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Introduction

Une ethnographie visant à saisir l’expérience sensible du citadin à travers des choses perçues, remarquées et senties dans le cours ordinaire de l’usage de la ville a été développée. L’idée était d’appréhender la ville à travers la description de lieux, de situations et de moments pour la caractériser et en découvrir les spécificités. Faire l’expérience des lieux d’une ville, c’est d’abord éprouver des situations, des phénomènes perceptibles, visibles et sensibles. Les multiples interactions et perceptions quotidiennes finissent par donner une teneur particulière à cette expérience. Des quantités d’observations ont été consignées dans un journal de terrain en faisant l’hypothèse que leur analyse donnerait accès aux qualités d’ambiance et d’urbanité de la ville.

L’urbanité est appréhendée selon un rapport de densité et de diversité urbaines par les géographes Lévy et Lussault (2013). Selon Pichon (2009), l’urbanité ménage des possibilités d’habitabilité, de mobilité et de citoyenneté. Pour Joseph (1998b), l’urbanité est produite aussi bien par les habitants dans leurs interactions mutuelles que par les « scénographes » constructeurs d’espaces. Les personnes attribuent communément des qualités aux villes à travers leurs ressentis et leurs éprouvés affectifs. L’expérience ordinaire des espaces publics consiste à passer, à traverser, parfois à « se poser » ou à franchir des frontières et des territoires urbains. La qualifier de « sensible », c’est dire qu’elle se démarque des savoirs traditionnels de l’urbain (géographie, sociodémographie, histoire, urbanisme) et qu’elle relève d’un registre d’intelligibilité plus proche de l’expérience. L’interrogation de l’expérience sensible urbaine a longtemps été l’apanage de la littérature[1], à quelques exceptions près (Simmel, 2013). La phénoménologie a aussi largement contribué à remettre le sensible sur le métier de la recherche philosophique :

Être-au-monde signifie avant toute chose être dans le sensible : s’y déplacer, le faire et le défaire sans interruption […] Le soin de soi et le soin du monde […] se ramènent à une activité ininterrompue de production de réalités sensibles

Coccia, 2018, p. 11

L’approche sensible des espaces urbains en sociologie n’est cependant pas un thème de recherche nouveau. Émergeant essentiellement dans les années soixante-dix, elle a eu une double visée critique : critique des conceptions fonctionnalistes de la ville d’une part et critique des approches marxistes réduisant la ville à l’action de pouvoirs d’autre part (Le Breton, 2012). Dans ses enquêtes sur Toulouse, Ledrut (1973) découvrait que les habitants qualifiaient les espaces urbains selon un critère de « tonalité vitale » ou d’existence. Sansot (1973) dressait l’inventaire de figures de l’expérience urbaine en faisant une large part au vécu personnel. Médam (1979) a réalisé quant à lui des portraits de villes à travers de fines observations et descriptions au croisement de la sociologie et de la littérature. Ces travaux se sont différenciés de leurs contemporains par une attention portée sur la perception, les détails de la vie ordinaire et la matérialité des espaces urbains.

Les travaux plus récents menés au laboratoire Cresson abordent les ambiances urbaines et architecturales, notamment à partir de la marche (Augoyard, 1979; Thomas, 2005). Ils s’articulent à des enjeux de conception d’espace. Au coeur de ces recherches, l’expérience sensible y est abordée par des méthodes et outils variés de types ethnographiques, écologiques, acoustiques, visuels, etc. (Augoyard, 1998; Thibaud, 2015). Le travail mené par Pichon et al. (2014) sur les espaces publics à Saint-Étienne appréhende l’expérience citadine avec des outils d’enquête multiples (observations, entretiens, photographies, captations vidéo, plans, dessins, cartes mentales). Ces contenus sont agrégés sous la forme d’un « atlas » rendant compte de la ville dans sa diversité et sa singularité.

Ma thèse de doctorat s’inscrit dans cette filiation. Elle se base sur une enquête de terrain portant sur la ville de Saint-Étienne. Cette ville moyenne « post industrielle » est souvent qualifiée de populaire[2]. Elle a accueilli et continue d’accueillir les vagues migratoires successives. Elle a subi la désindustrialisation et la décroissance, sa population étant passée de 220 000 en 1968 à 170 000 aujourd’hui. Je suis natif de cette ville et j’y ai habité jusqu’à ma majorité. Je suis revenu m’y installer récemment pour mener cette recherche. Dans ma démarche d’enquête, le terrain n’était pas spatialement délimité au départ. Je suis parti de l’espace central de la ville et progressivement le terrain s’est agrandi au fur et à mesure des marches et des déambulations. La plupart des grands types d’espaces publics y sont abordés : places, rues, boulevards, parvis, passages, chemins.

L’ethnographie de l’urbanité que je cherche à développer mobilise une approche microsociologique[3] et la déambulation urbaine. Celle-ci est « une aventure qui […] fait avoir, par esquisses ou par éclats, des expériences. Elle […] donne des prises sensibles et pratiques dans des paysages, plus qu’elle n’actionne la mécanique de l’entendement » (Cefaï, 2007, p. 4). Dans la lignée des travaux d’Isaac Joseph, ce que j’appelle une ethnographie de l’urbanité correspondrait au programme suivant :

L’étude de la ville comme bien commun […] met en oeuvre une enquête sur les paysages urbains […] qui recoupe une phénoménologie des lieux sensibles, dans leur plénitude visuelle, sonore et motrice. Elle explore une scénographie des arrangements spatiaux, des seuils territoriaux, des points de saillance perceptive […] Elle engage aussi une […] écologie des équipements en objets, des prises et des obstacles, qui façonnent une visibilité et une maniabilité des lieux. Elle développe une pragmatique des usages, des rituels de rencontre et d’évitement, de rassemblement et de mobilisation […] [et] mène enfin [à] une ethnographie des processus de communication et [de] coopération des habitants […]

Cefaï, 2007, pp. 25-26

Cet article vise à proposer une réflexion méthodologique autour de la réalisation d’une ethnographie de l’urbanité, ou d’une ethnographie des espaces publics au prisme du sensible. Je me penche sur ma posture de recherche, ma démarche et les méthodes et outils d’enquête employés. Dans un premier temps, je m’interroge sur ma propre expérience de la marche et sa capacité à appréhender des formes du sensible, des ambiances et des situations d’interaction. Pour cela, j’ai dû être attentif à certaines scènes surgissant dans mon quotidien. J’ai aussi marché accompagné d’enquêtés afin de collecter les récits de leur expérience. Dans un deuxième temps, j’examine la captation du sensible par les images. Je rends compte du classement d’un corpus photographique qui a fait émerger des catégories et typologies du sensible dans cette ville. Des marches filmées et des plans fixes ont également rendu visibles des transitions d’ambiance et des formes de micro-interactions. Enfin, j’aborde la dimension micropolitique de l’espace public à travers la question de ses différentes perspectives et de ses formes de conflictualité.

Passer, déambuler, marcher pour explorer les formes du sensible

L’exploration du terrain a d’abord été conduite à travers des déambulations dans la ville. Ces marches ont pris différentes formes. La première consiste à déambuler seul et à décrire des occurrences perçues lors de différents trajets. La deuxième consiste à identifier des interactions récurrentes lors de mes déplacements quotidiens. La troisième consiste à conduire des entretiens en marchant accompagné de personnes enquêtées.

Marches à la première personne[4] : l’expérience, ses troubles et ses formes

Lors d’une enquête ethnographique, « l’enquêteur se met en demeure de comprendre, d’observer et de décrire des opérations de définition et de maîtrise de situations […] » (Céfaï, 2001, p. 46). Pour ce faire, la description des contenus d’expérience du chercheur comporte un intérêt. Watson (1995) produit une connaissance sociologique sur les manières de se rendre visible dans l’espace public en analysant sa propre « angoisse dans la 42e rue ». Il semble que Goffman (1973b, 2013) se base sur son expérience lorsqu’il décrit les conduites d’« inattention civile » ou celles des « unités véhiculaires ». La ville se prête à une connaissance par l’expérience, du fait de la complexité et de la fugacité des échanges qui s’y développent. Les premiers penseurs de l’expérience métropolitaine, au tournant du XXe siècle, l’appréhendaient d’ailleurs sous la forme d’un choc (Füzesséry & Simay, 2008). Ainsi, j’ai commencé par arpenter l’espace de la ville pour en (re)prendre connaissance. Je saisissais des scènes ordinaires de la vie urbaine : des impressions agréables au travers de petits signes de connivences échangés (regards, signes de tête, salutations), des impressions tendues lors de croisements avec certaines personnes (regards lourds, attitudes de défi), un sentiment d’étrangeté face à la faible densité humaine des situations pourtant urbaines, des sensations heureuses en des lieux tranquilles ou désagréables en des lieux dégradés, des trouvailles (vue soudaine, bâtiment intéressant, ambiance d’un lieu). Mes intérêts se construisaient à même les situations. Sans que je m’en rende vraiment compte, mon expérience est devenue la mesure de mes observations. Je relevais des scènes qui choquaient ou confortaient mon expérience, et les troubles que j’éprouvais en tant que chercheur sont devenus des éléments de l’enquête. Inspiré par Dewey (2005) pour qui l’expérience est tendue dans la réalisation d’un accomplissement d’ordre « esthétique », je m’interrogeais sur les « affections de la marche », à savoir « la façon dont les parcours sont affectés, c’est-à-dire sensibles aux contingences [des lieux] en même temps que chargés de valeurs émotionnelles » (Thibaud, 2015, p. 127).

En identifiant par le canal du corps des continuités et des ruptures de « surfaces » (Gibson, 2014), il est possible d’appréhender une certaine « forme » de la ville. L’opération consiste à mettre en oeuvre une focalisation diffuse de l’attention (ou attention flottante) dont le flâneur est une sorte d’expert. C’est un peu comme faire l’expérience d’un plan-séquence en travelling sans caméra, en maintenant une directivité de l’orientation visuelle ou sensible. S’esquissent ainsi des ensembles cohérents et des régularités à grands traits dans la ville, constitués à différentes échelles (paysage, urbanisme, architecture, matériaux, motifs décoratifs). On peut sentir les articulations et les transitions d’espaces et de volumes, leurs caractères fluides, harmonieux, rythmés, ou heurtés, dissonants. Des éléments (par exemple un objet en saillie ou en retrait, des détails comme des obstacles placés sur le trottoir, des aspérités au sol) indiquent des ruptures par rapport à un « plan[5] » structurant le cours de l’action et du mouvement. Cela se répercute sur le regard qui doit dans ce cas faire l’aller-retour entre différents objets de focalisation. Ce que l’on saisit dans les affections de la marche, ce sont en même temps les caractéristiques d’un espace pratiqué, et la teneur sensible d’une pratique qui nous informe d’une ambiance[6]. La marche appréhende ainsi des degrés et des motifs d’accessibilité variés (Thomas, 2005).

À Saint-Étienne, la recherche d’une forme urbaine régulière a la plupart du temps été infructueuse. Cette ville-champignon industrielle bâtie sans véritable plan directeur[7] est un patchwork. Je remarquais par exemple la quasi-absence de longs boulevards, ce à quoi j’associais une contrariété. Cette gêne provenait d’un usage empêché, celui d’un geste souple et délié de promenade[8]. Je percevais une forme accidentée s’apparentant aux amalgames d’un bâti villageois plus qu’à une ville planifiée. Finalement, ces observations m’ont poussé à identifier « une forme » structurant la ville de façon paradoxale, celles de ses marges et de ses faubourgs. L’historien Merriman (1994) a justement pris pour modèle la ville de Saint-Étienne pour élaborer son type de « ville-faubourg », et aujourd’hui encore les espaces péricentraux jouxtent le centre jusqu’à parfois s’y confondre. Je voyais ainsi émerger une cohérence formelle à partir des interstices du tissu faubourien (Sieverts, 2004)[9]. Les « faubourgs » de la ville ont été l’espace dans lequel mes déambulations trouvaient à se réaliser, à se déployer sans être ponctuées d’interruptions et de contrariétés. Les jardins, les chemins, les escaliers ainsi que les points de vue apparaissant au détour d’une rue attiraient mon attention. J’incorporais également une conduite discrète et silencieuse à cause d’une grande proximité aux espaces domestiques. Cependant, ces trajets consistaient en de longues marches solitaires avec de rares passants, durant lesquelles je faisais l’expérience de lieux essentiellement vides. Dans le centre, au contraire, j’avais le sentiment d’être limité dans mes mouvements et de ne pas savoir où porter mes pas. J’y rencontrais plus de gens, mais aussi plus d’obstacles. « Voir du monde », me fondre dans la foule, me laisser dériver au fil des objets, des visages et des lieux constituait quelques-unes de mes attentes d’une centralité urbaine. Cette expérience refusait d’advenir ici. Une autre m’a été proposée que j’ai dû chercher à comprendre.

Une « forme » urbaine organise une distribution de l’attention qui nous assure d’un certain rapport de confiance avec l’environnement[10]. Ces marches[11] et déambulations construisaient ainsi une intelligibilité basée sur le sensible, à travers mes propres réactions au terrain. Les chocs, les tensions, les ruptures, y compris les plus minimes (gênes, troubles, contrariétés), étaient les indices d’une mise en question d’une continuité d’action et de « sentir » (Straus, 1989). Il y a un trouble de quelque chose (une action, une perspective, une tonalité affective et sensible), à cause de quelque chose (un escalier pas tout à fait régulier, un regard lourd, des bris de verre). Je reconnaissais certains lieux parce que je m’y heurtais, plus qu’ailleurs, à la présence de déchets éparpillés (emballages plastiques, canettes en verre). D’autres au contraire par l’absence de déchets et leur aspect soigné. D’autres encore par leur matérialité, leur calme ou leurs bruits, par un sentiment d’aise ou de malaise. Les modifications de mon expérience[12] me signalaient ainsi des ambiances et des espaces différents. Les indices perçus lors de ces marches constituaient des motifs gradués d’engagement et de désengagement.

Enquêter sur les occurrences du sensible dans le quotidien

En cours d’enquête, mon propre quotidien est progressivement devenu l’objet d’observations. La question n’était plus « où porter mes observations », mais « quand ». Dans mes trajets quotidiens, je relevais des interactions particulières, comme les accrocs à l’ordinaire, ou acontrario, des épisodes anormalement « heureux », comme un déploiement de civilité inattendu. Le sensible devenait clairement le critère déterminant le caractère du remarquable et du notable dans mes observations. Je prends un exemple d’expérience de terrain dont la compréhension m’a demandé un certain temps pour illustrer ce propos. Alors que marcher dans d’autres villes où j’ai habité ne me posait pas de problème particulier auparavant, j’ai été poussé à penser la chose de manière particulière ici. Dans l’ordinaire de mes déplacements, je me trouvais sans arrêt à devoir éviter des gens, quasiment exclusivement des jeunes hommes d’origines maghrébines. J’avais l’impression d’être repoussé des trottoirs. Constatant quotidiennement ces déboires minimes mais persistants, je me suis mis à jouer avec cela et à ne plus m’écarter. Lorsqu’on ne s’écarte pas à la vue d’un piéton qui arrive en face, normalement l’autre s’écarte.

Aussi, la manière d’envisager la situation a changé. Je me suis mis à anticiper les trajectoires probables, à calculer de loin les probabilités de chocs et de déviations. Si je voyais que l’autre m’avait probablement vu, mais qu’il se maintenait sur le même « couloir » que moi, je pouvais prendre cela pour un test (ou une provocation) et rester sur mes positions[13]. J’ai alors découvert qu’il est possible de marcher sans changer sa position et se préoccuper outre mesure des autres, sans que cela occasionne de problème particulier. Presque toujours, l’autre se poussera, peut-être au dernier moment, mais il se poussera. Si la personne ne se pousse pas, cela se résout dans un « pardon, excusez-moi », ou dans un petit contact, ou encore dans un frôlement. Parfois, je remarquais une accélération au dernier moment mimant l’intention d’aller à l’impact avant un écart de dernière seconde. Par arrangement (ou imprégnation) interactionnel, j’ai donc fini par ajuster ma pratique et par faire avec cet usage typique d’un groupe social « stigmatisé », qui est d’autant plus compétent dans le jeu des cadrages situationnels qu’il les éprouve de façon sensible (Goffman, 1975). Cette manière de passer et de faire avec les autres s’apparente à une conduite urbaine spécifiquement populaire.

« Marches à la deuxième personne[14] » : des engagements ordinaires

J’ai également marché en compagnie de personnes enquêtées[15]. Le protocole était assez libre et se résumait aux consignes « dites-moi ce que vous voyez, décrivez votre expérience, racontez-moi des histoires passées et présentes dans ces lieux ». Leurs discours étaient centrés principalement sur leurs usages ordinaires. Ils oscillaient entre des descriptions factuelles (« voilà, je traverse et je vais prendre les escaliers ») et des impressions ordinaires (« j’aime bien, là. Ben oui, des fois je viens boire un café sur cette terrasse »). Ces banalités faisaient peser sur les situations un certain malaise. En effet, certains ne comprenaient pas pourquoi je leur demandais de me raconter cela. Peut-être que ces expériences ordinaires leur paraissaient peu intéressantes à raconter, et donc peu dicibles.

Malgré ces doutes, j’ai gardé cet axe de questionnement ouvert, car j’entrevoyais la richesse de contenus affectifs lorsque les enquêtés voulaient bien les expliquer précisément. J’ai cru un temps que j’effectuais des « itinéraires » à la manière de Petiteau et Renoux (2018). Mais contrairement à cette méthode, les lieux traversés étaient des lieux urbains ordinaires et non des lieux fortement chargés de souvenirs et d’expériences passées. Ou plutôt, ils étaient chargés d’expériences très ordinaires. Une certaine perplexité méthodologique m’est donc apparue dans la conduite de ces marches à la deuxième personne. Je considérais comme ratés les récits de marche trop peu descriptifs. J’essayais d’aiguiller les enquêtés. L’objet de l’enquête apparaissait flou et flottant. Pourtant, je n’ai pas jugé opportun d’opérer un cadrage particulier, car je sentais que dans les différentes manières de dire, de saisir et de rendre compte de la ville se nouait quelque chose de l’urbanité que j’essayais de saisir. Progressivement, j’ai compris qu’il me fallait les rassurer :

tout, vraiment tout est intéressant! Il n’y a pas de bons ou de mauvais commentaires… L’important, c’est que tu me parles de ton expérience, de ce qui te traverse… Tu peux – y compris – me faire part de sensations et d’intuitions, même si elles ne sont pas claires, du genre : ici, je sens qu’il y a un truc, mais je ne saurais pas dire quoi.

J’ai fini par comprendre que les enquêtés parlaient des « engagements[16] » variés et variables qu’ils mettaient en oeuvre dans leur pratique de la ville. En effet, percevoir telle chose ou telle autre, remarquer telle personne ou telle autre, décrire ou regarder telle scène ou telle autre (y compris ne rien regarder du tout) sont des manières de faire qui constituent des positionnements spécifiques, des engagements dans des situations. Aussi, j’ai constaté que les enquêtés ne me parlaient quasiment pas des interactions avec les autres passants, malgré mes relances (« Les autres passants? Je n’y fais pas attention. »). La plupart faisaient état de lieux, de leurs aspects, de souvenirs et d’impressions, mais il n’était presque jamais question des personnes croisées durant la marche. Ce silence comportait quelques exceptions : lorsque le passant était appréhendé à travers une autre catégorie de personnes (un automobiliste, un chauffard, un voyou, etc.), c’est-à-dire lorsqu’il se différenciait d’une condition commune de passants, ou bien lorsque la personne qui s’exprimait émettait des opinions tranchées sur les gens (discours idéologique ou raciste, par exemple).

Un enjeu de production d’indistinction est-il corrélatif de l’expérience de la ville? On peut le supposer, car le fait de distinguer peut déclencher une activité d’identification, de catégorisation et de jugement, des opérations qui viendraient encombrer l’action ordinaire du passage. Et cette indifférenciation a une portée (micro) politique inclusive, proprement urbaine. L’urbanité semble alors dépendre d’une capacité à « faire coprésence ensemble » qui s’éprouve dans le sensible, dont il importerait de prendre soin. Ces marches documentent d’une part la production d’ordinarité et d’autre part le besoin de maintien d’un horizon ouvert dans l’expérience urbaine, les deux semblant inhérents à un « faire être en ville ». Les enquêtés y agissent dans une configuration (ou gestalt[17]) qui les maintient dans un ordinaire et un sens commun de la ville. Et cette configuration mobilise toute une collection de petits faits, de petits liens, d’occurrences et de souvenirs dont la somme finit par donner une épaisseur à leur expérience.

Photographier et filmer[18] : écologies singulières et types d’engagements dans l’espace public

Trois formes principales de prises de vues ont été effectuées lors de l’enquête. La première est la prise de photographies lors des marches dans la ville. La deuxième a consisté à filmer certaines de ces marches. La troisième a été la réalisation de plans fixes de longues durées à certains endroits passants de l’espace public. Ces images et leurs situations de prises de vues ont suscité diverses expérimentations et réflexions.

Exploration photographique : des écologies dans la ville

J’ai mené une « dérive photographique » (Thibaud, 2015, p. 159) parallèlement aux marches exploratoires. Des lieux et des scènes intéressants à photographier apparaissaient dans la continuité de la marche. J’ai engagé une réflexion in situ sur sa « traduction » photographique, en cherchant le point de vue intéressant sur le lieu, en regardant dans le viseur. J’ai photographié la ville à différentes échelles (du détail au paysage), essentiellement avec une courte focale (grand-angle de prise de vue). L’hypothèse de départ était que les images pouvaient aider à saisir des spécificités écologiques et sensibles de cette ville. La réflexion sur les images est passée par un processus de classement. Pour cela, j’ai disposé les images (imprimées en format 9 x 13) sur une grande table pendant des jours, je les ai regardées longuement et j’ai opéré des rapprochements, des séries. Les rapprochements ont été thématiques. Je me suis rendu compte qu’ils étaient aussi formels et que les photos mises en série possédaient souvent des distances et des cadrages similaires. Ce travail de classement a fait émerger des catégories à partir d’indices relevés dans les images : la présence de personnes, les places, les intériorités, les textures urbaines, les immeubles, les faubourgs, la ville-charnière, les présences immobiles, les obstacles, la ville réparée, les rues, les passants isolés, les végétaux. Des idées nouvelles sont apparues comme celle de ville-charnière (zone située entre le centre et le faubourg, entre le passé et le futur, subissant des démolitions et des rénovations).

Une réflexion s’est également engagée sur des « types de présences » (isolées, immobiles, discrètes, massives), que ce soit pour les personnes, les voitures et les végétaux, et sur l’équilibre entre ces différentes présences. Des séries à partir d’autres critères ont été réalisées, comme celui des degrés d’attachement que j’éprouvais (attachement, indifférence, détachement). Il est apparu par exemple, à travers une série « faubourg », que ce type de territoire possédait des caractéristiques comme une diversité de bâtis, un territoire d’habitat, la présence de végétaux, de l’espace et souvent des vues sur l’horizon, des présences (personnes, voitures) en arrière-plan, une palette de gris assez homogène. J’ai examiné les similitudes entre le centre et le faubourg à partir de tels critères. De nombreux lieux du centre-ville s’apparentent à ceux des faubourgs par des modes de présences similaires (discrètes, clairsemées), par l’amplitude spatiale, mais non en ce qui concerne la diversité de bâti, la présence du végétal, l’ambiance chromatique et la forme des espaces (absence d’horizons ouverts). Ces images sont devenues des outils pour réfléchir à des types de situations et d’ambiances, permettant d’identifier d’éventuelles « écologies singulières » de cette ville (Banham, 2008).

Marches filmées : types et configurations d’interactions sensibles

J’ai également effectué des marches filmées. En tant que « filmeur », j’étais dans une posture paradoxale : j’exploitais le visible tout en m’extrayant du commerce des regards. En marchant, je ne filmais pas les situations comportant peu de foyers d’attention, car la chose aurait pu être prise personnellement et perçue comme une offense. Dans ces cas-là, une caméra discrète est préférable (téléphone intelligent ou « GoPro » sur harnais). En principe, je m’arrêtais pour avertir les personnes sédentaires que j’allais filmer l’espace public. J’avais le sentiment qu’il était beaucoup plus légitime de filmer un trottoir très passant qu’un trottoir avec une ou deux personnes. J’ai perçu intuitivement (avant de le comprendre explicitement) que la présence d’appuis à l’engagement importe dans les lieux. Ils façonnent des situations plus ou moins définies et des occasions sociales plus ou moins lâches (Goffman, 2013).

En visionnant les vidéos, les transitions, les variations d’espaces et les seuils sont particulièrement évidents, notamment en montant ces plans à une image par seconde. Ainsi perçue, la variété des situations apparaît. Elles peuvent être constituées par la lumière, l’ambiance chromatique d’ensemble, la forme de l’espace, les rassemblements, les signes de la teneur interactionnelle (postures, regards), les types de présences, le bruit et leurs acteurs – voitures, personnes, corbeaux –, les types et les différentiels de mouvements. Le cheminement rend sensibles les transitions entre ces éléments, qui sont plus ou moins brutales, plus ou moins fondues, plus ou moins progressives. J’y ai vu des types d’ambiances urbaines d’échelles et de durées différentes, constitués sous forme de séquences, de façon différentielle par rapport aux espaces contigus.

Je perçois également des réactions provoquées à mon passage avec ma caméra (un appareil photo numérique de taille moyenne) : certains semblent se raidir (certaines se cachent le visage de la main), alors que d’autres semblent avoir la compétence de faire avec, notamment par l’appui d’un foyer d’attention particulier (personne les accompagnant, téléphone portable, capacité d’absorption). Cela témoigne de sensibilités diverses à l’exposition, ainsi que des configurations des lieux offrant ou non la possibilité de s’écarter, de maintenir une distance ou de s’absorber dans d’autres foyers d’attention. On peut voir aussi dans ces images des types de démarches, des « parades d’intention » (curiosité, interrogation, hostilité, gonflement de torse, « roulement de mécanique », désintérêt, etc.).

Plans vidéo fixes : formes sensibles de l’« être en public »

J’ai aussi effectué des plans fixes sur trépied de longue durée (de 5 à 30 minutes). L’idée était de filmer le passage dans le centre, car j’avais du mal à photographier les passants[19]. Pour ce faire, je commençais par rester environ un quart d’heure sur place afin d’identifier une « bonne place », à savoir celle d’où j’allais le mieux capter le passage, sans le gêner, et où j’étais visible sans être au centre. Je me suis interrogé sur le cadrage de ces plans. Trouver la bonne distance m’apparaissait comme un enjeu central pour filmer la ville. Ne pas être ni trop intrusif (capter alors des personnes privées), ni trop lointain (capter alors des flux). Ensuite, je prévenais les personnes sédentaires que j’allais filmer. Lors de la prise de vue, le champ de chaque plan constitue l’espace d’une scène possible. La plupart du temps, mon intervention ne semblait pas avoir d’effets visibles : les propriétés situationnelles de la situation ordinaire de passage restaient en vigueur. Parfois, de petits gestes apparaissaient, soit d’interrogation (visage interrogatif ou questions m’étant adressées : « C’est pour quoi, là? »), soit de complicité (saluts, signes de la main ou de la tête), soit de défiance (doigt d’honneur, frôlements rapides). Une catégorisation des personnes est apparue en fonction des manières de faire avec la « scène », de s’y dérober, d’y jouer, d’éviter ou de signifier un désaccord. Par exemple, quelques jeunes cheminant en groupes jouaient à passer et à repasser, et parfois à poser devant l’objectif. Aussi, des personnes âgées assises sur une place prenaient les choses avec recul et humour : « Oh, mais nous ça ne nous dérange pas… On est un peu des clochards, alors… »

Les vidéos fournissent ainsi des indices sur la composition des engagements en situation. À l’extrême, on pourrait envisager le filmage comme une expérimentation transgressant l’ordre de l’ordinaire et produisant des réactions. Prendre un visage interrogatif, s’écarter ou se cacher le visage, se rapprocher au contraire et venir se montrer, constituent de petits rôles que les passants se donnent. On voit bien qu’une situation publique est traversée de toute part par des microcontrôles visuels que chacun s’adresse, et dans laquelle la caméra sème le trouble. Ces plans et photogrammes captent les signes discrets d’une orientation perceptive à travers laquelle se construit une certaine norme de participation et d’interaction. On peut voir des signes d’aisance, d’indifférence ou de « vulnérabilité situationnelle ». Par exemple, des visages figés ou hagards, oscillants entre inconfort, inquiétude et défi, ou alors la production d’une face effacée, yeux baissés, qui est une manière de s’abstraire de la situation en refusant son regard aux autres. Ce geste d’indifférence polie, tout le monde ne semble pas être en mesure de le réaliser, notamment les dominés de l’occasion sociale (jeunes gens, femmes, « stigmatisés »).

On peut aussi identifier un enjeu autour de cadrages objectivants et subjectivants (Rémy, 2009). Le cadrage objectivant « objective » la situation sociale dans sa dimension normale en incorporant les conventions de civilités ordinaires (inattention civile, ajustement des unités véhiculaires). Le cadrage subjectivant cherche au contraire à produire des définitions situationnelles particulières, à familiariser la relation à travers des adresses, des regards et des expressions relevant de rapports familiers plus directs. Des enjeux et des jeux apparaissent autour des « commutations » entre ces différents types d’engagements[20]. J’ai également observé l’existence de différents types de configurations situationnelles, dans le centre, le péricentre proche et le péricentre éloigné. Dans le péricentre proche, j’ai remarqué des passants dont l’engagement principal est « par ailleurs », avec un « canal de distraction » qui fonctionne (Goffman, 1973b). Le lieu offre des appuis pour une telle configuration, la diversité des foyers d’attention aide à l’inattention civile : bruits de voiture, ouvertures perspectives, diversité de formes architecturales, espacements entre les gens, variabilité de la situation, animation constante. Le centre-ville n’est pas saturé de foyers d’attention diversifiés et n’occasionne pas la multitude de perspectives à laquelle on pourrait attendre. Sans voitures et donc sans bruit de fond constant, sans trop de magasins et avec des trottoirs étroits, le trouble des situations de croisement, et particulièrement de « contacts mixtes », semble accentué (Goffman, 1975). À défaut de dynamique urbaine massive et de présence d’un flux continu, le croisement de personne à personne tend à devenir l’objet d’engagements principaux et non plus d’engagements subordonnés comme cela est le cas normalement (Goffman, 2013).

« Faire être-en-commun » : micropolitique de l’urbanité

La teneur sensible de l’espace public se construit continuellement à travers les actions et positionnements de chacun. Que l’on soit enquêteur ou passant, notre présence dans les espaces publics engage la plupart du temps une interrogation sur la place qu’on y prend et le rôle qu’on y joue. J’aborderai cette construction à travers deux questions. La première concerne l’insertion dans des perspectives mutuelles et l’ajustement vis-à-vis de telles perspectives. Et la seconde concerne les arrangements à produire face aux tensions produites par des définitions de situations concurrentielles et parfois difficilement conciliables.

Prendre place ou l’enjeu des perspectives mutuelles

L’observation dans les espaces publics implique d’y négocier sa présence et oblige à « jouer » sur une « scène » ouverte, avec ses équipes, ses publics, dans des espaces de représentation et de coulisse (Goffman, 1973a). Certains endroits sont faciles pour l’observation : les trams et les bus, les arrêts de bus, les terrasses de café. Dans ces situations, les usagers sont impliqués et absorbés dans des actions. En revanche, s’asseoir sur un banc ou un muret, et plus encore se tenir debout dans le passage ou devant une entrée d’immeuble, constituent des situations mettant à l’épreuve la justification de ma présence, car aucune action ne me drape de « contenance ». À moins de manger (ou de fumer), rester dans ces lieux signale aux autres que l’on dispose de temps et fait peser sur nous une catégorisation particulière (« ceux qui ont du temps »). Ne rien faire peut sembler être accepté en un clin d’oeil comme appartenant à la situation et au concert des actes urbains, ou bien apparaître comme un comportement anormal (avoir des intentions louches, par exemple), selon que l’on regarde au loin, sifflote, regarde les gens passer, ou bien qu’on les regarde en face, qu’on fixe le vide, etc. Les microépreuves qui émergent à chaque instant de notre présence en ville adviennent comme questionnement de la réciprocité (ou de la communauté) des « perspectives » en présence :

[L’]organisation visible de l’espace urbain instaure une possibilité d’être face à une perspective dans laquelle se déploient des plans, irréductiblement spatiaux et temporels. Reconnaissant par exemple un point de repère familier face auquel je me situe, je peux, dans le même temps, me positionner sur le trajet qui me conduit vers ma destination. Mais il offre simultanément une perspective dans laquelle je me glisse et qui oriente mon déplacement pendant son effectuation. Pendant un trajet, elle étaie la sûreté de mon pas, mon allure, comme les directions dans lesquelles je regarde. Lorsque je la perds, je me perds et cela se voit. Le rythme de mon pas ralentit, ma course pouvant même s’interrompre, pour laisser le temps à mon regard de partir à la recherche de nouveaux repères. C’est relativement à un lieu, aux catégorisations possibles des personnes qui les fréquentent, à l’heure de la journée ou de la nuit, que mon égarement deviendra publiquement observable, invitant à toute sorte d’actions. Je deviendrais alors un touriste égaré susceptible d’être aidé ou la victime potentielle de pickpockets […] »

Relieu & Terzi, 2003, p. 388

Ainsi, être dans les espaces publics, c’est nécessairement être engagé dans une « perspective », elle-même plus ou moins « confortable » qu’elle est ordinairement partagée.

Troubles et conflictualité d’un ordre public situé

Ces petites incertitudes, bifurcations ou mésententes sur les situations sont nombreuses dans la ville. Elles sont encore plus nombreuses dans une ville de taille moyenne où les personnes ne peuvent pas compter sur un flot continu de passants définissant massivement une situation collective. Je me suis rendu compte qu’un certain nombre de personnes étaient affectées de crainte face à des rassemblements de jeunes hommes, souvent d’origine maghrébine et habitant en périphérie. Ils (elles surtout) les évitaient soigneusement, notamment du regard. J’ai observé des « contacts visuels » sociologiquement structurés : certains membres de classes populaires (particulièrement les adolescents et les jeunes hommes d’origine maghrébine) posaient des regards longs et lourds sur l’entourage, alors que d’autres (majoritairement blancs) produisaient des regards courts et rentrés paraissant fuyants en comparaison. J’ai perçu un climat fait de signes (mines fermées, parades de virilité, regards lourds, paroles à la cantonade, cris, sifflements) et de tout un attirail de procédures se cantonnant au registre du sensible (visibles, audibles et perceptibles), à défaut d’être clairement intelligibles et adressées. Ces « opérations » excédaient parfois leur ambiguïté qui est de se tenir à la limite de l’intelligible.

Par exemple, un groupe d’adolescents me suivant à quelques pas derrière se mit à crier : « Oh… fils de pute! Vas-y, donne-moi ton portable… Vas-y, j’vais t’enculer. » Certes, le propos ne s’adressait sans doute pas à moi, d’ailleurs je ne me suis pas retourné. Ils s’adressaient peut-être ces mots entre eux, mais leur manière de le dire très fort, dans un des lieux les plus passants de la ville (au moment où les magasins fermaient), faisait peser sur la situation une pression tout à fait sensible. Une jeune fille qui venait à ma rencontre avec un casque sur les oreilles s’est rencognée un peu plus dans son téléphone. Il y a dans ces manières un « faire » typique de l’adolescent (quittant le monde de l’enfance, mais n’étant pas encore dans celui des adultes) jouant de l’ambiguïté entre une parole adressée, responsable, et une parole relevant du jeu non sérieux. Si tous les adolescents jouent à ce jeu, certains y jouent dans le registre de l’intimidation d’un public, passant de l’enfantin au menaçant, du silence au cri, jouant à être imprévisibles. Selon Rancière (2000), le partage entre bruit et parole, audible et inaudible, sensible et intelligible, est l’un des principaux enjeux du politique. L’enseignement de Goffman nous apprend à y déceler des publics spécifiques pour lesquels ces scènes sont jouées.

Le déplacement est une manière de résoudre les situations de troubles. Il est un ressort ordinaire et une variable d’ajustement de l’expérience urbaine. Néanmoins, si le déplacement est la réponse la plus simple à un malaise, il ne le neutralise pas. On peut s’en offusquer quelques mètres plus loin, en exprimant son agacement tout haut, en marmonnant, en fustigeant, en se justifiant, en appelant à, etc., ce qui m’a été donné à observer et à vivre couramment. Les situations de trouble chargées affectivement débordent souvent de leur strict cadre d’occurrence, ce qui permet d’éviter d’entrer sur une scène de conflit. Le déplacement permet de les exprimer ailleurs. Il arrive cependant que les agacements s’adressent directement haut et fort (« Non, mais vous ne pouvez pas faire attention! »).

Toute une palette d’accords et de désaccords émerge dans des situations publiques à travers les signes visibles et sensibles que les membres de l’interaction se renvoient. Car les différentes « unités de participation » (Goffman, 1973b, p. 33), tout en étant engagées chacune dans leur propre perspective, jouent sur une même scène (Goffman, 1973a). La descriptibilité (accountability) des actions et des rôles est l’un des ressorts de l’organisation des situations urbaines, et leurs descriptions figurent au coeur d’une ethnographie de l’urbanité. Les affects et le sensible apparaissent ainsi comme symptomatiques d’enjeux de postures réciproquement distribués. Comme le dit Joseph, la microsociologie permet « d’examiner l’expérience individuelle non comme un “vécu subjectif”, mais comme une activité située et concertée de production de l’ordre moral » (2007, p. 158).

[…] chaque individu se rend descriptible aux autres comme un des leurs ou échoue à produire cette descriptibilité […] [D]ans le cours de la vie quotidienne, on peut régulièrement identifier de l’incapacité et de l’incompétence à travers la notification d’échecs, d’erreurs et de fautes, sanctionnés par les partenaires de l’action

Lemieux, 2018, p. 17

Étant donné que l’ordinaire de l’expérience urbaine est fait d’« interactions non focalisées » (Goffman, 2013, p. 24) fugaces, la descriptibilité est particulièrement problématique en ville. C’est pourtant à travers elle que se fonde la production du « monde de la vie ordinaire connu en commun avec les autres, et pris pour allant de soi avec eux (Garfinkel, 2007, p. 97). La simple manière de regarder et d’appréhender le passage instaure un rapport perceptible avec l’autre. Des enjeux de construction d’une norme commune et de la part différentielle que chacun y prend sont ainsi constamment présents dans l’action anodine de passer. Et l’on sait combien les contextes populaires sont travaillés par une ambivalence profonde entre communauté, séparation et conflictualité.

Conclusion

Le but de cette recherche est de comprendre de quoi se compose l’expérience de la ville dans la pratique quotidienne des passants et habitants. L’approche sensible semble montrer que la citadinité ordinaire projette l’arrière-plan d’un espace public engageant et « attachant ». Celui-ci n’est ni abstrait ni limité à l’aménagement des espaces publics, mais s’éprouve quotidiennement grâce à de multiples « actants » présents dans divers environnements et situations d’interactions. Ce qui fait écran à cet horizon d’expérience, quel qu’en soit le motif (économique, sociologique, politique, esthétique, pragmatique), vulnérabilise l’urbanité. Les concepts d’engagement et d’attachement (Hennion, 2009) permettent d’étudier les dynamiques entre les gens et avec les choses, et in fine la construction de l’habitabilité d’une ville. La ville est faite de coconstructions d’engagements plus ou moins coordonnés et partagés composant des espaces d’une accessibilité plus ou moins aisée. Comprendre les engagements et les attachements situés, c’est se donner les moyens d’en prendre soin, de les restaurer ou de les réagencer, d’intervenir sur les situations d’engagements déficitaires, excédentaires ou troublés, tous des problèmes auxquels les « faiseurs de ville », citadins comme architectes, ont à répondre de fait.

La recherche pourrait être complétée par des « marches à la troisième personne » (Thibaud, 2015, p. 169), consistant à décrire minutieusement le trajet de passants, par des images à la deuxième personne prises par des enquêtés, par des observations systématisées en fonction de lieux et de moments, et bien sûr par la conduite d’entretiens. Certaines de ces démarches ont été menées, d’autres restent à conduire. Néanmoins, les éléments présentés permettent d’identifier des situations-types ou des « formes sensibles » récurrentes et de comprendre leur fonctionnement. La teneur sensible de ces situations signale des franchissements ou frôlements de frontières écologiques et sociales (Gibson, 2014). Si ces situations restent encore largement à analyser à travers les données de terrain, leur connaissance peut constituer un enjeu bien concret pour la fabrique de la ville. Finalement, c’est la question du commun et du bien-être-ensemble que l’enquête soulève : aisance à être en coprésence, troubles situés et ajustements, participations des personnes et des lieux à l’« être sensible en commun ».

Les éléments méthodologiques mobilisés ici se situent à l’articulation d’une sociologie des ambiances urbaines et d’une sociologie des interactions. Ce qui relie l’approche sensible des ambiances et celle des interactions, c’est que le « social », le public ou le « politique » s’y appréhendent à travers des formes de liens faibles, fragmentaires et circonstanciels, pourtant récurrents et durables. Il semble que la diversité, la durabilité et la connexité des engagements soient, en pratique, des ressorts au fonctionnement de l’urbanité. Les engagements et les attachements quotidiens sont d’autant plus robustes qu’ils sont nombreux, qu’ils durent et qu’ils sont reliés à d’autres actants et acteurs. Cette perspective ouvre l’enquête aux réseaux d’acteurs participant, fabriquant, entretenant, intervenant sur ces éléments qui sont des supports d’engagements. Je n’ai évoqué ici que le rôle des habitants, mais il faudrait considérer que d’autres façonnent aussi ces ressources, comme les médias locaux (journaux), les acteurs politiques, les architectes, les urbanistes, les paysagistes, les cantonniers, etc. Cela reviendrait à envisager la fabrique de l’urbanité en tant que « problème public » (Cefaï, 2016).