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Introduction

L’apport scientifique de cet article est double. Ancré dans une réflexion à la fois spéculative et clinique, il met à jour une typologie dont les blessures spirituelles dites « transversales » viennent s’arrimer à celles que nous développons dans notre ouvrage Soins palliatifs. Accompagner pour vivre[1] comme des blessures « fondamentales ». Par ailleurs, cet article invite à un accompagnement spirituel desdites blessures spirituelles qui soit enrichi par un soubassement anthropologique précis. Originalité qui est mise en exergue dans le vis-à-vis entre la phénoménologie de la transcendance, telle qu’enseignée par Louis Roy dans son livre L’expérience de transcendance[2], et l’apport philosophique suggéré par la philosophe Corine Pelluchon, dans son ouvrage Éthique de la considération[3].

Cet article comprend donc trois grandes parties. La première présente au lecteur la cueillette des données, le cadre conceptuel précis, la méthodologie utilisée et la déontologie qui les ont accompagnés. La seconde partie présente les deux typologies de blessures : les « fondamentales » et les « transversales ». La troisième et dernière partie regarde la manière dont le soubassement anthropologique retenu qualifie l’accompagnement spirituel de ce paysage des blessures dites spirituelles. Notre réflexion s’achèvera en questionnant la notion de « guérison » spirituelle.

I. Cadre conceptuel et méthodologie de recherche

D’emblée, nous pouvons affirmer que notre travail distingue deux catégories de blessures spirituelles : les « blessures dites fondamentales » au nombre de 4 et les « blessures dites transversales » au nombre de 3. Les blessures fondamentales ont été mises en évidence dans notre ouvrage et se définissent comme les blessures qui touchent les éléments les plus constitutifs de la personne vulnérable. Nous justifierons plus en avant cette affirmation autour de la typologie de la transcendance présentée par Louis Roy. Les blessures transversales, quant à elles, ont été mises en relief par le travail clinique effectué par notre étudiante et se définissent par leur connivence longitudinale avec l’ensemble des blessures fondamentales. En ce sens, elles ont un pouvoir d’amplification sur toutes les blessures spirituelles.

L’accompagnement spirituel de l’ensemble de ces blessures spirituelles est considéré à partir de deux anthropologies philosophiques très distinctes. La première provient de la typologie de la transcendance que Louis Roy nous offre dans son ouvrage L’expérience de transcendance alors que la seconde est tirée de l’analyse philosophique développée par la professeure Corine Pelluchon dans son ouvrage L’éthique de la considération. Notons que ce second horizon tout à fait original s’adapte particulièrement bien au monde de l’accompagnement spirituel en raison de la manière dont l’auteure y assume certaines notions théologiques que Bernard de Clairvaux expose dans son oeuvre ultime, intitulée De la considération.

1. Un cadre conceptuel

Vouloir questionner le monde des « blessures spirituelles » exige du chercheur qu’il définisse d’emblée, et avec le plus de clarté possible, ce qu’est la spiritualité ou le phénomène spirituel. Car c’est bien la spiritualité qui, par effet d’ombre et de lumière, met à jour les blessures spirituelles, et non l’inverse. Puisque la majeure partie de notre recherche s’établit autour d’une approche phénoménologique, c’est dans ce cadre épistémologique précis que nous en retenons la définition : « Le spirituel, précise le philosophe Jean-Philippe Pierron, interroge ce qui s’engage là de soi dans son rapport avec son désir d’être, dans la traversée d’une histoire. Le spirituel n’est ni de l’explication physiologique de la douleur, ni une explication psychologique de l’être en souffrance, elle est la reconnaissance de l’irréductible et singulière manière d’être au monde du vivant humain[4]. » Familière de la présentation que Louis Roy fait de l’expérience de la transcendance, cette définition renvoie la spiritualité au monde de la transcendance et à l’éveil du « désir[5] ». Dans tous les cas, puisque l’enracinement anthropologique est humain, nous parlons de spiritualité laïque[6] et de spiritualité séculière[7], ce qui n’exclut en rien les spiritualités religieuses.

Louis Roy présente quatre types d’expérience phénoménologique de transcendance. Il précise que « le caractère propre de chaque type dépend de l’occasion, qui oriente le bénéficiaire de l’expérience vers un aspect particulier de la réalité[8] ». Réalité esthétique : « Le premier type d’expérience de la transcendance se déploie en rapport à la nature ou au cosmos. » Réalité ontologique : « Le deuxième type consiste en un sentiment de sécurité, de solidité intellectuelle, fondé sur un être qui déborde la contingence et le néant. » Réalité éthique : « Le troisième type constitue une appréhension d’une valeur, telle que la justice, la solidarité ou la bonté. » L’interpersonnel enfin : « Le quatrième type découle de la quête de l’amour et fait intervenir le sens d’une présence spéciale[9]. » Cette typologie de l’expérience de la transcendance[10] se caractérise à la fois par la spécificité de chacune de ces expériences, mais en même temps par les liens potentiels entre les expériences vécues. De ce fait, « les quatre types fondamentaux sont distincts, mais peuvent présenter certaines caractéristiques communes[11] ».

Cette typologie de la transcendance nous autorise à définir la « blessure spirituelle » comme une « brisure » de(s) transcendance(s) et donc du désir, alors qu’elle nous invite à désigner la réalité de l’accompagnement spirituel autour d’une « phénoménologie de l’accompagnement[12] », celle que Jean-Philippe Pierron systématise autour des quatre verbes initiatiques de la rencontre : « Entrer ; S’asseoir ; Toucher ; Parler et se Taire[13]. » Voici donc pour la première strate conceptuelle.

Quant au cadre conceptuel suggéré par l’analyse de Corine Pelluchon, il pourrait se résumer dans le rapport délicat entre « transdescendance[14] » et « transascendance[15] », ce qui induit chez l’auteure un concept qui nous est particulièrement cher, celui de « la considération de la vulnérabilité ». Ici, il importe de comprendre la manière dont Pelluchon assume adroitement la notion de « considération » telle qu’enseignée par Bernard de Clairvaux. C’est pourquoi nous en ferons une présentation en deux volets. La première partie reprendra littéralement la vision du théologien réformateur. La seconde partie présentera ce que la philosophe en retient et en adapte pour notre monde contemporain. Pour en faciliter l’étude comparative, nous pointerons par des chiffres (1), (2), (3), les différents lieux à comparer.

Pour Bernard de Clairvaux, estime Pelluchon, « le rapport à Dieu fonde un juste rapport à soi et aux autres. Dès lors, la considération suppose l’expérience de l’incommensurable, qui est une expérience de foi[16] (1) ». Ainsi, pour lui, « la considération caractérise le rapport à soi en tant qu’il est médiatisé par l’expérience de l’incommensurable, ce qui renvoie à la notion de transcendance[17] ». À la suite de Bernard de Clairvaux, Pelluchon distingue trois espèces de considérations :

La dispensative, qui répond aux besoins du corps et de la communauté politique et use des sens et des réalités matérielles pour le bien de tous, ce qui correspond à la vie familiale, sociale et politique ; l’estimative, qui correspond au discernement et au sens de la limite ; la spéculative, qu’il identifie à la contemplation de Dieu, c’est-à-dire à la connaissance des vérités révélées et à l’établissement d’un rapport personnel à la transcendance. Pour le théologien, la condition d’un juste rapport à soi, aux autres et à la nature, est la considération qui est la sève unique et profonde, la moelle en quelque sorte de toutes les vertus et qui détermine l’action droite dans la vie personnelle, sociale ou politique[18].

Trois espèces de considérations qui se tiennent, à la différence « de ce qui est prôné par les morales contemplatives qui affirment la supériorité de la spéculation sur l’action et de la vie politique sur la vie familiale[19] ». Pelluchon affirme que, pour Bernard de Clairvaux,

la troisième espèce de considération est bien l’horizon et le fondement des deux autres […]. Sans cette expérience d’une réalité qui me transcende et modifie de l’intérieur ma perception de moi-même, du monde et de ma conduite, il n’y a pas de considération. Le moine décrit cette expérience de l’incommensurable comme une ascension vers un Dieu avec lequel il entretient un lien affectif (3), une sorte de transascendance[20] (2).

Dès lors, si notre travail s’arrêtait à Bernard de Clairvaux, il nous faudrait corriger l’ordre même de notre titre général pour proposer différemment : « Transascendance et transdescendance ». Mais notre titre se veut fidèle à l’ordre avec lequel Corine Pelluchon a voulu revisiter Bernard de Clairvaux et qui nous a inspiré : transdescendance… Dès lors, qu’en est-il de la philosophe ? Elle reprend de Bernard de Clairvaux sa notion d’incommensurable pour fonder celle de « considération », mais elle n’associe pas cette démarche à la foi : « Si nous pensons comme Bernard de Clairvaux que la considération suppose l’expérience de l’incommensurable, nous ne la faisons pas pour autant reposer sur la foi[21] (1). » Et elle explique :

Pour nous, la considération caractérise le rapport à soi en tant qu’il est médiatisé par l’expérience de l’incommensurable qui renvoie au monde commun : composé de l’ensemble des générations et des vivants, il est (le rapport à soi) comme une transcendance dans l’immanence et implique la compréhension du lien nous unissant aux autres êtres. Dans la considération, l’individu part de soi et revient à soi, mais l’expérience de l’incommensurable, qui est inséparable de la conscience de sa finitude, le décentre et déborde sa vie individuelle[22].

À sa manière, la philosophe assume donc les trois espèces de considérations développées par Bernard de Clairvaux ainsi que leur ordonnance systémique les unes à l’égard des autres. Cependant, pour elle,

la considération renvoie bien à la notion de transdescendance (2). Au lieu de la concevoir comme un mouvement de bas en haut grâce auquel l’individu établit une relation avec ce qui est au-dessus de lui, elle la fait passer par l’expérience des vulnérabilités humaines et par la connaissance approfondie de soi qui en résulte. En explorant le sentir dans sa dimension pathique, liée aux dispositions affectives et aux couches archaïques de notre psychisme, et en éprouvant notre passivité, nous avons accès à un en deçà du langage et ressentons ce que nous avons en commun avec les autres vivants, humains et non humains. La considération ne désigne donc pas une ascension ni une contemplation nous donnant l’accès à l’essence des choses, mais une compréhension profonde de la solidarité qui nous unit aux autres vivants, éclairant notre rapport à ce qui est autour de nous et à ceux qui sont avec nous[23].

Dans l’éthique de la considération développée par la philosophe et dans la spiritualité de Bernard de Clairvaux, le rapport rationalité/affectivité n’est pas le même.

La transascendance implique que la raison s’applique à ce qui est au-delà d’elle, tandis que la transdescendance explore ce qui est en deçà. Dès lors, la transascendance sollicite en premier lieu l’affectivité (il y est question en premier lieu d’un lien affectif [24]) quand la transdescendance engage en premier lieu la raison (3). Toutefois, dans les deux cas, précise-t-elle, il s’agit bien d’une

connaissance qui est une sagesse, c’est-à-dire que c’est une connaissance qui a une saveur, que celle-ci est liée à un affect ou sinon devient elle-même un affect. Elle ne permet pas seulement de connaître le bien mais aussi d’avoir le désir de l’accomplir. La transdescendance n’est pas une plongée dans la nuit ou la noirceur de l’être. Elle est l’expérience de notre communauté de destin avec les autres vivants, humains et non humains, et est inséparable du désir d’en prendre soin et de transmettre un monde habitable aux générations futures […]. Ce qui renvoie au passage de la prise de conscience au savoir vécu et à l’action[25].

2. Méthodologie et déontologie

Sur le plan méthodologique, il est important de connaître le contexte clinique à partir duquel les recherches ont été effectuées. Ici, il s’agit de l’unité de soins palliatifs le plus important à ce jour au Québec, l’Oasis de Paix de l’Hôpital Marie-Clarac à Montréal. Chaque jour, cette unité palliative accompagne 36 patients dont l’espérance de vie moyenne ne dépasse pas trois mois. La mise à jour des typologies des blessures spirituelles a donc deux sources. Pour la typologie des blessures fondamentales, la source provient de notre ouvrage Soins palliatifs. Accompagner pour vivre[26]. Pour la typologie des blessures transversales, la source provient des 20 verbatim[27] produits et analysés par l’étudiante, stagiaire en soins spirituels[28] lors de l’été 2019. Le choix des patients s’est fait sans tenir compte de leur origine culturelle, religieuse, ou de leur pathologie particulière. La recherche s’est faite dans la plus stricte des confidentialités, sans jamais associer de nom à la cueillette des données ni de numéro de dossier médical, et avec le « consentement éclairé[29] » du patient. Les enregistrements des entretiens ont été détruits une fois les verbatim rédigés et analysés. La méthodologie de traitement des données a été celle d’une « étude qualitative » effectuée en trois phases : « L’orientation et le survol ; l’exploration sélective ; la confirmation[30]. » Pour la première phase, l’étudiante a « lancé l’étude sans savoir quels aspects du phénomène représenteraient le moteur de sa recherche ». Autrement dit, la chercheuse savait qu’elle s’intéressait au domaine des blessures spirituelles mais n’avait pas anticipé l’émergence d’une typologie des blessures transversales. Pour la seconde phase, l’étudiante a mené une « étude plus rigoureuse et une analyse plus approfondie des différents aspects du phénomène considéré comme digne d’intérêt ». Cette étude s’est faite à partir des 20 verbatim. Enfin, puisque la troisième phase consiste à « établir des conclusions fiables, souvent en revenant en arrière et en s’entretenant de ses résultats avec les participants », l’étudiante a pris soin de valider son analyse auprès des patients concernés.

II. Typologie des blessures spirituelles

Nous proposons au lecteur de commencer cette présentation de la typologie des blessures spirituelles à partir des données que l’ouvrage de 2017 présentait déjà et que la recherche clinique conduite par l’étudiante est venue largement confirmer.

1. Les blessures fondamentales

Tel que pointé en exorde à cet article, nous présentons une typologie de 4 blessures qualifiées dans cet article de « blessures fondamentales », ce qui les distingue des « blessures transversales » mises à jour par l’étudiante.

1.1. Le bouc émissaire

Dans notre ouvrage, nous soulignons l’intensité de la blessure du bouc émissaire en offrant le témoignage vécu d’une patiente que nous avons accompagnée[31]. D’un point de vue théologique, nous pourrions nous référer à l’Écriture (voir Lv 16), mais nous choisissons de laisser la parole au philosophe Jean-Philippe Pierron, qui explique que « face à l’impossible imputation de la souffrance subie, le refus d’y consentir cherche dans un au-dehors de soi un responsable et un coupable. La révolte est une manière d’exclure du champ de son histoire ce qui serait dû aux effets de l’histoire d’un autre : Dieu, un bouc émissaire, la nature[32]. »

1.2. Brisure relationnelle

La seconde blessure que l’ouvrage Soins palliatifs. Accompagner pour vivre reconnaît et nomme est la « brisure relationnelle ». Mettant en avant-scène toute l’importance de la relation humaine, particulièrement quand la fragilité humaine se manifeste davantage, nous la définissons par rapport à l’engagement interpersonnel[33] et la décrivons comme une « brisure de l’âme[34] ». Dans un Petit traité de l’amitié, José Tolentino Mendonça, mondialement connu pour le dialogue des religions avec les cultures, se fait l’écho du philosophe Maurice Blanchot quand il affirme que « ce dernier considère l’amitié comme l’une des situations les plus fructueuses de la condition humaine. Je n’espère rien d’un ami, dira-t-il, ou plutôt, j’en espère tout, dans la mesure où son existence, par sa radicale différence, me permet de vivre[35] ». C’est ce rapport entre l’ami et la vie fragile du patient qui retient notre attention et nous permet de confirmer l’importance de prendre en compte cette blessure dite spirituelle.

1.3. Le néant

Pour dire les choses sans ambages, la blessure du néant s’illustre dans l’affirmation : « Après la mort, il n’y a rien ! » Cette posture anthropologique engendre chez le patient une sorte de vertige existentiel qui ne fait que croître quand il sent la mort s’approcher de lui. Pour donner tout son relief à cette blessure qui affecte nombre de patients, pourquoi ne pas donner la parole à Jean-Louis Chrétien ? Chercheur, professeur dont le champ d’expertise est celui de la phénoménologie de la parole, ce philosophe offre dans un ouvrage qui a pour titre Fragilité une véritable thèse sur le sujet de la fragilité et de ses corollaires : « Le terme ultime de la caducité pour le vivant est, dira-t-il, la mort et la décomposition, la disparition pure et simple. Mais cette disparition elle-même, cette utopie au sens étymologique de non-lieu, où s’absentent la beauté ou la grandeur qui ne sont plus nulle part dans l’espace du monde deviennent comme telles un thème poétique, celui de l’Ubi sunt (où sont-ils ?)[36] ».

1.4. L’inachevé

La blessure de « l’inachevé[37] » est associée indiscutablement au « manque » si nous la regardons avec un regard psychologique, et au « pas encore », si nous la regardons dans une sorte de phénoménologie du devenir humain. Ursula King expose parfaitement le soubassement anthropologique de cette blessure quand elle affirme : « Puisque les êtres humains comme espèces n’ont pas encore atteint leur maturité et leur plein épanouissement, nous continuons de grandir, de nous développer et d’aspirer à encore plus d’être, de profondeur, ou tout simplement d’intégration et de plénitude[38]. »

À partir de cette analyse, il est aisé d’associer cette blessure de l’inachevé à l’anthropologie du désir telle que présentée par Louis Roy. Notamment quand ce dernier l’associe au sentiment « d’infinitude » :

Pour donner une idée du type de désir qui accompagne le sentiment d’infinitude, j’aurai recours à l’apologète anglican C.S. Lewis. Dans le livre qui constitue son autobiographie, Lewis donne un titre qui reprend quelques mots du poète Wordsworth : surpris par la joie. Il décrit cette joie étrange comme une amère douceur (bitter-sweetness) qui à plusieurs reprises le saisit soudainement, qu’il perd ensuite et qu’il se remémore avec nostalgie (longing). Il s’agit d’un désir intense, un désir non satisfait qui est en lui-même plus désirable que toute autre satisfaction[39].

Il est trop tôt pour souligner ici le rôle crucial que joue cette blessure dans l’évolution positive de l’accompagnement spirituel. À ce stade-ci de notre analyse, disons simplement qu’elle peut être considérée comme un levier à partir duquel le patient peut transcender ses blessures spirituelles. La blessure de l’inachevé appartiendrait donc à la typologie des blessures fondamentales tout en étant la seule des 4 à pouvoir faire basculer le patient « blessé » sur un chemin de croissance spirituelle. Nous reviendrons largement sur ce point névralgique quand nous développerons la manière d’accompagner (et de guérir ?) les blessures spirituelles. Mais avant d’aborder ce que nous avons choisi de nommer les blessures transversales, commençons par relater la manière dont les verbatim conduits par l’étudiante confirment les blessures fondamentales tout en leur donnant une physionomie plus large.

2. Les blessures transversales

Sur les 20 verbatim conduits par l’étudiante, 9 viennent confirmer et préciser la blessure fondamentale du bouc émissaire, 2 celle de l’inachevé.

2.1. La blessure du bouc émissaire : son caractère pandémique

Au regard du travail effectué par la chercheuse, nous reconnaissons un « caractère pandémique » à la blessure du bouc émissaire. Deux choses ressortent de l’analyse de ces verbatim : l’importance de cette blessure qui vient confirmer sa place de numéro un dans cette typologie et aussi son intérêt, offrant un nouvel apport à notre étude. Si Dieu est cause directe ou indirecte de la blessure du bouc émissaire, pour certains patients ce sont « leurs proches », sinon la « maladie elle-même » ou « soi-même », au pire « l’inconnu » qu’ils peuvent considérer être la cause du bouc émissaire. Le philosophe Jean-Philippe Pierron confirme cette double dimension et y apporte un élément nouveau qui retient notre attention[40]. Pointant adroitement du doigt le dolorisme qui justifierait plus ou moins directement, tel un sophisme, la blessure du bouc émissaire, il explique :

Le dolorisme repose sur une équation douteuse. L’homme souffrant serait un homme coupable. Par son biais, l’homme rembourserait une dette. La théologie doloriste, produisant le sens de la souffrance comme une essence (bouc émissaire) est un dogmatisme prompt à moraliser […]. Dans une autre perspective, l’expérience injustifiable du mal subi peut pourtant se comprendre comme l’occasion d’une reconfiguration de soi[41].

2.2. La blessure de l’inachevé : sa qualité intrusive

À la blessure du bouc émissaire, nous reconnaissons un caractère pandémique. À celle de l’inachevé, une qualité intrusive. Là encore, l’analyse des verbatim étudiés par l’étudiante apporte une précision à notre étude préalable. La blessure spirituelle de l’inachevé ne regarde pas simplement le lien à Dieu, bien que celui-ci demeure fondamental[42]. Cette blessure peut aussi être produite par d’autres causes. Quand elle vient d’une prise de conscience que la mort annoncée va soudainement briser une relation inachevée, cette blessure regarde ladite relation entretenue avec un être cher (agere). Mais de la même manière, elle peut provenir d’un projet de vie non accompli (facere).

Si sur les 20 verbatim conduits par l’étudiante, deux blessures dites fondamentales sont à la fois confirmées et contextualisées, l’analyse des verbatim confirme l’existence de blessures spirituelles d’un autre type : les blessures spirituelles transversales. Nous les nommons une à une : 5 sont directement liées à la blessure de la « solitude », 2 à celle de la « culpabilité » et 2 autres à celle de l’« abandon ».

2.3. La solitude

Nouvelle pièce ajoutée à notre recherche, la blessure spirituelle de la solitude n’est pas à négliger. Pour un patient, qui plus est pour un patient en fin de vie, la solitude peut être vécue comme une profonde blessure spirituelle. À l’instar de Jean-Philippe Pierron, nous reconnaissons « trois lames de fond[43] » responsables de la « mise à l’écart » du patient au nom d’une mort techniquement « maîtrisée ». « L’histoire du prendre soin et de l’hospitalité sur huit cents ans, explique-t-il, est traversée par ces trois lames de fond que sont la sécularisation, la démocratisation et la rationalisation[44]. » Dès lors, la blessure de la solitude se présente à l’analyse comme une conséquence inéluctable de l’extrême rationalisation des soins, mais assortie de différentes modalités. La première modalité vient de la mise à l’écart de son « chez-soi » : « Je veux rentrer chez nous », dira le patient. Réalité pratique qui renvoie au moment délicat où le patient est admis dans une institution clinique consacrée à « la fin de vie ». Quitter son « chez-soi » pour aller mourir à « l’extérieur de chez soi ». La seconde modalité de cette même blessure est une conséquence directe de la première : on se retrouve séparé des siens. Le patient en fin de vie exprime très souvent le désir non seulement de « rester chez lui » mais aussi de vivre sa fin de vie « auprès des siens ». La troisième modalité de cette blessure de solitude se concentre autour de cette présente triade : la « solitude intérieure », la « solitude solitaire », et la « peur de la solitude ». La solitude intérieure provient de la difficulté que la malade éprouve à « assumer » personnellement sa maladie, ultimement l’annonce de la mort, l’annonce de sa propre mort. Il est question ici d’une sorte de « décalage intérieur » entre ce que le patient est profondément et ce que la maladie semble vouloir lui imposer : ce « retour à l’extérieur de soi ». La blessure produit alors un sentiment négatif qui renvoie à cette ultime question : « Comment se conduire à l’égard de la souffrance alors qu’elle est essentiellement un subir[45] ? » Cette question posée par Jean-Philippe Pierron appelle une réponse. Et justement, celle-ci ne s’inscrit pas dans le paradigme de la technicité thérapeutique. « La question Que faire de sa souffrance ? n’attend pas de donneurs de leçons, mais interroge ce qu’il est possible d’y vivre[46]. » Enjeu d’accompagnement spirituel ? La solitude solitaire, quant à elle, provient du refus de la maladie. Dès lors, la personne se renferme dans une posture qui laisse démunies bien des équipes interdisciplinaires professionnelles. En ce qui regarde la peur de la solitude, nous la situons en périphérie et de la solitude intérieure et de la solitude solitaire. Parce qu’elle est spécifiquement nourrie par la peur, elle place le patient dans une agitation extérieure. Paradoxalement, une extériorité qui, sur le fond, rejoint la fausse intériorité, celle provoquée à la fois par la solitude intérieure et par la solitude solitaire.

En fait, dans les deux cas, que la solitude soit matérielle (être exclu de chez soi et des siens) ou que celle-ci soit plus structurelle à la personne (solitude intérieure ; solitude solitaire ; peur de la solitude), le patient fait face à une véritable souffrance spirituelle. Il souffre profondément, car il ne retrouve plus le chemin d’une véritable intériorité spirituelle, cette intériorité authentique qui seule pourrait lui permettre de recouvrer une certaine sérénité ou une paix intérieure. Nous sommes bien là face à des blessures spirituelles. Et nous commençons à percevoir pourquoi cette nouvelle typologie des blessures spirituelles met en avant des blessures dites « transversales ». La blessure de la solitude, dans chacune de ses déclinaisons possibles, n’accentue-t-elle pas celle du bouc émissaire ?

2.4. La culpabilité

Notre analyse clinique nous conduit à considérer la culpabilité comme une blessure transversale. En effet, ne vient-elle pas amplifier chacune des blessures fondamentales : Bouc émissaire ; Brisure relationnelle ; Néant ; Inachevé ? Il nous semble que la blessure de la culpabilité mette en pleine lumière à la fois la complexité psycho-spirituelle d’une personne vulnérable et l’urgence de lui offrir un accompagnement spirituel adapté. Nous sommes conscient qu’il serait pertinent de proposer ici une analyse approfondie de la dynamique interne qui nourrit la culpabilité, mais cet article ne nous laisse pas l’espace pour un tel exercice. Cependant, notre expérience clinique nous a montré quel effet dévastateur cette blessure spirituelle pouvait produire sur le patient. En effet, si chaque blessure spirituelle favorise le repli du patient, la blessure spirituelle transversale de la culpabilité vient renforcer cette posture de repli. Justifiée plus largement par des facteurs à la fois culturels et génétiques, elle représente un véritable défi pour l’accompagnement spirituel. Il semble que l’engagement de l’accompagnateur à l’égard de ce patient paralysé par la culpabilité soit un remède particulièrement adéquat : car son engagement appelle en retour celui du patient, ce qui peut provoquer éventuellement chez lui un électrochoc, un mouvement d’ouverture, comme une amorce de la guérison souhaitée.

2.5. L’abandon

Comme pour les blessures de solitude et de culpabilité, la blessure de l’abandon relève des blessures dites transversales. Elle fait écho à la blessure de la solitude en tant que le patient vulnérable n’associe que trop souvent solitude et « rejet d’abandon ». Le docteur Daniel Dufour, dans un ouvrage intitulé La blessure de l’abandon, affirme que « se sentir abandonné […] signifie se sentir isolé, laissé à soi-même[47] ». Ces deux blessures transversales interagissent donc bien entre elles (mais la culpabilité aussi) jusqu’à solliciter insolemment les blessures fondamentales. Pour ne reprendre que l’exemple de la réalité de la blessure du bouc émissaire, le lien quasi systémique des blessures transversales entre elles vient alimenter structurellement celle du bouc émissaire. Risque d’effondrement de la structure psycho-spirituelle de la personne vulnérable : « Parce que je suis paralysé par une “solitude solitaire”, abandonné de tous, j’en suis maintenant certain : je suis bien le bouc émissaire de Dieu. » Daniel Dufour n’hésite pas à affirmer au sujet de ce « sentiment d’abandon » qu’il « se traduit par une série de manifestations physiques et psychiques pouvant aller du simple serrement de coeur à l’anxiété, de la dépression à l’agressivité[48] ». Et lui aussi de reconnaître le facteur quasi systémique des blessures transversales entre elles : à cette dernière blessure présentée est associée celle « de la culpabilité et un grand sentiment de dévalorisation[49] ».

2.6. Synthèse

Jamais nous ne reviendrons suffisamment sur cette constante. Autant les blessures psychologiques de l’être humain s’enracinent dans son être psychologique, autant les blessures spirituelles s’enracinent, elles aussi, dans son être spirituel. Dans l’analyse, elles se distinguent, mais dans le devenir phénoménologique du patient elles interagissent au risque de paralyser sa croissance intérieure. Il nous semble donc important de mettre à jour les deux facteurs qui marquent la dynamique interne des blessures fondamentales et transversales. Il s’agit du facteur « pandémique » (déjà associé à la blessure du bouc émissaire) et du facteur « systémique » déjà nommé.

Quand nous reconnaissons l’existence de trois types de blessures transversales — celles de la solitude, de la culpabilité et de l’abandon —, notre jugement clinique nous autorise à considérer que la transversalité de ces blessures pousse chacune d’entre elles à interagir avec les quatre blessures fondamentales : celle du bouc émissaire ; celle dite relationnelle ; celle du néant ; celle de l’inachevé. C’est cette interaction « multiple » qui vient provoquer le facteur pandémique des blessures spirituelles. Ainsi donc, ce premier facteur convoque le monde de l’accompagnement spirituel à agir en amont de ce déferlement des blessures au risque, sinon, de ne pouvoir apaiser le patient. Cependant, si le facteur « pandémique » des blessures spirituelles résulte du lien existentiel possible entre toutes les blessures spirituelles, le facteur « systémique » de ces mêmes blessures vient renforcer cette pandémie possible. Nous reconnaissons que le facteur systémique stimule le facteur pandémique, mais nous affirmons aussi que cet élément systémique ne renvoie pas à un ordre précis d’exercice des blessures. Une réalité qui, là encore, renvoie le monde de l’accompagnement spirituel à la vigilance. Pour dire les choses simplement : « Quelle blessure va émerger en premier et pour solliciter quelle(s) autre(s) blessure(s) ? » Laissée à elle-même, la conjonction des facteurs pandémique et systémique des blessures spirituelles laisse augurer leur victoire sur la vie intérieure et paisible du patient. C’est là souligner l’importance de l’accompagnement spirituel pour chaque patient vulnérable. C’est là aussi souligner l’importance de considérer cette réalité des blessures spirituelles pour mieux juguler ce que le milieu clinique nomme la « souffrance existentielle ». L’accompagnement des blessures spirituelles du patient n’aurait-il pas vocation à apaiser sa souffrance existentielle ?

III. Accompagnement et phénoménologie de la transcendance

En préambule de ce travail, nous avons souligné combien son originalité se recevait notamment d’une articulation étroite entre son ancrage clinique et sa qualité d’analyse spéculative. En fait, il se trouve que les 4 blessures fondamentales systématisées appellent chacune un type de transcendance, conformément à la typologie des transcendances enseignée par Louis Roy. Ces vis-à-vis entre telle blessure fondamentale et telle transcendance nous rappellent la définition que notre cadre conceptuel offre de la blessure spirituelle : une blessure de transcendance. Ils nous invitent en plus à penser nos accompagnements spirituels à partir d’un chemin de transcendance.

1. Un vis-à-vis

Blessures du bouc émissaire, de la brisure relationnelle, du néant et de l’inachevé, les quatre blessures spirituelles dites fondamentales sont confirmées grâce à « la phénoménologie de l’expérience de transcendance[50] » enseignée par Louis Roy. Il présente chaque type de transcendance à la lumière « des six éléments qui constituent une expérience de transcendance : la préparation, l’occasion, le sentiment, la découverte, l’interprétation et le fruit[51] ». En ce qui nous regarde, abordons chacune de ces expériences de transcendance de façon systématique sans oublier pour autant que « le caractère propre de chaque type dépend de l’occasion qui oriente le bénéficiaire de l’expérience vers un aspect particulier de la réalité. Sachant que même à l’étape de la préparation, se manifeste une anticipation quelconque, qui rendra l’occasion signifiante[52]. » L’« esthétique » (1) se présente comme le premier type de transcendance. Pour l’auteur, il se déploie « en rapport à la nature ou au cosmos[53] ». Le second type quant à lui est « ontologique » (2). Selon l’auteur, il est question ici d’« un sentiment intellectuel fondé sur un être qui déborde la contingence et le néant. Dans ce cas, ce qui est découvert est associé à des questions de signification[54] ». Le troisième type renvoie à « l’éthique » (3) ou au « valuationnel[55] » et constitue « l’appréhension d’une valeur, telle que la justice, la solidarité ou la bonté. La véracité absolue de la valeur rassure, tandis que son absence est ressentie douloureusement[56] ». Le quatrième et dernier type est l’« interpersonnel » (4). Il « découle de la quête de l’amour et fait intervenir le sens d’une présence spéciale. Il consiste en la certitude d’un amour confirmé par la composition même de l’univers, contre toute apparence contraire[57]. »

« Cette quadruple typologie a entre autres choses l’avantage de fournir un appui philosophique à un point de vue exprimé fréquemment par les mystiques et par les érudits[58]. » Cet appui relève bien de l’anthropologie humaine, ce qui nous autorise à offrir un tel chemin de transcendance à tout patient, croyant ou non. Cet accompagnement spirituel « séculier » ne peut être univoque. Si bien que notre effort de systématisation, celui d’associer telle blessure spirituelle à telle transcendance, n’est pas un exercice univoque. Le discours phénoménologique cher à Paul Ricoeur, mais aussi l’ancrage clinique de notre étude, sont là pour nous le rappeler. Il est donc question de « convenance » liée à un temps donné. Il est des circonstances où telle transcendance répondra plus aisément à telle blessure en raison de facteurs culturels, cliniques, familiaux, etc.[59] Sinon, à cause de la « complexité » ou de la « profondeur » de la blessure spirituelle.

La première blessure spirituelle que nous présentons est la blessure de l’« inachevé ». Mourir alors que ma croissance personnelle ou relationnelle (agere), voire mon projet de vie (facere), ne sont pas achevés. Nous associons cette blessure spirituelle à la « transcendance esthétique (1) » en nous appuyant sur le fait que Louis Roy définit ce type de transcendance à partir de la nature et du cosmos[60]. Comprenons que si la blessure de l’inachevé souligne l’impossibilité existentielle pour chaque être humain de parfaire sa propre vie (agere/facere), la transcendance esthétique offre à la fois une certaine expérience de l’infini (par le beau) et de son inaccessibilité (jamais totalement atteint). Cette expérience est donc à la fois thérapeutique et génératrice[61]. Thérapeutique : car le patient touche quelque chose d’infini dans le fini. Génératrice : car l’expérience de l’infini dans le fini sensibilise et ouvre au « désir » (fini) de l’infini. Dès lors, cette blessure de l’inachevé accompagnée par la transcendance esthétique (le beau) revêt une importance fondamentale dans le monde de l’accompagnement spirituel clinique. En raison de son lien vital et direct avec le « désir », elle est la seule blessure qui, étant accompagnée, fait basculer le patient-désir vers la remise de sa vie à plus grand que soi. Ce que Louis Roy nomme la « conversion ». Plus en avant, nous reviendrons sur cette blessure de l’inachevé pour visiter la notion de guérison : ici, la guérison spirituelle relève plus de la « conversion » du patient-désir que de l’effacement matériel de la blessure. En d’autres termes, désirer c’est déjà guérir alors que, paradoxalement, le désir ouvre à une autre blessure, la seule qui soit positive : le désir mystique[62].

La seconde blessure spirituelle que nous retenons est celle de la blessure du néant. Parce que Louis Roy définit la transcendance ontologique comme un sentiment intellectuel qui est fondé sur un être qui déborde la contingence et le néant, l’association entre cette blessure et cette transcendance s’impose. Comment accompagner cette blessure sinon en permettant au patient de découvrir une réalité qui transcende sa contingence et qui l’élève au-delà de la matérialité des choses. Bien souvent, cette réalité se donne au patient par la médiation de l’écoute active.

La troisième blessure spirituelle, celle du bouc émissaire, est associée à la transcendance éthique. De fait, si avec Corine Pelluchon, nous définissons « l’éthique de la considération comme s’inscrivant dans l’héritage de l’éthique des vertus d’inspiration platonicienne et aristotélicienne, mais dans son rejet du perfectionnisme et du naturalisme, nous fondons une éthique dont le rapport aux autres est la subjectivité[63] ». Ainsi, nous comprenons le lien systémique entre la transcendance éthique (éthique de la considération) et la blessure du bouc émissaire : le moindre manquement éthique conduit subjectivement le patient à se considérer tel un bouc émissaire. L’accompagnement spirituel exige une démarche intersubjective qui soit ajustée et patiente.

La quatrième blessure spirituelle, celle de la brisure relationnelle, est en lien avec la transcendance interpersonnelle. Si cette proximité semble simple à justifier, elle présente pourtant une certaine contradiction. En effet, peut-on vraiment prétendre accompagner un patient si durement atteint par une brisure relationnelle en l’engageant « spontanément » dans une « autre » fréquentation, certes professionnelle celle-là, mais qui relève tout autant du monde de la relation interpersonnelle ?

C’est là où nous pouvons, au nom de l’accompagnement spirituel, faire de nouveau appel à un concept déjà présenté en bas de page 61 de notre ouvrage : le concept du « contournement ». Il s’agit là de nous appuyer sur un autre type de transcendance pour revenir ultérieurement à celui qu’interpelle cette blessure spirituelle, ici le type de la transcendance interpersonnelle. Nous pouvons amorcer un tel mouvement au nom de « l’ancrage » de l’accompagnement dans la subjectivité du patient accompagné. Louis Roy introduit la chose en affirmant que « le caractère propre de chaque type dépend de l’occasion, qui oriente le bénéficiaire de l’expérience vers un aspect particulier de la réalité[64] ». Une chose est l’objectivité de la blessure spirituelle, autre chose la manière de l’accompagner. Si la blessure spirituelle est une anti-transcendance, chaque type de transcendance peut, plus ou moins directement, se proposer à la blessure comme un chemin de guérison. Toutefois, il se trouve que la transcendance esthétique demeure fondatrice et reste à privilégier en raison de sa capacité à éveiller (à nouveau) le désir. Un désir qui, ultimement, assume l’ensemble de la typologie de l’expérience de transcendance.

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2. Une dynamique phénoménologique d’accompagnement

Quand le philosophe Jean-Philippe Pierron définit la phénoménologie de l’accompagnement autour de ces quelques verbes actifs « entrer ; s’asseoir ; toucher ; parler ; se taire », il convoque le discours phénoménologique à « dialoguer » avec « l’intentionnalité humaine[65] ». De fait, pourrions-nous mettre en vis-à-vis les blessures d’ordre spirituel et les différents types de transcendance si l’intentionnalité du sujet était condamnée[66] ? De la même manière, pourrions-nous conduire le même vis-à-vis si la transcendance était réduite à un rapport à l’objet tel que l’analyse kantienne veut bien le suggérer ? La grande richesse du cadre conceptuel de ce travail consiste à proposer, non pas une réhabilitation de la transcendance scolastique avec sa cohorte de transcendantaux[67], mais bien une « dynamique phénoménologique d’accompagnements » qui engage à une sorte de compagnonnage du « patient-désir ». Et c’est probablement dans cet éveil du désir que la réalité complexe de l’accompagnement des blessures spirituelles pourra s’éclairer le mieux.

« Seules les personnes sont capables de se dépasser elles-mêmes […] », affirme Louis Roy. L’auteur évoque un dépassement qui offre les fondements de la transcendance à travers la prise en compte de l’intentionnalité du sujet et donc de ses sentiments[68]. Mais il y a plus : si le désir respecte, alimente et associe intentionnalité et dépassement de l’objet, il vient en même temps nuancer la notion du « dépassement », en tout cas tel que présenté ici. Le désir, même analysé dans un cadre épistémologique essentiellement phénoménologique, est attraction avant d’être dépassement. Quand notre étude s’autorise par exemple à associer transcendance esthétique et blessure de l’inachevé, ultimement, c’est à cela que nous faisons référence : « Le beau attire ! » Et donc, les différentes étapes de l’expérience de la transcendance (préparation ; occasion ; sentiment ; découverte ; interprétation ; fruit) galvanisées par le beau, renvoient à l’expérience du désir-attraction par lequel les blessures spirituelles sont visitées.

La fêlure qui a conduit à l’idéologisation de la transcendance tient donc non seulement à l’omission éthique de l’intention de vie, à la réduction de la finalité par l’objet, mais aussi et fondamentalement à l’oubli de la dynamique interne de la transcendance que seul le pouvoir d’attraction peut engendrer et exercer. La phénoménologie du désir réconcilie transcendance et phénoménologie de l’accompagnement quand elle intègre intentionnalité et dépassement de l’objet, suscité par ce mouvement de fond : l’attraction. N’est-ce pas précisément ce que Louis Roy, dans son ouvrage Libérer le désir, vient mettre en évidence ? « Le désir interhumain suppose une réceptivité, dit-il, c’est-à-dire l’accueil d’un don venant de ceux et celles qui s’intéressent à nous[69]. » Toute la question, et c’est sur elle que nous vous proposons de nous arrêter maintenant, est de définir le « lieu » où s’opère cette attraction : ce « nid d’accueil » de l’attraction qui suscite et peaufine l’intentionnalité du sujet, là où l’éthique de la considération telle que développée par la philosophe Corine Pelluchon intervient spécifiquement.

Avant cela, rappelons seulement que la dynamique de l’accompagnement spirituel « séculier » considère comme centrale la blessure de l’inachevé. Tel un appel d’air, n’est-elle pas la seule, forte de la transcendance esthétique, à pouvoir susciter un renouveau du désir ? Dès lors, le désir accompagné est formellement désenclavé d’une seule blessure spirituelle ou d’un seul type de blessures spirituelles (fondamentales ou transversales). Il laisse le pouvoir d’attraction opérer sur l’ensemble des blessures spirituelles. L’anthropologie du désir appelle donc au dépassement de la blessure, bien que paradoxalement, elle en provoque une nouvelle ; mais cette dernière est apparentée au monde de la mystique, celle que William James nomme « la conscience mystique[70] ». À ce nid d’accueil, de l’attraction au désir mystique, regardons ce que l’éthique de la considération apporte spécifiquement. Là où la philosophe Pelluchon va plus loin que Roy.

3. Accompagnement et phénoménologie de la considération

Fidèle à la pensée du théologien, Corine Pelluchon introduit son ouvrage autour de la question de l’humilité. En effet, si Bernard de Clairvaux insiste sur celle-ci, c’est que « la considération s’enracine dans l’humilité qui dépouille le sujet de tous les attributs conférés par la société et liés au sang. Elle met à nu l’individu et le rattache à tous les êtres humains, le rendant égal aux autres et le liant, par sa chair, à tous les êtres qui sont nés et sont mortels[71] ». Distinguée de la magnanimité qui, elle, se présente comme une vertu[72], l’humilité se l’associe pourtant afin de dessiner une véritable considération de soi et d’autrui. L’éthique de la considération se distingue donc de l’éthique des vertus, car non seulement elle remet en cause « l’idée de l’action bonne », mais aussi celle de « la recherche de perfection[73] ». Rejetant l’anthropocentrisme[74], l’éthique de la considération introduit parfaitement la notion de vulnérabilité puisque cette dernière « conduit à substituer à l’idéal d’autosuffisance, auquel se réduit souvent la notion d’autonomie, une conception laissant davantage de place à l’interdépendance en prenant au sérieux la corporéité du sujet[75] ». Pourtant, ni l’humilité, ni la magnanimité, ni la vulnérabilité ne suffisent à définir le « lieu » à partir duquel s’opère le pouvoir d’attraction, et ce n’est pas non plus du côté de la prudence aristotélicienne que notre auteure nous conduit[76]. En fait, si « dans l’éthique de la considération, l’individu part de soi et revient à soi, l’expérience de l’incommensurable, qui est inséparable de la conscience de sa finitude, le décentre et déborde sa vie individuelle[77] ». C’est donc bien vers l’expérience de l’incommensurable qu’il faut se tourner pour l’identifier. Réalité contemplée, l’incommensurable est surtout « expérience » de plus grand que soi mais « en soi ». Voici la raison pour laquelle, à la différence de Bernard de Clairvaux, Corine Pelluchon donne priorité à la « transdescendance », c’est-à-dire au « revenir » « en soi » : ce « lieu » que nous souhaitons identifier. Un lieu qu’elle définit donc comme « l’écrin » de la vulnérabilité personnelle, comprise comme « passivité du vivant[78] », le ce par quoi s’opère l’attraction, là où transdescendance et transascendance se rencontrent pour provoquer le désir. Car c’est spécifiquement dans l’intime du « pâtir » que ce double mouvement de transdescendance et de transascendance provoque le désir. Dans l’éthique de la considération, ce double mouvement consiste à descendre au plus intime de l’affect alors que simultanément il est déjà ouverture au monde. Voici la raison pour laquelle Corine Pelluchon, tout en modifiant l’ordre de ce double mouvement promu par Bernard de Clairvaux, garde les trois espèces de la considération telles qu’enseignées par son promoteur. Quand la dispensative se fait gardienne de la corporéité, l’estimative considère les limites humaines et la spéculative l’expérience de l’incommensurable.

La guérison des blessures spirituelles prend ici une tout autre envergure qu’une simple guérison physique (matérialisation de la blessure spirituelle). La guérison spirituelle renvoie au fait de laisser l’attraction de la fin (considération spéculative) renouveler l’intentionnalité profonde du patient-désir. Ainsi, la vulnérabilité devient centrale puisqu’elle renvoie à l’acquiescement intentionnel du patient face au pouvoir attractif de la fin. Dans une visée spirituelle, la véritable guérison renvoie à la conversion comme ouverture à autre que soi. « On ne répare vraiment qu’au-delà de soi, dira Corine Pelluchon. Tel est l’enseignement que l’on peut retirer de la notion de vulnérabilité quand on ne la pense pas seulement comme fragilité et que l’on entend, dans le mot passivité, le verbe pâtir. Cela suppose de se confronter à ses limites et d’accéder à une manière d’être qui ne se caractérise pas par la crispation sur soi[79]. »

Conclusion

Cet article met en avant plusieurs paradigmes qui servent directement l’avancement de la recherche scientifique. Le premier de ces nouveaux paradigmes est la mise en avant d’une double typologie des blessures spirituelles. La première, issue de notre ouvrage (2017), offre ce que notre article nomme les blessures fondamentales. Au nombre de 4, nous les avons nommées : blessure du bouc émissaire, blessure de la brisure relationnelle, blessure du néant et blessure de l’inachevé. La seconde, produite en 2019 par notre étudiante à partir de 20 verbatim, a revisité les blessures du bouc émissaire et de l’inachevé pour leur donner une extension toute particulière avant que de recenser ce que nous avons choisi d’appeler des blessures transversales. Au nombre de 3, nous les avons nommées : blessure de la solitude, blessure de la culpabilité, blessure de l’abandon. Entre elles, mais aussi à l’égard des blessures fondamentales, elles se démarquent par leur caractère systémique. Une manière de nous dire que laissées à elles seules, elles ne peuvent qu’amplifier le caractère pandémique qui marque pour le coup chacune des blessures fondamentales susnommées.

C’est là où notre analyse a mis en avant un second paradigme, anthropologique celui-ci. S’appuyant sur le couple phénoménologique clinique et théorique, le philosophe Louis Roy nous a permis de mettre en vis-à-vis chacune des quatre blessures fondamentales avec une brisure de transcendance. La blessure spirituelle serait donc une blessure de transcendance. À la blessure du bouc émissaire, la blessure de la transcendance éthique ; à la blessure relationnelle, celle de la transcendance interpersonnelle ; à la blessure du néant, celle de la transcendance ontologique ; à la blessure de l’inachevé, celle de la transcendance esthétique.

La question qui s’imposait et qui nous offrait un troisième champ de paradigme était celle de la guérison : « Que signifie guérir d’une blessure dite spirituelle ? » Seules les personnes sont capables de se dépasser elles-mêmes, affirme Louis Roy. Pour le philosophe, la transcendance a donc une visée efficiente et c’est cela qui offrirait au patient une certaine guérison. Préparation, occasion, sentiment, découverte, interprétation et fruit, c’est à ce sixième élément que Louis Roy rattache la guérison comme une « conversion ». Guérir supposerait donc de se « convertir » c’est-à-dire se dépasser, sortir de soi, aller vers le monde. Interpellés par notre expérience clinique et affûtés par notre recherche spéculative, nous avons considéré la transcendance esthétique comme la seule capable d’accompagner ce mouvement phénoménologique dans une sorte de « métanoïa » anthropologique allant de la « préparation » au « fruit ». En réponse à la blessure de l’inachevé, la transcendance esthétique apportait avec elle une force de désir. L’inachevé n’est-il pas source de désir ? Nous parlons alors de patient-désir. Réintroduisant au monde de la transcendance l’intentionnalité du sujet et le dépassement de l’objet kantien pour la finalité personnelle, la notion de patient-désir interpelle à nouveau l’épistémologie de l’expérience de la transcendance proposée par Louis Roy. La transcendance serait-elle véritablement une question de dépassement ? Et par effet, la guérison spirituelle — comme conversion — résulterait-elle vraiment de la capacité du patient-désir à se dépasser ?

Cette question obligeait le chercheur à solliciter un nouveau paradigme, le quatrième. Raison pour laquelle, en seconde partie, notre étude se tournait vers la philosophe Corine Pelluchon : « Éthique de la considération. Transdescendance et transascendance », avons-nous titré. La philosophe visite la théologie de la considération développée par Bernard de Clairvaux pour suggérer une anthropologie de l’immanence qui rende compte d’une transcendance holistique et attractive. Quand le moine réformateur inscrit la dynamique de foi à partir de l’expérience transcendante de l’incommensurable, la philosophe ramène le patient-désir à sa subjectivité : l’éthique de la considération. Le couple humilité/magnanimité signe donc le point commun à nos deux chercheurs, comme le rapport transascendance/transdescendance pointe ce qui les distingue. Corine Pelluchon donne priorité à la transdescendance quand le moine choisit la transascendance. Pour elle, c’est dans cette expérience « rationnelle » quasi charnelle de l’affect — écho de la blessure spirituelle — que le monde de la considération exerce son attraction. Des trois types de considération, la dispensative inscrit le patient-désir dans une corporéité personnelle, sociale et politique, l’ouvrant à autre que lui. L’estimative lui permet de discerner et de « considérer » sa limite comme un appel à sortir de lui, dans une ouverture personnelle à l’expérience de l’incommensurable que la considération spéculative assure et renouvelle à chaque instant. C’est donc bien ce triptyque, directement issu de la tradition de Bernard de Clairvaux, qui vient enrichir et compléter ce qui manquait à l’analyse que Louis Roy offrait de l’expérience de transcendance : l’incommensurable attire, il ne provoque pas le dépassement. Et la guérison spirituelle se situe justement dans la capacité du patient-désir à se laisser saisir au plus profond de ses entrailles — nécessairement blessées — par cet autre (Autre) que lui.

Restait à pointer le lieu (nid d’accueil) où l’energeia[80] (l’incommensurable) venait déposer dans la béance immanente de la blessure du patient-désir son pouvoir attractif. Cinquième paradigme. La « vulnérabilité » n’est pas un être en soi. Elle se présente comme le ce par quoi le patient-désir se laisse visiter et attirer. Le lieu ou le nid d’accueil était donc là où transdescendance et transascendance se rencontraient pour provoquer le désir : l’affect accompagné, visité, et donc humanisé. Là où chaque disposition du patient-désir à la transcendance avait été étouffée : la quête de l’autre (transcendance interpersonnelle) ; la quête de l’être (transcendance ontologique) ; la quête éthique (transcendance éthique) ; la quête du beau comme capacité d’émerveillement (transcendance esthétique). Ainsi, il apparaissait comme évident que la « considération » des blessures spirituelles venait réhabiliter la métaphysique de la transcendance, et ce dans un ordre précis : pour un pouvoir d’attraction, la transdescendance avant la transascendance.

La guérison spirituelle se proposait donc comme une véritable conversion ou métanoïa. Mais non pas dans l’effacement de la blessure, plus simplement et humainement comme une ouverture à un désir incommensurable. Avec tout le paradoxe de l’anthropologie du désir. Puisqu’il est dépassement, il guérit. Puisqu’il n’est jamais comblé, il blesse à jamais.

Enfin, sous forme de question ou d’ouverture, proposons-nous un ultime paradigme. Si la littérature scientifique parle si généreusement de « souffrance existentielle », serait-il possible que l’accompagnement spirituel (séculier et/ou religieux) des blessures spirituelles puisse soulager ce type de souffrance ? Un questionnement qui, tout en invitant les milieux cliniques à considérer la souffrance existentielle dans sa dimension holistique, invite nécessairement l’anthropologie spirituelle à la table de l’interdisciplinarité.