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Introduction

Cette étude s’inscrit dans la continuité de la synthèse de quatre études par Chaubet et ses collaborateurs (2016) avec les mêmes objectifs de recherche et la même méthodologie. Dans ladite synthèse, il s’agissait d’identifier, à partir des récits des étudiants de quatre cours universitaires différents, les conditions et les mécanismes qui, lors du cours, avaient stimulé la réflexion et provoqué des modifications dans les manières de voir le monde et d’y agir. La méthode utilisée est un processus d’ingénierie inverse pour reconstruire à rebours ces conditions et mécanismes. Le cours universitaire concerné ici est un cours de 2e cycle en éducation relative à l’environnement (ERE) au Québec. Nous identifions et analysons les situations « qui font réfléchir » en utilisant les changements de perception et d’action repérés dans le discours de huit étudiants à l’issue d’une entrevue de groupe semi-dirigée.

L’analyse du verbatim de cet entretien permet d’identifier quatre grands changements à l’origine desquels ont été repérés des conditions et mécanismes, véritables catalyseurs de réflexion. Un exposé de ces conditions et mécanismes est détaillé, systématiquement appuyé du discours des étudiants. Nous comparons ensuite les résultats de cette étude à ceux obtenus par Chaubet et ses collaborateurs (2016). Nous confrontons aussi ces résultats à la littérature spécialisée sur la pratique réflexive. Cette comparaison permet d’évaluer la contribution de l’étude à l’avancement des connaissances ainsi que la pertinence de l’approche inductive d’ingénierie inverse pour enrichir la connaissance d’outils pédagogiques et didactiques gagnants dans un enseignement transformateur. Nous évaluons aussi en quoi on peut ou non parler d’innovation pédagogique.

1. L’engagement du processus réflexif dans le cadre de l’enseignement supérieur

L’amélioration des pratiques d’enseignement universitaire passe par une réflexion quant aux pratiques autour de la relation pédagogique (Legendre, 2005), dont le fait de pouvoir stimuler la réflexion chez les apprenants, considéré comme étant à la fois fin et moyen des formations (Vacher, 2015). Si la réflexion accompagne le développement, le maintien et le renouvellement des compétences (Chaubet et al., 2016), la question est alors de savoir comment la générer pendant et à l’issue d’un cours universitaire, gage de sa qualité en matière d’enseignement. Pour ce faire, il faut au préalable saisir et faire apparaître la trace de l’acte réflexif chez le sujet, ce qui est une chose méthodologiquement délicate, « car la réflexion est un animal qui craint la lumière » (Chaubet, 2013, p. 55). Saisir la trace de l’acte réflexif chez le sujet est alors la clé méthodologique de l’étude. L’objectif de cette recherche est donc d’identifier, à partir du discours des étudiants d’un cours universitaire en ERE, les conditions et les mécanismes qui ont stimulé la réflexion et provoqué des modifications dans les manières de voir le monde et d’y agir. D’une part, l’étude veut contribuer à l’avancement des connaissances sur les pratiques enseignantes qui déclenchent la réflexion chez les apprenants. D’autre part, elle vise à identifier les conditions et les mécanismes qui engendrent la motivation et l’engagement chez les étudiants. Du fait du contexte de crise environnementale mondiale, un cours en ERE apparaît comme particulièrement pertinent.

2. Cadre théorique de la pensée réfléchie de Dewey et articulation à la méthodologie

Selon Dewey (1933/2004, 2008), la pensée réfléchie est liée à une enquête signifiante, un processus d’investigation déclenché chez l’individu par une interpellation issue du vécu expérientiel. Selon Chaubet (2010a, 2010b), cette interpellation va générer un ou des changements dans la façon de voir les choses ou de se voir soi-même, ou encore dans la façon d’agir. Il est question alors de changements dans la manière de voir ou de faire les choses. Brockbank et McGill (2007) appellent cela un « voir autrement », Osterman et Kottkamp (2004), une reconceptualisation. Si cette « bascule » (Chaubet et al., 2016) se traduit par un changement de posture ou d’agir chez le sujet, elle se manifeste par un faisceau d’indices, d’allure anodine quand ils sont isolés, mais qui mettent en évidence une enquête deweyenne (inquiry) autodirigée et complexe, pour peu que le chercheur prenne le soin de repérer ces indices éparpillés dans les récits des individus et de les réunir systématiquement en unités cohérentes. Ce faisceau d’indices est constitué des éléments suivants : interpellation (quelque chose me trouble, me surprend, éveille ma curiosité), investigation (je cherche à comprendre ou à agir), effets psychophysiologiques, tels une énergisation (je ressens une sorte d’euphorie de comprendre enfin quelque chose que je ne comprenais pas ou de pouvoir enfin agir là où je me sentais impuissant), un empowerment (je me sens désormais capable d’agir), un sentiment d’avoir trouvé ce qui me convient, un sentiment de confiance en soi, un sentiment d’appartenance accrue à une communauté (Donnay & Charlier, 2008; Korthagen & Vasalos, 2009; Osterman & Kottkamp, 2004). Ces manifestations de « bascule du voir ou de l’agir » (Chaubet et al., 2016, p. 98) une fois rassemblées constituent une définition opérationnelle de la réflexion (Chaubet, 2013). L’étude du contexte de ces bascules permet de documenter les conditions et les mécanismes qui déclenchent ce type de réflexion deweyenne dans le cas d’un cours universitaire. Ces manifestations de réflexion se voient à l’occasion de pratiques pédagogiques et didactiques déployées par l’enseignant ou de situations vécues par les étudiants hors du cours mais en lien avec celui-ci. Méthodologiquement, choisir un objet d’étude riche, prometteur pour dévoiler des mécanismes pédagogiques réellement transformateurs nous a portés à sélectionner ce cours universitaire en ERE. Cette approche théorique de la réflexion, fondée sur la pensée réfléchie de Dewey, a ainsi des conséquences méthodologiques profondes. En effet, quitte à étudier la façon dont les étudiants mènent des enquêtes, autant les étudier à partir d’objets qui les interpellent fortement. Les réflexions seront probablement plus riches, les contextes de ces réflexions seront probablement plus présents à leur esprit, plus faciles à rappeler. Les données étant plus denses, plus complètes, les phénomènes apparaîtront avec plus de contraste, seront plus faciles à capter et donc plus riches à analyser. À ce titre, un cours universitaire attaché à comprendre et à combattre une crise mondiale – la crise environnementale qui menace l’espèce humaine et son écosystème – est un objet particulièrement intéressant pour étudier la réflexion d’apprenants et ce qui la provoque. Ainsi, nous suivons la logique de Gagnon (2012) : choisir l’étude de cas n’est pas un choix méthodologique, mais un choix d’objet d’étude.

Le changement de perspective sur les manières de voir le monde ou d’y agir, base de notre approche théorique, constitue donc aussi la prise méthodologique principale de cette étude d’un cours universitaire en ERE. Nous reconstituons à rebours, par ingénierie inverse, des situations qui ont su stimuler la réflexion, au sens deweyen d’enquête (inquiry) autoportée, autodirigée.

3. Méthodologie selon la démarche d’ingénierie inverse

Le principe d’une démarche d’ingénierie inverse ou rétro-ingénierie est d’« analyser un produit fini […] pour connaître la manière dont celui-ci a été conçu ou fabriqué » (Office québécois de la langue française, 2002). Couramment utilisée en informatique pour essayer de comprendre à rebours comment du code logiciel parvient à obtenir des résultats qu’on juge intéressants à reproduire, la méthode consiste ici à comprendre à rebours, sous une perspective compréhensive interprétative (Chaubet, 2013), comment des situations pédagogiques et didactiques dans un cours sur l’ERE ont amené des étudiants à nuancer, à modifier, voire à créer leurs façons de voir le monde et d’y agir. Dans notre cas, la prise sur le phénomène d’enquête deweyenne consiste à analyser les manifestations « énergisantes » de changements dans la façon de concevoir les choses et d’agir chez les étudiants[1] lors d’un cours universitaire particulier pour en reconstituer peu à peu l’origine pédagogique didactique.

Pour ce faire, nous avons organisé une entrevue de groupe semi-dirigée avec huit étudiants qui ont suivi un cours universitaire de 2e cycle universitaire, ici en ERE. L’entretien de groupe a été favorisé pour « prendre en considération le groupe et sa dynamique comme entité [qui] poursuit un objectif de changement social » (Baribeau & Germain, 2010, p. 31). Le nombre de participants entre six et dix est « suffisamment grand pour favoriser la diversité des perspectives, mais assez petit pour permettre à chacun de s’exprimer » (Fortin & Gagnon, 2010, p. 430). Ainsi, l’entretien de groupe semi-dirigé a permis de recueillir une information plus nuancée et souvent plus riche (Baribeau & Germain, 2010; Fortin & Gagnon, 2010). Cette entrevue s’est réalisée à la fin de la session pendant une durée de 49 minutes. Deux chercheurs étaient présents, l’une d’eux interviewait, l’autre prenait des notes dans un journal de bord. L’entrevue a été enregistrée. Les participants parlaient de leur expérience vécue, rendant compte de changements parfois subtils, sans trace externe visible (Chaubet et al., 2016). Le travail de l’intervieweuse consistait à accompagner les participants avec bienveillance à l’aide de reformulations et de relances (Boutin, 2018). Lors de la conduite de l’entretien de groupe, l’intervieweuse a porté une attention particulière lorsqu’un participant disait qu’il était en accord avec ce qu’un des autres participants venait de dire. Elle lui demandait alors de reformuler dans ses propres mots ce qu’il entendait comme étant identique. En effet, le discours d’un participant pensant signifier la même idée ou le même vécu qu’un autre peut varier sensiblement, exprimant des idées ou un vécu plus nuancés, voire d’autres idées ou vécus qui enrichissent l’étude.

Trois grands thèmes ont guidé l’entretien avec les étudiants en lien avec leur expérience de formation vécue. Pour la chercheuse principale, Boelen, il s’agissait de détecter et d’assembler en faisceaux des traces de réflexion deweyenne (inquiry) en en recherchant des indices groupés : un ou des déclencheurs d’investigation, des signes d’une enquête personnelle en cours ou achevée, des effets de celle-ci sur le monde ou sur soi (changements pragmatiques, psychologiques ou psychophysiologiques). Pendant l’entrevue, la chercheuse s’exprimait en termes concrets, proches du vécu des participants, pour faire émerger ces faisceaux de traces, sans jamais évoquer l’idée de réflexion, pour ne pas fausser les analyses à venir (Chaubet, 2010a). Ainsi, les participants devaient signifier :

  1. Ce qui dans le cours avait été motivant et stimulant;

  2. Les points qui avaient été efficaces dans ce cours;

  3. Si un avant ou un après avait été vécu dans ce cours ou à l’occasion du cours, soit :

    • 3.1 Les changements de regard (sur les choses, les gens, son métier, soi-même) pendant ce cours et les potentiels déclencheurs de ces changements;

    • 3.2 L’impression d’avoir avancé, d’être allé plus loin (dans son métier, ses compétences…);

    • 3.3 Des envies de résoudre des problèmes ou d’explorer des questions (signes possibles d’investigations déclenchées à l’occasion du cours).

Au tout début de l’entrevue, un temps a été pris par la chercheuse pour permettre aux étudiants de visualiser l’ensemble de la session et des contenus du cours que ceux-ci venaient de vivre, en rappelant notamment l’ensemble des différents éléments qui avaient été enseignés durant le cours.

Pendant l’entrevue, chaque fois il était demandé à l’étudiant de donner un exemple concret vécu durant la session pour illustrer son propos. Cette technique a permis de relever au travers des exemples concrets explicités par les étudiants des nuances sur des éléments participant à déclencher des réflexions, amenant elles-mêmes les « bascules du voir ou de l’agir » (Chaubet et al., 2016, p. 98) chez le sujet.

L’analyse s’inscrit dans une approche qualitative compréhensive interprétative. Elle a commencé par un mouvement déductif : repérer dans les récits d’étudiants les faisceaux signant des probabilités de réflexion (changements de type « désormais j’agis, je vois, je comprends autrement »; déclencheurs ou troubles d’origine de type « tout a commencé avec tel questionnement »; les investigations elles-mêmes, de type « j’ai cherché à, j’ai voulu comprendre, j’ai fouillé, etc. »; les effets psychophysiologiques de type énergisation, sentiment de maîtrise ou d’appartenance accrue, etc.). A suivi une analyse inductive inspirée des catégorisations conceptualisantes de Paillé et Mucchielli (2012). La description fouillée de la méthodologie réside dans Chaubet (2010a, 2010b).

4. Résultats

À la suite de l’analyse du verbatim de l’entrevue, quatre grands changements apparaissent dans le discours des étudiants. Des conditions et des mécanismes catalyseurs de réflexion émergent également à travers les descriptions de la pratique de l’enseignante. Après avoir exposé ces changements, ainsi que les conditions et mécanismes qui semblent y contribuer, nous en proposons une synthèse.

4.1 Identification des changements dans le discours des étudiants

À la suite de l’entrevue, quatre types de changements apparaissent, produits des réflexions engendrées chez les étudiants lors du cours d’ERE (voir Figure 1).

Le changement majeur est le fait que les étudiants perçoivent qu’ils sont passés, grâce au cours, du statut de spectateurs passifs, voire fatalistes (« le gouvernement le fera »), au statut d’acteurs, que ce soit dans leur posture d’étudiants ou en tant qu’êtres humains dans la vie en général. Dans les propos des étudiants se détache clairement le déclenchement d’une dynamique d’engagement où les sujets deviennent acteurs au sein d’une communauté, acteurs citoyens au-delà de la dimension individuelle, en se sentant à la fois en confiance et outillés pour le faire.

Étudiante 5 : […] moi je pourrais être l’étincelle qui va les réveiller donc ça commence par quelqu’un.

Étudiante 1 : À la fin de ce cours, je sors avec des idées, il y a des choses à faire, on n’est pas démoralisés.

Étudiante 3 : Je suis vraiment plus motivée à le faire parce que je vois à quel point cela vaut quelque chose les mobilisations […] Là, je sens vraiment que pour mon travail, j’ai des pistes, je vais y penser tout le temps [et] je vais me baser plus sur des choses, croire plus en moi, en mes capacités.

Le second changement est un changement profond de vision ou une prise de conscience vis-à-vis du monde :

Étudiante 1 : Mes représentations ont complètement changé. Au début, je voyais l’environnement comme l’arbre, l’eau et le fleuve, mais maintenant c’est beaucoup plus large. J’ai ressenti même des changements en moi, mais même des choses que j’avais au fond de moi qui se sont plus amplifiées avec le cours.

Figure 1

Les quatre changements identifiés, produits d’une pensée réfléchie générée chez les étudiants lors d’un cours en éducation relative à l’environnement

Les quatre changements identifiés, produits d’une pensée réfléchie générée chez les étudiants lors d’un cours en éducation relative à l’environnement

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Ce changement de vision ou cette prise de conscience se fait également au regard de la perception de l’autre, citoyen qui « a aussi sa parole » (Étudiante 1) où « l’environnement ce sont aussi les initiatives qui proviennent de citoyens ».

Pour certains, ce changement de vision s’effectue au sujet de l’éducation :

Étudiante 3 : C’est de voir ce que pourrait être l’éducation […] voir que c’est aussi politique [et que] ça pourrait être autre chose […] Tu vois ce que l’éducation pourrait vraiment être et c’est touchant. Tu es comme : pourquoi on ne fait pas ça?

Enfin, il y a un changement de vision du champ de l’éducation relative à l’environnement en ce qui concerne son étendue, large, et sa complexité, conduisant à une meilleure connaissance du champ et de ses approches (politique, scientifique, philosophique, économique, etc.).

Étudiant 4 : C’est tellement grand toutes les approches qu’on apprend.

Étudiante 6 : On s’est tous rendu compte pendant le cours à quel point on avait une vision restreinte de l’éducation relative à l’environnement.

Un troisième changement concerne celui du renforcement ou de la consolidation du rapport entretenu avec le monde, l’environnement et les autres, un aspect qui est en lien direct avec un des objectifs du cours d’éducation relative à l’environnement.

Étudiant 4 : C’est venu confirmer […] ce n’est pas juste un cours sur un thème précis, c’est comment vivre avec les autres… puis, ouais, c’est ça, c’est venu valider, renforcer tout ça.

Enfin, le quatrième changement consiste au développement d’un esprit critique envers les informations qui sont véhiculées concernant des sujets qui touchent à l’environnement. Ainsi, ce changement se traduira en méthodes pour lire les situations et leur contexte (faire un état des lieux), les analyser et critiquer, et enfin agir.

Étudiant 8 : Je prends plus de réflexes envers les interventions qui se passent actuellement, comme si, par exemple, je lis quelque chose sur un sujet ou une intervention qui se passe, je vais être beaucoup plus critique ou je vais voir beaucoup plus les aspects derrière les interventions que si je l’avais lu par exemple avant le cours. […] J’ai personnellement un esprit beaucoup plus critique envers ce qui se fait.

Étudiante 3 : Ce cours-ci, je ne m’étais pas questionnée à ce point […] maintenant dans la vie, j’ai un regard plus critique. […] Là, je sens vraiment que pour mon travail, j’ai des pistes.

De façon plus générale qu’uniquement dans le champ de l’éducation relative à l’environnement, ce changement concerne également la prise de conscience de l’importance de l’utilisation de termes plus ciblés, plus appropriés et justes, plus affinés pour mieux circonscrire un objet ou une problématique donnée.

Étudiant 7 : Ça a apporté autant de changements dans ce cours que dans la rédaction des autres travaux. Je pense que c’est quelque chose sur laquelle je ne reviendrai pas en arrière sur le fait de me poser la question sur quel mot j’emploie et quels pouvoir ou rôle il peut avoir dans un texte.

À partir de ces quatre changements ou manifestations de la « bascule du voir ou de l’agir » (Chaubet et al., 2016, p. 98) qui sont autant d’indices de réflexion, nous avons tenté de retracer ce qui la déclenchait, que ce soit dans les situations proposées aux étudiants par l’enseignante ou les pratiques pédagogiques et didactiques de structuration et d’enrichissement organisées par elle autour de ces situations. Nous identifions deux conditions et deux mécanismes pédagogiques didactiques.

4.2 Identification des conditions et des mécanismes catalyseurs des réflexions

À l’origine de réflexions qui ont généré les changements explicités plus haut, nous avons identifié deux conditions et deux mécanismes d’ordre pédagogique et didactique (voir Figure 2) qui s’inscrivent dans la situation pédagogique détaillée par Legendre (2005). Les conditions font référence soit à la relation dite didactique ou plus exactement au rapport de l’enseignant en ce qui a trait au savoir à transmettre, soit à la relation d’enseignement entre le professeur et ses étudiants. Les mécanismes, quant à eux, concernent la relation d’apprentissage ou, selon la terminologie du didacticien Chevallard (1991), reprise par Thouin (2014), la démarche didactique qui est « constituée des séquences et des situations qui permettent à l’élève de faire des apprentissages et de développer un rapport harmonieux avec le savoir » (p. 25). Les séquences concernent des activités fonctionnelles de structuration et d’enrichissement alors que les situations sont les éléments nécessaires au déroulement des séquences (par exemple : projet, document, exercice) (Thouin, 2014).

Figure 2

La situation pédagogique selon le modèle SOMA (sujet, objet, milieu et agent) de Legendre (2005) et le triangle didactique (transposition, démarche et contrat didactique) de Chevallard (1991)

La situation pédagogique selon le modèle SOMA (sujet, objet, milieu et agent) de Legendre (2005) et le triangle didactique (transposition, démarche et contrat didactique) de Chevallard (1991)

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4.2.1 Deux conditions sources d’énergisation chez les étudiants

Deux conditions repérées dans le discours des étudiants ont été des éléments moteurs pour créer un espace propice à la réflexion créant à son tour un effet d’énergisation chez les étudiants.

4.2.1.1 Condition 1 : Être une source inspirante d’engagement

La première condition source d’énergisation chez les étudiants est la manière d’être de la professeure dans sa relation didactique ou son rapport au champ à l’étude (ici l’éducation relative à l’environnement). On peut y déceler un engagement constructif contaminant et une passion contagieuse :

Étudiante 6 : Au début de la session, j’étais un peu paniquée sur tout ce qui allait s’en venir, parce que trop de choses à faire. J’avais envoyé un mail comme quoi j’hésitais à suivre le cours à distance, puis elle m’avait répondu, à la fin elle avait marqué « continuez vos efforts, ça en vaut la peine ». Et on ne se connaissait pas là, c’était après le premier cours […] Ce mail, je le garderai en tête.

Étudiante 1 : Ce qui m’avait le plus stimulée dans ce cours, c’est cette transmission de savoir. C’est cette passion qu’elle a pour l’ERE. […] Chaque fois que je viens, c’est pour l’entendre parler, transmettre cette passion, sa sensibilité à l’environnement, c’est juste magique. On n’a même pas besoin de voir les diapos, il suffit de l’entendre transmettre tout ce qu’elle a.

Étudiante 1 : Son côté positif par rapport à n’importe quelle approche, elle a toujours cet espoir. Elle transmet bien ça. […] à la fin de ce cours je sors avec des idées, il y a des choses à faire, on n’est pas démoralisés.

Étudiant 7 : Ce qui ressort le plus, autant pour ce cours que pour les autres, c’est vraiment la passion du professeur… Oui, un professeur qui a de l’expérience, c’est toujours agréable, mais cela ne veut pas dire que parce qu’il a de l’expérience il est passionné puis qu’il a envie de le transmettre aux étudiants. Selon moi, c’est un des aspects les plus importants pour un professeur lorsqu’il donne un cours, c’est s’il est passionné ou non par le sujet qu’il enseigne.

La qualité de la relation didactique est marquée par la clarté et la précision de la professeure dans sa façon de parler du champ à l’étude.

Étudiant 4 : J’ai adoré l’exactitude, la précision qu’elle a, non seulement avec quels mots utiliser, mais juste la manière dont elle parle en général, je la trouve très précise, ça lui donne beaucoup de crédibilité et ça rend le tout vraiment intéressant.

4.2.1.2 Condition 2 : Installer une relation de symétrie de parole

La seconde condition source d’énergisation chez les étudiants est la manière d’être de la professeure dans sa relation d’enseignement, son rapport aux étudiants. Il n’y a pas de rapport de pouvoir qui est exercé, mais au contraire, une symétrie de la parole où les échanges sont collégiaux, démontrant une accessibilité.

Étudiant 2 : Ce n’est pas une relation de professeur à étudiant, c’était une relation entre chercheurs. Elle n’avait pas ce sentiment de supériorité que généralement certains professeurs ont, où quand le professeur rentre, c’est lui qui mène la danse… C’était collégial. Elle était toujours disponible.

Le respect des étudiants se manifeste dans le fait d’accorder de l’importance au cheminement individuel et collectif des étudiants, en leur accordant une écoute et en étant bienveillant.

Étudiant 8 : Je lui ai parlé d’une des choses qui me passionnait en ERE en début de session. Tout de suite elle a répondu en mettant un lien sur ce dont je parlais sur [la plateforme] Moodle sans que je lui aie demandé, sans que j’aie même pu penser à ce qu’elle ait pu faire ça. Parce qu’elle donnait beaucoup aux élèves, on avait juste envie d’en donner encore plus. […] Quand quelqu’un me donne de l’importance ou de l’importance à mes idées, j’ai beaucoup plus l’impression d’être incluse dans le cours […] que c’est plus facile de participer, que j’ai ma place, que mon idée n’est pas stupide.

Étudiant 4 : Au début elle a envoyé un questionnaire et a pris le temps de lire toutes les réponses aux questions qu’elle nous avait posées puis elle est même revenue de temps en temps sur ce questionnaire-là. Ça a été un outil important pour elle, tout au long je sentais qu’elle était intéressée [par] nos intérêts.

Étudiante 3 : Elle nous donnait plusieurs textes à lire et nous disait « bon, je sais que vous êtes tous occupés », puis elle ne nous faisait jamais sentir mal du fait qu’on n’[avait] pas lu. Elle est super humaine et compréhensive.

Étudiante 6 : L’attitude du professeur. Je pense que ça fait 90 % d’un cours. Puis l’attitude bienveillante manque beaucoup à l’université.

La professeure témoigne non seulement d’une ouverture d’esprit, d’une grande disponibilité en donnant sans compter, mais elle témoigne d’une grande « humanité » […] par sa compréhension, son sens du partage, de l’accompagnement, son attention et ses encouragements accompagnés parfois d’un zest d’humour.

Étudiant 7 : Il y avait une ouverture de la part du professeur, un appui, la compétence aussi, qui étaient vraiment intéressants dans ce cours.

Étudiant 2 : Quand il est temps de remettre nos travaux, la prof dit : « Eh bien, il ne faudrait pas que les grands-mères commencent à mourir », et donc c’est ce caractère affectif [rires]. Elle sait que quand c’est la période de remise de travaux, les grands-mères meurent, les tantines meurent, donc voilà.

Enfin, la professeure témoigne d’une grande authenticité et n’hésite pas à s’effacer pour laisser les étudiants agir, partager et s’exprimer, en somme se développer et devenir.

Étudiante 1 : Elle est toujours là pour essayer de nous ramener vers le chemin qu’on souhaite prendre. C’est juste [rires partagés] magique. Elle s’adapte à ce qu’on aime et elle nous conseille d’aller explorer telle piste, d’aller lire tel article.

Étudiante 5 : Une fois, j’avais commencé à discuter avec elle par courriel sur un sujet, puis elle m’avait carrément invitée à venir devant et à continuer la discussion avec toute la classe. J’étais impressionnée, mais c’était vraiment intéressant qu’elle me fasse de la place pour mes questions.

Étudiant 2 : Elle cherchait à savoir ce que tu veux, toi, l’étudiant, ce que tu veux faire comme travail et dans ton choix elle t’accompagne [pour] que ce choix soit meilleur.

4.2.2 Deux mécanismes sources de réflexion chez les étudiants

Aux deux conditions dans la relation didactique de la professeure vis-à-vis du savoir et de l’enseignement vis-à-vis des étudiants s’ajoutent deux mécanismes liés à des choix concernant la démarche didactique (Thouin, 2014).

4.2.2.1 Mécanisme 1 : Mettre en enquête selon six axes

Il y a d’abord la mise en mouvement d’une démarche d’enquête, d’un processus d’investigation opérationnalisé dans des actions chez les étudiants et déclenché par une interpellation issue du vécu expérientiel (Chaubet, 2013).

Cette mise en mouvement peut se faire selon six axes (voir Figure 3) :

Axe 1 : Partir des intérêts et des désirs des étudiants

Étudiant 2 : Elle cherchait à savoir ce que tu veux, toi, l’étudiant, ce que tu veux faire comme travail et dans ton choix elle t’accompagne [pour] que ce choix soit meilleur.

Étudiant 4 : Au début elle a envoyé un questionnaire et a pris le temps de lire toutes les réponses aux questions qu’elle nous avait posées puis elle est même revenue de temps en temps sur ce questionnaire-là. Ça a été un outil important pour elle, tout au long je sentais qu’elle était intéressée [par] nos intérêts.

Étudiant 8 : Je lui ai parlé d’une des choses qui me passionnait en ERE en début de session. Tout de suite elle a répondu en mettant un lien sur ce dont je parlais sur [la plateforme] Moodle sans que je lui aie demandé, sans que j’aie même pu penser à ce qu’elle ait pu faire ça.

Axe 2 : Donner aux étudiants une liberté totale dans le choix de leurs sujets d’enquête

Étudiante 6 : Au-delà du contenu du cours, ce qui a été vraiment stimulant c’était la liberté dans nos choix de travaux. Ça m’a beaucoup apporté dans ma pratique de l’ERE de faire ces travaux-là, je trouvais ça vraiment stimulant.

Axe 3 : Utiliser les propres interpellations des étudiants pour les mettre en enquête (enquête « autoportée »)

Étudiante 3 : Elle proposait toujours de faire nos travaux ou nos lectures dans les champs qui nous intéressent.

Étudiante 5 : Une fois, j’avais commencé à discuter avec elle par courriel sur un sujet, puis elle m’avait carrément invitée à venir devant et à continuer la discussion avec toute la classe. J’étais impressionnée, mais c’était vraiment intéressant qu’elle me fasse de la place pour mes questions.

Axe 4 : Susciter des interpellations au fil du cours sur la complexité du champ à l’étude ou sur des cas concrets sujets à enquête et à analyse critique

Étudiant 8 : Ce qui a marché pour moi ce sont les exemples de ce qui se passait réellement. […] Je trouvais que de concrétiser ça avec un exemple qui fonctionnait vraiment me motivait parce que je trouvais que ce sont des choses qui sont bien faites, bien réfléchies.

À côté de ça, le fait de tout avoir décortiqué derrière un projet, dans les travaux, de chercher pourquoi ça marche et pourquoi ça ne marche pas, c’est comme ça que moi j’apprends en fait; je réponds à mes propres questions en me demandant toujours pourquoi ça marche et comment on peut l’améliorer, et je trouve que ça motive de découvrir les autres concepts relatifs à l’ERE.

Étudiante 3 : On a mis des termes sur tout ça, c’est compliqué finalement.

Axe 5 : Aller vers une construction collective du cours : chacun se définit dans un objet qu’ils vont construire ensemble

Étudiante 1 : Elle est toujours là pour essayer de nous ramener vers le chemin qu’on souhaite prendre. Elle s’adapte à ce qu’on aime et elle nous conseille d’aller explorer telle piste, d’aller lire tel article : « Ceci peut être intéressant pour toi parce que tu t’intéresses à la santé environnementale. »

Axe 6 : Processus d’accompagnement : encourager et soutenir ponctuellement et sur le long terme les étudiants en les outillant, en enrichissant et en renforçant leurs propres enquêtes

Étudiant 8 : Si j’ai envie de la développer, ben, elle va être là pour me supporter là-dedans.

Étudiant 2 : Elle cherchait à savoir ce que tu veux, toi, l’étudiant, ce que tu veux faire comme travail et dans ton choix elle t’accompagne [pour] que ce choix soit meilleur.

Étudiant 8 : Ça a été la façon dont elle nous amenait et structurait les travaux. Par exemple, on avait le choix de faire ce qu’on voulait, mais il fallait qu’on s’insère dans la structure, et qu’on la garde pour faire un bon travail. Elle structure super bien les travaux qu’elle donne.

Étudiant 2 : Elle est toujours disponible quand ça coince, tu rentres vers elle, elle te donne des pistes et des solutions.

Étudiante 5 : Je ressortais de chaque cours avec plus de…, pas forcément de questions, mais plus de réflexion.

Figure 3

Les procédés de mise en mouvement d’une démarche d’enquête (DE) selon six axes

Les procédés de mise en mouvement d’une démarche d’enquête (DE) selon six axes

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4.2.2.2 Mécanisme 2 : Appuyer les enquêtes initiées par un accès libre à un corpus théorique étayé et illustré

Sur le plan des mécanismes liés à des choix concernant la démarche didactique (Thouin, 2014), trois situations didactiques ont manifestement été privilégiées dans ce cours :

  • Situation 1 : La transmission d’un corpus théorique afin de clarifier le champ à l’étude et de donner la pleine mesure à la fois de sa richesse et de sa complexité;

  • Situation 2 : La variété des sources (nombreux auteurs);

  • Situation 3 : La variété des ressources (articles, vidéos témoignages, sites, vidéos documentaires, cours magistral habilement commenté) qui arrime la théorie à la pratique.

Ajoutons à cela l’accessibilité non contraignante aux contenus accordant toujours cette liberté aux étudiants, lui faisant confiance pour aller rechercher les contenus dont ils ont besoin et qui donnent du sens à leur projet personnel ou professionnel.

Étudiant 2 : Avant, l’approche que j’avais de l’ERE, c’était un peu en désordre. Maintenant, avec ce cours, avec madame X, ça me permet de classifier ça, de rendre ça scientifique.

Étudiante 3 : J’ai aimé la théorisation de tous ces principes-là […] on a mis des termes sur tout ça. On a vu plein de monde qui [a] fait des recherches, des textes à plus finir, c’est tellement vaste.

Étudiant 4 : Par rapport aux sources et aux ressources, il y a une grande variété; ça pouvait être des vidéos ou beaucoup d’auteurs (que je prenais en note) puis je me disais en moi-même, j’aime ça lire des textes qui sont en lien avec le cours, mais juste d’autres textes qu’on n’est pas obligé de lire, c’est vraiment… on lit ce qui nous intéresse vraiment finalement.

Étudiante 6 : Ce qui était vraiment agréable c’était que même si c’était […] magistral, c’était ponctué d’éléments comme des vidéos où on décrochait de cette présentation magistrale.

Étudiante 3 : Elle nous donnait plusieurs textes à lire et nous disait : « Bon, je sais que vous êtes tous occupés », puis elle ne nous faisait jamais sentir mal du fait qu’on n’[avait] pas lu. Elle est super humaine et compréhensive. Elle disait : « Quand même, s’il vous plaît, lisez celui-là, c’est vraiment bon! » [Rires] Ouais, ça donnait finalement envie d’en lire.

4.2.3 Synthèse des conditions et des mécanismes positifs qui favorisent la réflexion chez les étudiants universitaires

Cette recherche a permis d’identifier deux conditions et deux mécanismes à l’origine de réflexions liées à des changements, schématisées à la Figure 4, à partir de la situation pédagogique de Legendre (2005) et en concomitance avec le triangle didactique de Chevallard (1991), repris par Thouin (2014). Les conditions font référence au rapport de l’enseignante au regard du savoir à transmettre ainsi qu’à la relation d’enseignement entre la professeure et ses étudiants. Ensuite, les mécanismes identifiés concernent les démarches didactiques effectuées auprès des étudiants en vue de l’acquisition du savoir.

5. Discussion

Il s’agit à présent d’effectuer une comparaison des résultats obtenus avec ceux des études antérieures, ayant le même objet, pour conduire ensuite à une discussion méthodologique et finir ensuite sur la question de l’innovation pédagogique.

5.1 Comparaison avec les études antérieures

Les deux conditions et les deux mécanismes favorisant la réflexion et le changement dans ce cours en ERE couvrent de façon homogène et cohérente ce que Legendre (2005) appelle une situation pédagogique (Figure 2). Les deux conditions – être une source inspirante d’engagement et installer une relation symétrique de parole – sont liées à la relation didactique entre l’enseignante et l’objet ERE et à la relation d’enseignement entre l’enseignante et les étudiants. Les deux mécanismes – mettre en mouvement une démarche d’enquête chez les étudiants (selon 6 axes ou stratégies) et appuyer les enquêtes par un accès libre à un corpus théorique bien étayé et illustré – correspondent à la relation d’apprentissage entre l’étudiant et l’objet ERE.

La comparaison des résultats de cette étude à ceux obtenus par Chaubet et ses collaborateurs (2016) à partir de quatre études dont les objectifs et la méthodologie de recherche étaient identiques montre qu’on obtient ici des résultats plus riches et complets qui renforcent et affinent la littérature spécialisée sur la pratique réflexive.

Figure 4

Les deux conditions et les deux mécanismes déclencheurs de réflexion et d’engagement dans le cours d’ERE analysé

Les deux conditions et les deux mécanismes déclencheurs de réflexion et d’engagement dans le cours d’ERE analysé

-> Voir la liste des figures

Ainsi, la synthèse d’origine de Chaubet et ses collaborateurs (2016) relève seulement trois grandes conditions favorisant la réflexion chez les étudiants (sans entrer encore dans une distinction entre conditions et mécanismes). La première consiste à mettre l’apprenant devant une situation qui intrigue ou qui bloque, processus bien connu dans la littérature (Boud et al., 2006; Scaife, 2010). La deuxième consiste à confronter ou faire interagir l’apprenant avec autrui. Si Donnay et Charlier (2008), comme Chaubet (2013), font état de confrontation (plus ou moins interactive) à l’altérité favorisant la réflexion, Vacher (2015) fait état d’une écoute et d’une prise de parole compréhensive et constructive en vue d’une coconstruction réflexive. Dans la présente étude, ces deux conditions favorisant la réflexion se détaillent aussi plus avant en mécanismes concrets de mise en mouvement d’une démarche d’enquête, distribuée en plusieurs axes (Figures 3 et 4), notamment les axes 3 (utiliser les interpellations propres aux étudiants pour les mettre en enquête), 4 (susciter des interpellations au fil du cours) et 5 (favoriser une construction collective du cours). Le processus dit de confrontation se retrouve selon les termes de Vacher (2015) dans le fait de favoriser une construction collective du cours (axe 5).

La troisième condition favorisant la réflexion dans Chaubet et ses collaborateurs est « jouir d’espaces d’écoute et de respect » (2016, p. 112), élément fortement appuyé par la littérature (Boud et al., 2006; Donnay & Charlier, 2008; Scaife, 2010; Vacher, 2015). Il est question de l’écoute et du respect de l’étudiant autant de la part des autres étudiants que de l’enseignant. Dans la présente étude, l’écoute et le respect sont clairement associés à la manière d’être de la professeure dans sa relation aux apprenants et contribuent à créer des espaces propices à la réflexion. Cette écoute revêt ici plusieurs facettes : une disponibilité et une accessibilité de la part de la professeure, une recherche active des intérêts des étudiants (par envoi d’un questionnaire aux étudiants, par exemple). Elle se matérialise par des retours de la professeure vers les étudiants avec des propositions concrètes spécifiques faites à chaque étudiant, dans un climat de bienveillance, de générosité, et un accompagnement ouvert d’esprit, bien au-delà du simple respect.

Cet approfondissement et cet élargissement des résultats de Chaubet et de ses collaborateurs (2016) concernant les conditions favorisant la réflexion se voient dans d’autres éléments. Par exemple, l’engagement et la passion de la professeure au regard du savoir apparaissent comme une condition déterminante dans la volonté des étudiants d’enquêter par eux-mêmes dans des investigations autoportées. En fait, on peut dire avec Vacher (2015) qu’il s’agit avant tout d’une prise en compte de l’existant dans une logique de transition : « adapter les propositions à la spécificité des acteurs, rechercher leur engagement et s’inscrire dans une convergence globale de la formation » (p. 99). La proposition de Vacher (2015) s’illustre ainsi dans les axes 1, 2, 3 et 6 du mécanisme d’enquête de la présente étude (voir Figure 3).

Enfin, dans cette étude-ci, on voit clairement comment la construction de situations didactiques (Thouin, 2014) variées autour d’un corpus théorique solidement étayé et illustré favorise la pensée réfléchie deweyenne. Concrètement, le corpus théorique riche, précis et bien illustré proposé par l’enseignante aide à mettre en mouvement les enquêtes autoportées par les étudiants. On peut dire qu’un arrimage théorie-pratique est ici réalisé, dans le même esprit que « l’analyse de pratiques réellement vécues » de Vacher (2015, p. 88).

5.2 Discussion méthodologique

Les « bascules du voir et de l’agir », comme les définit Chaubet (2010a, 2010b), autrement dit les changements dans la façon de voir, de se voir et d’agir, font partie de ces prises méthodologiques qui permettent de déceler la réflexion chez les participants et qui se caractérisent souvent aussi par des effets psychophysiologiques, par exemple d’énergisation, d’empowerment, de sentiment d’appartenance à une communauté, etc. Ces effets représentent une autre prise méthodologique qui, associée à d’autres indices, comme nous l’avons vu plus haut, peut constituer un faisceau de « preuves » qu’il y a bien eu réflexion chez une personne. La particularité de cette recherche tient à l’utilisation d’une méthode d’ingénierie inverse où, à partir de manifestations de bascules de voir et d’agir, il s’agit d’en identifier et de reconstituer les raisons, les conditions, les situations qui sont en fait des éléments déclencheurs de réflexion conduisant aux bascules comme manifestations. Les résultats trouvés correspondent aux conditions et aux mécanismes préconisés par les spécialistes de l’acte réflexif (Boud et al., 2006; Donnay & Charlier, 2008; Korthagen & Vasalos, 2010; Lyons, 2010; Scaife, 2010; Vacher, 2015). Ces résultats concourent à valider la méthodologie de rétro-ingénierie tout en renforçant la connaissance des conditions effectives qui stimulent la réflexion de futurs professionnels.

Parmi les quatre études répertoriées par Chaubet et ses collaborateurs (2016), une seule avait adopté des entrevues collectives d’étudiants. Puisque la profondeur des descriptions des bascules du voir et de l’agir obtenues dans le cas d’entrevues individuelles pouvait être remise en cause, cette façon de faire voulait « compens[er] en triangula[nt] sur un petit nombre de situations » (p. 110). Il faut savoir que cette étude avait un nombre total de 150 participants comparativement à 8 participants pour la présente étude. Comme il a été explicité dans le volet méthodologique, le nombre de participants entre six et dix permet à chacun de s’exprimer en favorisant la diversité des perspectives (Fortin & Gagnon, 2010). Avec un tel nombre de participants, il est facile de créer une dynamique d’entrevue où le témoignage de certains réveille le souvenir chez d’autres, qui apportent à leur tour un éclairage nouveau quant à l’identification d’éléments déclencheurs de réflexion les concernant.

Enfin, notons une certaine limite à cette recherche quant aux changements identifiés, plus particulièrement le premier qui consistait à passer du statut de spectateur à celui d’acteur. Rien ne nous prouve dans les faits que ce changement déclaré sera effectif à long terme. Pourrait-il s’agir dans le cas de notre étude plus d’intentions et d’impressions que d’actions? Cela dit, ces déclarations sont si marquées émotivement ou si bien argumentées qu’il est peu probable qu’un retour en arrière vers du « plus simple », du « plus naïf », du « plus inconnu » ou du « plus dépourvu » se produise. Pour lever tout doute, il aurait fallu, d’un point de vue méthodologique, organiser une autre rencontre avec les mêmes étudiants un an après cette dernière. Ainsi, nous aurions pu valider si ces changements déclarés étaient effectifs et incarnés dans des actions concrètes.

5.3 Innovation pédagogique?

Les mécanismes et les conditions mis au jour ici nous conduisent à poser la question : avons-nous ici affaire à une innovation? Oui et non. Nous allons nuancer notre réponse selon la logique suivante, qui sera détaillée immédiatement après : ce cours a transformé les étudiants en rehaussant leur capacité d’action, leur compréhension et leur engagement par rapport à l’objet du cours (l’ERE); le moyen principal déployé par l’enseignante universitaire est la mise en mouvement d’enquêtes deweyennes chez les étudiants, associée à une relation de qualité avec eux et l’exposition libre à des ressources variées et riches; cette pédagogie active montre que l’université peut transmettre intelligemment les savoirs de l’humanité sans avoir recours aux procédés magistraux habituels décriés dans la littérature; comprendre les types de mécanismes et de conditions de ce genre de cours mobilisateur revêt donc un aspect stratégique pour la mission de « transmission » de l’université, justement parce qu’il s’agit d’un autre type de transmission; le terme innovation n’est que la moitié de la vérité par rapport à ce type de « pédagogie différente » : c’est une novation qui existe depuis longtemps (courant des « pédagogies nouvelles ») et qui deviendra « in-novation » dans le milieu universitaire le jour où elle s’y implantera à grande échelle; considérant les enjeux sociétaux croissants, il est impératif de poursuivre des recherches qui aideront à l’in-novation (pénétration de la novation dans la société).

Récapitulons. Ce cours a provoqué quatre grands types de changements chez les étudiants :

  • Le changement d’un statut de spectateurs fatalistes à celui d’acteurs mobilisés;

  • Le changement de vision du monde, des autres, de l’ERE;

  • Le changement de rapport au monde, notamment à l’environnement, et aux autres;

  • Le développement d’un esprit critique en ERE, avec une nouvelle capacité d’analyser des situations liées à l’environnement et d’y agir.

Les étudiants en ressortent avec un sens accru de l’engagement. Le mécanisme pédagogique principal sous-jacent consiste à mettre les étudiants en enquête. Il est complété par un deuxième mécanisme qui vient appuyer ces enquêtes par un accès libre à un corpus théorique étayé et bien illustré. Plus concrètement, le cours parie sur la motivation et la curiosité des apprenants pour le domaine – l’ERE –, mais ce pourrait être un autre objet. Il valorise les questions intrigantes que l’ERE pose déjà aux étudiants et en suscite de nouvelles auxquelles ils n’avaient pas nécessairement pensé, mais qui sont jugées importantes par l’enseignante pour aiguiser leur regard et leurs compétences dans le domaine (« s’il vous plaît, lisez celui-là, c’est vraiment bon! [Rires] »). Les étudiants, encouragés dans leur curiosité, poussent jusqu’au bout leurs enquêtes, les anciennes comme les émergentes. Au passage, l’enseignante pointe du doigt des ressources variées disponibles – des outils conceptuels, des théories actuelles, des matériaux audiovisuels, des méthodes d’analyse, etc. Elle enrichit ces investigations sans jamais forcer (il y avait des textes à lire, « mais on n’était pas obligés […] ça donnait finalement envie d’en lire »). Cet enrichissement par l’enseignante des enquêtes personnelles ou collectives donne encore plus de sens aux investigations des étudiants. Ceux-ci recherchent même « l’exactitude » et « la précision » qui siéent à un objet complexe tel que l’ERE. Le pari est réussi : les étudiants portent leurs enquêtes de façon autonome, s’y engagent, s’y outillent, y découvrent tout un champ d’une grande finesse.

A-t-on affaire à une « transmission » des savoirs de l’humanité? Oui et non. Ici, l’apprenant construit ses connaissances et ses compétences en ERE (but du cours) avec l’aide de l’enseignante et de ses pairs, en exerçant une pensée réfléchie deweyenne concrétisée par des investigations (inquiries, Dewey, 2008). Ces investigations par les étudiants sont d’autant plus précieuses – et l’idée de les laisser faire, de les armer au passage pour l’enquête, de les encourager est d’autant plus astucieuse – que les étudiants s’approprient dans leurs investigations tout un corpus de savoirs. Le modèle pédagogique magistral expositif prégnant à l’université (Bédard & Béchard, 2009; Viaud, 2015) est court-circuité. Il n’y a plus d’exposition de savoirs, mais plutôt une exposition intelligente aux savoirs, extrêmement mobilisatrice, grâce à une autorisation d’enquêter dans le sens de ce qui interpelle chaque étudiant. On peut donc dire que la mission de l’université de « transmettre » les savoirs de l’humanité est atteinte sans que les étudiants subissent des approches magistrales démotivantes. Ce n’est pas rien quand on considère le taux élevé de décrochage au 1er cycle universitaire (30 à 50 % selon les pays; Whitehead, 2012) et la part reconnue des méthodes peu motivantes dans cette attrition (Grebenikov & Shah, 2012).

Il nous semble crucial pour l’avenir de l’université d’analyser ainsi des cours réputés mobilisateurs, par ailleurs facilement repérables dans le paysage universitaire, pour montrer que les effets transformateurs positifs de ces cours ne sont pas dus au hasard, à la chance ou à la magie. Ils reposent clairement sur des savoir-faire et des savoir-être analysables et conceptualisables, même si la plupart du temps ils sont fondés sur l’intuition et l’expérience, puisque les professeurs, spécialistes de leurs domaines (histoire, politique, économie, art, etc.), ont rarement une formation de pédagogue (Berthiaume & Rege Collet, 2013). Ces cours se démarquent par leur efficacité à transformer positivement les étudiants et à les mobiliser. Comprendre les mécanismes et les conditions à l’oeuvre dans ces cours est donc important. Devenir capable de pointer et de nommer ces mécanismes et ces conditions en les reliant à des histoires vécues, réelles, convaincantes, est un premier pas pour pouvoir les reproduire, c’est-à-dire pour pouvoir accroître l’efficacité des cours dans l’enseignement supérieur. Comprendre ces mécanismes et leurs conditions de fonctionnement est précieux sur au moins trois plans :

  • Ils remettent en avant le sens pour les étudiants. Il s’agit en effet d’apprentissages signifiants de leur point de vue, et pas seulement du point de vue de l’enseignant ou de l’institution. Sur le plan du modèle universitaire fondé sur l’exposé de savoirs, cette recentration sur l’apprenant est une révolution copernicienne;

  • Ces mécanismes et ces conditions actualisent pour l’enseignement supérieur un principe des (anciennes) « pédagogies nouvelles » : il n’y a pas d’apprenants stupides, seulement des enseignants mal outillés. Dans les mots de Hugon (2016), ce principe revient à « postul[er] l’éducabilité de tous et de chacun […] : face aux difficultés d’apprendre, on met en question non pas les capacités des [apprenants] mais les façons d’enseigner des maîtres » (p. 27);

  • Enfin, ces mécanismes et ces conditions permettent à l’enseignement supérieur d’atteindre plusieurs de ses objectifs : transmettre des savoirs de l’humanité, outiller en méthodes d’investigation, former des esprits critiques.

Jusqu’où peut-on parler d’innovation? Une pédagogie active qui encourage les étudiants à fouiller les sujets qui les intéressent pour mieux aiguiser leur regard n’a rien de nouveau. Pourtant, cela reste révolutionnaire et d’une grande fraîcheur dans tout le système éducatif, du préscolaire à l’université. Du fait que ce type de pédagogie offre un fort contraste avec les façons de faire habituelles, on a commencé à les appeler « pédagogies différentes » (Groux et al., 2017). En fait, elles ont parfois plus de cent ans (on notera que Dewey, psychologue, philosophe et éducateur, dont le principe des enquêtes – inquiries – est au coeur de nos analyses théoriques, en utilisait aussi dans son école expérimentale dès 1894). Ces pédagogies différentes, aussi efficaces soient-elles pour faire apprendre et mobiliser, semblaient pourtant jusqu’à récemment marginales à perpétuité[2].

Bien des écoles les ont expérimentées. Quelques-unes les pratiquent et les enrichissent au quotidien, mais c’est encore beaucoup au primaire et au secondaire que de telles expérimentations ont lieu (ce qui peut se comprendre étant donné la concentration d’enseignants qui s’y retrouvent, l’université ne constituant qu’une fraction infime des expérimentations pédagogiques). À l’instar de la façon de faire de l’enseignante universitaire de cette étude, ces pédagogies acceptent les interrogations des apprenants ou leur en proposent et misent sur la même qualité de relation enseignant-apprenants ainsi que sur une confiance similaire en la capacité de l’être humain de construire ses propres cheminements d’enquête, d’apprendre en cherchant, dans un accompagnement aussi sensible qu’intelligemment structuré (Connac et al., 2019; Groux et al., 2017; Hugon & Robbes, 2016; Viaud, 2017).

On peut donc considérer comme une bonne nouvelle le fait que les pédagogies actives constituent le modèle actuel dominant de l’innovation dans l’enseignement supérieur (Lemaître, 2007, 2018), même si l’on doit entendre que « modèle poursuivi » n’est pas nécessairement équivalent à « modèle appliqué ». À cet égard, Cros (1997, dans Lemaître, 2018) nous rappelle à l’humilité et à la patience : l’innovation pédagogique intéresse le supérieur seulement depuis le milieu du XXe siècle.

Une réelle innovation serait que les savoir-faire pédagogiques didactiques analysés ici, ces « pédagogies nouvelles » (Hugon, 2016), anciennes mais toujours fraîches et remarquablement puissantes, finissent par convaincre assez de chercheurs et de formateurs en enseignement supérieur pour pouvoir monter en phase d’« in-novation », où la « novation » pénètre « dans » la société (le in de in-novation) (Bédard & Béchard, 2009). Nos analyses et conceptualisations des conditions et des mécanismes opérationnels qui ont favorisé des changements et un engagement social chez des étudiants en ERE vont dans ce sens. Souhaitons qu’elles contribueront à d’autres études, très attendues dans l’enseignement supérieur, en ERE ou dans d’autres champs cruciaux pour l’humanité.

Conclusion

Cette étude a utilisé une méthode d’ingénierie inverse pour identifier et caractériser les conditions et les mécanismes pédagogiques et didactiques « gagnants » pour susciter la pensée réfléchie chez les étudiants dans le cadre d’un cours universitaire en éducation relative à l’environnement. Une telle pensée réfléchie est à l’origine de changements qui enrichissent le voir et l’agir des participants et contribuent à l’accroissement de leur engagement écocitoyen. Bien que ces stratégies aptes à favoriser la réflexion aient déjà été identifiées dans la littérature, ce cas concret a permis d’apporter des éléments précis dans leur opérationnalisation. Compte tenu des enjeux actuels autour des changements climatiques et du rapport des humains à leur environnement, une étude de ce type qui met en valeur des modalités « gagnantes » pour enseigner l’ERE nous semble à la fois scientifiquement et socialement pertinente.

Enfin,les résultats démontrent l’intérêt de la méthode d’ingénierie inverse utilisée pour dévoiler ce qui stimule réellement la réflexion des étudiants dans un cours donné, peu importe le cours. L’utiliser dans d’autres cours qui ont la réputation d’être hautement appréciés des étudiants permettrait d’enrichir la compréhension des conditions et des mécanismes actifs dans ces cours. Les connaissances acquises bénéficieraient non seulement aux enseignants universitaires, mais à l’ensemble de la communauté professionnelle enseignante.