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En octobre 2019, je faisais paraître un gros livre sur Fernand Dumont[1], un essai d’interprétation de son oeuvre, y compris de ses « études religieuses ». Cela ne fait pas de moi un spécialiste de sa théologie, pour la simple et bonne raison que je ne possède pas le bagage théologique qui me permettrait d’en saisir toutes les subtilités et tous les enjeux. Cela dit, invité le 9 novembre 2019 à participer à une journée d’études sur la théologie de Fernand Dumont à l’Université Laval, j’ai prononcé une conférence qui se voulait un aperçu de la théologie dumontienne et, par-dessus tout, des limites qu’elle-même se reconnaît face au défi que représente l’avenir incertain et imprédictible de la culture. Les pages qui suivent offrent la version quelque peu remaniée de cette conférence, dont je n’ignore pas le caractère introductif et, je l’espère, incitatif [2].

I. Une oeuvre inclassable

Commençons par un bref aperçu de cette oeuvre. Elle comporte quatre volets distincts : 1) Philosophie et sciences de la culture ; 2) Études québécoises ; 3) Études religieuses ; 4) Poèmes. Au total, elle regroupe dix-sept livres et plus de 300 articles, qui relèvent de genres différents (l’essai théorique, la monographie scientifique, le récit autobiographique, l’article savant, le texte de communication, le journalisme engagé, la poésie) et concernent plusieurs disciplines, car Dumont était à la fois sociologue, philosophe, théologien et poète. Force est d’admettre qu’il n’y a pas beaucoup d’intellectuels contemporains capables de jouer sur autant de registres. Il n’empêche que le geste intellectuel de Dumont se veut irréductible à toute discipline, à toute étiquette. « Si ce que je cherche a quelque unité, disait-il, je ne veux pas le devoir à une spécialité mais à des interrogations dont il faut essayer de faire voir les diverses résonances, fût-ce sous la forme d’un poème[3]. »

Détenteur d’un doctorat en sociologie de la Sorbonne, Dumont fut, pendant plus de quarante ans, professeur au Département de sociologie de l’Université Laval. Il se défendait pourtant d’être un sociologue au sens où on l’entend généralement. « J’ai beaucoup de gratitude, confiait-il dans une entrevue, pour mes collègues du Département de sociologie de l’Université Laval qui m’ont laissé pratiquer la philosophie tout en étant sociologue[4]. » Cette déclaration est quelque peu ambiguë. Dumont voulait-il dire que la sociologie dont il avait fait son métier comportait une dimension éminemment philosophique, ou que, en dépit de son titre officiel de sociologue, il pratiquait un tout autre métier, celui de philosophe, et ce bien qu’il n’eût aucun diplôme de philosophie ? Il paraît difficile d’opter pour le second terme de l’alternative, de faire de Dumont un philosophe praticien, sans disqualifier du même coup le statut institutionnel du philosophe, sa place et son rôle spécifique dans la culture. Un philosophe praticien, qu’est-ce que cela peut bien être sinon cette personne dont on dit, en langage populaire, qu’elle est « philosophe », sous-entendant par là qu’elle est dotée d’un jugement sûr et d’une forte capacité de discernement, qu’elle fait preuve de « sagesse », en un sens au fond assez vague ?

Quoi qu’il en soit, laissons pour l’instant cette question en suspens.

Fernand Dumont était par ailleurs théologien. Il est vrai qu’il avait obtenu son doctorat en théologie sur le tard, en 1987, alors qu’il avait atteint la soixantaine ; il n’en demeure pas moins qu’il avait auparavant beaucoup écrit sur la religion, des dizaines d’articles ainsi qu’un essai en 1964. De fait, la religion, et par-dessus tout celle qu’il avait reçue en héritage, fut un thème constant de sa pensée, si ce n’est le plus important, non seulement parce que son premier essai, Pour la conversion de la pensée chrétienne, et son dernier, Une foi partagée (paru en 1996), portent sur la religion, mais parce que, comme lui-même l’a écrit dans ses mémoires posthumes, Récit d’une émigration, le doute, qui fut le moteur de sa pensée, tire son origine de la crise religieuse de ses quinze ans et du « débat incessant avec Dieu » qu’elle inaugurait[5]. En conclura-t-on que Fernand Dumont était ce que l’on pourrait appeler un penseur chrétien ? L’expression est piégée à force d’être équivoque. Les livres ou les articles qui ne relèvent pas du volet « études religieuses » de son oeuvre, c’est-à-dire la majeure partie, ne font à peu près aucune allusion à sa foi chrétienne, à telle enseigne qu’un lecteur du Lieu de l’homme qui ignorerait tout de son auteur trouverait difficilement dans ce livre de quoi se persuader qu’il a affaire à un croyant profondément engagé dans son Église. Et pourtant, comment nier que la foi chrétienne irrigue en profondeur la pensée dumontienne ? Sauf que la foi chrétienne de Fernand Dumont est, comme on le verra, une foi intrépide, laquelle confère à sa démarche intellectuelle une physionomie toute singulière.

Cette singularité prend la forme d’une contradiction, celle-là même que j’ai pointée précédemment. En effet, tout en revendiquant pour sa propre recherche une unité que l’on pourrait qualifier de trans- ou de supradisciplinaire, Dumont se considérait pourtant lui-même comme un philosophe, quoiqu’il n’eût, encore une fois, aucun diplôme de philosophie. Comment peut-on expliquer une si flagrante contradiction ? En prenant acte du fait que, pour lui, la philosophie n’était pas une spécialité, qu’elle n’était pas à proprement parler une discipline. En exergue de son livre Le sort de la culture, il cite une formule de Georges Canguilhem, qui dit ceci : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère[6]. »

II. Une philosophie sans objet

Dès lors la question se pose : quel est au juste le statut de cette réflexion extrinsèquement philosophique ? Pour formuler autrement la question : à quoi s’intéresse fondamentalement ce philosophe indiscipliné qu’était Fernand Dumont ? La réponse se trouve aux toutes dernières lignes de son opus magnum, Le lieu de l’homme, paru en 1968. Il vaut la peine de citer un peu longuement ces lignes :

On dit souvent, et c’est une expression à la mode, que le dessein de la philosophie est de radicaliser les questions : pauvre définition puisque la culture moderne, du poème à la science, de la rationalisation du travail au loisir, s’y emploie bien avant elle et pour un monde infiniment plus large que celui des professeurs. Je préfère cette autre formule plus paradoxale et plus précise selon laquelle la philosophie n’a pas d’objet. C’est alors, pour elle, s’installer carrément dans la distance créée par la culture, passer de l’organisation à la vie privée, de la structure au sujet pour reconnaître minutieusement des dualités et chercher inlassablement des réconciliations. Si ce discours du philosophe s’avérait sans avenir, nous saurions du moins qu’il n’y a aucune promesse pour les paroles de l’ensemble des hommes[7].

Cette citation constitue un véritable acte de foi philosophique, mais qui a ceci de singulier qu’il ne se réclame d’aucune philosophie en particulier, si ce n’est de celle de Socrate, qui, comme on le sait, n’a rien écrit. À l’instar de Socrate, du moins d’une certaine figure de Socrate, celle qu’il esquisse dans Le lieu de l’homme[8], Dumont cherche des « réconciliations » ou des médiations. Entre quoi et quoi ? Entre ce qu’il appelle, dans son vocabulaire, la culture première et la culture seconde ou la culture comme milieu et la culture comme horizon. Pourquoi cherche-t-il des médiations ? Dans quel dessein ? Afin que la culture première et la culture seconde puissent coexister et se nourrir l’une par l’autre. Pour qu’une véritable dialectique intervienne entre elles. Pour que la culture première ne soit plus traitée comme un simple « objet », qu’elle ne soit plus colonisée et manipulée par « les extraordinaires produits de la culture seconde[9] », par la science et la technique. Bref, pour que la culture réponde aux aspirations profondes des hommes qui y évoluent. Soyons clair : il ne s’agit en aucun cas pour Dumont d’abolir la distance entre la culture première et la culture seconde, puisque cette distance est constitutive de la culture et de la conscience, qu’elle est le lieu de l’homme, son « projet sans cesse compromis[10] ». Il s’agit plutôt de donner un sens à cette distance, comme parvenaient tant bien que mal à le faire jadis le mythe et la religion, aujourd’hui disqualifiés en tant que structures fondamentales de l’existence individuelle et collective. Disqualifiés, parce que le mythe et la religion reposaient essentiellement sur la tradition au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire sur une certaine expérience du temps dont la culture moderne représente la remise en question radicale, au nom de l’autonomie et de la liberté humaines. Autrement dit, ce que Dumont constate avec d’autres, c’est le processus de détraditionnalisation auquel nous soumet le devenir moderne, un processus qui, déjà au milieu du xixe siècle, faisait dire à Alexis de Tocqueville que : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres[11] ». D’où la question que Dumont soulève dans Le lieu de l’homme : « Un degré zéro de la tradition est-il concevable sans que la culture et l’homme disparaissent[12] ? »

Cette disparition appréhendée, Dumont en décèle les symptômes ou les indices épistémologiques dans son autre grand livre, L’anthropologie en l’absence de l’homme. Ce qui ressort en substance de ce livre, c’est que, à la place médiatrice de sens qu’occupait autrefois la tradition, ne subsiste plus désormais qu’un grand vide, qu’une béance, que l’Absence, celle que cherche en vain à combler le savoir moderne de l’homme, ce que Dumont appelle l’anthropologie. S’ensuit l’interrogation troublante sur laquelle il nous laisse à la toute fin de L’anthropologie en l’absence de l’homme : « Que faut-il faire de l’absence[13] ? »

III. Une théologie dans la culture

Ainsi sommes-nous conduits à la théologie de Fernand Dumont, puisqu’il n’est guère douteux dans mon esprit que cette interrogation procède ultimement de l’inquiétude religieuse de Dumont, comme lui-même l’avouait du reste dans sa réponse aux commentateurs de L’anthropologie en l’absence de l’homme dans la revue Sociologie et sociétés en 1982. Dumont y écrivait en effet ceci : « […] je ne cesse pas, moi non plus, de m’interroger sur cet “étrange secret dans lequel Dieu s’est retiré” dont parle Pascal dans son admirable lettre d’octobre 1656 à Mademoiselle de Roannez[14] ».

Sans aucun doute, le Dieu de Fernand Dumont est un Dieu absent, un Dieu caché, pour reprendre le titre d’un livre de Lucien Goldmann[15], qui fut le directeur de la thèse en sociologie de Dumont. Mais Goldmann n’était pas croyant, alors que Dumont, lui, l’était, mais il l’était comme Pascal, c’est-à-dire sur un mode tragique, comme il va de soi chez un croyant qui prend au sérieux la crise de la culture moderne.

J’ai intitulé la quatrième et dernière partie de mon livre sur Dumont, celle qui porte sur sa théologie : « Une théologie au risque de la culture ». Ce titre m’a paru en effet s’imposer après la lecture et la relecture de ses trois « études religieuses », notamment de L’institution de la théologie, où l’on peut lire ceci : « Nous ne sommes plus au Moyen Âge ; désormais, la théologie ne dispose d’aucun poste précis dans la hiérarchie du savoir. Elle est confrontée avec la culture tout entière ; et sa pertinence dans la culture, il lui faut la chercher au plus creux, à ses risques et périls[16]. »

Quel est l’enjeu capital de cette recherche que mène Fernand Dumont au plus creux de la culture moderne, et aux risques et périls de la théologie ? L’enjeu, c’est la transcendance elle-même, l’avenir de la transcendance dans la société et la culture. Comme il l’affirme expressément : « […] ce qui est décisif, c’est la persistance millénaire d’un lieu de la Transcendance, d’une césure par laquelle la collectivité ou l’individu pouvaient interpréter leur immanence en la réfractant sur un autre monde[17] ».

Où se trouve le lieu de la transcendance dans la société moderne ? Comme il l’écrira dans Raisons communes : « Lorsqu’on quitte le terrain relativement éclairé des institutions et des idéologies, la présence de la transcendance dans une société fait appel à la sensibilité collective, à des valeurs plus difficiles à jauger[18]. » C’est en fonction de ces valeurs-là, théoriquement indéterminables et qui touchent au fond le plus secret des sociétés humaines, que Dumont adopte[19] un point de vue de prime abord déroutant sur les thèses antagonistes de Marcel Gauchet et de Paul Valadier sur l’essence de la religion.

Quelle est, en gros, la thèse de Gauchet, du moins de celui des années 1980 ? C’est l’idée, passablement feuerbachienne, selon laquelle l’histoire moderne aurait révélé la véritable essence de la religion en tant que négatif de la condition humaine, un négatif dont l’homme pourrait désormais faire l’économie au nom de son immanence pleinement assumée. Quelle est la thèse de Valadier ? Celui-ci admet avec Gauchet que la religion est un négatif de la condition humaine, mais cette négativité, Valadier lui donne une valeur positive, il la convertit en positivité éthique, dans la mesure où seul ce négatif, cette transcendance, « permettrait aux collectivités et aux individus de se reconnaître dans leur immanence authentique[20] ».

Pour Dumont, ces deux témoignages contradictoires, ce désaccord fondamental entre Valadier et Gauchet, illustrent parfaitement « le débat de notre culture avec l’immanence et la transcendance ». Or il est tout à fait frappant que le croyant Fernand Dumont refuse de donner raison au jésuite Paul Valadier contre le non-croyant Marcel Gauchet : « Je me garderai de trancher en faveur de l’un ou de l’autre ; car il importe de se persuader que la tâche de maintenir l’ouverture à la transcendance, et à la religion, est une entreprise polémique. Polémique où les arguments n’ont de portée qu’en restant au plus près des exigences que la culture laisse entrevoir[21]. »

Qu’est-ce que Dumont veut dire au juste ? Ceci sur quoi il insiste explicitement à la page suivante : à savoir que, dans une société sortie de la religion (comme dirait Gauchet), dans une société où la transcendance n’est plus donnée dans la culture, elle doit devenir l’enjeu d’un combat à mener « dans l’histoire elle-même, par l’affirmation des communautés et de l’originalité de leurs pratiques[22] ». Voilà ce qu’au fond j’entendais par le titre que j’ai donné à la dernière partie de mon interprétation de l’oeuvre de Fernand Dumont : une théologie au risque de la culture. Ce titre suggère un déplacement du débat sur la religion de la théologie à « l’histoire elle-même ». C’est ce déplacement qu’accomplit selon moi le dernier livre paru de son vivant, Une foi partagée, dont je voudrais dire quelques mots avant de terminer.

IV. Une foi partagée

La spiritualité qu’invoque Dumont dans Une foi partagée ne procède pas d’un savoir abstrait. Elle signifie plutôt « l’exploration hasardeuse, en avant des formules, dans une expérience dont les balises n’ont pas de noms chrétiens[23] ». Mais qu’y a-t-il « en avant des formules » ? En avant des formules, au-delà de la théorie et de la théologie même, par-delà la raison raisonnante, il y a encore et toujours la raison, celle que présupposent toutes les autres, la raison des raisons, c’est-à-dire la croyance plantée au coeur de l’expérience de la raison. Voilà pourquoi il est impossible selon Dumont « de tracer une ligne de démarcation qui séparerait avec rigueur croyants et incroyants ». Parce qu’« il n’y a pas la croyance d’un côté et son absence de l’autre ». Parce que « la croyance est constitutive de l’existence[24] ».

Certes, comme Dumont est le premier à l’admettre, la foi religieuse ne se confond pas avec cette croyance constitutive de l’existence. Reste que la foi religieuse n’est pas non plus la négation de la raison ; elle en confirme plutôt l’« irrémédiable ouverture ». Ouverture à quoi ? À rien que l’on puisse d’abord nommer. À ce qui n’a peut-être été, au commencement de l’homme, qu’« un long cri jeté dans une nuit sans frontières[25] », pour évoquer les premières lignes du Lieu de l’homme. Ce « long cri », cette « irrémédiable ouverture », Dumont l’appelle encore la transcendance sans nom, et il se demande, ou nous demande, si « le courage premier n’est pas d’affronter cette transcendance et les interrogations qui s’ensuivent[26] ».

Soulignons au passage que ce « courage premier » coïncide avec celui auquel nous convie le philosophe athée André Comte-Sponville, qui ne répugne pas à confesser sa « fidélité » aux valeurs du christianisme, dont nous avons besoin, disait-il, « pour subsister d’une façon qui nous paraisse humainement acceptable[27] ». Même s’il affirme vouloir se maintenir résolument dans l’immanence, Comte-Sponville n’en assume pas moins des interrogations qui engagent à ce que Dumont appelle une « exploration hasardeuse » sur le sens de la condition humaine, un sens qui met en jeu des valeurs irréductibles au simple fait d’exister. Que l’exploration de Dumont l’ait conduit là où Comte-Sponville, lui, se refuse à aller, qu’il ait donné un nom chrétien à ce qu’il croit et qui le dépasse, le transcende, encore faut-il reconnaître que le saut de Dumont dans la foi religieuse s’effectue chez lui en toute lucidité. J’en veux pour preuve le passage suivant d’Une foi partagée :

Nous avançons dans l’existence sans repères assurés. Chrétiens et agnostiques ne sont plus des adversaires irréductibles puisqu’ils partagent la même inquiétude au sujet de la figure de l’homme qui s’évanouit. Dieu s’éloigne ; l’homme aussi se défait. Désormais, toute preuve de l’existence de Dieu sera solidaire des preuves de l’homme. La distance est de plus en plus réduite entre nos engagements pour la restauration d’un visage de l’humanité et le regard que certains d’entre nous portent encore furtivement sur le Témoin d’une tâtonnante recherche[28].

Plus loin dans Une foi partagée, Dumont pousse son « courage premier » jusqu’à écrire : « Ce ne peut être que dans la volonté de faire l’histoire avec autrui, et en vue de la communauté, que Dieu paraît[29]. » Ce qu’il répétera en d’autres termes à la fin du livre : « […] il n’est pas plus aisé de croire en l’homme que de croire en Dieu […]. On ne nie rien, on n’affirme rien de Dieu dans une sphère appropriée à cet effet. Il n’y a pas de secteur de la vie où l’on ait le loisir de se concentrer sur la question de l’existence ou de l’inexistence de Dieu[30] ».

Chrétien jusqu’au bout, fidèle jusqu’à la fin à ce que Paul Ricoeur appelait ce « hasard transformé en destin par un choix continu[31] », Dumont n’en était pas moins conscient que sa foi chrétienne avait perdu ses assises culturelles et sa crédibilité sociale, et que la seule foi qui puisse être dorénavant « partagée » est, selon ses propres mots, « la foi anthropologique », la « foi en l’humanité[32] ».

Mais, en même temps, cette foi partagée ne répond-elle pas au premier et plus permanent message du christianisme, celui qu’il adresse, aujourd’hui comme hier, à tous les hommes et auquel, dès son essai de 1964, Dumont exhortait l’Église à se convertir ? Ce message est celui d’une religion de l’histoire, d’une religion qui, plus qu’aucune autre sans doute, assume, comme le Christ lui-même, le risque de l’histoire. Message que l’histoire elle-même se charge de rappeler au christianisme, en le « renvoy[ant] impitoyablement d’une spiritualité apparemment acquise à des engagements qui n’ont pas de spiritualité avouée ». Car c’est l’histoire humaine, dans son déroulement imprévisible, dans sa signification toujours incertaine, qui « déporte en deçà des énoncés, même religieux, vers la foi des commencements qui est celle de l’Évangile[33] ».

On se méprendrait grandement si l’on réduisait cet appel à « la foi des commencements » à un énoncé théologique renvoyant à un passé mythifié. Car, pour Dumont, la foi de l’Évangile est toujours à recommencer ; elle n’est vivante que dans le présent, dans la rencontre avec l’autre homme, et par la grâce du témoignage incarné[34].