Corps de l’article

INTRODUCTION

Les méthodes qualitatives font partie du paysage des techniques de collecte et d’analyse des données utilisées en sciences de la population. Bien que la scientificité de ces méthodes fasse débat (Poupart, 1997 ; Savoie-Zajc et Karsenti, 2004), leur emploi dans ce champ disciplinaire se développe. Selon Randall et Koppenhaver (2004), leur inclusion en démographie vise l’amélioration de la compréhension des phénomènes étudiés. Les approches qualitatives s’appesantissent sur la manière dont les individus cernent le fait social à examiner. Il s’agit d’appréhender les phénomènes et les comportements démographiques à travers le prisme de la compréhension des expériences personnelles des acteurs interrogés. Le but pour le chercheur est de fournir une explication approfondie des attitudes observées au sein d’une population. Cette explication va au-delà du lien statistique entre les facteurs explicatifs présumés et le phénomène qui en dépendrait. Le choix de recourir au qualitatif repose sur une logique précise. Il est motivé par l’orientation des objectifs, des questions de recherche et du cadre conceptuel de l’étude.

De Loenzien (2006) identifie globalement quatre cas de figure dans lesquels une approche qualitative en sciences de la population peut être mobilisée. Premièrement, cette approche est privilégiée dans les études à visée exploratoire lorsque le phénomène démographique à étudier est très peu documenté. Ensuite, l’approche qualitative est adaptée pour appréhender des phénomènes complexes, difficiles à quantifier à l’instar des perceptions. Troisièmement, elle permet d’étudier des thèmes revêtant « une dimension socioculturelle mettant en jeu des croyances, des attitudes nécessitant d’approfondir des relations interpersonnelles, de connaître le contexte et le sens donné à l’action sociale » (2006 : 41). Enfin, cette approche méthodologique est également utile lorsque sont étudiés des sujets sensibles (sexualité, interruption volontaire de grossesse, immigration clandestine). Ces cas de figure présentent des similitudes avec les changements apportés par les approches qualitatives à la discipline démographique tels que décrits par Bozon (2006). Ce dernier souligne que ces approches s’inscrivent dans une logique de description des processus sociaux. Elle diffère de la logique traditionnellement utilisée en sciences de la population, consistant « par diverses procédures statistiques à rapporter les variables à expliquer à des variables explicatives » (Bozon, 2006 : 454-455). Par ailleurs, l’auteur souligne que les méthodes qualitatives contribuent à la contextualisation culturelle des comportements individuels et à la mise en évidence des facteurs intervenant dans la construction sociale des rapports de genre. Elles sont essentielles pour observer les interactions entre les acteurs et comprendre les stratégies qu’ils mobilisent.

La pratique contraceptive est l’un des centres d’intérêt majeurs des recherches en démographie. Ce sujet fait l’objet d’études qualitatives à part entière, explorant des thèmes tels que les représentations sociales de la contraception (Sedlander et collab. 2018), la santé sexuelle et reproductive des adolescents (Tatum et collab. 2012), les rapports de genre s’exerçant dans la gestion de la vie reproductive (Rijken et Knijn, 2009) et l’attitude des prestataires de services de santé à l’égard des méthodes contraceptives (Mayhew et collab. 2013). Le présent article s’appuie sur une enquête strictement qualitative, portant sur le recours à la pilule contraceptive d’urgence (PCU) dans la ville de Yaoundé (Cameroun)[1]. L’objectif de l’article est d’apporter un éclairage sur la contribution de l’approche méthodologique utilisée à la compréhension d’un objet d’étude en démographie. Il s’agit dans le cas d’espèce de la responsabilité contraceptive, c’est-à-dire la gestion de la contraception dans le couple. L’article est structuré en deux parties. Le premier volet est consacré à la présentation de l’enquête de terrain ; une attention particulière à la méthodologie et aux résultats de recherche relatifs à la responsabilité contraceptive y est accordée. Le second volet discute l’intérêt de l’approche qualitative mobilisée, tout en soulignant son apport à la compréhension de la problématique de régulation de la fécondité.

PRÉSENTATION DE L’ÉTUDE

Les hommes occupent une place prépondérante dans les décisions relatives à la taille de la famille en Afrique subsaharienne. Des études utilisant aussi bien une méthodologie strictement quantitative (Matungulu et collab. 2015 ; Adegbola et Habeebu-Adeyemi, 2016), qualitative (Harrington et collab. 2016 ; Kriel et collab. 2019), que mixte (Ayanore et collab. 2017 ; Mayhew et collab. 2017) montrent que la pratique contraceptive de la femme est associée à l’attitude du partenaire masculin vis-à-vis de la planification familiale. La femme dont le partenaire est favorable à la contraception a plus de chances de recourir à une méthode moderne (c’est-à-dire biomédicale), comparativement à celle dont le partenaire est défavorable. Les inégalités de genre sont un obstacle au recours à la contraception dans les sociétés africaines (Bajos et collab. 2013). Le faible pouvoir de négociation des femmes, au sein de leur couple, concernant la pratique contraceptive est illustrative des rapports inégalitaires en matière de reproduction. Ceux-ci concernent également le recours à la PCU. Au cours de la dernière décennie, le niveau de connaissance et l’utilisation de cette méthode ont connu une augmentation dans des pays d’Afrique subsaharienne (Morgan et collab. 2014 ; Rokicki et Merten, 2018).

La PCU est peu ou mal connue au Cameroun (Institut national de la statistique et ICF, 2012 ; Kongnyuy et collab. 2007), y compris des prestataires de services de santé (Fouedjio et collab. 2015). En dépit d’indicateurs de santé reproductive préoccupants au Cameroun, la place de la PCU dans les stratégies et programmes de planification familiale est peu examinée. Cette pilule constitue une composante des recommandations globales sur l’accès élargi à la contraception ; des recommandations auxquelles l’État camerounais a souscrit. L’utilisation de la PCU dans ce pays est faiblement documentée, faute de données. La littérature existante aborde principalement le triptyque connaissances-attitudes-pratiques. L’enquête de terrain exploitée pour les besoins du présent article avait pour objectifs d’identifier les représentations sociales de la PCU ainsi que les facteurs favorisant ou limitant l’accès à cette méthode, d’analyser les attitudes vis-à-vis de cette pilule et de saisir les enjeux de sa vente et son utilisation.

Méthodologie

La présentation de la méthodologie de l’étude porte sur la justification de trois éléments : la technique de collecte des données, l’échantillonnage et la méthode d’analyse.

Le choix de l’entretien semi-directif

Il existe différents types d’entretien en recherche qualitative. On distingue l’entretien directif ou structuré, l’entretien non directif ou non structuré et l’entretien semi-directif ou semi-structuré. L’utilisation de chacune de ces techniques de recueil d’informations dépend des objectifs et de la finalité de l’étude. L’entretien directif s’articule autour de questions fermées que l’enquêteur pose suivant un ordre précis. Ce type d’entretien se rapproche d’un questionnaire utilisé dans une enquête quantitative. Le déroulé des questions au cours d’une interview directive s’opère de façon stricte, laissant peu de liberté à l’enquêteur et peu de choix à l’enquêté dans les réponses. L’entretien non directif ou non structuré n’obéit à aucun cadre préétabli et repose « non sur les réactions de l’interviewé à des questions précises mais sur l’expression libre de ses idées sur un sujet » (Mucchielli, 1994 : 28). Cela ne dispense pas pour autant l’intervieweur d’une préparation préalable, dans la mesure où il doit pouvoir soutenir son interlocuteur dans sa prise de parole et faire progresser sa réflexion vers l’obtention d’informations renseignant les questions de recherche. Les interrogations posées sont relativement ouvertes et inscrites dans une grille ou un guide d’entretien comportant une liste de thèmes à énoncer par l’enquêteur, sans le contraindre à suivre un enchaînement spécifique.

La pertinence du recours à l’entretien semi-directif pour l’étude sur la PCU se justifie par son utilité dans l’identification des enjeux sous-jacents aux attitudes vis-à-vis du moyen de contraception. Cette pilule est l’objet de controverse dans différents pays en raison des suspicions autour de son effet supposé abortif (Faundes et collab. 2007 ; Teixeira et collab. 2012). L’entretien semi-directif est approprié pour explorer un objet d’étude qui cristallise les tensions[2]. Le défi est de parvenir à établir une relation de confiance avec les interviewés car elle détermine la qualité et la richesse de l’entretien. La technique de collecte des données appliquée offre une liberté d’expression à l’enquêté tout en conférant à l’enquêteur une marge de manoeuvre. La rigidité de l’entretien directif ne permet pas au répondant d’approfondir sa réflexion et pose des limites défavorables à la parole sur un sujet sensible. Cela est susceptible de complexifier la construction du lien de confiance. L’absence de délimitation dans l’entretien non structuré confronte l’enquêteur au risque de récurrence de données ne répondant pas à la problématique de l’étude. Il se heurte également à la difficulté de dégager à des fins de comparaison, les spécificités des discours d’un individu à un autre.

L’échantillon

L’échantillon auquel se réfère l’article est composé de 21 femmes âgées de 21 à 40 ans (tableau 1), vivant à Yaoundé et ayant déjà recouru à la PCU. Quelques-unes ont été identifiées avec l’aide du personnel de santé, au sortir de consultations en planification familiale ou en santé maternelle et infantile. D’autres ont été sélectionnées grâce à la méthode « boule de neige »[3] : celle-ci a consisté en l’identification dans l’entourage des enquêtées sélectionnées au sein de formations sanitaires, de potentielles participantes à l’étude. Les critères de sélection ont été l’âge, le niveau d’instruction, l’occupation principale, le statut matrimonial, l’appartenance religieuse et l’utilisation antérieure de la PCU dans certains cas. Contrairement aux approches quantitatives, l’échantillonnage dans la recherche qualitative ne vise pas la représentativité de la population étudiée. Il est construit dans l’optique de « maximiser la possibilité de produire suffisamment de données pour répondre à la question de recherche » (Green et Thorogood, 2004, cités par Kohn et Christiaens, 2014 :  77). Pour ce faire, l’échantillon a été constitué en prenant en compte le critère de la diversité des caractéristiques sociodémographiques des enquêtés. L’objectif était de disposer d’opinions provenant des différentes catégories de la population pouvant être concernées par la problématique de recherche. L’échantillon de type qualitatif vise à obtenir un maximum de variabilité de réponses (Kohn et Christiaens, 2014).

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques des femmes interrogées

Caractéristiques sociodémographiques des femmes interrogées

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La taille de l’échantillon n’a pas été prédéterminée. Le recrutement des participantes à l’étude a été arrêté dès lors que le point de saturation théorique a été atteint. Ce critère en recherche qualitative se manifeste à un moment donné de l’enquête de terrain, par l’absence de plus-value des nouvelles informations recueillies à la compréhension du phénomène étudié. En d’autres termes, la collecte des données s’achève lorsque « les nouvelles données n’ajoutent pas de nouveau sens à ce qui est déjà compris » (Savoie-Zajc, 2007 : 109). Il convient de préciser que la validité des données qualitatives nécessite du chercheur de la prudence et des précautions.

L’analyse de contenu

L’analyse de contenu a permis d’examiner les entretiens réalisés. Selon Mucchielli (1991), ce type d’analyse consiste à rechercher dans un document les informations qui s’y trouvent, dégager le(s) sens de ce qui y est présenté, formuler et classer tout ce qu’il contient. En rapportant cette définition aux entretiens semi-directifs menés, l’analyse de contenu avait pour but de faire émerger et d’interpréter les significations données par les enquêtées à leur choix en matière de contraception. On a procédé à une immersion dans leurs systèmes de représentations. La technique d’analyse de contenu des entretiens a été l’analyse thématique. Selon Yana (2006), elle est « particulièrement adéquate pour la mise en oeuvre de modèles explicatifs de pratiques ou de représentations, un des objectifs principaux de l’analyse qualitative dans les études de population » (2006 : 138). Grâce à cette technique d’analyse, les représentations sociales de la PCU ont été analysées, les comportements et les discours vis-à-vis celle-ci ont été regroupés en catégories de sens.

Le choix de l’analyse thématique permet de repérer dans les entretiens les unités sémantiques qui explicitent notamment les opinions et les attitudes en matière de responsabilité contraceptive. Les significations attribuées à l’utilisation de la PCU sont regroupées dans des unités de sens matérialisées par des extraits d’entretiens. L’interprétation de ces derniers s’inscrit dans un ou plusieurs thèmes. Les unités en matière d’analyse de contenu sont des fragments de discours (mots, groupes de mots, phrases, paragraphes) qui renvoient à une association d’idées. Il s’agit de « la plus petite partie dans laquelle pourra être repérée une partie du sens du texte » (Yana, 2006 : 137). Le chercheur s’imprègne du contenu de l’entretien pour pouvoir l’analyser en profondeur.

Tous les entretiens ont été retranscrits, puis codés grâce au logiciel NVivo (version 10). L’attention a été portée aux extraits relatifs aux thématiques inscrites dans la grille d’entretien et aux hypothèses de recherche. Une fois les extraits de discours associés à un sujet, repérés, un noeud était créé et rattaché auxdits extraits. Les noeuds dans le logiciel NVivo renvoient à des catégories d’analyse relatives aux thèmes définis par le chercheur. Des thèmes tels que les représentations sociales de la PCU, la participation masculine dans la prise de décision en matière de contraception, le rapport à l’avortement ont été identifiés. La création des noeuds contribue au codage des entretiens. C’est un exercice qui émane fondamentalement d’un processus de réflexion et d’interprétation du chercheur, car le logiciel d’analyse ne propose pas de noeud. Il convient également de préciser que de nouvelles catégories d’analyse peuvent émerger pendant l’exploration des entretiens. Ainsi, la liste des thèmes préétablie par l’enquêteur est susceptible d’être enrichie pendant le traitement des données.

Un codage plus fin a parfois été réalisé afin de créer des sous-catégories qu’on appelle noeud enfant. Chaque noeud recevait un code renvoyant à un thème et/ou sous-thème. Cette hiérarchisation a permis par exemple la construction de typologies. Elles sont abordées dans la seconde partie de l’article consacrée à l’apport du qualitatif en démographie.

Quelques résultats de la recherche

Les résultats présentés dans cette section permettent d’appréhender les expériences individuelles de gestion de la contraception. Ils fournissent des informations sur la manière dont le choix et l’utilisation de la PCU sont abordés par les enquêtées.

Motifs du recours à la PCU

La prise de la PCU s’inscrit soit dans un projet de report de la première maternité, soit dans un but d’espacement ou de limitation des naissances. Le choix de cette pilule plutôt qu’un autre moyen contraceptif est motivé par le caractère non ou moins contraignant de l’utilisation (comparativement à la pilule classique), la tolérance aux effets secondaires, le refus du port du préservatif par le partenaire masculin et les échecs du recours à d’autres méthodes de contraception (oubli de la pilule classique, difficulté à maîtriser la méthode du calendrier). Le souhait de poursuivre les études, l’âge, les difficultés financières, le contexte relationnel (stabilité de la relation, existence ou non d’un projet d’avenir dans le couple), les croyances religieuses ou les prescriptions coutumières sont les arguments avancés par les enquêtées qui souhaitent repousser une (première) naissance. Les répondantes les plus jeunes craignent la stigmatisation sociale dont les filles mères font l’objet au Cameroun. Aucune des enquêtées qui utilisent la PCU pour espacer les naissances n’a de divergence d’opinion sur le projet d’enfants avec le partenaire ou le conjoint masculin. Pour celles qui souhaitent reporter la première maternité et dont le conjoint n’est pas d’accord, le recours à la PCU lorsqu’elles lui en font part, leur permet de maintenir leur position sur le projet d’enfants (en termes de nombre et d’intervalle des naissances).

Les désaccords peuvent parfois conduire à une utilisation dissimulée de la PCU. Les données révèlent des situations de mise à l’écart des hommes du processus décisionnel. Un peu plus d’un tiers des enquêtées utilisent la PCU à l’insu de leur partenaire. Les motifs invoqués sont : le souhait d’apaiser les tensions découlant des différends autour du projet d’enfants, la quête d’autonomie dans la gestion de la vie reproductive, le désintérêt du partenaire vis-à-vis des questions contraceptives et le désaccord sur le nombre d’enfants désiré.

Fréquence d’utilisation de la PCU

La moitié des répondantes déclare recourir occasionnellement à la PCU, cinq l’utilisent ou l’ont utilisée de façon répétée et six ne l’ont prise qu’une fois. Le qualificatif « occasionnel » correspond dans l’étude à l’utilisation de la PCU comme méthode d’appoint ou de rattrapage. Les enquêtées concernées par l’utilisation répétée font de cette pilule leur principale méthode contraceptive. Elles l’inscrivent dans leur routine de régulation de la fécondité.

Discussion avec le partenaire sur l’utilisation de la PCU

La tenue d’échanges avec le partenaire ou le conjoint masculin sur l’utilisation de la PCU est appréhendée de manière variable d’une enquêtée à une autre. L’effectivité de la discussion dépend du projet de fécondité dans le couple, de l’avis du partenaire sur la contraception (ou l’intérêt porté à ce sujet), la fréquence d’utilisation de cette pilule ou la perception par la femme de la gestion de la contraception. Le financement de l’achat de la PCU peut constituer un élément déclencheur de la discussion.

Perceptions du prix de la PCU

La majorité des femmes interrogées utilisent la PCU de la marque Norlevo. Le prix au moment de l’enquête est compris entre 3 320 et 5 000 francs CFA en pharmacie[4]. C’est l’une des marques de pilule du lendemain les plus chères et considérée socialement comme la plus efficace par rapport aux autres contraceptifs d’urgence. Elle est jugée onéreuse par plus de la moitié de l’échantillon. Pour pallier la cherté, des répondantes recourent à des contraceptifs d’urgence moins coûteux vendus en pharmacie. D’autres préfèrent acheter auprès des vendeurs ambulants, des comprimés présentés comme des substituts des contraceptifs d’urgence. Il s’agit de comprimés détournés de leur utilisation première. Les données indiquent que l’achat de la PCU chez les enquêtées qui estiment son coût abordable, est financé par leur partenaire ou conjoint respectif.

Le volet méthodologique présenté montre que la perspective qualitative adoptée est ancrée dans une construction réfléchie. Cette dernière vise notamment la collecte de données riches et variées, utiles à la compréhension approfondie des comportements des actrices interrogées. La seconde partie de l’article met en lumière, grâce aux résultats de la recherche menée, l’apport de l’approche qualitative en sciences de la population.

LA CONTRIBUTION D’UNE APPROCHE QUALITATIVE À LA COMPRÉHENSION D’UNE PROBLÉMATIQUE EN DÉMOGRAPHIE

L’apport du choix méthodologique effectué dans l’analyse de la responsabilité contraceptive s’apprécie à trois niveaux : l’émergence de nouveaux thèmes, la contextualisation de la gestion de la contraception et la construction de typologies.

L’émergence de la question des usages de la PCU

Les thèmes prédéfinis dans la grille d’entretien sont abordés soit spontanément par l’informateur dans sa réflexion, soit lorsque l’intervieweur y fait au préalable allusion. D’où la flexibilité du guide d’entretien. Elle permet au chercheur d’explorer des données inattendues et d’exploiter les opportunités qui se présentent à l’improviste (Miles et Huberman, 1994, cités par Boutigny, 2005 : 65). Cela peut déboucher sur l’émergence de nouveaux sujets soit pendant l’entretien, soit lors de l’analyse. Les usages de la PCU figurent parmi ces sujets. Cette notion fait référence à l’appropriation de cette pilule par l’utilisatrice, à la signification qu’elle confère à sa prise. La question des usages fournit des éléments d’information non seulement sur le rôle du partenaire masculin dans la gestion de la contraception, mais aussi sur le rapport des enquêtées à la PCU. Les études quantitatives mesurent le niveau d’utilisation de cette pilule, établissent le profil socio-démographique des utilisatrices, sans toutefois mettre en lumière leur rapport à la PCU.

Des discours recueillis évoquent l’apport de la PCU dans le passage de la double protection (les grossesses et les infections sexuellement transmissibles y compris le VIH/sida) à la protection unitaire (les grossesses exclusivement). Les enquêtées ayant expérimenté ce cas de figure soulignent la substitution progressive de la responsabilité contraceptive féminine à la responsabilité partagée dans le couple. Assurer la transition vers cette protection unitaire implique pour certaines une utilisation répétée de la PCU. Selon deux répondantes qui ne sont pas concernées par ce passage, leur utilisation répétée de la PCU s’inscrit dans une stratégie de planification de la prise. Elles entretiennent délibérément des rapports sexuels non protégés tout en prévoyant de recourir ensuite à la PCU. Une répondante déclare : « […] la pilule du lendemain est là pour ça. Tu peux avoir des rapports qui ne sont pas protégés parce que tu sais qu’après tu vas boire ça et tu ne tombes pas enceinte » (femme de 23 ans, niveau d’instruction primaire, en union). La planification de la prise de la PCU a également été justifiée par la garantie de disposer et d’utiliser en cas de besoin, une méthode contraceptive sans nécessairement solliciter le soutien du partenaire. Cela a été formulé dans les termes suivants : « […] même si tout ceci a un coût je procède de cette façon parce que je n’aurai pas à demander chaque fois à mon copain de s’occuper de ces choses-là (la contraception). C’est une façon de faire plus fiable pour moi parce que je suis sûre d’avoir ma pilule à portée de main » (28 ans, niveau d’instruction supérieur, en union). Selon une enquêtée privilégiant la double protection et recourant occasionnellement à cette pilule, les dimensions protective et contraceptive sont importantes non seulement sur le plan sanitaire, mais également en ce qui a trait à la responsabilité partagée de la régulation de la fécondité dans le couple.

Les informations collectées sur les usages de la PCU enrichissent la compréhension du sens donné aux pratiques contraceptives. Le décalage entre la fréquence d’utilisation de la PCU et les recommandations officielles en la matière, interpelle sur la problématique de la substitution de la PCU à la contraception classique et renseigne sur la manière dont les choix de régulation de la fécondité se construisent[5]. L’analyse de ces choix contribue à l’identification des logiques qui sous-tendent les usages de la PCU. L’exploration qualitative de ces logiques permet d’approfondir la question de la fréquence d’utilisation de ce moyen de contraception. L’analyse statistique de cette question s’appesantirait plutôt sur une comparaison des résultats, entre les différentes catégories sociales auxquelles appartiennent les individus dont les comportements sont étudiés.

Contextualisation de la responsabilité contraceptive

Des données rendant compte des circonstances qui entourent les décisions en matière de régulation de la fécondité ont été collectées. Ces circonstances participent à l’explication des différences d’opinion sur le rôle du partenaire masculin dans la gestion de la contraception. Cela fait partie intégrante de la contextualisation de la responsabilité contraceptive, rendue possible par la méthodologie qualitative. La contextualisation consiste en « une mise en relation du phénomène avec des éléments constitutifs de son environnement » (Mucchielli, 2005, cité par Parrini-Alemanno, 2007 :  339). Dans le cadre de cet article, la responsabilité contraceptive tient lieu de phénomène, tandis que les éléments constitutifs sont notamment représentés par les divergences d’opinion sur le projet de fécondité dans le couple et les rapports de pouvoir.

Parmi les huit enquêtées qui recourent à la PCU à l’insu de leur partenaire, deux motivent leur décision par la volonté d’apaiser les tensions dans le couple, les autres le font soit parce qu’elles estiment être les principales décisionnaires de leur vie reproductive, soit en raison du désintérêt de leur partenaire vis-à-vis des questions contraceptives ou des désaccords sur le nombre d’enfants désiré. Ces deux femmes laissent croire à leur partenaire qu’elles n’utilisent aucun moyen contraceptif, afin d’échapper au conflit et ne pas mettre en péril leur couple. Cette stratégie fournit au partenaire masculin des informations inexactes sur la fécondité du couple.

Les rapports de pouvoir qui se jouent entre les partenaires lors de la négociation de l’utilisation d’un moyen contraceptif peuvent déboucher sur une option personnelle excluant la participation masculine. Les enquêtées concernées par cette situation évoquent les arguments suivants pour justifier le choix de cette option : la crainte que leur intérêt pour la planification familiale soit incompris, l’inquiétude relative à la réaction du partenaire face à leur pratique contraceptive, l’échec des discussions sur l’utilisation d’une contraception moderne et l’influence des proches dans la vie reproductive du couple.

Ces données apportent des informations sur le cadre dans lequel les rôles en matière de responsabilité de la contraception se construisent. Elles éclairent sur les réponses apportées pour pallier les difficultés de gestion de la régulation de la fécondité, le cas échéant. La mise en relation de cette gestion avec les conflits autour du projet d’enfants et les rapports de pouvoir, aide à la compréhension des perceptions de la PCU comme objet d’autonomisation de femmes dans le domaine reproductif. Selon des enquêtées, le recours à ce contraceptif leur offre une marge de manoeuvre en ce qui a trait à la prise de décision. À ce titre, elles soulignent la dispense du consentement du partenaire masculin pour l’utilisation de cette pilule.

La construction de typologies

L’analyse thématique de contenu des entretiens semi-directifs a abouti à la construction de typologies relatives, d’une part, à la discussion dans le couple de la prise de la PCU, et à la contribution du partenaire à l’achat d’autre part. En analyse qualitative, les typologies renvoient aux différentes formes revêtues par l’objet étudié au regard de la problématique d’intérêt. Elles ne se limitent pas à une classification et ont « pour fonction première de se repérer dans la diversité et la complexité des situations concrètes et d’en saisir les logiques » (Peto et collab. 1992 : 22).

Types de perceptions de la discussion entre partenaires sur l’utilisation de la PCU

La construction de la typologie relative à la discussion sur la décision de recourir à la PCU repose sur la fréquence d’utilisation de cette pilule, le projet d’enfants et les perceptions de la responsabilité contraceptive. On distingue trois types de perceptions de la discussion : la discussion dite nécessaire, la discussion jugée facultative et le refus de discuter.

La nécessité de la discussion

La discussion est considérée comme nécessaire par la majorité des enquêtées. Il s’agit surtout de femmes dont le projet d’avoir des enfants ne souffre d’aucune contestation ou ambiguïté au sein du couple. Pour celles dont ce n’est pas le cas, la discussion est indispensable soit parce qu’elle leur permet d’affirmer leur volonté de reporter la maternité face à l’avis défavorable du partenaire, soit parce qu’il s’agit d’un prélude à la sollicitation de sa contribution financière à l’achat de la PCU. La finalité pour ces femmes est d’amener le partenaire à souscrire à leurs choix de fécondité. Échanger avec lui sur l’utilisation de cette pilule est un moyen de l’associer à la pratique contraceptive du couple, même lorsqu’il a une opinion défavorable sur la contraception moderne.

Le caractère facultatif des échanges

Les deux enquêtées qui soutiennent que les discussions avec le partenaire sur la prise de la PCU sont facultatives l’utilisent régulièrement. La fréquence d’utilisation est l’une des raisons expliquant le fait que ces deux femmes ne perçoivent pas l’utilité d’en référer à leur compagnon automatiquement. Cependant, elles précisent être ouvertes à la discussion.

Ces enquêtées justifient également leur positionnement sur la discussion entre partenaires par le fait qu’il leur incombe de gérer seules la pratique contraceptive du couple. Il s’agit de femmes dont le partenaire estime qu’elles sont « plus qualifiées » en la matière. Elles ont affirmé disposer de la confiance de leur partenaire respectif à cet effet ; cela n’exclut pas selon elles que les partenaires se consultent l’un l’autre. La consultation intervient par exemple en cas de difficultés éprouvées par la femme dans la gestion de la contraception. Les propos suivants ont été recueillis : « […] j’avais décidé avec mon copain d’utiliser la pilule qu’on prend tous les jours. Il lui arrivait de vérifier si je la prenais comme il fallait. Il m’avait dit qu’étant donné qu’il n’est pas question qu’on ait des enfants, il est sûr que je vais faire ce qu’il faut pour éviter de tomber enceinte. Mais il y a eu une période pendant laquelle je me plaignais du fait que j’oubliais parfois de prendre ma pilule et que ça devenait difficile de tout le temps me rappeler de ça. Dans ces moments il lui arrive de poser des questions sur cette histoire de contraception et quand il peut, il achète la pilule du lendemain » (femme de 24 ans, niveau d’instruction supérieur, en union). Dans ce cas de figure, le partage de la responsabilité en matière de régulation de la fécondité dépend de la capacité de la femme à gérer efficacement la contraception du couple.

Le refus de discuter

Huit des femmes interrogées ont déclaré ne pas avoir fait part à leur conjoint de l’utilisation de la PCU. Cinq sont des utilisatrices occasionnelles de la méthode, deux sont des utilisatrices régulières et une a utilisé ce contraceptif une seule fois. Trois raisons pour lesquelles ces femmes ne souhaitent pas discuter avec leur compagnon du recours à cette pilule ont été identifiées.

La première raison est relative au fait que la plupart des femmes concernées considèrent la reproduction comme un domaine exclusivement féminin. Une enquêtée déclare : « […] je n’avais pas à lui dire quoi que ce soit. C’est moi qui porte l’enfant, c’est moi qui supporte donc je n’ai pas à lui dire » (femme de 28 ans, niveau d’instruction supérieur, en union). Gérer la planification des naissances n’implique pas pour des enquêtées la participation du partenaire masculin. L’une des deux utilisatrices régulières de la PCU affirme : « […] c’est la femme qui porte le bébé pas l’homme. Je peux aussi décider de mon côté du moment où la grossesse arrivera ou ça n’arrivera pas » (femme de 28 ans, niveau d’instruction secondaire, en union). Selon cette répondante, rien ne l’oblige à discuter avec son compagnon de la prise de la PCU d’autant plus qu’il ne s’intéresse pas à la contraception de manière générale. Pour les deux enquêtées utilisant régulièrement la PCU, la responsabilité contraceptive leur incombe du fait de leur capacité gestative. Par conséquent, la perception de la contraception comme féminine exclut la participation masculine. D’où l’absence de prise en compte du partenaire. La responsabilité contraceptive telle qu’envisagée par ces enquêtées est une pratique totalement individuelle.

Le deuxième motif du refus de la discussion est la quête d’apaisement des tensions autour du projet familial. Dans tous les cas rapportés, ces tensions résultent des désaccords sur le moment idéal pour avoir un enfant. Les répondantes concernées par ce cas de figure aspirent à reporter la (première) maternité tandis que leur partenaire respectif souhaite entamer ou poursuivre la vie reproductive du couple. Selon elles, le refus de discuter de la gestion de la contraception avec le partenaire permet d’éviter la justification du choix provisoire de ne pas vouloir d’enfant. Ces enquêtées utilisent ou ont utilisé de manière dissimulée la PCU.

La troisième raison concerne le désintérêt du partenaire masculin pour les questions liées à la pratique contraceptive. Cet argument est invoqué par les répondantes dont le partenaire leur a explicitement ou non délégué la responsabilité contraceptive. L’une d’elles affirme : « […] il m’avait dit de prendre mes dispositions. Il pense toujours que c’est à moi de prendre les dispositions […]. Pourquoi lui parler de la pilule du lendemain ? On n’a jamais partagé sur la pilule du lendemain. En fait de toute manière il est sceptique par rapport aux contraceptifs ce qui fait que j’hésite aussi à en parler » (femme de 26 ans, niveau d’instruction supérieur, en union). Cette enquêtée estime que les questions liées à la vie reproductive ne concernent pas uniquement les femmes. Elle a déclaré se sentir sous pression étant donné que la responsabilité contraceptive n’est pas partagée dans son couple.

Types de contribution des hommes à l’achat de la pilule contraceptive d’urgence

On distingue deux types de participation de l’homme à l’acquisition de la PCU : une participation strictement financière et une participation financière associée à l’achat en personne du contraceptif.

La contribution financière

Les données collectées mettent en évidence deux formes de contribution financière des hommes à l’achat de la PCU. Ils participent financièrement soit en connaissance de l’utilisation de la méthode, soit sans en être informé. Dans le premier cas de figure, il s’agit d’hommes qui discutent avec leur partenaire féminine de la contraception. Il n’y a pas de divergence d’opinion au sujet du projet procréatif. On retrouve pour ce type de participation masculine, les répondantes qui estiment que la PCU n’est pas chère. Trois de ces répondantes utilisent occasionnellement cette pilule et ne l’ont jamais acheté par leurs propres moyens. Deux autres répondantes qui ont une utilisation régulière ont déclaré avoir déjà acquis ce contraceptif par des ressources financières propres. Cela est arrivé soit lorsqu’elles ont acheté des contraceptifs d’urgence moins coûteux ou des substituts, soit lorsque leur partenaire ne disposait pas de suffisamment de ressources.

La deuxième forme de participation financière consiste pour des enquêtées, à obtenir de leur partenaire une somme d’argent dont l’utilisation est justifiée par un motif autre que l’achat de la PCU. À titre d’illustration, la contribution financière demandée par des enquêtées pour se soigner ou aider un proche est destinée à l’acquisition de cette pilule. Les deux enquêtées ayant appliqué cette stratégie ont fait état des désaccords autour du projet d’enfants et de la crainte de la réaction du partenaire à la découverte de l’utilisation d’une méthode contraceptive. De faibles ressources financières personnelles constituent également un facteur explicatif de l’attitude de ces deux femmes. Aucune différence majeure n’a été observée dans la participation masculine à l’achat de la PCU selon que les enquêtées sont dans une relation inscrite dans la durée ou non[6].

L’achat de la PCU par le partenaire masculin

Ce type d’implication des hommes concerne trois répondantes : deux qui ont utilisé une seule fois la PCU et une qui y recourt de manière répétée. Le partenaire de celle-ci a effectué deux fois l’achat de la méthode et n’est plus enclin à le refaire. Selon elle, il se montre plus insistant sur son désir de paternité et le recours à cette pilule génère de plus en plus de tensions dans le couple. Les trois enquêtées concernées par l’acquisition en personne de ce moyen contraceptif par le partenaire ont déclaré avoir éprouvé de la gêne, voire la honte, lorsqu’elles l’ont acheté elles-mêmes. L’inconfort ressenti est dû aux discours moralisateurs qui leur ont été adressés par les vendeurs en pharmacie.

CONCLUSION

Le volet empirique de l’étude qualitative présentée dans cet article montre que le choix méthodologique effectué obéit à une logique précise. Elle dépend en grande partie des objectifs de recherche. La description de la méthodologie met en lumière le fait que l’utilisation d’une approche qualitative, notamment en démographie, n’est pas dénuée d’une démarche rationnelle. L’une des critiques adressées aux recherches qualitatives concerne leur rationalité méthodologique ; ces recherches étant souvent qualifiées de subjectives. La perspective qualitative de l’analyse de la responsabilité de la contraception dans cet article rend compte du vécu de femmes. L’intelligibilité de leurs expériences, leurs perceptions et leurs logiques d’action a requis l’identification et l’examen des significations données par les enquêtées à leurs comportements. Cela a été rendu possible grâce à la méthodologie qualitative qui se caractérise notamment par la centralité de l’acteur. Elle consiste, pour le chercheur, à percevoir l’enquêté comme « un acteur conscient dont il s’agit de saisir pleinement le sens qu’il donne aux faits » (Boucherf, 2016 : 19).

Le cas d’étude démographique qualitative présenté dans cet article propose une grille de lecture de l’appropriation par les femmes de la responsabilité de la contraception à travers l’utilisation de la PCU. Le lecteur est éclairé sur le sujet grâce à la mise en lumière de la pertinence du recours aux entretiens semi-directifs. L’analyse thématique de contenu a permis de faire ressortir des catégories de sens organisées en thèmes. Ces derniers rendent notamment compte des représentations de la gestion de la contraception et des logiques sous-jacentes à l’utilisation de la PCU.

L’application de la méthodologie qualitative permet de disposer de données se caractérisant principalement par la richesse de leurs détails. Cette spécificité est un atout dans l’investigation des questions de santé de la reproduction abordée en sciences de la population. La description détaillée du phénomène étudié, rendue possible par l’analyse thématique de contenu contribue à un examen approfondi des perceptions, motivations et pratiques dans le domaine de la planification familiale. Les logiques d’acteurs identifiés grâce à l’approche qualitative sont utiles à la contextualisation des résultats découlant de l’analyse statistique. Elles outillent le chercheur pour dégager la singularité des faits rapportés par les individus sur leur vie reproductive. Par ailleurs, la flexibilité de l’entretien semi-directif offre au chercheur la possibilité d’explorer de nouvelles hypothèses et d’élargir le champ de connaissances.