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Introduction

Si l’affectivité est un objet « classique » de la psychologie, elle l’est moins en psychologie du travail, même si dans la dernière décennie on peut constater un intérêt avéré pour l’affectivité tant du côté de la clinique du travail (Clot, 2016, 2017; Lhuillier, 2006) que de la psychologie ergonomique (Cahour & Lancry 2011).

Notre méthodologie en clinique de l’activité (Clot, 2008) nous a amenée à en faire un objet de recherche a posteriori d’une intervention à visée de transformation du travail et de développement du pouvoir d’agir des professionnels (médecins du travail). En effet, l’un des résultats obtenus par l’intervention a été le constat d’une transformation des sentiments des professionnels relativement à l’exercice de leur métier (notamment des sentiments d’efficacité et d’utilité).

La méthode d’intervention utilisée comprend l’observation de l’activité ainsi que l’enregistrement filmé de séquences d’activité de travail (choisis avec les professionnels concernés) et de séquences de dialogues entre les professionnels et l’intervenante-chercheuse d’une part et entre les professionnels eux-mêmes d’autre part, et ce, relativement à leur activité de travail (Clot et al., 2000). Dès lors, nous avions en notre possession ce matériau pour l’étudier sous l’angle d’un repérage des traces de phénomènes affectifs afin de tenter de mieux les comprendre.

On peut décomposer le processus provoqué dans les interventions en clinique de l’activité (Poussin & Miossec, 2015). En tant qu’elle confronte le sujet à des problèmes d’activité, l’activité d’analyse réintroduit de la conflictualité dans les compromis plus ou moins satisfaisants auxquels les professionnels sont parvenus dans leur activité ordinaire. En tant qu’elle bouscule ces compromis, l’analyse de leur activité de travail ne manque pas de les affecter. Soyons claire : dans ce cadre d’intervention, il n’est pas proposé aux professionnels de décrire, de commenter ou de retrouver leurs affects, mais bien de renouveler à plusieurs reprises l’explication de leur activité. Expliquer revient à mobiliser des arguments. Par conséquent, la pensée « prend le dessus ». L’activité argumentative ne se résume pas à l’expression verbale d’arguments, elle est développementale et productrice de nouveaux buts (Miossec, 2011), elle permet d’imaginer « de nouveaux buts d’action sous l’incitation du sens personnel de l’action, c’est-à-dire du rapport psychologique que ce but entretient avec les mobiles de l’activité » (Fernandez, 2004, p. 149), mais aussi de la confrontation des points de vue sur ces buts, ces mobiles et leur rapport dans l’échange controversé avec les collègues. Cette confrontation s’avère le plus souvent être une « épreuve affective ». Autrement dit, tout en ne prenant pas pour objet les processus affectifs, cette manière d’intervenir est potentiellement productrice d’affects.

Nous reviendrons tout d’abord sur l’intervention de terrain dont sont issus les matériaux et la manière dont le problème s’est construit, à partir des distinctions entre affect, émotion et sentiment. Sera ensuite présenté un exemple d’une séquence d’intervention que nous proposons d’analyser de manière multimodale afin d’y repérer les mouvements affectifs. Pour ce faire, trois modalités ont été retenues – les regards, la voix, les mots – et pour chacune sera développée la manière proposée de l’étudier. Enfin, nous argumenterons en faveur de la recherche de moments clés à partir de cette analyse multimodale comme manière d’ethnographier les traces de l’affect afin de tenter d’en mieux cerner les processus de développement. L’analyse de la séquence prise en exemple servira d’illustration.

L’intervention, point de départ de la recherche

De 2009 à 2012, à la suite d’une étude qui portait sur le rôle des médecins du travail dans la prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS), nous avons conduit, en réponse à leur demande, une intervention portant sur les conditions de possibilité de développer le métier dans un contexte de dévalorisation et de mutation de celui-ci (Marichalar, 2010, 2011). Au cours de cette intervention, le choix a été fait de prendre pour objet d’analyse la partie jugée la plus intime et la moins usuellement discutée de leur activité, à savoir l’examen physique du salarié. La méthode choisie a été celle de l’autoconfrontation croisée. Ce dispositif d’intervention par la mise en place d’un cadre dialogique d’analyse de l’activité vise à provoquer le développement du pouvoir d’agir des professionnels sur eux-mêmes et sur leur milieu (Clot, 2008). Nos résultats d’intervention déjà présentés ailleurs (Poussin, 2014, 2015, 2016, 2017) montrent une transformation des sentiments des médecins. Ainsi, Laurence, l’un d’entre eux indiquait lors de la réunion de bilan :

On a le sentiment que tout le monde nous dénigre, tout le monde passe son temps à dire : « la médecine du travail, ça sert à rien, le médecin du travail c’est que les nuls qui vont là-dedans ». Enfin bref, on en entend de tout, qu’on n’est pas des vrais médecins, que ça sert à rien, etc. Et finalement, de se retrouver là[1] et d’avoir le sentiment que ce qu’on fait ça a du sens, c’est utile euh… Voilà c’est, c’est, ça redonne confiance, ça redonne de l’énergie pour continuer et c’est bien voilà (léger rire).

Chez elle, cela s’est accompagné d’une transformation de sa manière de faire son métier :

Moi, depuis qu’on a parlé de l’examen clinique, eh ben je me suis rendu compte qu’il m’arrivait – oh sacrilège! – qu’à certaines consultations je n’examine pas (rires de tous). C’était une chose inimaginable, euh… dans mon esprit, la consultation médicale c’est obligatoirement un examen médical. Même si c’était qu’un coup de stétho et la tension, mais fallait qu’il y ait un semblant d’examen […] il fallait quand même que je termine toujours par un petit quelque chose d’un examen médical. Et là maintenant, je suis arrivée à me détacher de ça, sans culpabilité, formidable! Et, et, encore hier eh ben je l’ai fait! (Rires de tous).

Au vu de ce résultat d’intervention, une meilleure compréhension du cheminement affectif opéré par cette professionnelle durant l’intervention menée a été recherchée à partir des distinctions entre affect, émotion et sentiment.

Les distinctions entre affect, émotion et sentiment

Nous inscrivant ici dans la conceptualisation maintenant bien établie en clinique de l’activité (Clot, 2013, 2015, 2016, 2017), nous définissons l’affect, en lien direct avec l’activité, comme un rapport entre le déjà vécu (traces sédimentées de l’activité réalisée qui se « stockent » dans le corps, dans la pensée) et le vivant (exposition dans l’activité au réel, à ses inattendus, à ses possibles). L’affect se « réalise » au moyen de deux instruments : l’émotion et le sentiment. Ces deux instruments permettent de rendre l’affect, pour reprendre les distinctions spinoziennes, « actif » et non « passif » (Bonnemain, 2015). Ce sont des entités psychophysiologiques éminemment sociales, l’une dirigée principalement vers l’action corporelle (l’émotion), l’autre vers l’action mentale (le sentiment). Mais ce n’est pas cette différence de direction qui doit être retenue comme distinction essentielle, car elle risquerait de réintroduire une forme de dualisme corps/esprit. La différence essentielle entre émotion et sentiment tient à leur lien à l’événement. L’émotion est reliée à lui de manière consubstantielle alors que le sentiment s’en détache et permet de le reprendre après coup. Cette différenciation exclut donc la manière courante de les distinguer faisant de l’émotion une entité physiologique et du sentiment une idée. Nous rejoignons ici l’approche théorique de Ribot (1896) pour qui le sentiment est un mouvement d’intellectualisation qui doit s’arrêter avant de se fixer dans une idée. Le sentiment, poussé par l’affect, va vers l’idéel, mais il ne doit pas se confondre avec celui-ci sous peine de perdre son rôle affectif. Les sentiments se distinguent des émotions parce qu’ils se détachent des circonstances particulières, de l’événement affectif. En cela, ils sont bien des « émotions du virtuel » (Malrieu, 1956, p. 104).

Il y a des genres d’émotions et de sentiments partagés, convenus, et donc disponibles dans un milieu donné. Il y a du disponible, du « stock », du déjà vécu dans le milieu et en chaque professionnel. Cette sédimentation est consécutive aux actions passées, à l’histoire traversée, aux expériences déjà vécues, personnellement et socialement. Mais émotion et sentiment sont ouverts à l’invention, au renouvellement dans l’activité. Le « stock » d’émotions et de sentiments disponibles peut dans l’activité s’avérer insuffisant, inapproprié, il a besoin d’être renouvelé pour continuer à jouer le rôle de moyens de vivre l’affect dans les situations où l’on se sent « dépassé ». Le développement de ces instruments de l’affect que sont l’émotion et le sentiment est donc crucial pour vivre l’affect. Ces instruments, dans l’activité du sujet et dans les affects éprouvés, se réactualisent, peuvent se revitaliser.

Les professionnels auprès desquels nous intervenons, en tant que psychologue du travail, ont plus ou moins la possibilité, ou la capacité, de donner un destin dynamique aux affects éprouvés dans leur activité et à ceux qui surgissent au cours de l’intervention. Cette possibilité ou cette capacité désigne le pouvoir d’être affecté (Poussin & Miossec, 2015). Dans nos interventions, il va donc s’agir de soutenir « la reconquête d’une palette subjective de possibilités souvent insoupçonnée, plasticité qui permet de voir autrement ce qui est réalisable dans le milieu professionnel » (Clot, 2008, p. 76).

Un exemple d’une séquence d’intervention

Nous avons cherché dans nos matériaux des moments qui semblaient porter la trace d’éprouvés affectifs afin de pouvoir les étudier et nous interroger sur leurs effets potentiels sur la transformation de sentiments.

L’extrait retenu (voir Encadré 1) se situe à soixante minutes d’une séance d’autoconfrontation croisée qui dure cent quarante-deux minutes. Sans pouvoir reprendre l’ensemble de la « séquence affective » qui dure environ sept minutes (Poussin, 2015), nous focalisons sur ce qui est identifié comme un moment clé de celle-ci.

Laurence (L) et Danielle (D)[2] sont deux médecins du travail, I est l’intervenante-chercheuse. Laurence est la médecin qui a indiqué à la fin de l’intervention avoir modifié sa manière de faire et se sentir plus efficace.

L’échange intervient alors que Danielle indique à sa collègue faire l’examen clinique différemment d’elle, en ayant supprimé un certain nombre de gestes qui pour Laurence sont au contraire réalisés comme des automatismes, de manière systématique (notamment le geste de percussion).

La construction d’une analyse multimodale de nos matériaux

Le propos est ici de chercher à étudier l’affectivité, et plus particulièrement le sentiment, et son développement, sa transformation. Or force nous a été de constater que les méthodes d’analyse des émotions (avec le Facial Action Coding System [FACS] en psychologie, par exemple, et les analyses sémiotiques ou acoustiques en linguistique) et celles de mesure des sentiments (les mesures du sentiment d’efficacité personnelle [SEP] et l’Échelle du sentiment d’appartenance [ESAS] ) n’ont pas été élaborées pour étudier l’affectivité en développement. Ce sont des outils utiles pour mesurer un vécu affectif à un instant t du temps, alors que nous cherchons à analyser plus précisément les moments de mouvements affectifs.

Nous avons donc cherché à construire une méthode d’analyse des matériaux permettant de relever des indices de l’affect, c’est-à-dire des moments de déstabilisation où quelque chose dans le comportement est « déréglé », désorganisé, inhabituel. Puis nous avons cherché à repérer si ces moments donnent lieu à des échanges portant sur les « contenus » des sentiments.

En visionnant les images de la séquence ci-dessus, nous pouvions constater des modifications dans les regards de Laurence et Danielle, des formes de déraillements dans les voix et des reprises de mots entre elles qu’il semblait intéressant de pouvoir analyser plus précisément. Une première reprise des matériaux a donc mené à retenir ces trois modalités pour servir notre objectif : le regard, la voix et les mots. Elles ont été examinées afin de définir les indices à retenir pour produire une méthode d’analyse de matériaux permettant d’étudier et d’attester d’un développement du sentiment et éclairer les modalités de ce développement.

Le regard : indice de changement d’activité et d’affectivité

Les travaux de Morel (2006, 2009, 2010) sont ici mobilisés : la chercheuse poursuit l’analyse de la fonction de régulation de l’échange, l’une des trois fonctions classiquement attribuées aux regards dans une situation d’interaction sociale et identifiées par Kendon (1967, les deux autres étant l’expression et le contrôle), en la reliant à ce qui se construit dans l’échange.

La théorie de la coénonciation qu’elle propose avec Danon-Boileau (Danon-Boileau & Morel, 1998) pose que lors de tout échange, il y a anticipation par la personne qui parle de la pensée et des réactions de la personne qui écoute, chaque locuteur attribuant à l’autre un ensemble de représentations, de connaissances en lien avec un univers de référence commun.

Pour elle, il y a des variations dans la position coénonciative (c’est-à-dire dans la manière dont chacun anticipe les réactions possibles de l’écouteur en fonction de ce qu’il sait partager avec lui) qui sont repérables par les variations de la mélodie et les changements d’orientation du regard.

Morel (2006) distingue alors trois positions possibles pour le parleur : en côte à côte, en face à face et en rupture, et fait un lien entre le regard et la position adoptée, recherchée dans l’échange. On peut donc considérer que dans l’activité dialogique menée par les professionnels en situation d’analyse de leur activité, les changements de « positions » repérables peuvent être regardés comme des changements dans l’activité. Dans notre conceptualisation, l’activité est toujours triplement dirigée : vers soi, vers l’objet et vers le destinataire (Clot, 1999, 2008). Dans les changements de « positions », ce sont des changements de destinataires ou de rapport à l’objet qui se révèlent. Ainsi, la position qualifiée par Morel (2009) d’« en repli » correspond selon nous à une position où celui qui parle se prend lui-même comme objet, se détournant momentanément de l’autre. Psychologiquement, il n’est pas en repli, mais il développe un travail sur lui-même, il cherche à agir sur lui-même, en se prenant comme objet de l’action et en marquant par le regard un adressage différent. Il peut alors servir d’indice d’un point de « passage », de « suture » entre affect et pensée.

Les éléments d’analyse du regard retenus pour l’analyse de nos matériaux

À partir de là, la prise en compte des regards échangés entre les professionnels lors des séances d’analyse de leur activité peut servir d’indices pour repérer les changements de « régime affectif ». Ces changements de direction des regards sont des moments particuliers que l’on peut considérer comme des indices de changement d’intensité, indices de ce que les protagonistes de l’échange vivent dans celui-ci, cherchent à faire de ce qu’ils vivent, de leurs actions et réactions.

Les principales régularités constatées par Morel (2010) et Bouvet et Morel (2002) sont que le regard du parleur revient vers l’écouteur sur la dernière syllabe du paragraphe et que le regard du parleur quitte l’écouteur pendant le développement de son propos. Il semble donc nécessaire de repérer la fréquence et le moment des regards vers l’écouteur et en position d’écouteur. D’une part est reprise l’idée que toute configuration atypique marque « un moment de perturbation et de flou dans la gestion de la coénonciation et de la colocution » (Bouvet & Morel, 2002, p. 117) et que ce flou, cette perturbation, est l’indice possible d’un affect. D’autre part, les regards qui « décrochent » (mouvements du regard vers le haut ou vers le bas) signalent l’entrée dans une nouvelle activité de pensée.

Il s’agit donc de repérer principalement :

  • les moments où les regards présentent un caractère inattendu;

  • les moments de « décrochage » du regard, de « repli sur soi ».

Il importe également de repérer les regards réciproques. En effet, leur fréquence ou leur absence sont des indices de la capacité des professionnels à soutenir leur point de vue tout en « supportant » celui de l’autre, le regard mutuel étant pris comme un moment intense tout à la fois égo et allocentré (Berthoz, 2008).

Voix et affectivité

En psychologie, on a depuis longtemps fait un lien entre émotion et voix. Ainsi, pour Dumas (1948), les émotions produisent des variations du rythme de la parole notamment parce qu’elles produisent des variations de la respiration.

Au-delà de la respiration, différents paramètres de la voix sont en permanente interaction.

Pour Léon (1976), l’identification des émotions est multiparamétrique et un seul élément peut changer totalement une interprétation de la part des juges[3] (un soupir ou un pleur dans une séquence jugée comme neutre suffit à la faire juger comme triste)

Grosjean, 1991, p. 93

Une difficulté majeure est repérée par Grosjean :

[…] en ce qui concerne la description des signes vocaux, il y a pléthore de typologies, de vocabulaire sans que les auteurs puissent se mettre d’accord sur la définition des termes comme l’intonation et l’accentuation qu’ils utilisent en permanence

Grosjean, 1991, p. 120

Néanmoins, un accord se fait dans la littérature (en psychologie et en linguistique) autour de l’idée que l’intonation est centrale lorsque l’on cherche à repérer l’émotion dans la voix.

L’importance de l’intonation a été repérée depuis longtemps. Vygotski rapporte la scène empruntée à Dostoievski d’un échange entre ouvriers qui réussissent à mener une conversation et à se comprendre en employant un seul et même mot utilisé avec une tonalité à chaque fois distincte leur permettant de dire au moins six choses différentes avec des contenus émotionnels comme la colère, l’indignation, la joie… (Vygotski, 1934/1997). Bakhtine indique que l’intonation à l’intérieur du genre de discours est ce qui permet de nuancer le propos et de préciser son « dessein discursif », ce que l’individu tente de porter dans l’utilisation contrainte des genres de discours :

Le vouloir-dire doit se limiter au choix d’un genre donné et seules de légères nuances dans l’expression intonatoire (on peut prendre un ton plus déférent, plus froid ou bien plus chaleureux, introduire une intonation de plaisir, etc.) peuvent exprimer l’individualité du locuteur (l’aspect émotionnel de son dessein discursif)

1984, p. 186

Grosjean précise que la mise en voix est « la forme obligée de la mise en mot », qu’elle est la « forme de l’intention, synthèse sonore de la disposition corporelle par rapport à autrui, […] forme dans laquelle va venir se mouler le contenu verbal/substance » (1991, p. 306). Elle postule alors que l’affect lui-même vient ainsi « se mouler » dans la production vocale.

Le lien entre intonation et affectivité semble attesté, mais un problème est signalé par Grosjean : l’intonation est un phénomène tellement complexe (variation temporelle de la hauteur, variations d’intensité liées aux accentuations…) qu’au final dans la plupart des études il est réduit (pour pouvoir être analysé) à un seul élément : la variation de la fréquence fondamentale (F0).

Contre cette simplification, la chercheuse propose notamment de se focaliser sur des phénomènes d’intonation particuliers, par exemple ce qu’elle répertorie, en reprenant les classifications du geste de Cosnier, de marque d’intonation assimilable à un « doigt pointé » (Cosnier, 2003, p. 291), comparable au geste déictique, « doigts pointés vers le discours », que sont les variations de hauteur, signalant ce que le locuteur estime nouveau ou important pour l’auditeur, mais aussi marquant « les mots qui représentent les fondements du conflit, les références, l’arrière-plan du discours […] mais aussi sur les points qui fondent le conflit actuel » (Cosnier, 2003, p. 291). De même, Behague (2007) reprend (notamment à Léon) la notion de « focus intonatif » (p. 138), considéré comme une forme d’écart au patron mélodique et marquant l’acuité d’un sentiment, d’une émotion.

Grosjean (1991), outre l’intonation, s’intéresse au rythme et au timbre parce qu’elle cherche – et réussit – à démontrer l’existence de musiques de situation (notamment dans le travail des sages-femmes). Concernant la question du rythme, elle identifie trois variables principales que sont la vitesse d’articulation, le nombre de pauses et la longueur de la pause, et trois variables secondaires : les pauses sonores, les répétitions et les faux départs. Elle s’intéresse de très près à la structure temporelle de la voix et note que « [p]our Erickson et Schultz les malaises se manifestent en général par un désordre rythmique de l’interaction (faux départ, hésitation, chevauchements, silences) » (p. 114).

Les éléments d’analyse de la voix retenus pour l’analyse de nos matériaux

Reprenant à Grosjean l’idée que « la voix semble souffrir d’un “trop plein” : “trop plein” de fonctions, de significations, “trop plein” d’évidence, “trop plein” de qualificatifs […] » (1991, p. 120), une question technique s’est alors posée : faut-il analyser nos matériaux auditivement ou acoustiquement? Faut-il nous baser sur nos impressions auditives ou utiliser des logiciels d’analyse du son?

L’intérêt étant porté sur ce qui se joue dans les échanges entre les professionnels, il paraît important de s’en tenir à la perception auditive qui ne fonctionne pas comme « un analyseur de fréquence, mais comme un intégrateur de l’ordre harmonique instantané (un ordre spatial) et de l’ordre temporel des successions » (Grosjean, 1991, p. 51).

Nous avons cherché à repérer dans nos matériaux ce qui, au niveau vocal, est perceptible du trouble, de l’ébranlement des professionnels dans l’échange, en nous intéressant aux diverses formes de « déraillements de la voix » (Dumont, 2007).

Ont été retenus pour l’analyse :

  • les prises de respiration audibles ou visibles (avec les modifications de la posture pouvant y être associées);

  • les accentuations, les écarts au patron mélodique perceptibles à l’oreille, les « fausses notes »;

  • les silences ou pauses sonores;

  • les rires;

  • les répétitions, les faux départs.

Notons pour finir l’importance de prendre en compte la prosodie de la parole comme un phénomène multimodal. C’est pourquoi, sans faire une analyse systématique de la production de gestes des professionnels lors de nos séquences d’analyse de l’activité, il a paru intéressant de relever ceux-ci s’ils apparaissaient particulièrement reliés aux phénomènes repérés dans la voix. Ce faisant, nous cherchons bien à aborder nos matériaux comme des « totextes » c’est-à-dire associant le texte (le verbal) et le cotexte (le gestuel et le vocal) (Cosnier, 2003; Simonet & Caroly, 2020).

Désorganisation de la production verbale : l’activité dialogique affectée

Nous allons maintenant nous intéresser au « texte » en cherchant comment repérer des indices de désorganisation du dire, soit des moments où les professionnels montrent des signes de décontenancement se traduisant sur le plan verbal.

Pour cela, il est utile d’emprunter à Vion les concepts de modulation, d’instabilité énonciative et de discontinuité discursive qui sont posés comme des « marques de subjectivité inscrites dans les discours [constituant] des traces linguistiques de ce qui se joue au niveau émotionnel » (2002, p. 153).

Le concept de modulation permet de dire quelque chose de la distance que le sujet entretient avec son discours et il pourrait, selon l’auteur, « permettre de fédérer tout un ensemble de phénomènes touchant aux pulsations intimes du discours, par lesquelles les acteurs gèrent interactivement leur investissement subjectif au niveau de la relation interpersonnelle » (Vion, 2001, p. 228). Il décrit alors certains de ces phénomènes :

Parmi les marques de distanciation, nous trouvons des « atténuateurs » ou « correcteurs ponctuels de distance » comme « un peu », « petit », « assez », « quand même », mais également des commentaires sur le dit ou le dire ainsi que des reformulations qui manifestent une certaine distance aux discours

Vion, 2002, p.157

Pour Vion, cette distance est un indicateur du contrôle, d’une « gestion mieux coordonnée des affects » (2002, p. 157).

Dans la modulation, on trouve également les phénomènes d’humour, les mises en scène énonciatives, telles que l’effacement énonciatif (discours qui se veut impersonnel) ou l’unité énonciative (discours où l’on prétend parler d’une seule voix).

Enfin, pour Vion (2002), « le “fil du discours” ressemblerait plus à une ligne sans cesse brisée qu’à un développement linéaire par complétion dans la continuité » (p. 157) parce que les sujets se déplacent en permanence « vis-à-vis de leur production » (p. 157) et en raison « de la diversité des activités dans lesquelles ils se trouvent engagés » (p. 157). Des marques de cette discontinuité se trouvent dans le discours. Ainsi, « autour de ces “points de brisure” se rencontrent assez souvent des particules de discours comme “bon”, “bien”, “enfin”, “mais bon”, “donc”, “non mais”, qui peuvent être accompagnées de signaux paraverbaux et non verbaux afin de souligner ces décrochages » (Vion, 2002, p. 157). Vion y voit des signes de mouvements d’expression ou de répression de la subjectivité.

Les éléments d’analyse des mots retenus pour l’analyse de nos matériaux

Les éléments d’analyse des mots retenus ont une double fonction : informer sur l’éprouvé d’un affect et informer sur le passage ouvert vers une nouvelle activité de pensée. Il s’agit donc de relever :

  • les marques de modalisation et modulation (les mises à distance du dire, la position en surplomb);

  • les marques de la discontinuité discursive.

Le repérage de moments clés

Nous choisissons de considérer qu’au moins deux des trois modalités (regard, voix et mots) doivent porter des marques d’ébranlement pour pouvoir considérer être en présence d’un affect. Les moments durant lesquels on trouve ces indices qui amènent à postuler l’éprouvé d’un affect sont appelés des moments clés. Nous poursuivons alors l’analyse des échanges qui suivent ces moments clés afin d’y repérer les développements des objets de discours et de signification des termes utilisés dans le dialogue. En effet, compte tenu de la définition du sentiment retenue (« émotion du virtuel »), tournée vers l’activité mentale, nous cherchons là si l’affect dont des indices ont été trouvés amène un développement de la pensée.

C’est pourquoi l’attention doit se porter tout particulièrement sur les points de contact, de brisure, de heurts avec les mots d’autrui, de reprise de ses mots. Par la reprise, l’usage déplacé, renouvelé des mots d’autrui, leur altération partielle, leur intonation différente, s’ouvre une possibilité de mettre au travail avec l’autre pour l’autre et pour soi la signification des mots, le « rapport de valeur que le locuteur instaure à l’égard de l’énoncé » (Bakhtine, 1984, p. 298).

Sitri (2003) s’intéresse aux reprises comme moyens d’accéder au développement des objets de discours; nous y ajoutons la distinction apportée par Clot (2008) entre objet de discours et objet de débat. En effet, les échanges entre les professionnels peuvent s’analyser en s’intéressant à ce qui est dit, l’objet d’échange auquel ils s’attellent, ce à quoi ils sont « occupés », mais si l’on y regarde de plus près, bien souvent affleurent des préoccupations dans ces échanges qui révèlent un autre objet que celui explicitement mis au travail entre les professionnels. Clot (2008) donne l’exemple de l’échange lors d’une séquence en autoconfrontation croisée entre deux conducteurs de train : l’objet du discours est la manière de freiner, mais l’objet du débat est le confort des passagers. Celui-ci n’est repérable que dans un geste mimé par l’un des conducteurs en début de séquence et dans un des derniers tours de parole de celle-ci. Pourtant, dans l’analyse que Clot fait de cette séquence, il montre comment cet objet du débat nourrit le développement de l’objet de discours en le « colorant » différemment, en faisant jouer un autre point de vue.

Nous posons que c’est dans le rapport entre l’objet de discours et l’objet de débat que se joue et se rejoue l’affectivité. Les préoccupations qui sous-tendent les objets de débat ne ressortent pas intactes de l’échange et du développement de l’objet de discours. Plus particulièrement, par le passage qui s’ouvre là entre le processus affectif et le processus de pensée, c’est au développement potentiel du sentiment que nous avons affaire.

Enfin, chaque séquence d’autoconfrontation croisée analysée est replacée dans l’histoire de l’intervention. Ces éléments de l’histoire de l’intervention éclairent le sens de l’échange en autoconfrontation croisée. Mais ils contribuent aussi à l’appréhension du développement du sentiment. En effet, le sentiment est détaché de l’événement, il se forme, se déforme ou se reforme forcément dans un temps long, il ne peut donc être étudié sans prendre en compte ces éléments d’histoire.

Analyse multimodale de la séquence d’intervention

L’analyse multimodale participe à l’élargissement du périmètre classique d’analyse des échanges en autoconfrontation croisée constitué des seuls verbatim.

L’Encadré 2 montre le code de transcription établi sur la base des indices retenus et développés ci-dessus et l’Encadré 3 présente l’analyse multimodale de l’extrait du verbatim déjà exposé à l’encadré 1. Cette analyse permet de regarder la séquence différemment. Reprenons ici sa description, outillée cette fois de l’analyse des indices repérés.

Danielle, poussée par l’intervenante à développer ses arguments, explique les raisons qui l’ont amenée à ne plus pratiquer le geste de percussion. Laurence, en position d’écouteuse, regarde en continu sa collègue sauf au moment où, presque dans un souffle, elle dit, pour elle-même (après avoir entendu l’argument de la contrainte de temps) : « c’est vrai » (5).

L’intervenante revient vers Laurence en reprenant à Danielle sa qualification du geste de « barbant ». La réponse de Laurence (16) est ponctuée de nombreux silences, de pauses sonores et de « euh ». Laurence introduit alors le terme difficile. Et progressivement, l’objet de discours de Danielle devient le sien et se matérialise lorsqu’elle se redresse et dit : « D a un petit peu raison » (20), la modulation « un petit peu » rendant à la fois possible de le dire et de commencer à l’éprouver. Elle poursuit : « il faut circonscrire ». À ce moment-là, Laurence montre qu’elle a entendu les arguments de sa collègue sur les contraintes de temps, de choix à faire et qu’elle commence à faire quelque chose des arguments. Le terme circonscrire est une reprise d’un terme énoncé précédemment par sa collègue (le terme élaguer). C’est une reprise de type « paraphrase sémantique » (Sitri, 2003, p. 54). Laurence insiste sur « l’examEN MÉdical » et sur « l’exaMEN CLInique », ce qui est une manière d’élargir le débat au-delà de la percussion. Elle se replonge alors (son regard repart vers le bas) dans ses débuts de médecin (lorsqu’elle était interne, lors de sa formation) puis elle tente de poursuivre l’idée (« il faut circonscrire ») et prononce avec difficulté cette phrase (0) : « et c’est vrai qu’il faut aller rechercher iiii il faut il faut faire ce qu’on recherche hein euh » (avec un coup d’oeil à Danielle sur le « c’est vrai »). Les marques de discontinuité sont nombreuses dans cette phrase qui semble à la fois s’emballer et vaciller. La compréhension en est difficile. La manière de parler de Laurence, si on la compare à celle des autres heures d’enregistrement, est inhabituelle. Celle-ci semble décontenancée et en perd ses mots au moment où elle tente de reprendre à son compte l’argument de sa collègue, comme si un conflit de buts s’installait alors en elle (faire la percussion en systématique versus il faut circonscrire), conflit qui s’alimente, pour reprendre les distinctions proposées par Léontiev (1975/1984) au conflit entre le ou les buts et les mobiles (faire de la médecine du travail/être un vrai médecin). Une autre reprise atteste du mouvement opéré par Laurence : « sinon sincèrement, euh, c’est vrai que je passe », prononcé par Danielle (4), est repris par Laurence : « sinon on y passe trop de temps » (20). Cette fois, les mots repris marquent un déplacement sémantique, il ne s’agit plus de passer au sens de « décider de ne pas faire », mais plutôt celui de « prendre la mesure du temps passé et perdu à faire cela »; il ne s’agit plus de couper les parties inutiles de l’action, mais de cadrer celle-ci différemment dans le temps.

Reprenons maintenant quelques éléments de l’histoire de Laurence dans l’intervention. Dans les premières phases d’analyse de l’activité, Laurence avait pris comme objet la partie du métier relative aux actions en entreprise qu’elle considère comme la plus difficile et où elle se sent fréquemment peu efficace. Concernant son activité au cabinet, elle a toujours soutenu l’importance pour elle de réaliser un examen médical le plus complet possible, ce qui est loin d’être la manière de faire la plus fréquente en médecine du travail (Jégou, 2007). Au moment de l’intervention où le collectif d’analyse a discuté de la possibilité de focaliser ses analyses sur cette partie de leur activité, elle n’y était au départ pas favorable, cette partie ne présentant pas pour elle de difficultés particulières, étant la plus routinière, la moins sujette à surprise. Elle s’est laissé convaincre par ses collègues et l’intervenante de l’intérêt qu’il pouvait y avoir à s’y intéresser au motif que c’est le coeur du métier. Lors de l’autoconfrontation simple[5], elle avait vécu un moment particulier alors qu’elle cherchait à expliquer à l’intervenante certains gestes réalisés lors de l’examen, notamment celui de percussion[6] de l’abdomen. Elle avait en quelque sorte perdu celui-ci, incapable de se souvenir alors comment elle le réalisait. On peut faire l’hypothèse qu’elle souhaitait échanger avec sa collègue sur ce geste et la manière de le réaliser lors de l’autoconfrontation croisée. Mais sa collègue « déroute » l’échange en indiquant ne plus réaliser de percussion, geste qu’elle qualifie de « barbant » et qui n’apporte rien de « fondamental » dans leur activité. Danielle, disant cela, indique qu’elle n’est pas disponible pour échanger avec Laurence sur la manière de réaliser ce geste. Laurence tente alors de déployer une argumentation à la réalisation de ce geste de percussion en médecine du travail, en s’en tenant à la description du but prescrit et à la difficulté technique à le réaliser.

La suite de l’échange d’arguments entre ces deux professionnelles a montré que Laurence réussit à faire quelque chose de l’affect éprouvé. L’examen physique et plus particulièrement ce geste de percussion, jusqu’alors automatisé, incorporé, auquel elle ne réfléchissait plus redevient objet de réflexion. L’échange avec sa collègue l’oblige à chercher des arguments alors même que la « perte » (de mémoire) de ce geste marquait déjà une prise de distance avec celui-ci. À partir de là, il devient possible pour elle de débusquer d’éventuels buts fictifs derrière ce « semblant d’examen », pour reprendre la formulation de Laurence lors du bilan.

Pour Laurence, si l’on reprend ce qu’elle énonce dans la réunion de bilan (qui a au lieu sept mois après l’échange avec Danielle), le sentiment d’être plus efficace est associé à un renoncement, dans certains cas, à certaines actions (l’examen en systématique) dont l’efficacité a été réévaluée grâce à l’« épreuve affective » traversée avec sa collègue en autoconfrontation croisée. Avoir vécu et traversé cette « épreuve » ensemble lui permet de se détacher du « déjà fait » (l’examen en systématique) « sans culpabilité ». Laurence, par le travail d’argumentation auquel la pousse le dispositif, a pu revenir sur les buts qu’elle poursuit et les mobiles qui l’animent et le rapport vivant entre les deux. Elle a pu en arriver à imaginer ce qui jusqu’alors était « inimaginable », de l’ordre du « sacrilège », et a pu s’y essayer. Il lui a permis la prise de conscience du développement possible de l’action, action dont elle a pu alors se sentir auteure, d’où son sentiment « revivifié » évoqué lors de la réunion de bilan. Il devient possible pour elle d’avoir le sentiment d’être une médecin du travail efficace tout en n’étant plus « orthodoxe ». Le vécu devient un moyen de vivre autre chose, le tout dans la joie rapportée dans le collectif et partagée avec lui. Le résultat de ce processus est à rapprocher de ce que Vygotski décrit :

Ce sentiment apparaît brusquement et élève l’individu à un plus haut niveau d’activité. Lors de fortes émotions, l’excitation et le sentiment de force fusionnent, libérant par là même une énergie mise en réserve et ignorée jusque-là, et faisant prendre conscience de sensations inoubliables de victoire possible

1933/1998, p. 103

Conclusion

De la façon dont nous avons pu procéder, l’analyse multimodale des matériaux a permis de trouver des indices de l’affect dans trois registres différents (Poussin, 2014) : celui des regards, celui de la voix et celui des mots. Nous avons choisi de distinguer des moments clés, définis comme des moments où l’activité d’un professionnel se désorganisait dans au moins deux des trois registres analysés. Ces moments clés sont des moments où un affect se produit. Nous avons ensuite analysé les échanges qui ont suivi ces affects afin de vérifier s’ils ont ouvert à une activité renouvelée de pensée, en cherchant alors des indices de développement de la signification des mots et des objets de discours.

Au-delà de l’exemple détaillé ici, il a été montré à partir de trois cas analysés avec cette méthode (Poussin, 2014) que la transformation des sentiments était liée à l’éprouvé d’un affect, avec des effets sur l’activité de pensée (Poussin, 2015, 2016). Certains des sentiments initiaux des professionnels étaient négatifs, au sens où ils étaient rattachés à des formes de passivité, de ressassement, de repli dans des habitudes dévitalisées. Ils étaient le signe que les professionnels ne parvenaient plus, parfois, à faire de leurs expériences un moyen pour en vivre d’autres (Vygotski, 1925/2005). Ces expériences vécues étaient en quelque sorte moribondes.

L’éprouvé d’affects dans le cadre d’interventions en clinique de l’activité, à partir du moment où l’intervenant agit non pas pour contenir ou réduire les affects, mais pour les « cultiver », permet aux professionnels de revenir sur cette passivité et de reprendre ces sentiments (Poussin, 2017).

L’engagement dans l’intervention a affecté les professionnels. Ces affects peuvent être vus comme des moments de décontenancement qui ont amené à échanger des arguments sur l’utilité et l’efficacité de leurs actions. Ainsi ont pu être repris et reconsidés les buts poursuivis et les mobiles sous-jacents à l’activité habituelle, les rapports entre ces buts et ces mobiles (Léontiev, 1975/1984) et les moyens à mettre en oeuvre pour agir. L’activité dialogique dans le cadre de l’intervention a contribué à l’enrichissement des significations (notamment de l’utilité et de l’efficacité) et au développement des objets de débat. L’analyse individuelle et collective de leur activité s’est avérée un moyen pour renouveler leurs sentiments.

Notre recherche et la méthodologie d’analyse élaborée plaident pour la nécessité de « prendre » les affects « sur le vif » afin de pouvoir les étudier. Rappelons que notre méthodologie d’intervention ne poursuit pas l’objectif de produire des affects, mais celui de développer le pouvoir d’agir des travailleurs; pour autant l’intervenante-chercheuse sait que son dispositif d’intervention est potentiellement producteur d’affects, par les effets de déstabilisation provoqués par l’analyse de l’activité. La constitution de traces de l’intervention offre la possibilité de développer un regard outillé sur celles-ci, une ethnographie des traces de l’affect, c’est-à-dire un outillage pour mieux « observer, écouter » et « être avec » (Weber, 1989/2009, p. 25 et 27), dont une première esquisse a été ici proposée.