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Nous croyons que le monde numérique est la cause de tout, alors que nous devrions, à l’inverse, l’interpréter comme ce qu’il est sans doute, c’est-à-dire un effet, la conséquence d’une certaine révolution mentale.

Barrico, 2019, p. 44-45

L’une des questions qui se pose avec le plus d’insistance, dans la transition que nous connaissons d’une culture du livre à une culture de l’écran, est la place qu’on saura préserver à la lecture, notamment à la lecture de textes littéraires. La littérature est une expérience symbolique d’une grande puissance et elle joue un rôle essentiel dans notre rapport aux formes culturelles et à l’imaginaire. Or, maintenant que le livre doit partager son territoire avec d’autres dispositifs de production, de conservation et de transmission de textes, maintenant que l’image et ses technologies occupent une place prépondérante dans nos expériences narratives, on s’inquiète de la part laissée à la lecture. Si nous avons tendance à craindre une transformation majeure de cette pratique, comme si nous voyions peu à peu une expérience centrale à la définition de notre subjectivité moderne se défaire, nous avons aussi été enclins à idéaliser cette expérience en contexte littéraire et à nous en donner une représentation qui trop souvent négligeait les paramètres mêmes de son déroulement (Gervais, 1998).

Or, comment se déroule la lecture littéraire en culture numérique ? Comment maintenir des rapports complexes avec les textes, même si leur lecture n’engage plus exactement les mêmes gestes ?

Pour amorcer cette réflexion, je commencerai par reprendre une description que Ben Marcus (2015), l’écrivain américain, donne de la lecture. Cette brève présentation me permettra, d’une part, de réfléchir aux gestes impliqués par cette pratique, quel que soit le dispositif utilisé (le livre ou l’écran); et, d’autre part, de donner à lire une oeuvre hypermédiatique, essentiellement multimodale, Principes de gravité, de l’artiste québécois Sébastien Cliche (2005). Je ne me limiterai pas à rendre compte des contraintes liées à sa saisie, mais chercherai à en amorcer une interprétation. La particularité de cette oeuvre, déjà vieille de quinze ans, est qu’elle se présente comme un livre, mais un livre-écran. C’est une oeuvre Web qui prend la forme d’un livre, avec des pages, une couverture, une table des matières, un index, etc. Mais ce livre met à mal la logique qui prévaut à sa lecture : avancer dans Principes de gravité, c’est reculer; accumuler, c’est dilapider; et lire, c’est ultimement défaire le livre. On finit par comprendre que ce livre n’a pas été fait pour être lu ! Consulté, exploré, visionné, oui; mais lu dans sa totalité, non. On verra sous peu ce que cela veut dire.

1. Le langage est une drogue

Dans l’introduction à son anthologie de nouvelles, New American stories (2015), Ben Marcus revient sur l’extraordinaire force de la langue et du texte, notamment sur leur capacité à susciter des émotions et des expériences. Il amorce son introduction en mettant en scène des situations de jeu avec son jeune enfant afin de comparer les possibilités du cercle magique (Huizinga, 1951) qui se déploie entre le père et le fils avec celles offertes par l’expérience de la fiction.

Quand je veux être pris en embuscade, capturé, propulsé dans un monde étrange et vivant, et jeté en l’air jusqu’à ce que je ne puisse plus le supporter, jusqu’à ce que tout soit en jeu et que la vie soit presque insupportablement vivante, je fais quelque chose de simple. Je lis des nouvelles.

Marcus, 2015, p. XIV, traduction libre

La lecture de nouvelles et de récits rejoint ces épisodes de jeux enfantins où l’imagination règne en reine amusée de l’esprit. Elle n’est plus la fée du logis, mais le principe premier des conduites et des actions. Tout au long de son introduction, Marcus (2015) file la métaphore de la lecture et du jeu enfantin, de l’expérience du monde par procuration, voire de l’immersion salutaire dans le monde de la fiction. Mais cette langue qui est à l’oeuvre n’est pas le langage ordinaire, le langage de tous les jours. Trop fréquemment rencontré en littérature, Marcus (2015) fait appel à un langage dont la fonction poétique (au sens de Roman Jakobson, 1963) est surdéterminée. Ce n’est pas le langage informatif, le langage usuel ou quotidien, c’est ce langage

[b]eaucoup plus inhabituel et envoûtant de la fiction, qui ne se produit généralement pas à voix haute : tranchant comme une lame, miraculeusement disposé, enchâssé comme des pierres dans des motifs d’une complexité stupéfiante pour que, d’une manière ou d’une autre, la vie, ou quelque chose de plus distillé et intense, plus constamment en mouvement, puisse s’accomplir.

Marcus, 2015, p. XV, traduction libre

C’est en jouant avec ces notions, très proches de l’esthétique d’un William Gass, qui a beaucoup écrit sur l’expérience littéraire du langage (par exemple dans Habitations of the word [1985] ou The world within the word [1978]), que Marcus (2015) arrive à proposer cette identification de la langue et plus précisément du texte, à une drogue, contrepartie contemporaine de l’association de la langue à un virus, proposée par William Burroughs en 1962 (dans The ticket that exploded) et reprise en 1986 par Laurie Anderson (sur son album Home of the brave).

La langue est une drogue, mais une nouvelle ne peut être fumée. Vous ne pouvez pas vous l’injecter. Les récits ne sont pas embouteillés comme une crème. Vous ne pouvez pas les faire pénétrer dans votre corps par un vieil homme bourru. Il faut regarder attentivement un récit jusqu’à ce qu’il vacille, cède, puis se catapulte sur votre visage. […] Les récits administrent leur perturbation chimique sans gueule de bois le matin, sans perte de conscience ni poison. Ils déclenchent le plaisir, la peur, la fascination, l’amour, la confusion, le désir, la répulsion. Les drogues sont éliminées de notre système, mais pas les meilleurs récits. Une fois qu’ils se sont accrochés, on ne peut même pas s’en débarrasser en grattant avec un couteau.

Marcus, 2015, p. XVI, traduction libre

La métaphore est parfaitement filée, Marcus (2015) est adroit à déployer la comparaison. Le texte y apparaît comme la drogue par excellence, celle qui ne provoque aucun manque quand elle s’efface, celle aussi dont l’impact sur l’esprit et l’imagination est le plus grand. Du même coup, l’analogie attribue par transitivité la plus exquise des fonctions à la lecture. C’est par elle que cette drogue du texte pénètre dans le cerveau et contamine les pensées. C’est par elle que les mots et les phrases s’animent, comme de véritables êtres, et atteignent nos cellules grises pour les envahir. Nous rejoignons de la sorte un imaginaire de la lecture – c’est-à-dire un ensemble de représentations de l’acte qui le font correspondre à d’autres activités humaines –, où celle-ci acquiert une vitalité et des capacités presque transcendantes. D’ailleurs, cette version symboliquement chargée de la lecture, qui parvient à insuffler de la vie à un être de langage, le récit, jusqu’à ce qu’il s’anime et, de son propre chef, se lance sur le visage du lecteur, n’est pas sans rappeler la scène de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot (1950, p. 27-29), où les mots ne restent pas inertes sous le regard du lecteur, mais s’animent jusqu’à lui renvoyer son regard, puis le saisir et le transformer.

Rappeler l’intertextualité de Gass (1978, 1985) et de Blanchot (1950) dans le texte de Marcus (2015), c’est mettre en lumière le niveau d’intervention de l’auteur qui s’amuse à alimenter un imaginaire presque fantastique de la lecture. Lire, ce n’est pas seulement mettre en jeu par le regard un texte, c’est participer à un mystère qui est celui, essentiellement sémiotique, du sens et de ses possibilités. Nous ne sommes pas en présence d’une forme élémentaire de la progression à travers le texte, mais d’une forme complexe d’interprétation et de mise en relation.

2. La lecture est un acte

La métaphore de la drogue imaginée par Marcus (2015), en offrant un portrait saisissant de l’acte de lecture, une représentation littéraire structurée en fonction d’une image qui s’impose par sa force et son originalité, fait l’impasse par contre sur les modalités réelles de son déroulement. Comment le texte est-il lu ? Comme on s’injecte une drogue… Le texte est un dispositif technique (Agamben, 2007, p. 30-31), mais pas celui auquel on pense immédiatement. Il devient un appareil pour transmettre une potion, en la faisant pénétrer dans un corps. C’est d’ailleurs un appareil d’une grande complexité : « la langue », ajoute Marcus (2015), « est un système de distribution délicat » (p. XVI, traduction libre); elle peut à tout moment se détraquer. Et il continue en affirmant que « Le langage s’avère être le plus indiscipliné des médicaments, le plus difficile à cerner, et pourtant, à condition que nous collaborions avec lui, il reste parmi les plus puissants. » (Marcus, 2015, p. XVI, traduction libre)

Dans le portrait de Marcus (2015), compte tenu de la substitution qui y a cours, la lecture se fait sans médium, sauf celui métaphorique d’un système de distribution de drogue. La lecture n’est pas progression à travers le texte, mais processus de compréhension complexe, où les mots sont d’ores et déjà transformés en idées et en images, en objets de pensée, et ce sont ces objets qui nous envahissent, qui nous font entrer en relation avec d’autres objets de pensée (affects, souvenirs, perceptions, projections, etc.). Une telle version de la lecture est possible seulement parce que nous nous situons en culture du livre et en contexte littéraire, où les gestes de base de la lecture peuvent être oubliés simplement parce qu’ils sont depuis longtemps maîtrisés et ne posent aucun problème. On écarte donc la manipulation des pages et du livre, cette coordination oculomanuelle requise pour avancer dans le texte et en faire une première saisie. On oublie de la même façon l’identification des mots, puis les liens syntaxiques et sémantiques qui les unissent, de même que l’appréhension des phrases elles-mêmes comme micrototalités; on néglige les relations interphrastiques, les enchaînements discursifs, les représentations d’actions et de situations, d’émotions et de pensées, de même que le narratif lui-même, dont le déploiement de structures sémio-narratives favorise la saisie de zones de cohérence élargies. Tous ces éléments s’effacent au profit d’une métaphore pharmacologique savamment menée, il faut l’admettre. Et si la métaphore plaît, c’est bien parce qu’elle fait l’impasse sur des éléments trop simples en culture du livre, en leur trouvant des substituts imaginatifs et amusants. En fait, la seule façon de parler de la dimension médiatique de la lecture en culture du livre, c’est de le faire par un ersatz. C’est ceci au lieu de cela, parce que le cela de toute façon n’intéresse guère, compte tenu de sa faible complexité.

Pourtant, si nous nous mettons à réfléchir à la lecture non pas dans le cadre d’une culture du livre, où les rudiments de la progression à travers le texte sont acquis de longue date, mais dans celui d’une culture de l’écran (au sens d’une véritable médiasphère ou sphère d’écrans; Bodoni et Carbone, 2016; Sobchack, 2016), où le texte ne se donne plus à lire à partir d’un codex, mais d’un écran (d’ordinateur, de téléphone intelligent, de tablette tactile, de liseuse), nous ne pouvons que remettre au centre de nos préoccupations les rapports de manipulation qui sont requis pour en prendre connaissance. Le texte est dorénavant électrifié (de Kerckhove, 2002), il n’a pas simplement une forme, il possède des fonctionnalités qui lui sont propres (des hyperliens, notamment), et il surgit dans un environnement qui n’a plus rien à voir avec le papier. En culture de l’écran, le texte se donne à lire dans sa participation potentielle à un réseau de transmission d’informations qui le complète et en étend la portée. Il se laisse appréhender, accompagné d’images et de sons, ainsi que d’une mise en page qui en assure la tabularité (Vandendorpe, 1999). Et il se présente sans certains des marqueurs qui en assurent usuellement la clôture et le sens.

Dans un tel contexte, il convient de rendre explicite l’ensemble des dimensions qui participent tant des modes de présence du texte que des aspects devant être pris en compte pour penser sa lecture. Pour ce faire, j’avancerai que toute pratique de lecture est constituée de trois gestes : ce sont les gestes imbriqués et complémentaires de la manipulation, de la compréhension et de l’interprétation (Gervais, 2015). Ces gestes sont en jeu dans toute situation de lecture et ils sont logiquement impliqués l’un par l’autre. Lire, c’est toujours manipuler du texte, le comprendre et l’interpréter. La manipulation et l’ensemble des opérations qu’elle représente assurent la progression concrète à travers le texte, via le dispositif technique qui le rend accessible; la compréhension rend compte de cette fraction de sa saisie qui ne pose aucune difficulté; et l’interprétation, son complément, sert à résoudre une illisibilité résiduelle à l’acte de comprendre ou encore à compléter cet acte, à le poursuivre en raison d’un objectif de lecture particulier.

Certaines situations peuvent surdéterminer un de ces gestes – favoriser une lecture cursive, par exemple, ou au contraire une lecture critique ou à caractère herméneutique –, mais leur coprésence et emboîtement constituent le fondement même de toute pratique de lecture. Ils rendent compte à la fois du support de cette pratique (dimension médiatique), des processus mis en jeu (dimension sémiotique), de même que des relations établies entre les textes, ainsi que des résultats obtenus (dimension symbolique) (voir figure 1). Or, en culture de l’écran, on comprend que les mécanismes mêmes de la manipulation n’ont pas encore été totalement réappris. Un texte qu’on ne sait pas manipuler se donne difficilement à comprendre et à interpréter. Les recherches en littératie numérique et en littératie médiatique multimodale explorent encore activement les stratégies à déployer pour bien saisir ce qui détermine la manipulation d’un texte électrifié et hypermédiatique. Elles entreprennent d’ailleurs de proposer de nouvelles façons d’assurer la compréhension des textes et d’en permettre la mise en circulation culturelle. Les enjeux sont réels, car plus un médium est sophistiqué, plus le degré de médiation requis est élevé et sa maîtrise, complexe à atteindre.

Figure 1

Corrélations entre dimensions du texte et gestes de lecture

Corrélations entre dimensions du texte et gestes de lecture

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Si, en culture du livre, la question de la manipulation ne se posait plus, sauf en contexte d’apprentissage ou de livres d’artistes aux formats inhabituels, et l’attention était avant tout tournée vers les dimensions sémiotique et symbolique, comme en fait foi l’introduction de Ben Marcus (2015), mais aussi, et de façon plus large, de nombreuses théories de la lecture; en culture de l’écran, il n’en va pas de même : la manipulation occupe le haut du pavé et on peine d’ailleurs à proposer des lectures complexes ou savantes des oeuvres produites. On se cantonne bien souvent dans la dimension médiatique des oeuvres.

Pour le dire simplement, si, en culture du livre, la manipulation n’a pas droit de cité, en culture de l’écran, les études s’épuisent dans l’examen de cette manipulation. Pourtant, l’apparition des formes textuelles écraniques ne date pas d’hier. On en serait même rendu à une troisième génération de littérature électronique (Flores, 2019), qu’on décrit comme étant une littérature numérique. Comme le signale Marcello Vitali-Rosati (2015), l’apparition de cette nouvelle désignation cache un changement du statut théorique de l’objet.

Il y a encore quelques années, la définition de la littérature électronique s’axait sur les outils utilisés pour produire les oeuvres littéraires et les analyses critiques se concentraient alors sur des objets produits à l’aide de nouvelles technologies. Le passage à l’adjectif « numérique » détermine un changement de perception : désormais, on se réfère davantage à un phénomène culturel qu’aux outils technologiques et, dans cette perspective, l’enjeu n’est plus d’étudier les oeuvres littéraires produites grâce à l’informatique, mais de comprendre le nouveau statut de la littérature à l’époque du numérique.

Vitali-Rosati, 2015

C’est dire qu’il devient important de dépasser la dimension médiatique des oeuvres en s’ouvrant à leurs dimensions sémiotique et symbolique, en les considérant comme des oeuvres dignes d’être lues et analysées, au même titre qu’un texte littéraire. Nous ne parviendrons peut-être jamais à rejoindre les formes d’immersion et d’implication que la littérature en culture du livre permettait, mais nous pourrons tout de même nous engager dans des explorations pluridimensionnelles des textualités multimodales au coeur de la culture de l’écran.

3. Les livres-écrans

Pour commencer à comprendre à quoi peut ressembler cette lecture en acte d’une forme textuelle déployée en culture numérique, j’aimerais m’arrêter sur l’exemple des livres-écrans, et plus précisément sur un livre-écran qui propose une remédiatisation (Bolter et Grusin, 2000) singulière du livre et de sa culture. C’est l’oeuvre de l’artiste québécois Sébastien Cliche, intitulée Principes de gravité. Le projet a été réalisé en 2005 dans le cadre d’une résidence à La chambre blanche de la ville de Québec (l’oeuvre a été indexée dans le Répertoire des arts et des littératures hypermédiatiques du NT2[1]).

L’oeuvre de Cliche (2005) n’est pas un livre en bonne et due forme, un codex fait de papier et d’encre qu’on manipule avec les mains, mais un livre virtuel, un livre-écran. Je dirais en fait qu’il s’agit d’une figure du livre (Gervais, 2016). Une telle figure est un livre qui ne se donne pas à lire, mais avant tout à regarder. C’est un texte devenu en partie illisible, dans lequel l’accès aux signes et à leur sens est entravé d’une façon ou d’une autre. Ce texte peut avoir été simplement effacé, comme il peut avoir été altéré par une accumulation de notes et de signes ou rendu opaque par une mise en page complexe, de même que par l’ajout de fonctionnalités informatiques, ce qui est le cas de Principes de gravité.

Les livres-écrans, ce sont des remédiatisations de livres mises de l’avant dans le cadre de pratiques hypermédiatiques et multimodales. Ces livres-écrans sont apparus de façon importante au cours des six premières années du 21e siècle (2000-2006), période où la croissance du Web a explosé, ce qui a accéléré le processus de transition d’une culture du livre à une culture de l’écran et entraîné dans son sillage le développement des esthétiques numériques. Dans ce contexte de découverte d’un espace de création d’un nouveau genre, aux propriétés inédites telles que l’hypermédialité et l’interactivité, le livre a pu apparaître comme une référence stable et déjà maîtrisée permettant de proposer des oeuvres où interactivité et narration pouvaient faire bon ménage.

Ainsi, Dreaming Methods, le collectif de l’artiste anglais Andy Campbell, a mis en ligne durant cette période de multiples livres-écrans, que ce soit Fractured[2] (2000); Inside: A journal of dreams[3] (2000); The diary of Anne Sykes[4] (2004); et The rut[5] (2004). On trouve aussi, durant la même période, The influencing machine of Miss Natalija A[6] de Zoe Beloff (2001), Wordtoys[7] de Belen Gache (2006), Pencil in the obvious[8] d’Amanda Auchter (2005), la série des petits livres intégrés dans Dreamaphage[9] de Jason Nelson (2003), présentée dans la première anthologie de l’Electronic Literature Organization, ainsi que Entre ville[10] de J. R. Carpenter (2006).

La plupart de ces livres se donnaient à lire, mais à la manière d’un avatar. À l’aide d’une souris et d’un curseur, on pouvait ouvrir le livre et tourner ses pages, faisant surgir non seulement du texte et des images, dans des structures tabulaires plus ou moins élaborées, mais des séquences vidéo ou de brèves animations qui venaient complexifier le tout. Ces livres-écrans remédiatisaient le livre, tout en cherchant à s’affranchir de ses contraintes. Ces artistes ne tentaient pas de commercialiser un logiciel ou une plateforme, mais plutôt d’offrir des oeuvres et, sur la base d’une expérience du livre reconduite d’une façon intelligente, de donner à réfléchir sur le statut du livre, de la lecture et de la représentation en situation de transition médiatique.

L’oeuvre de Sébastien Cliche (2005), qui date de la même période, s’inscrit parfaitement dans cette logique d’une reprise de la forme et du fonctionnement du livre à des fins esthétiques. Principes de gravité s’affiche ainsi comme un livre à la couverture rouge et blanche se découpant sur un fond uniforme noir (voir illustration 1). Dès qu’on déplace le curseur dans la fenêtre du navigateur, une main surgit et se tend vers le livre. La main tremblote, à la manière d’un spectre que nos propres mouvements font apparaître. On clique sur le livre à l’aide du curseur, l’image de la main se stabilise et cette dernière saisit le volume et l’ouvre – geste banal s’il en fut. Ce qui se présente alors à nos yeux, ce ne sont pas des pages blanches, ornées de lettres, mais une interface plus stylisée, faite de pages noires sur un fond noir où la seule indication d’une page se profile sous la forme de lignes au centre ou au pourtour du texte, lui-même fait de lettres dorées.

Illustration 1

Couverture de Principes de gravité (Cliche, 2005)

Couverture de Principes de gravité (Cliche, 2005)

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Ce livre est mis en scène par le biais d’une remédiatisation singulière des fonctionnalités usuelles du livre. Depuis notre entrée en culture de l’écran, on tente de reproduire le livre sur Internet, la réalité du livre et de ses modes de saisie. Cette remédiatisation se déploie évidemment sur les trois plans distincts des formes de textualité et de leur expérience : les dimensions médiatique, sémiotique et symbolique.

La dimension médiatique de la remédiatisation porte évidemment sur les dispositifs eux-mêmes en tant que supports de la pratique, et elle a des impacts immédiats sur la manipulation des textes. La remédiatisation médiatique d’un livre peut être complète – porter sur un livre entier –, comme elle peut être partielle et ne conserver que le texte, ou encore fragmentaire, ne retenant que des phrases ou des extraits de phrases, voire des mots. Elle permet à tout le moins la création d’avatars virtuels qui viennent simuler l’expérience de lecture d’un livre, avec ses pages montées de façon coutumière, ses feuilles qui tournent et qui s’offrent au regard comme de véritables objets, ce que de nombreuses plateformes de publication, tout comme les différentes formes de livres électroniques rendent possible.

La dimension sémiotique de la remédiatisation touche, quant à elle, les processus de signification et elle a des impacts sur les modes et stratégies de compréhension des textes. Le texte continue-t-il à se lire sans qu’on perçoive de différence notable entre les supports ? La remédiatisation apparaît alors fonctionnelle, fondée sur une transparence langagière, de même qu’un rapport à l’image, traitée de façon conventionnelle. La pratique de plus en plus consensuelle des livres-écrans tend vers l’implantation de normes assurant cette transparence et cette conventionnalité. Les livres, les revues et les journaux se sont graduellement adaptés à ce nouvel environnement, cherchant à perdre le moins de lecteurs possible.

Mais, comme le soulignait Roman Jakobson dans le développement de son schéma de la communication (1963), la transparence n’est rien sans une certaine opacité, sans une remise en question des conventions mêmes qui sous-tendent nos échanges. La dimension métalangagière, qu’il a identifiée, est source d’un discours sur les formes mêmes de la représentation et sur ses capacités à rendre compte d’une situation. La transparence ne se pense qu’en regard d’une opacité plus ou moins prononcée qui, procédant par contraste, accentue limites et frontières. À une remédiatisation fonctionnelle répondent en fait des formes plus complexes de remédiatisation, les unes singulières, les autres dysfonctionnelles.

Les remédiatisations singulières exploitent une opacité langagière croissante et une iconicité de plus en plus défamiliarisante. Elles sont singulières en ce qu’elles se servent du livre comme principe d’organisation du contenu, tout en le mettant en scène comme dispositif technique. C’est dire que la dimension réflexive de ces livres est prépondérante. Principes de gravité de Cliche (2005) se retrouve d’ailleurs dans cette catégorie.

Illustration 2

The rut (Dreaming Methods, 2005)

The rut (Dreaming Methods, 2005)

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Les remédiatisations dysfonctionnelles, quant à elles, présentent des livres à l’écran, mais ces derniers ne se donnent plus à lire, leur contenu est devenu inaccessible. L’exemple le plus simple en est The rut, projet de 2005 de Dreaming Methods (voir illustration 2). L’oeuvre est impénétrable. Comme l’écrit Campbell, « un auteur, qui s’autopublie, entreprend de rédiger son tout nouveau livre, mais ne semble pas capable de dépasser l’étape des premières pages qu’il écrit et réécrit sans cesse. » (traduction libre) Cela donne un livre à l’allure fantomatique qui se découpe sur un fond blanc, livre dont on peut inspecter la couverture, qu’on peut ouvrir pour découvrir la page de grand titre, sans jamais pouvoir aller plus loin. La manipulation du livre se réduit à son ouverture, puis à sa fermeture. Le livre-écran est de plus constamment brouillé par des masses qui traversent sa surface et qui viennent pixelliser l’image. Ce brouillage permanent est accompagné par une trame sonore syncopée, légèrement discordante et qui joue en boucle, façon d’appuyer le caractère répétitif de l’entreprise de l’auteur, qui ne parvient jamais à dépasser le moment narcissique de la création du livre, de l’attribution de son titre et de l’établissement des données biographiques. Ce livre qui n’existe pas, n’étant qu’une pure surface, est ainsi constamment en train de s’effacer, voire de se disloquer dans la pixellisation. Avec The rut, cette pixellisation signale clairement que ce livre-écran n’est bel et bien que cela, une image numérique, instable et menacée de perturbations, qui n’a plus du livre que la forme ou l’apparence. Le livre est dysfonctionnel non seulement parce que ses pages sont inaccessibles, mais encore parce que son propre statut est précaire. C’est une figure du livre, où le présent ne cesse de menacer de disparaître, de se dissoudre dans l’absence, permettant ainsi de rendre explicite la tension au coeur même de sa propre présence.

Le dernier niveau du processus de remédiatisation porte sur la dimension symbolique du texte et de ses modes de saisie. Lire un texte, ce n’est pas seulement manipuler un dispositif et comprendre un texte, c’est-à-dire saisir ce qu’il tente de faire en tant qu’être de langage, c’est aussi pouvoir le mettre en relation avec d’autres textes, l’interpréter, l’inscrire par conséquent dans un imaginaire. La valeur d’un texte ou son sens ne peuvent être déterminés que dans une mise en série qui vient surdéterminer ses relations et les ancrer dans une pratique, quelle qu’elle soit. L’impact de la remédiatisation semble ici éloigné, puisque la dimension symbolique paraît indifférente aux médias utilisés. La lecture n’en est plus à ses premières étapes, elle semble au contraire d’ores et déjà amorcée. Pourtant, le passage d’une culture du livre à une culture de l’écran déstabilise les habitudes de lecture et d’interprétation. Et tout est à renégocier.

En termes d’intertextualité et d’horizon interprétatif, à quoi renvoie une oeuvre hypermédiatique ? À d’autres oeuvres de même format ou média ? À des oeuvres d’art ? Et un livre-écran, renvoie-t-il à d’autres oeuvres hypermédiatiques ou à des livres ? Comment constitue-t-on une série culturelle, artistique ou littéraire qui servira de référence afin de pousser l’interprétation d’une oeuvre donnée, générée en culture numérique ? Si j’ai pu facilement mettre en relation Marcus (2015), Blanchot (1950) et Gass (1978, 1985), sans que personne ne soit surpris, puis-je faire la même chose avec Cliche ? Puis-je franchir à rebours la frontière entre culture de l’écran et culture du livre et faire entrer en résonance Principes de gravité avec les essais d’Émil Cioran ou de Friedrich Nietzsche par exemple, plutôt que simplement avec The rut de Campbell ? On comprend qu’il s’agit moins d’un problème technique que d’un problème d’ouverture : une figure du livre se lit-elle comme une oeuvre littéraire ? Une oeuvre multimodale peut-elle avoir droit au même traitement interprétatif qu’un texte littéraire ?

Pour interpréter Principes de gravité, je l’inscrirai dans deux séries culturelles. La première se veut ancrée en culture de l’écran et se centre sur la question des livres-écrans; la seconde participe d’une culture du livre et entend revenir sur l’imaginaire de la fin que l’oeuvre de Cliche (2005) interpelle directement.

4. Lire un livre qui n’a pas été fait pour être lu

Principes de gravité joue pleinement la carte des livres-écrans. La première page atteinte est une table des matières constituée de sept sections. Une première identifiée comme « Avant-propos », et six autres intitulées « Abandon », « Futur », « Loisir », « Paresse », « Réussite » et « Vie en société ». Lorsqu’on s’approche d’un de ces mots avec le curseur, une bande rouge clignotante apparaît et nous enjoint à cliquer et à activer l’hyperlien. On est alors projeté vers une nouvelle page. Si notre choix s’est posé sur « Abandon », on arrive ainsi sur une page où peu à peu, comme la trame sonore devient envahissante, apparaissent les mots : « Il ne suffit pas d’abandonner. Il faut résister au désir de sauvetage. » Le texte n’apparaît pas d’un seul coup, mais en trois temps. La première phrase, puis la première moitié de la seconde phrase, complétée par un autre segment qui, au moment de son apparition, clignote quelque peu lui aussi. Une photographie de la façade d’un édifice occupe le haut de la page, comme si le texte en était la légende, et deux hyperliens sont annoncés, faciles à reconnaître avec leur forme triangulaire et leur couleur rouge. Ces deux hyperliens indiquent deux directions possibles de lecture. Si on choisit de cliquer sur « résister », on rejoint une nouvelle page noire qui nous apprend que « L’obstination facilite les fiascos. » Deux hyperliens sont à nouveau disponibles. En cliquant sur « fiascos », on se rend cette fois sur une page où une photo de chaudrons et de poêlons, pendus dans une cuisine rudimentaire, surplombe une nouvelle légende « Rien ne vaut un désastre pour donner un sens à sa vie. » Deux autres hyperliens nous attendent. Nous sommes, comme l’annonçait Jorge Luis Borges, dans sa célèbre nouvelle, confrontés à un jardin aux sentiers qui bifurquent. Toute nouvelle page est l’occasion d’une fonction pivot, d’un choix qui nous force à nous enfoncer davantage dans le labyrinthe. Nous croiserons des photographies, des vidéos enchâssées dans des images, des dessins, de courtes séquences d’animation où les hyperliens seront parfois intégrés au texte, parfois insérés directement dans les illustrations.

Illustration 3

Page 12 de Principes de gravité (Cliche, 2005)

Page 12 de Principes de gravité (Cliche, 2005)

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Si on se sent perdu ou si encore on a rejoint un cul-de-sac, deux aides à la navigation sont disponibles. La première est la mention « Table des matières » dans le pied de page, qui permet à tout moment de retourner à ladite table des matières et de reprendre la lecture à partir des six chapitres identifiés. La seconde est la mention « index », elle aussi toujours présente dans le pied de page et qui renvoie à un index dynamique. Ce dernier n’est pas composé de termes auxquels sont associées des pages, mais des 55 pages constituant l’oeuvre. Ces entrées sont disposées en colonnes, elles-mêmes composées d’un nombre variable de pages (de 7 à 11). Notre progression à travers le livre y apparaît de façon explicite, marquée par un surlignage en rouge des pages consultées (voir illustration 4). Les chiffres sont de plus des hyperliens permettant de se rendre aux pages n’ayant pas encore été atteintes. On se repère ainsi facilement dans l’oeuvre malgré son caractère labyrinthique et il devient même amusant de compléter, un peu comme on le ferait avec une feuille de Bingo, le tableau proposé. En miroir, sur la page de droite, se profile une figure humaine, dessinée à la manière d’une planche anatomique, figure que nous complétons et faisons littéralement apparaître au fur et à mesure que nous explorons les pages de l’oeuvre (voir illustration 4). Corps du livre-écran et corps humain sont ainsi étroitement liés. Au fur et à mesure qu’on remplit les cases et explore la totalité du corps du texte, on complète la figure humaine qui lui sert de miroir. Cette figure représente de plus notre profil, s’il faut en croire le texte. L’ironie du dispositif réside dans le fait que, si chacun d’entre nous choisit son chemin pour se rendre au but et, ce faisant, s’individualise, le résultat est toujours le même et nous renvoie à l’anonymat. Une fois complété, notre profil redevient générique.

Illustration 4

Index de Principes de gravité (Cliche, 2005)

Index de Principes de gravité (Cliche, 2005)

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Un des enjeux des esthétiques numériques et de la structuration du contenu en fonction d’une hypertextualité promue au rang de principe est la non-linéarité qu’elle implique, une non-linéarité médiatique. Un hypertexte ne se déploie pas de façon linéaire, mais rhizomatique, puisque chaque noeud peut donner lieu à un nombre élevé d’hyperliens. Or le récit requiert une linéarité médiatique pour progresser. C’est la ligne du discours. Comment raconter une histoire si le lecteur peut choisir son propre chemin ? Les effets de suspense et les structures narratives complexes se dissolvent dans l’hypertextualité. En ce sens, le choix du livre, d’une figure du livre comme canevas et univers de référence devient une solution viable, bien que ponctuelle, à ce problème. Même présent sous une forme métaphorique, le livre mis en figure permet de remettre du linéaire dans le non-linéaire. En reprenant une forme et des habitudes d’organisation d’un contenu qui ont depuis longtemps fait leurs preuves (pages, numérotation, titres de section, table des matières, index), le livre-écran favorise une mise en récit et permet de renouer avec des formes narratives plus traditionnelles, bien que soumises à une importante fragmentation médiatique et structurale.

Cliche (2005) a choisi d’ancrer son projet dans un livre afin d’en utiliser les avantages tout en minant sa symbolique. Le livre-écran se présente comme une totalité, mais une totalité vidée de l’intérieur et qui ne cesse de se déconstruire dans le processus même qui le constitue. Traverser l’oeuvre au complet et recomposer le corps au complet ne sont pas des gages de réussite, mais d’échec. Il nous aurait fallu, dit l’oeuvre, abandonner bien longtemps avant la fin. Il ne fallait surtout pas nous acharner à visiter les 55 pages-écrans de l’oeuvre. L’avant-propos l’indique explicitement :

N’espérez pas de résultats spectaculaires dès la première lecture de ce livre. Envisagez-le plutôt comme un guide pour apprendre à éviter les pièges du succès et de la réussite.

Vous remarquerez que les choix proposés pour progresser à l’intérieur des différents chapitres se font aux dépens de la chronologie habituelle. Ne vous inquiétez pas, cette démarche vise à confronter le lecteur au principe fondateur de ce livre : choisir c’est perdre quelque chose.

Le premier piège est évidemment celui de la clôture du texte et de la complétion du parcours offert. Quand notre profil est enfin complet, l’oeuvre annonce laconiquement que nous avons échoué : « Il semble que vous ne soyez pas disposé à perdre. Qu’est-ce qui vous échappe ? » Ce sont évidemment les règles du jeu qui se retrouvent ici subrepticement inversées. Choisir, s’approprier, ce n’est pas accumuler, mais au contraire, perdre quelque chose. Avancer dans l’oeuvre, ce n’est pas progresser, mais faire fausse route jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Clairement, nous sommes aux antipodes de l’esthétique romanesque qui repose sur une progression non problématique et sur la nécessité de se rendre à la fin du texte pour avoir droit à un portrait complet du récit. Le livre-écran de Cliche (2005) confronte de plain-pied cette esthétique en misant sur la renonciation et le cynisme.

5. La gravité comme principe

Principes de gravité fonctionne sur le mode de la contradiction, du reversement et de la logique paradoxale. L’ironie est palpable tout au long du texte. Ainsi, le corps figuré représentant notre profil est à l’envers, la tête est en bas plutôt qu’en haut. Est-ce l’effet de la gravité ? Une anticipation de la chute ? C’est à tout le moins la première manifestation du renversement des valeurs. Tout ce qui monte redescend, et la figure humaine, tête en bas, en rend concrètes les conséquences. Tout dans Principes de gravité tend vers l’antithèse, l’inversion, le renversement des valeurs positivistes du néolibéralisme triomphant. À lire les légendes, on comprend que l’échec est inévitable, puisque même réussir, c’est échouer.

Avancer, c’est reculer; accumuler, c’est dilapider; et lire, c’est défaire le livre. Cliche (2005) multiplie les phrases creuses, les maximes et les pensées toutes faites, mais détournées de leur droit chemin. Elles ne visent plus l’amélioration de soi, mais la perte; cette sagesse n’a plus rien de populaire, elle est devenue nihiliste. On n’y apprend rien, on apprend simplement qu’on n’a rien à y apprendre et que le centre est vide.

Le livre mis en figure, symbole de la pensée humaine et de la rationalité (Melot, 2006), n’est plus qu’un contenant vidé de sa substance; il ne contient plus qu’une pensée en ruines, réduite à des adages et à des bons mots. Des pensées sans profondeur qui fuient de toutes parts. Une pure surface, comme le livre qui n’est plus qu’une façade sécurisante, encore fonctionnelle oui, mais tournant à vide et essentiellement autodestructrice. La gravité à l’oeuvre rabat au sol tout ce qui a cherché à s’élever. Lire Principes de gravité, c’est faire l’expérience de la perte. Nous sommes plongés dans un imaginaire de la fin. Pour Sandra Dubé (2009), tout s’y accorde :

Multiples options de parcours, interaction obligatoire, images de ruines, vidéo de lieu abandonné, animation de coeur battant, chronomètre du temps qui s’écoule, sablier, débris, démolition, déconstruction, toutes ces figurations de la perte sont accompagnées de réflexions pessimistes, morbides et fatalistes, rappelant sans cesse l’inévitable fin.

Choisir, progresser dans l’oeuvre, avancer coûte que coûte, c’est s’enfoncer plus encore dans un imaginaire de la fin. C’est vivre cette fin, la ressentir en la provoquant. L’illustration 1 du livre de Cliche (2005) nous force à déployer une double contrainte : la forme du livre, cette illusion à laquelle nous adhérons, nous demande d’avancer, de nous rendre à la fin pour avoir le fin mot de l’histoire, tandis que le dispositif hypermédiatique, ancré dans l’interactivité, nous force à multiplier les choix, jusqu’à nous consumer dans cette sélection.

La mise en tension surgit dès le titre. La gravité n’y est plus une loi, mais un simple principe. Et encore, on ne sait trop si ladite gravité est le phénomène physique qui permet de comprendre la chute des corps ou le caractère de ce qui peut entraîner de sérieuses conséquences. Au-delà de cette polysémie, le titre renvoie aussi, par sa syntaxe même, à certains des titres les plus importants d’Émil Cioran. Philosophe d’origine roumaine, mais rapidement devenu apatride, être condamné à la lucidité et au reniement permanent, Cioran est reconnu pour des titres tels que Le livre des leurres (1936), Le crépuscule des pensées (1940), Précis de décomposition (1949), Syllogismes de l’amertume (1952), La tentation d’exister (1956). Principes de gravité de Cliche (2005) a des airs de famille évidents avec les titres de Cioran; et la similarité ne se réduit pas à cet aspect paratextuel. Tout comme Cioran, Cliche (2005) multiplie les aphorismes pessimistes et les sentences lapidaires. On peut aisément comparer quelques aphorismes de Principes de gravité et de Syllogismes de l’amertume de Cioran.

Rien ne vaut un désastre pour donner un sens à la vie.

Cliche, 2005

L’homme sécrète du désastre.

Cioran, 2011, p. 152

L’attente prend tout son sens quand elle culmine dans la déception.

Cliche, 2005

Pourquoi nous retirer et abandonner la partie, quand il nous reste tant d’êtres à décevoir ?

Cioran, 2011, p. 214

Plus on essaie de bien faire, plus on augmente ses chances d’échouer.

Cliche, 2005

Avec chaque idée qui naît en nous, quelque chose en nous pourrit.

Cioran, 2011, p. 188

Les thèmes, les formulations, les postures se répondent. Cliche, comme Cioran, se présente comme un « arpenteur d’apocalypses » (Cavaillès, 2011, p. XVII), qui fait du renoncement son éthique, et de la ruine, son territoire de prédilection. Plus de 50 ans séparent les deux auteurs, pourtant leurs oeuvres se répondent dans l’expression d’un imaginaire de la fin et d’un pessimisme qui prennent leur racine dans la crise du néolibéralisme pour l’un et les suites de la Deuxième Guerre mondiale pour l’autre.

Conclusion

« Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même, nous aura exaspérés en vain », explique judicieusement Cioran (2011, p. 173). Ce précepte s’applique parfaitement au livre-écran de Cliche (2005) qui, en faisant de la clôture un échec, et du livre un simulacre autodestructeur, cherche à susciter l’exaspération, voire l’amertume. Le livre ne se donne plus à lire, mais à explorer comme un labyrinthe multimodal. Or, cette exploration ne doit pas avoir pour objectif de sortir du labyrinthe, en atteignant les limites du parcours, mais de saisir la vacuité d’un tel objectif. Il faut renoncer au livre avant qu’il ne soit trop tard; on ne doit pas chercher à se rendre à sa limite, car le faire c’est respecter la logique marchande qui, une fois emballée, mène à notre ruine. L’injonction est formelle : il faut abandonner l’oeuvre avant que celle-ci ne nous abandonne. C’est la seule façon de ne pas sombrer avec elle. Et en même temps, paradoxalement, la seule façon d’appréhender cette situation, c’est de rejoindre la fin et de l’apprendre à son corps défendant…

De la même façon, la présence, voire l’existence des livres-écrans, alimente un imaginaire de la fin du livre, qui perçoit tout nouveau dispositif médiatique comme une menace à l’intégrité de son monde. Le livre-écran de Cliche (2005), par son choix d’exploiter un imaginaire de la ruine et de l’échec, entre en résonance avec cette pensée crépusculaire. Il lui donne forme et objet. Dans une culture de l’écran marquée par une hyperconsommation des biens culturels et des textes, lus rapidement et délaissés après une saisie rapide, le livre-écran de Cliche (2005) nous demande d’avancer, mais avec précaution. Comme il le suggère, il ne faut rien prendre pour acquis. Et si nos pratiques de lecture se trouvent déstabilisées par le renouvellement technologique que la culture de l’écran représente, il ne sert à rien de revenir sur nos pas, il importe plutôt de jouer à l’arpenteur et de prendre des mesures afin de s’engager en toute connaissance de cause sur de nouveaux territoires, même glissants.