se sont attachés à analyser la réception d’un roman augmenté, le premier volume de la série Skeleton Creek (2011) de Patrick Carman, chez 21 élèves de première année d’une école secondaire pour filles de Montréal. Laetitia Perret-Truchot (2015) a étudié les processus interprétatifs de six élèves de grande section de maternelle à partir d’un album numérique enrichi d’activités pédagogiques, Francis et la souris verte (Garus et Balcaen, 2012). Sylviane Médard-Ghimire (2016) a confronté 22 élèves de seconde à une sélection d’oeuvres poétiques numériques (10 poèmes en 4 dimensions de Malbreil, The child d’Antoine Bardou-Jacquet et les créations en ligne d’Annie Abrahams). Eleonora Acerra (2018, 2019), Hélène Raux et Gwendoline Kergoulay (2018), ainsi que Nathalie Lacelle et Prune Lieutier (2019), ont quant à elles travaillé avec des élèves d’écoles primaire et secondaire à partir d’une sélection d’applications littéraires qui inclut des reconfigurations d’albums, des bandes dessinées et des récits interactifs. Les résultats sont, à nouveau, très variés.

Brehm et Beaudry (2016) ont observé que la complémentarité caractérisant les textes et les vidéos du roman augmenté a favorisé la compréhension logique et inférentielle du récit, mais également l’implication émotionnelle des élèves et, à un certain degré, leur immersion dans la fiction. Les contenus médiatiques semblent en effet avoir, d’une part, facilité l’accès au sens par l’explicitation graphique de certaines ambiguïtés et certains blancs textuels, d’autre part, « stimulé l’activité sensorielle des lectrices » (p. 11), en renforçant la visibilité des émotions des personnages et l’accès à leur univers. Particulièrement appréciés par les participantes, ces éléments ont par ailleurs été indiqués parmi les facteurs ayant accru le « désir de lire (et de poursuivre) Skeleton Creek » (p. 17). Toutefois, le pacte de lecture, qui prévoyait l’utilisation parallèle des deux supports, l’un pour découvrir l’histoire en tant que lectrices, l’autre pour résoudre l’enquête en tant qu’actrices, n’a été que partiellement respecté : les lectrices se sont en effet montrées « plus préoccupées par la découverte du dénouement que par l’élucidation du mystère » (p. 14) et, dans quelques cas, ont refusé de répondre aux requêtes d’interactions programmées, en ayant compris que la configuration de l’oeuvre ne leur permettait pas vraiment de déterminer l’issue de l’enquête.

Laetitia Perret-Truchot (2015) a de son côté constaté que la fascination des enfants pour le support ne va pas à l’encontre de l’installation d’une démarche interprétative et d’une approche critique. Les élèves de son échantillon ont en effet correctement analysé les rôles et les caractéristiques des personnages, émis des hypothèses quant à leurs comportements en prenant appui sur les illustrations et inscrit l’application dans un réseau d’oeuvres littéraires en la comparant à d’autres contes lus en classe. Pareillement, la présence d’activités ludiques ou parascolaires, tout en étant regardée avec perplexité par l’enseignante expérimentatrice, n’a pas infléchi les représentations des élèves, qui ont en revanche bien saisi la nature composite de l’oeuvre, mêlant « jeu » et « exercice » scolaire.

De manière analogue, les enfants montréalais analysés par Lacelle et Lieutier (2019) n’ont pas montré de doutes quant au caractère littéraire des applications et n’ont pas été entravés par les interactions dans la compréhension du récit. De surcroît, les ressources non verbales, et notamment sonores, se sont avérées fondamentales pour l’expérience de lecture, en étant jugées à la fois comme un élément facilitant l’accès au sens et comme l’une des caractéristiques rendant particulièrement appréciable la lecture.

Un discours différent est tenu par les 22 participants à l’expérimentation de Sylviane Médard-Ghimire (2016). Dans ce cas, la recherche qui se proposait d’analyser les modalités de lecture et le statut accordé aux oeuvres numériques par des sujets n’ayant pas reçu de formation préalable en littérature numérique a montré que les élèves peinent aussi bien à reconnaître la « littérarité numérique » (Médard-Ghimire, 2016, p. 142) des créations numériques qu’à en identifier les spécificités multimédiatiques. Pour de nombreux élèves, non seulement les oeuvres lues ne peuvent pas être assimilées à de la poésie (notamment par l’absence de vers et de rimes), mais elles sont perçues comme peu compréhensibles et peu signifiantes. Définies par moments comme un flux désordonné de mots, elles ont été rarement décrites pour leurs composantes non verbales et interactives (qui, par ailleurs, ont été ouvertement pointées comme des obstacles à la compréhension, voire comme des facteurs de distraction). L’immatérialité du texte et la médiation du dispositif technologique semblent avoir également compromis la réception intime : selon les dires de quelques élèves, « l’écran crée une barrière entre le lecteur et l’oeuvre » (p. 145) et vient inhiber ce dialogue silencieux qui devrait les lier. D’autre part, l’absence d’une validation éditoriale au sens classique, l’accessibilité publique des contenus et l’invisibilité de l’auteur ont été associées à une dévalorisation de l’oeuvre et de sa légitimité culturelle[10].

Des conclusions analogues ont été tirées par Hélène Raux et Gwendoline Kergoulay (Acerra, Raux, Kergoulay et Louichon, 2018), en déployant respectivement en une classe de lycée et une classe de collège un protocole d’observation de la lecture littéraire d’applications pour la jeunesse que j’avais utilisé avec des classes d’école primaire (Acerra, 2019; Acerra et Louichon, 2018). Les chercheuses ont dans ce cas montré que si les difficultés de compréhension et d’interprétation décroissent avec les compétences et le niveau des lecteurs, la mobilisation des éléments non verbaux et l’analyse du rôle des interactions s’avèrent également problématiques. Les éléments visuels, animés et sonores tendent à être sous-mentionnés et ne sont guère évoqués, ni dans le rappel de récit ni dans la formulation d’hypothèses interprétatives autour de passages résistants. De manière analogue, le rôle des interactions n’est que partiellement investi dans l’analyse du texte : seulement quelques élèves parviennent à montrer l’articulation des gestes et des actions réalisés aux passages concernés, en justifiant leurs démarches haptiques au vu d’un choix interprétatif conscient; les autres procèdent soit à une description procédurale des mouvements effectués, soit à une analyse qui ignore la dimension manipulatoire. Enfin, quant à la perception de l’expérience de lecture, les élèves des trois groupes démontrent avoir saisi le caractère hybride de la création, mais ne semblent pas également convaincus de sa pertinence pour la classe de français. En effet, si pour les élèves du primaire et du collège l’expérience est certainement à répliquer, car elle permet de connaître des oeuvres « originales » et « modernes », pour les lycéens elle s’avère intéressante surtout parce qu’elle propose une lecture plus séduisante que celle des « gros livres » proposés à l’école, mais est jugée comme globalement superflue dans un plan de formation. Dans aucun cas, les élèves n’associent le travail fait ou les compétences mobilisées à celles habituellement travaillées en classe de français; ils ne semblent par ailleurs pas conscients des difficultés rencontrées ni des outils dont ils auraient dû disposer pour saisir les spécificités des textes et s’approprier leurs contenus.

2. Décrire les lecteurs d’applications littéraires pour la jeunesse : une expérience en classe de CM1-CM2

Comme notre revue de littérature l’a démontré, les travaux sur les lecteurs empiriques sont nombreux et témoignent de préoccupations diverses, liées aux évolutions de l’écrit littéraire, aux effets de l’utilisation de ressources et contenus numériques, mais aussi à leur potentiel d’utilisation en contexte scolaire. Malgré les divergences de leurs résultats, ils démontrent certains impacts des ressources numériques pour les apprentissages littéraciques et pour les processus de réception, offrent des indications sur l’attitude des jeunes lecteurs vis-à-vis de l’écran et du récit fictionnel, et rendent compte des premiers usages scolaires. Et pourtant, à ce jour, nous savons encore peu des dynamiques de réception et de construction du sens au sein de la communauté de la classe et ne connaissons guère les effets liés aux pratiques culturelles et médiatiques personnelles sur la compréhension, l’interprétation ou la perception de l’expérience de lecture. Nous savons peu également de ce que les jeunes lecteurs font effectivement à l’écran et comment ils opèrent cet ensemble de mouvements empiriques et interprétatifs présupposés par l’oeuvre numérique.

En effet, en tant que textes interactifs et ergodiques (Aarseth, 1997), les oeuvres littéraires numériques programment l’intervention empirique des lecteurs comme une condition d’actualisation du texte et posent sa réponse effective sur l’interface narrative comme un élément nécessaire au déploiement des contenus. En fonction des oeuvres et des contextes narratifs, la traversée du texte, le dévoilement et la manipulation des matières textuelles, l’activation des figures rhétoriques ou, encore, la sélection d’un parcours narratif au sein d’un réseau de chemins possibles requièrent un « effort non trivial » (Aarseth, 1997) de leurs destinataires, appelés à se conformer au parcours programmé pour leur passage (Jeanneret, 2000) avec des actions et des gestes découlant d’une compréhension-interprétation des différentes scènes et des manipulations attendues. Dans cette perspective, les lecteurs sont censés collaborer avec le texte en tant que sujets « réels » (Ahr, 2011, p. 163) (avec leur sensibilité, leur vécu, leurs connaissances, leur patrimoine culturel, lexical, artistique et technologique), et en tant qu’alter egos empiriques du lecteur modélisé, à la fois du point de vue informatique que « stratégique » (Eco, 1985), par l’oeuvre. S’ils acceptent de participer au jeu de la fiction, ils se doivent, d’une part, d’agir comme tout lecteur modèle, et donc s’investir dans la fiction avec ce bagage (critique, émotionnel et physique) qui se présuppose nécessaire pour recevoir l’oeuvre, d’autre part, se conformer à une programmation textuelle, qui a établi en amont les itinéraires de leur lecture et l’ensemble de mouvements interprétatifs admis.

Ainsi, dans les pages qui suivent, afin de décrire les lecteurs empiriques comme des sujets qui lisent, comprennent et interprètent le texte fictionnel numérique en tant qu’individus singuliers et en tant qu’incarnation du modèle, nous les regarderons aussi bien dans l’exercice de leurs libertés interprétatives que dans leurs manières de se conformer au rôle d’engrenage du système littéraire que l’oeuvre leur a conféré. Considérés en même temps comme des sujets en formation, ils seront observés dans un contexte scolaire, afin d’analyser les équilibres requis pour concilier la programmation d’une « interprétation actualisée » (Jeanneret, 2000, p. 121) et singulière à la dynamique de lecture propre à la communauté interprétative de la classe.

Nous nous attacherons donc à l’observation d’une population peu représentée par la recherche en contexte francophone, à savoir les élèves lecteurs de l’école primaire, en les confrontant à un objet littéraire encore peu utilisé en classe de français, soit l’application littéraire pour la jeunesse. Nous nous attacherons à décrire, d’une part, les différentes manières d’actualiser les manipulations et les parcours programmés, d’autre part, les réflexions rétrospectives des élèves concernant leur appréhension du récit, leurs choix de manipulation et leur perception de l’expérience de lecture.

2.1. Choix méthodologiques

Inscrites dans un parcours d’observations plus large, comprenant une première séance exploratoire, réalisée à l’automne 2016 à l’école élémentaire d’Outremont à Montréal, et deux enquêtes menées à l’école élémentaire Rabelais de Montpellier (Acerra et Louichon, 2018), les expériences ici discutées ont été réalisées sur le même site du sud de la France et, tout comme les précédentes, se sont déroulées en suivant un protocole articulé en trois étapes. Nous avons dans un premier temps observé les 44 participants[11] pendant la phase de lecture et de découverte autonome des oeuvres, en enregistrant tous les mouvements effectivement réalisés à l’écran par des captations vidéos[12]. Dans un deuxième temps, nous les avons invités à remplir un questionnaire écrit, destiné à interroger la compréhension littérale (« Qui est le personnage principal de cette histoire ? ») et inférentielle du récit (« À un moment donné le garçon découvre un château fort. Que représente-t-il ? »), les retours métagestuels (« Comment as-tu fait pour rentrer dans le château fort ? ») et leur articulation à un passage narratif (« Qu’as-tu fait dans cette scène avec les briques ? Pourquoi ? »), ainsi que la perception de l’expérience de lecture (« Aujourd’hui as-tu lu un livre, écouté une histoire ou bien joué avec une application ? »). In fine, nous les avons écoutés parler de leur compréhension et interprétation lors d’un débat interprétatif d’une durée de 45 minutes. Dans ce cas aussi, les questions ont ciblé la compréhension littérale et inférentielle du récit, les interprétations possibles de quelques passages « résistants » (Tauveron, 1999), les stratégies de lecture adoptées, l’analyse des actions et des gestes réalisés, ainsi que la perception de leurs finalités par rapport au récit.

Les données de manipulation ont été par la suite analysées à partir d’une grille qui reformule le modèle d’analyse des gestes de manipulation proposé par Serge Bouchardon (2011). Nous avions en effet isolé, pour chaque page-écran de l’application considérée, les « unités sémiotiques de la manipulation » programmées, ainsi que leurs « traits d’iconicité potentiels », en décrivant les mouvements réalisés par chaque sujet ainsi que la spontanéité de son intervention (voir tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des manipulations effectivement réalisées par un des élèves de l’enquête

Synthèse des manipulations effectivement réalisées par un des élèves de l’enquête

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Pour le traitement des données verbales, nous avons suivi les démarches normalement requises par l’analyse du discours, en organisant les propos des élèves selon cinq thématiques : la compréhension-interprétation du récit, que nous avons étudiée en enregistrant les éléments mentionnés dans le rappel de récit et les hypothèses interprétatives émises autour d’un blanc textuel, de la condition d’un personnage ou d’un passage polysémique; l’analyse des ressources multimodales et des éléments interactifs; les retours métagestuels, incluant aussi bien les verbalisations des stratégies de circulation et de navigation de l’oeuvre, que les analyses a posteriori sur les actions et les gestes effectivement réalisés; et la perception de l’expérience de lecture et de l’application littéraire.

L’application choisie pour cette enquête était Avec quelques briques, une adaptation de l’album éponyme de Vincent Godeau, développée par Christian de Wit et publiée sur la plateforme iOS en 2015[13]. Sélectionnée pour sa légitimité culturelle[14], pour la richesse de sa thématique, ainsi que pour son apparat de contenus multimodaux et interactifs, à la fois porteurs de la narration et contraignants pour l’avancement narratif, l’oeuvre explore les émotions de l’enfance à travers les yeux de son jeune protagoniste. Avec un langage poétique et par moment opaque, l’histoire relate le voyage intérieur d’un petit garçon, découvrant ses émotions et ses sentiments, longtemps enfouis. Nourri seulement de briques, le protagoniste se retrouve seul et malheureux, le coeur barricadé derrière une forteresse qui le rend incapable de s’ouvrir aux autres, jusqu’au moment où une inondation de larmes parvient à renverser la situation. L’intervention du lecteur est cruciale pour cet évènement, ainsi que pour l’intégralité du développement narratif; l’avancement de l’histoire étant conditionné à la réalisation des manipulations narratives programmées pour chaque page-écran. Au personnage affamé, il faudra fournir sa nourriture en dessinant trois briques à l’écran; quand il ne supportera plus sa solitude, il faudra provoquer l’inondation qui libérera le flux de ses émotions en penchant l’écran; quand il sera prêt à partager son intimité, il faudra l’aider à se reconstruire, en lançant d’une page-écran à l’autre trois briques, restées après l’écroulement de la forteresse bâtie autour de son coeur. Par cela, non seulement l’application reprend les métaphores du texte d’origine, mais elle les actualise, en les rendant visibles et tangibles par la collaboration des lecteurs (voir figure 1).

Figure 1

Captures d’écran de l’application Avec quelques briques (Dieudonné, 2016)

Captures d’écran de l’application Avec quelques briques (Dieudonné, 2016)

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2.2. Résultats

Afin de décrire comment cet échantillon de jeunes lecteurs a abordé et reçu l’application littéraire choisie, nous nous proposons de revenir dans un premier temps sur les éléments de compréhension et d’interprétation ayant émergé lors du débat et à travers les questionnaires écrits. Par la suite, nous chercherons à articuler les retours métagestuels des élèves à une analyse de leurs manipulations effectives. Nous étudierons ensuite comment les éléments multimodaux et interactifs sont mobilisés pour construire le sens, pour enfin chercher à déterminer quelle perception de l’application littéraire et de l’expérience de lecture numérique les lecteurs semblent avoir eue.

2.2.1. Compréhension et interprétation de l’oeuvre

Dans les deux groupes, la compréhension de l’oeuvre s’est avérée complexe et une grande partie du débat interprétatif a été vouée à essayer de reconstruire de manière collégiale le sens, en revenant cycliquement sur les passages qui, même après de multiples récapitulations, continuaient de poser des problèmes.

Les questionnaires, tout comme les échanges oraux, ont en effet révélé que seul un niveau élémentaire de compréhension littérale a été atteint par la majorité des élèves, alors que la plupart des éléments de compréhension fine et d’interprétation ont été discutés de manière explicite et pertinente seulement par un petit groupe de sujets. La presque totalité des élèves a été, par exemple, en mesure d’identifier le personnage principal de l’histoire (43/44), qu’elle a, par ailleurs, en large partie décrit à partir de ses traits saillants : 29 participants ont reconnu dans le protagoniste un « (petit) garçon » (ou un « homme ») ayant la particularité de se nourrir de briques (7 l’ont ouvertement dénommé comme le « mangeur » de briques). Néanmoins, seulement quelques élèves ont cherché à le décrire à partir de sa condition émotive, voire analysé ses changements d’état d’âme au fur et à mesure du développement du récit[15]. Trois réponses déviantes ont été enregistrées, en montrant quelques-unes des difficultés et des incohérences émergées plus largement lors du débat. Selon GA.09, par exemple, le protagoniste serait bien un « jeune garçon », mais ses aventures seraient motivées par la préoccupation d’être « en meilleure santé » (GA.09). GA.01, de son côté, suggère la présence d’un deuxième personnage, qu’elle identifie avec le coeur du protagoniste (« un petit garçon et son coeur »). Tout comme elle, GA.08, GA.14 et GA.06 argumentent en faveur de cette hypothèse, en personnifiant le coeur du personnage et en lui conférant des propriétés que le texte ne lui accorde pas (« le coeur, il se sentait un peu seul, il était triste »), ainsi qu’un rôle décisif pour l’issue de l’histoire. En cherchant à interpréter la scène finale de l’album, de nombreux élèves ont en effet avancé l’hypothèse que les deux sujets destinés à habiter ensemble pour la vie soient justement le jeune garçon et son coeur[16].

Si l’identification et la caractérisation des personnages ont déjà montré les difficultés de compréhension de quelques sujets dans les deux échantillons, le débat a confirmé et élargi le spectre des problèmes à tous les aspects de l’oeuvre.

Le premier obstacle a concerné l’interprétation de la présence des briques et de leur fonction dans l’alimentation du petit garçon. N’ayant pas saisi la valeur métaphorique de ces objets dans l’histoire, les élèves ont souvent avancé des hypothèses interprétatives injustifiées, voire tenté d’expliquer de manière cohérente – et compatible avec leurs connaissances – les éléments repérés dans le texte : ainsi, pour GA.06, manger des briques constituerait une habitude que le personnage aurait prise en étant enfant (« dès sa naissance ») et de laquelle il n’arriverait pas à se défaire; selon GB.11, en revanche, dans l’album on ne ferait pas référence à de vraies briques, mais plutôt à des « briques de lait », l’auteur ayant joué avec les mots et profité du double sens du terme; pour GB.07, le petit garçon serait réduit à manger des briques suite à une catastrophe l’ayant laissé dans une indigence telle que les seuls aliments à sa disposition seraient les restes de son habitation. D’autres élèves, tout en ayant entrevu la portée symbolique de ces objets, n’ont pas été en mesure de proposer des hypothèses cohérentes avec les informations textuelles à leur disposition : ainsi, pour GA.20, les briques seraient une forme de réconfort malsain, analogue à celui offert par l’alcool ou la nourriture aux victimes d’un chagrin insurmontable. Selon la proposition de cet élève, le personnage chercherait alors à oublier sa tristesse en faisant des « bêtises » et notamment en se livrant à la consommation de briques :

Par exemple, si tu perds quelqu’un dans ta famille, des fois, tu es triste, mais tu fais des bêtises, après. Tu manges n’importe quoi ou tu bois n’importe quoi. Donc je pense qu’il était tellement triste qu’il s’est mis à prendre des briques. Comme si tu bois.

GA.20

GA.22 pousse plus loin cette idée, en supposant même que le petit garçon essayerait par son comportement de mettre fin à ses jours.

Des hypothèses interprétatives plus en accord avec le texte ont été néanmoins enregistrées : quelques participants ont ainsi supposé que le personnage se nourrissait de briques pour « se donner de la force » (GB.13; GA.02) ou de « l’énergie » (GB.13), voire pour « construire […] le château » qui doit « protéger ses sentiments » (GB.13).

La mention du fort dans le dernier exemple, bâti comme un abri autour des émotions du personnage principal, s’est avérée un autre élément assez mystérieux pour la plupart des élèves, qui, en diverses occasions, ont démontré ne pas en avoir compris la fonction. Dans les questionnaires, par exemple, 13 élèves seulement l’ont clairement identifié comme une protection pour les sentiments du personnage[17], tandis que les autres l’ont soit associé à l’intégralité du coeur du petit garçon, à ses yeux ou à son cerveau[18], soit décrit par voie de reformulations (« il représentait des briques sur un château fort » [GA.22]; un « château qui est envahi par la pluie » [GA.11]) ou de commentaires sur les manipulations réalisées pour déclencher l’animation (« pour ouvrir le château on a dû trouver la bonne clé » [GA.05])[19].

Dans cette situation, il n’est pas étonnant que les raisons de la solitude et de la tristesse du personnage aient été difficiles à expliciter et à identifier. Selon GB.09, les larmes du personnage seraient en effet dues à un épuisement physique (« moi je pense qu’il a tellement forcé, qu’à force de forcer, son corps en a eu tellement marre qu’il a pleuré »), tandis que selon GA.08, elles seraient la conséquence du mouvement réalisé par les lecteurs en pliant longuement le bras du personnage. GB.03 avance deux hypothèses différentes : elle suppose dans un premier temps que le personnage s’est blessé avec les briques qu’il gardait dans les mains et, peu après, qu’il a le regret d’avoir « abandonné ses amis », mis de côté parce qu’ils « prenaient trop de place dans son coeur ». Enfin, selon GA.11, les larmes du personnage ne seraient point une manifestation de tristesse, mais de joie, le jeune garçon étant fier de sa force au point de s’en émouvoir. Pour d’autres, si les raisons de l’affliction du petit garçon sont bien le symptôme d’un malaise intérieur, elles restent peu claires : pour GB.18, elles s’expliqueraient par la peur de mourir, pour GB.13, GB.14 et GB.05 par une solitude extrême, qu’ils indiquent respectivement par l’absence d’une compagne, d’un cercle d’amis et de parents.

Une partie de ces incertitudes ont néanmoins été résolues par le débat, durant lequel quelques élèves sont parvenus à proposer des interprétations plus acceptables au regard du texte, en redressant – au moins de manière provisoire – la dynamique des échanges. GB.15, par exemple, a correctement expliqué que l’alimentation à base de briques était destinée à « construire le château fort » qui devait abriter son intérieur et que l’inondation qui « a tout emporté sur son passage » était bien provoquée par un excès de tristesse. De même, GB.14, en développant le propos de son camarade, a non seulement suggéré que le « château fort » situé « derrière les [ses] yeux » du personnage représente une « espèce de barrage contre la tristesse », mais également que le « tsunami » provoqué par sa mise à l’épreuve est alimenté par une vague de « larmes ». GB.21, comme GB.11, après avoir associé la présence d’un château fort au besoin du personnage de gagner en force intérieure, avancent aussi l’hypothèse que l’inondation fait suite à un débordement de chagrin ou de haine. GB.22 estime, de son côté, que le château permet au personnage de « préserver son coeur […] » de toute médisance, tandis que GB.12 suppose que le personnage est animé par le désir de s’améliorer et de devenir « beaucoup plus gentil avec les autres » en détruisant « les murs » qui ont asséché ses sentiments. Au sein de cet échange, seules quelques idées s’écartent de la ligne interprétative proposée : selon GB.01, notamment, le danger proviendrait des lecteurs, qui pourraient abattre les défenses du personnage avec leurs manipulations. GB.15 et GB.14 semblent d’un avis analogue lorsqu’ils supposent que le changement d’état d’âme chez le personnage est provoqué par l’action des lecteurs sur la tablette. Selon cette hypothèse, en jouant avec l’écran et en pénétrant le coeur du personnage « par la tablette », on aurait accès aux émotions du petit garçon et on serait en mesure d’en provoquer ses pleurs.

Dans le groupe A, les échanges du débat suivent la même tendance à l’accroissement de pertinence interprétative. Si initialement les élèves se limitent à constater la nécessité de déclencher une inondation pour adoucir le coeur du personnage et lui permettre, par la suite, de « vivre avec quelqu’un » (GA.14), en quelques répliques les propositions s’affinent. GA.05, par exemple, sollicité par le questionnement de l’enseignante, s’éloigne rapidement de sa première hypothèse, dans laquelle il avait décrit cette « forteresse » comme une barrière matérielle, faite de « murs » qui empêchent d’avoir des « relations […] avec le monde extérieur », pour la définir comme une restriction purement mentale (« non, mais dans sa tête. C’est un mur, sa tête. Il ne voit pas les autres personnes »). GA.04, qui dans les questionnaires avait également défini le château fort comme le lieu où le coeur du personnage était situé, peaufine sa proposition et évoque de manière explicite la protection offerte par la structure en briques aux sentiments du personnage. GA.15, en reprenant l’hypothèse de sa camarade, suppose une relation de cause à effet différente. En complétant la réponse qu’elle avait fournie dans le questionnaire[20], l’élève suppose que la construction de la forteresse n’est pas délibérément mise en oeuvre dans le but de bâtir un rempart émotionnel, mais qu’elle survient comme une conséquence des choix alimentaires du personnage; ne pouvant s’empêcher de manger des briques, le petit garçon se retrouverait ainsi, plus ou moins malgré lui, avec une forteresse à la place du coeur : « Peut-être qu’une fois, il a mangé une brique, peut-être qu’après, en mangeant cette brique, il a encore envie d’en manger une autre […] et petit à petit, le château s’est construit ». Les raisons de la tristesse du personnage, aussi, apparaissent plus clairement : GA.08, qui avait initialement associé le chagrin du personnage à une blessure provoquée par l’action de plier le bras, parvient enfin à l’attribuer à la solitude causée par l’impénétrabilité de son coeur.

Les dernières difficultés interprétatives ont concerné la scène finale de l’application, qui synthétise les deux dernières doubles pages de l’album analogique en une seule et unique page-écran, dans laquelle on ne mentionne pas la quête d’une « bien-aimée » qui figurait dans l’oeuvre originale ni on ne montre la silhouette. En l’absence de cette double page et sans pouvoir s’appuyer sur des indices textuels pour deviner l’identité du personnage, les élèves ne peuvent que se fonder sur des intuitions et des suppositions plus ou moins fondées. Si quelques élèves ont été amenés à supposer que le personnage non mentionné soit justement « une amoureuse » (GA.05), « un amoureux » (GA.20) ou, de manière plus générale, quelqu’un « avec qui il [le protagoniste] va partager son coeur » (GA.18), d’autres élèves, en se fiant à des détails iconiques, ont retenu que le protagoniste s’apprête à vivre avec un arbre, qu’ils croient par ailleurs être une sorte de « souvenir de ses parents » (GB.18) décédés dont ils avaient supposé l’existence peu avant. D’autres, comme nous avons eu l’occasion de le dire plus tôt, ont continué de croire que le futur compagnon de vie du personnage était son coeur.

Les dérives interprétatives alternent avec des propositions plus cohérentes également lors de l’analyse des raisons ayant mené le personnage à bâtir une nouvelle maison. En effet, si quelques élèves estiment que cette construction est simplement destinée à créer une sorte de résidence secondaire où il pourra vivre (« il voulait vivre, pour ainsi dire, dans les deux maisons » [GB.17]), d’autres, comme GA.02, considèrent qu’elle est bien le produit de l’écroulement de la forteresse, enfin fragilisée et détruite par l’entrée des sentiments. Dans cette perspective, lancer les briques sert certes à « fabriquer une maison », comme se limite à le constater GA.11, mais également à se débarrasser du poids qui empêche le personnage d’être heureux : « peut-être, toutes les briques qu’il avait dans son coeur, il veut les utiliser pour fabriquer une maison et être heureux » (GA.08).

2.2.2. Manipulations narratives et retours métagestuels

L’éventail de manipulations programmées par l’adaptation numérique d’Avec quelques briques est très ample et prévoit que les lecteurs penchent le dispositif, le touchent, tirent ou lancent des objets, dessinent des figures, appuient, zooment ou dézooment sur des zones précises pour déclencher l’avancement narratif. Chacune de ces opérations, sollicitées de manière explicite par l’application, requiert, en plus de la disponibilité à collaborer avec l’oeuvre et d’une capacité à s’interroger sur les fonctions de chaque action et geste demandés, une certaine compétence technogestuelle. Par exemple, la scène programmant d’ouvrir l’oeil du personnage pour qu’il identifie la source de ses larmes présuppose que l’on sache identifier et actualiser les gestes qui, sur un dispositif tactile, permettent de zoomer ou d’agrandir. De même, l’action d’appuyer sur l’iris du personnage jusqu’au débordement de ses pleurs implique que le lecteur reconnaisse l’imposition programmée sur la durée et l’intensité du moment et qu’il parvienne à la résoudre en maintenant le doigt appuyé à l’écran pendant un temps suffisamment long pour déclencher l’apparition de la page-écran suivante.

Cet ensemble de manipulations n’a pas toujours été déployé de manière aisée par les élèves des deux classes; au contraire, l’analyse des vidéos et des grilles de suivi a révélé à diverses occasions des temps de réaction élevés, des démarches tâtonnantes et des hésitations de mise en oeuvre. Nous avons notamment enregistré des tapotements répétés sur des zones aléatoires de l’interface narrative, des redémarrages de l’application, ainsi que des difficultés d’actualisation gestuelle au sens propre, notamment dans les passages nécessitant une adhérence scrupuleuse aux modalités d’actualisation programmées. Par exemple, dans la scène prévoyant de toucher et d’agrandir l’oeil du personnage principal, GB.08, après avoir tapoté quelques instants sur l’illustration, est resté immobile devant l’écran durant presque une minute; pareillement, GA.14 n’a entrepris d’écarter les extrémités de l’oeil qu’après avoir tapoté sur le même point pendant 25 secondes; GA.17 en est venu à relancer l’oeuvre, toutes ses tentatives pour déclencher l’avancement narratif en tapotant, dans un premier temps, sur le dessin de l’oeil et, dans un deuxième temps, sur des zones non interactives de l’interface narrative ayant échoué.

De même, dans l’avant-dernière page-écran de l’application, programmant que les lecteurs lancent des briques pour entamer la construction de la nouvelle maison du personnage, les difficultés ont été nombreuses. L’action requise présupposait un mouvement assez précis, suffisamment énergique pour permettre aux briques d’atteindre la zone d’atterrissage programmée (sur la page-écran suivante), mais pas trop vigoureux pour qu’elles ne la dépassent pas. Tous les élèves ont dû essayer maintes fois avant de réussir le mouvement prévu, en changeant de stratégie et, souvent, en se confrontant avec leurs camarades pour déterminer l’approche la plus appropriée : GB.06 et GB.07, par exemple, ont effectué divers mouvements trop amples avant que leur interaction ne soit considérée valide et ont brièvement échangé afin de définir la stratégie à adopter; GB.22 et GB.03, aussi, après le troisième tir échoué, se sont doutées qu’elles n’avaient pas compris les gestes attendus et ont donc confronté quelques instants leurs idées dans le but de décider du processus à suivre.

Or, si les incertitudes d’actualisation observées dans cette scène pouvaient dépendre de l’ergonomie de l’interface et de la programmation de l’oeuvre, prévoyant que l’utilisateur expérimente gestuellement la difficulté du personnage à s’ouvrir et à partager son coeur, dans d’autres cas, elles semblent liées à la timidité avec laquelle les élèves approchent l’écran. Au moment de déclencher l’inondation des larmes en penchant le dispositif, par exemple, GA.19 et GA.22 ont glissé l’écran sur la table – sans oser le soulever – pendant plus d’une minute; de même, GB.07 et GB.15 ont caressé et tapoté l’illustration durant presque deux minutes, en cherchant à retourner la tablette sans l’éloigner de la table jusqu’au moment où deux autres élèves, assis en face d’eux, leur ont rappelé la possibilité de prendre l’iPad dans les mains et de le retourner.

Il semblerait toutefois qu’au-delà des compétences techniques et gestuelles, potentiellement défaillantes, les difficultés de manipulation peuvent être corrélées à des difficultés de compréhension, voire à une approche élémentaire et éminemment procédurale des manipulations narratives. De manière cohérente avec les difficultés de manipulation et de compréhension observées dans les deux échantillons, les retours métagestuels traduisent des incertitudes interprétatives et une difficulté à considérer les gestes et les actions réalisés comme une partie intégrante de la dynamique narrative. Rarement les réponses des élèves ne dépassent le stade de la constatation d’une relation directe entre l’action empirique et la réaction fictionnelle ni ne cherchent à analyser l’ensemble des manipulations effectuées dans une perspective interprétative : les mouvements réalisés ne sont pas remis en rapport avec la situation du personnage ni considérés d’emblée pour leurs fonctions dans l’évolution du récit. Ils restent, au contraire, un arrière-plan peu définissable, décrit plus ou moins ouvertement comme un terrain hybride, entre le ludique et le digressif[21].

Pourtant, lors du débat, l’articulation entre la dynamique du récit et les interventions sur l’interface narrative apparaît constamment, comme le démontrent les nombreuses répliques mêlant au rappel des évènements de l’histoire celui des actions et des gestes réalisés. GA.20, par exemple, aborde son résumé de l’album en identifiant le personnage principal (« Bah, c’est l’histoire d’un petit garçon qui mangeait que des briques ») avant de passer aussitôt à décrire l’action de dessiner une brique (« Il fallait dessiner une brique. Ensuite, quand il avait réussi une brique, eh beh, elle tombait dans sa main et ensuite, il la mangeait »). Par ailleurs, tout au long du débat, il continue de développer son propos en alternant le retour sur quelques faits saillants et la mention de ses manipulations. Ainsi, il explique que quand le personnage n’avait plus de briques pour se nourrir et « était en train de faire ses muscles, il fallait tirer son bras vers son front », tandis que quand il était en larmes, « il fallait ouvrir » et pénétrer dans son oeil. De manière analogue, dans le groupe B, le rappel de GB.06 glisse rapidement de la récapitulation de la situation du personnage (« il voulait savoir pourquoi [des gouttes coulaient de ses yeux] ») et de ses activités (« il [le personnage] a dû prendre des briques et il devait les lancer sur une sorte de début de maison ») à celle des mouvements requis (« et après tu devais empiler les briques et construire la maison »). Le lien entre les gestes réalisés et le développement narratif n’est pourtant jamais clairement explicité et, souvent, s’avère faiblement compris. Dans cet exemple, l’élève avoue même ne pas avoir compris la finalité de son action et explique avoir procédé à l’interaction sans vraiment savoir pourquoi, en se limitant à répondre aux requêtes d’interaction formulées par l’oeuvre (« Il y avait écrit de faire ça. Moi je n’avais pas trop compris pourquoi »).

À nouveau, l’avancée du débat s’avère cruciale et permet aux élèves tant de dissiper quelques doutes de compréhension que de contextualiser plus finement les mouvements réalisés. Les enseignantes ont pu en effet insister sur la relation entre les actions requises par le texte et le récit, en guidant le groupe vers des propositions plus abouties et moins procédurales. Après quelques échanges, par exemple, l’un des élèves qui n’avait pas saisi la portée symbolique du château fort et qui s’était limité dans le questionnaire à décrire la succession brute de ses actions, lors des discussions orales, parvient à articuler ses manipulations au récit et à l’évolution émotionnelle du personnage, en affirmant que « casser le château » a permis au coeur du personnage de s’ouvrir :

Enseignante : Qu’est-ce que ça représenterait pour nous, cette forteresse ? GA.05 : C’est des murs. On est enfermés dans un mur, on ne peut voir personne. Donc on n’a pas de relations et tout ça, avec le monde extérieur […]. Non, mais dans sa tête. C’est un mur, sa tête. Il ne voit pas les autres personnes. C’est pour ça que nous, on était obligés de casser le château, pour que son coeur puisse s’ouvrir.

De même, GA.10, qui s’était initialement contenté de dire qu’il lui avait été nécessaire de « pencher » la tablette « pour détruire une tour », dans la deuxième partie du débat, a pu définir l’action réalisée dans les termes d’une « inondation de larmes ».

S’il est vrai que les propositions interprétatives s’affinent en général avec les développements des échanges, les manipulations narratives persistent à être associées à une forme de contrainte, à laquelle on se doit d’obéir. Les choix lexicaux des élèves, tant dans le groupe A que dans le B, témoignent en effet du poids de l’impératif d’interaction, auquel ils savent devoir répondre pour avancer : GA.20, par exemple, exprime clairement le sens d’imposition d’un mouvement en affirmant s’être « simplement » limité à « exécuter les ordres » donnés par la machine. GA.02 affirme, de son côté, qu’« il fallait » dessiner parfaitement les briques au début de l’histoire et que l’« on devait secouer la tablette dans tous les sens » au moment de déclencher l’inondation. De même, GA.10 et GA.20 expliquent respectivement qu’« il fallait pencher [la tablette] » et la « faire bouger », voire qu’ils « étai(en)t obligés de casser le château »; GA.05 déclare aussi qu’il a «  faire passer son doigt sur l’écran » pour parvenir aux portes du coeur du personnage. Par ces exemples, les manipulations narratives s’avèrent davantage une réponse obligée et mécanique aux requêtes de l’application qu’une manifestation gestualisée et singulière de son interprétation.

Les réponses fournies dans les questionnaires confirment l’ensemble des phénomènes observés lors du débat.

Elles signalent la même perception d’un impératif d’interaction, par le recours, dans 40 des 44 réponses à la quatrième question du test écrit, à des verbes de nécessité. Elles indiquent également une difficulté à situer et à revenir avec précision sur les évènements ciblés. En effet, une dizaine d’élèves n’ont pas reconnu la scène ciblée et ont décrit les interactions requises dans d’autres circonstances, et notamment dans la première page-écran de l’oeuvre. Elles montrent, in fine, la tendance à rester attaché à une description mécanique des mouvements réalisés, dont la finalité narrative n’est pas ouvertement explicitée. Ainsi, une dizaine de réponses énumèrent de manière plus ou moins détaillée les actions engagées, mais omettent toute indication d’une corrélation éventuelle avec les évènements du récit. GA.17, par exemple, se limite à dire qu’elle a « dû prendre une brique et la lancer », tandis que GA.21, tout en se livrant à une description fine des actions et des gestes réalisés, n’explicite aucunement les effets de son intervention pour le développement de l’histoire :

Je devais d’abord prendre la main du petit garçon, puis je devais ne pas lancer trop fort et elle devait atterrir dans une petite maison en cours de construction puis, avec des briques mises à ma disposition, je devais continuer de construire la maison.

Les réponses affichant une approche interprétative plus aboutie sont en revanche très rares; trois élèves seulement ont formulé des propositions affichant à la fois une verbalisation des gestes et des actions qu’ils ont réalisés, un retour sur les effets immédiats de leurs manipulations et une contextualisation plus ample de leur démarche haptique par rapport aux vicissitudes du personnage. Ainsi, GB.21 illustre la procédure qu’il a suivie (« Il fallait prendre sa main »), sa conséquence directe (« pour faire apparaître une brique ») et sa finalité (« car il ne pouvait plus garder son coeur pour lui-même »). De même, GB.06 et GB.08 reviennent sur leurs actions et sur leurs effets immédiats, tout en justifiant leurs interventions respectivement par rapport à la situation émotionnelle du personnage et à ses intentions : GB.06 explique notamment qu’elle a dû « lancer des briques pour fabriquer une maison au personnage qui voulait [veut dans l’original] partager son coeur »; GB.08, en revanche, considère qu’elle a procédé à « lancer des briques sur une sorte de début de maison », afin de construire une habitation pour le petit garçon et son coeur. Enfin, quelques élèves ont proposé des réponses qui ne mentionnent pas les actions réalisées, mais donnent à voir uniquement leur interprétation de la scène et des requêtes de l’application : GA.15 explique, par exemple, qu’« on devait […] faire comprendre » au personnage « qu’il fallait partager son coeur. Pour ne pas être “égoïste” ». Tout comme elle, GB.04 décrit aussi la finalité de ses manipulations sans faire référence aux gestes et aux actions réalisés, en affirmant, plus particulièrement, qu’elle a dû « construire une maison » pour que le personnage puisse l’habiter pour la vie.

Le lexique utilisé pour décrire sa démarche haptique confirme la tendance, déjà observée lors des expériences précédentes (Acerra, 2019; Acerra et Louichon, 2018), à privilégier des verbes génériques (« prendre », « lancer », « envoyer », « mettre »), qui ne sont pas spécifiques à la sphère technologique ou informatique et qui décrivent le résultat de l’intervention sans mentionner l’ensemble des gestes et des actions effectivement engagés.

2.2.3. Analyse des ressources non verbales

Une fois de plus, la mobilisation des éléments non verbaux, iconiques (statiques ou animés), sonores ou technologiques, s’est avérée occasionnelle et incertaine.

Les sons ne sont nullement mentionnés, ni dans le test écrit ni au cours du débat. Nous pouvons à nouveau supposer que les élèves tendent à les ignorer, voire à en minimiser l’importance, soit parce que leur fonction dans l’oeuvre est éminemment décorative, soit parce qu’ils ne sont pas en mesure de les intégrer à leurs analyses littéraires.

Les ressources iconiques figurent, en revanche, de manière plus fréquente et tendent à être exploitées surtout en tant que preuve ou support d’une hypothèse interprétative. La seule élève à s’y référer de manière explicite est GA.15, qui les utilise pour argumenter sa description des états d’âme du personnage, en observant que l’illustration, affichant une larme (« sur l’image, il y avait une larme »), indique assez clairement la tristesse du petit garçon.

Bien que dans ce cas l’approche vérificatrice avec laquelle les élèves abordent les éléments iconiques favorise une interprétation cohérente avec le texte, dans d’autres circonstances, elle peut s’avérer trompeuse et inefficace. Deux exemples permettent d’illustrer clairement les dérives provoquées par une telle démarche.

La première concerne l’animation à travers laquelle on donne à voir à l’intérieur du personnage, en basculant via l’agrandissement progressif de l’oeil du personnage à son coeur. Dans cette scène, l’oeuvre programme l’activation d’un mouvement d’exploration verticale, dirigé vers l’extrémité supérieure de l’écran. L’orientation de cette animation s’est avérée troublante pour quelques élèves, qui ont finalement douté de l’opportunité de considérer le château fort comme étant situé à la hauteur du coeur du personnage. GA.06, notamment déstabilisé par l’animation, a abandonné sa première interprétation, pourtant correcte, qui décrivait le château fort comme une protection du coeur et est venu supposer que ce rempart émotionnel était plutôt placé dans la tête du héros : « ah, moi, je pensais plutôt qu’il était là [pointe son coeur], puis j’ai compris que non, parce qu’à la base, j’ai vu l’oeil, après, c’est monté ». Sa réplique rend clairement visible le changement d’avis, mais également la perte de la valeur symbolique du texte, qui pourtant était implicitement acquise dans sa réponse au questionnaire écrit.

Le deuxième exemple de dérive provoquée par une lecture erronée des éléments iconiques est offert par l’illustration d’un arbre qui, comme nous avons déjà eu l’occasion de le mentionner, a été considéré à deux reprises comme un personnage de l’histoire. Dans cette circonstance, les élèves ont cherché à résoudre la configuration résistante du texte numérique, qui leur cachait délibérément un élément nécessaire à la compréhension, en conférant aux ressources iconiques une valeur – informative et narrative – qu’elles n’ont pas. L’illustration animée est dans ce cas interrogée comme un réservoir d’informations potentiellement cachées à dessein et regardée avec l’espoir d’y trouver une réponse à toute incertitude interprétative. On peut supposer, dans un cas comme dans l’autre, que le caractère numérique de l’oeuvre soit moins en question que les compétences multimodales des élèves.

2.2.4. La perception de l’expérience de lecture

À l’instar de ce que nous avons eu l’occasion de constater dans les autres observations (Acerra, 2019; Acerra et Louichon, 2018), les participants de cette enquête tendent aussi à définir l’application littéraire comme un objet hybride, qui détermine une expérience culturelle mixte. Les choix lexicaux effectués lors du débat montrent en effet une alternance de termes liés à la sphère de la visualisation, de la lecture et du jeu. De même, dans les questionnaires écrits, treize élèves ont décrit leur rencontre avec Avec quelques briques comme un ensemble de lecture et de jeu, trois comme un mélange de lecture et de visionnage de dessins animés, trois comme une combinaison de lecture, de jeu et de dessins animés. Pour les autres, en revanche, l’expérience a été perçue de manière plus tranchée : douze élèves estiment avoir seulement joué, tandis que six considèrent avoir avant tout lu une histoire (ou un roman !)[22].

La mixité des perceptions tend à nouveau à se tempérer au moment de situer l’oeuvre dans un réseau intertextuel plus large : les quelques références littéraires émergées de manière spontanée au cours du débat ont permis de constater le même lien avec les sphères littéraire, livresque et analogique, que nous avions observées lors des expériences précédentes (Acerra, 2019; Acerra et Louichon, 2018). Les élèves du groupe A ont en effet comparé des passages d’Avec quelques briques à quelques épisodes de l’oeuvre de Saint-Exupéry (1943/2017), qu’ils avaient lue en classe dans les semaines précédant l’expérimentation. La description du mouvement qui amène de l’oeil du petit garçon vers son coeur a notamment évoqué la célèbre phrase « l’essentiel est invisible pour les yeux », tandis que le chagrin du protagoniste et son besoin constant de briques ont éveillé le souvenir du personnage du buveur qui, dans Le Petit prince, cherche à oublier la honte de sa dépendance en enchaînant les bouteilles[23].

En revanche, l’utilisation du métalangage technologique reste globalement pauvre. Si l’on exclut les interventions de GA.05, qui durant le débat a fait référence tant aux manipulations qu’il a réalisées sur l’« écran », qu’au « bug » qu’il est parvenu à provoquer, les autres termes spécifiques à la sphère technologique utilisés concernent le dispositif de lecture (« tablette » [GA.20; GA.21; GB.15]) et quelques actions fréquemment associées aux dispositifs numériques, tactiles et mobiles (« appuyer », « secouer », « zoomer »). L’application n’est jamais nommée dans ces termes, ou en y faisant référence, explicitement ou implicitement, à ses propriétés interfaciques ou logicielles. De même, le répertoire lexical avec lequel les élèves se réfèrent aux gestes réalisés à l’écran s’avère très limité. Bien que cette pauvreté lexicale et conceptuelle mériterait d’être observée de manière plus fine et avec des outils d’analyse appropriés, la cohérence des résultats avec les observations précédentes autorise à conclure qu’en l’absence d’un travail ouvertement dédié au lexique de la sphère technologique, les élèves parviennent difficilement à nommer ce qu’ils voient, lisent et manipulent.

2.3. Éléments de synthèse

Lors de cette observation, nous avons eu l’occasion de constater des problèmes de compréhension et d’interprétation majeurs, qui ont rythmé le débat et conditionné le développement des propos.

La plupart des participants ont en effet montré des difficultés à reconstruire la dynamique des évènements et la valeur symbolique de certains éléments du texte, mais également à analyser et à verbaliser les finalités de leurs interventions pour l’évolution du récit. En effet, si l’on exclut les quelques retours et démarches haptiques affichant d’emblée une cohérence interprétative et une pertinence vis-à-vis du texte, la plupart des données montrent la tendance à la spéculation non argumentée, voire à l’explication rationnalisante et banalisante.

Il est pourtant difficile d’évaluer l’origine des difficultés, tout comme de distinguer la part d’obstacles dus à une certaine résistance du texte, de par son langage métaphorique et imagé, et ceux dus au caractère numérique et interactif de l’oeuvre, qui pourrait avoir déstabilisé ces jeunes élèves, peu familiarisés avec l’objet littéraire numérique et avec son support de reproduction[24].

Force est de constater qu’une partie des difficultés à accéder à la dimension symbolique du récit semblent liées à l’approche littérale avec laquelle les participants ont abordé les ressources non verbales, et notamment iconiques. Les données ont en effet révélé une désorientation provoquée par l’aspect métaphorique des illustrations et des animations, ainsi qu’une incapacité à s’en approprier le symbolisme et les implicites. Il en résulte, d’une part, que les images sont peu mobilisées pour la construction et la restitution du sens, d’autre part, qu’elles sont lues d’une manière si grossière que la compréhension en est parfois compromise.

Par ailleurs, les manipulations narratives de l’écran se sont également révélées maladroites et hésitantes, et ce, malgré l’indication, sur chaque page-écran de l’application, des actions et des gestes à réaliser. Dans ce cas, si l’on met provisoirement de côté l’hypothèse d’un vice ergonomique ou d’une négligence systématique des éléments péritextuels de l’oeuvre numérique, les causes des difficultés pourraient être de trois ordres : à un premier niveau, elles pourraient dépendre d’une réaction à la déstabilisation provoquée par des requêtes d’intervention qui appellent à un engagement physique auquel les élèves ne sont pas forcément habitués et ne savent pas nécessairement répondre; à un deuxième niveau, elles pourraient être déterminées par une incapacité à répondre gestuellement à des requêtes d’interactions qui, dans leurs pratiques habituelles de la littérature, tendent à être silencieuses, intellectuelles et intimes; à un troisième niveau, elles pourraient être liées à une forme de résistance aux contraintes de la programmation textuelle, qui limite leurs marges d’actualisation interprétative à un éventail très réduit de possibilités. Si les données à notre disposition ne permettent pas de pencher de manière nette vers l’une de ces hypothèses, l’attention des élèves pour les aspects procéduraux de la manipulation, couplée aux difficultés de compréhension et d’interprétation détectées, laissent présumer que l’absence de compétences spécifiques à la lecture du texte littéraire numérique est cruciale.

Conclusions : portraits kaléidoscopiques de la pluralité

Bien que l’expérience relatée dans cet article s’éloigne en partie des recherches menées dans les deux dernières décennies, de par sa perspective sur les sujets empiriques et sur leurs mouvements interprétatifs, elle partage avec les travaux précédents une certaine difficulté à saisir les jeunes lecteurs comme un organisme uniforme, ou l’acte de lecture comme un processus imperméable au substrat de compétences et d’expériences susceptible de l’infléchir.

Au contraire, les diverses attitudes des élèves observés dans les deux échantillons semblent faire écho aux dissonances de résultats dégagées par l’analyse de la littérature scientifique.

Notre observation, tout comme l’excursus de travaux présenté dans la première partie de la contribution, montrent bien que les lecteurs réels continuent d’échapper à toute tentative de domestication et à se montrer divers, changeants et mobiles; leur rapport à l’oeuvre littéraire persiste à se garder élusif, récalcitrant aux étiquettes et aux généralisations. De même, la définition des caractéristiques plus ou moins favorables à l’aboutissement des processus cognitifs ou à la réussite de la rencontre avec le texte littéraire semble refuser les remises à plat statistiques, en demandant des nuances d’évaluation, de précautions méthodologiques et une sélection attentive des observables.

Dans cette perspective, les résultats des différentes enquêtes relatées dans ce travail contribuent à dessiner l’image kaléidoscopique d’un sujet pluriel, démultiplié – et démultipliable – selon les expériences et la diversité « des lectures numériques » (Lacelle et al., 2017) : tout comme les sujets empiriques observés par les recherches des didacticiens de la littérature, les lecteurs numériques ne semblent se montrer qu’à condition de contextualiser de manière adéquate leur milieu, le contexte de la lecture, la manière d’aborder le ou les textes, ou la création littéraire.

Ainsi, nous savons qu’ils sont, à ce jour, mieux formés aux pratiques d’écriture qu’à celles de réception; qu’en contexte scolaire ils travaillent, sur ordinateur et plus rarement sur des dispositifs mobiles, sur des objets d’apprentissage spécifiques (l’écrit collaboratif, les compétences informationnelles, etc.), ainsi que sur des « savoirs associés (sur et avec l’informatique) » (Fluckiger et Hétier, 2014), tout en étant moins outillés pour l’analyse critique du texte. Par conséquent, ils abordent les oeuvres numériques à partir de leurs compétences analogiques, ce qui leur assure, en général, une bonne compréhension générale du texte, de son organisation logique et inférentielle, mais plus rarement une approche consciente de l’interactivité, des manipulations narratives et des éléments multimodaux.

En ce qui concerne les processus cognitifs et les apprentissages littéraciques, ils semblent bénéficier de dispositifs d’enrichissements pertinents, ponctuels, articulés au récit ou ouvertement conçus pour l’entraînement d’une compétence, alors qu’ils ne tirent aucun profit des ressources fonctionnant comme des éléments de décor, des interpolations ludiques ou des ajouts déconnectés de l’histoire. Cependant, malgré ce consensus, nous ne savons pas encore évaluer la manière dont chaque ressource participe (ou pas) de la construction du sens et ne pouvons pas, pour le moment, déduire des tendances générales, ou atteler les résultats obtenus dans tel ou tel contexte aux caractéristiques formelles et structurelles des oeuvres.

D’autre part, les différences de performance fréquemment observées en fonction du format (analogique ou numérique) des créations considérées pourraient être liées à l’écart entre des pratiques et des objets littéraires culturellement consolidés et normalement utilisés aussi bien en contexte scolaire que familier d’une part, et des contenus et des formats moins légitimes et fréquentés de l’autre. Dans cette optique, toute différence de performance ne peut être lue qu’en relation étroite avec le contexte des observations, sur lequel pèsent l’effet de nouveauté de l’expérience, le plaisir généralement associé à la lecture d’albums, mais également à l’utilisation de tablettes et d’ordinateurs, ou encore le déplacement du rôle de l’enseignant dans les situations de lecture numérique. Par exemple, les légères améliorations pour la compréhension et la maîtrise du vocabulaire enregistrées par les méta-analyses de Takacs et al. (2015) et de Zucker et al. (2009) en contexte numérique ne permettent pas de trancher sur les causes de cette plus-value et doivent se limiter à constater l’effet « supplémentaire[25] » (Takacs et al., 2015, p. 727) apporté par la technologie en comparaison à des modes de présentation des histoires plus traditionnels[26].

Par ailleurs, le portait « impressionniste » (Fluckiger et Hétier, 2014) qui se dégage de la recherche est en large partie déterminé par les démarches méthodologiques adoptées. Les échantillons varient entre un seul sujet et quelques centaines de membres suivis longitudinalement; ils comprennent à la fois des populations ciblées (les faibles lecteurs, les enfants avec des troubles cognitifs, les jeunes bilingues, les sujets issus de milieux socio-économiques à risque, etc.), des tranches d’âge réduites et des zones géographiquement circonscrites. Si ces choix s’avèrent fructueux pour décrire des groupes précis à l’intérieur d’un programme littéracique bien délimité, ils amènent à des conclusions difficilement transposables à d’autres contextes et individus, en contribuant ainsi à une mosaïque polychromatique de portraits juxtaposés. En même temps, la tentative d’évaluer les composantes cognitives à partir d’indicateurs et de pratiques littéraciques mesurables, n’a pas permis de repérer des constantes de la réception ni de décrire les aspects socioculturels, affectifs et émotionnels qui irriguent et conditionnent toute rencontre littéraire. À ce jour, nous ne sommes pas en mesure de décrire les processus de compréhension-interprétation ni de dégager l’incidence du vécu ou des expériences personnelles pour la réception.

Enfin, le contexte scolaire, qui est pourtant sur l’arrière-plan de la plupart des dispositifs expérimentaux de ces enquêtes, n’est pas vraiment exploité. Certes, les enfants sont questionnés au vu de pratiques, de compétences et d’activités liées au microcosme de la classe, mais ses dynamiques restent souvent à la marge. Les réponses des jeunes lecteurs tendent à être présentées comme le fruit d’un processus individuel d’appréhension, indépendant de la situation d’apprentissage et désarticulé des interactions avec les pairs et avec les professeurs. De même, le rôle des enseignants et leurs gestes professionnels ne sont que rarement raccordés aux performances des élèves, tout comme les dispositifs expérimentaux ne sont pas considérés en rapport à l’ensemble environnant des pratiques et des outils, plus ou moins ordinaires, de la classe.

En conclusion, s’il est clair que les travaux dédiés aux lecteurs empiriques peuvent décrire des phénomènes cognitifs, des comportements récurrents en situations comparables, ou même dégager des besoins transversaux en termes de formation, d’autres approches et de nouvelles recherches semblent nécessaires pour analyser les manières de s’approprier l’oeuvre littéraire numérique et sa poétique.